Texts:Rousseau/Emile-fr

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Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou de l'éducation

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Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou de l'éducation

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LIVRE PREMIER

[10:] Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme. Il force une terre à nourrir les productions d'une autre, un arbre à porter les fruits d'un autre; il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons; il mutile son chien, son cheval, son esclave; il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la difformité, les monstres; il ne veut rien tel que l'a fait la nature, pas même l'homme; il le faut dresser pour lui, oemme un cheval de manège; il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin.

[11:] Sans cela, tout irait plus mal encore, et notre espèce ne veut pas être façonnée à demi. Dans l'état où sont désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissanoe à lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous. Les préjugés, l'autorité, la nécessité, l'exemple, toutes les institutions sociales, dans lesquelles nous nous trouvons submergés, étoufferaient en lui la nature, et ne mettraient rien à la p lace. Elle y serait oemme un arbrisseau que le hasard ait naître au milieu d'un chemin, et que les passants font bientôt périr, en le heurtant de toutes parts et le pliant dans tous les sens.

[12:] C'est à toi que je m'adresse, tendre et prévoyante mère,[note 1] qui sus t'écarter de la grande route, et garantir l'arbrisseau naissant du choc des opinions humaines! Cultive, arrose la jeune plante avant qu'elle meure: ses fruits feront un jour tes délices. Forme de bonne heure une enceinte autour de l'âme de ton enfant; un autre en peut marquer le circuit, mais toi seule y dois poser la barrière.[note 2]

[13:] On façonne les plantes par la culture, et les hommes par l'éducation. Si l'homme naissait grand et fort, sa taille et sa force lui seraient inutiles jusqu'à ce qu'il eût appris à s'en servir; elles lui seraient préjudiciables, en empêchant les autres de songer à l'assister[note 3]; et, abandonné à lui-même, il mourrait de misère avant d'avoir connu ses besoins. On se plaint de l'état de l'enfance; on ne voit pas que la race humaine eût péri, Si l'homme n'eût commencé par être enfant.

[14:] Nous naissons faibles, nous avons besoin de force; nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d'assistance; nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement. Tout ce que nous n'avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grands, nous est donné par l'éducation.

[15:] Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes ou des choses. Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l'éducation de la nature; l'usage qu'on nous apprend à faire de ce développement est l'éducation des hommes; et l'acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l'éducation des choses.

[16:] Chacun de nous est donc formé par trois sortes de maîtres. Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d'accord avec lui-même; celui dans lequel elles tombent toutes sur les mêmes points, et tendent aux mêmes fins, va seul àson but et vit conséquemment. Celui-là seul est bien élevé.

[17:] Or, de ces trois éducations différentes, celle de la nature ne dépend point de nous; celle des choses n'en dépend qu'à certains égards. Celle des hommes est la seule dont nous soyons vraiment les maîtres; encore ne le sommes-nous que par supposition; car qui est-ce qui peut espèrer de diriger entièrement les discours et les actions de tous ceux qui environnent un enfant?

[18:] Sitôt donc que l'éducation est un art, il est presque impossible qu'elle réussisse, puisque le concours nécessaire à son succès ne dépend de personne. Tout ce qu'on peut faire à force de soins est d'approcher plus ou moins du but, mais il faut du bonheur pour l'atteindre.

[19:] Quel est ce but? c'est celui même de la nature; cela vient d'être prouvé. Puisque le concours des trois éducations est nécessaire à leur perfection, c'est sur celle àlaquelle nous ne pouvons rien qu'il faut diriger les deux autres. Mais peut-être ce mot de nature a-t-il un sens trop vague; il faut tâcher ici de le fixer.

[20:] La nature, nous dit-on, n'est que l'habitude.[note 4] Que signifie cela? N'y a-t-il pas des habitudes qu'on ne contracte que par force, et qui n'étouffent jamais la nature? Telle est, par exemple, l'habitude des plantes dont on gêne la direction verticale. La plante mise en liberté garde l'inclinaison qu'on l'a forcée à prendre; mais la sève n'a point changé pour cela sa direction primitive; et, Si la plante continue à végéter, son prolongement redevient vertical. Il en est de même des inclinations des hommes. Tant qu'on reste dans le même état, on peut garder celles qui résultent de l'habitude, et qui nous sont le moins naturelles; mais, sitôt que la situation change, l'habitude cesse et le naturel revient. L'éducation n'est certainement qu'une habitude. Or, n'y a-t-il pas des gens qui oublient et perdent leur éducation, d'autres qui la gardent? D'où vient cette différence? S'il faut borner le nom de nature aux habitudes conformes à la nature, on peut s'épargner ce galimatias.

[21:] Nous naissons sensibles, et, dès notre naissance, nous sommes affectés de diverses manières par les objets qui nous environnent. Sitôt que nous avons pour ainsi dire la conscience de nos sensations, nous sommes disposés àrechercher ou à fuir les objets qui les produisent, d'abord, selon qu'elles nous sont agréàbles ou déplaisantes, pms, selon la convenance ou disconvenance que nous trouvons entre nous et Ces objets, et enfin, selon les jugements que nous en portons sur l'idée de bonheur ou de perfection que la raison nous donne. Ces dispositions s 'étendent et s'affermissent à mesure que nous devenons plus sensibles et plus éclairés; mais, contraintes par nos habitudes, elles s'altèrent plus ou moins par nos opinions. Avant oette altération, elles sont ce que j'appelle en nous la nature.

[22:] C'est donc à ces dispositions primitives qu'il faudrait tout rapporter; et cela se pourrait, Si nos trois éducations n'étaient que différentes : mais que faire quand elles sont opposées; quand, au lieu d'élever un homme pour lui-même, on veut l'élever pour les autres? Alors le concert est impossible. Forcé de combattre la nature ou les institutions sociales, il faut opter entre faire un homme ou un citoyen : car on ne peut faire à la fois l'un et l'autre.

[23:] Toute société partielle, quand elle est étroite et bien unie, s'aliène de la grande. Tout patriote est dur aux étrangers : ils ne sont qu'hommes, ils ne sont rien à ses yeux.[note 5] Cet inoenvénient est inévitable, mais il est faible. L'essentiel est d'être bon aux gens avec qui l'on vit. Au dehors le Spartiate était ambitieux, avare, inique; mais le désintéressement, l'équité, la concorde régnaient dans ses murs. Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu'ils dé-daignent de remplir autour d'eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d'aimer ses voisins.

[24:] L'homme naturel est tout pour lui; il est l'unité numérique, l'entier absolu, qui n'a de rapport qu'à lui-même ou à son semblable. L'homme civil n'est qu'une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l'entier, qui est le corps social. Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter son existenoe absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l'unité commune; en sorte que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout. Un citoyen de Rome n'était ni Calus, ni Lucius; c'était un Romain; même il aimait la patrie exclusivement à lui. Régulus se prétendait Carthaginois, comme étant devenu le bien de ses maîtres. En sa qualité d'étranger, il refusait de siéger au sénat de Rome; il fallut qu'un Carthaginois le lui ordonnât. Il s'indignait qu'on voulût lui sauver la vie. Il vainquit, et s'en retourna triomphant mourir dans les supplices. Cela n'a pas grand rapport, ce me semble, aux hommes que nous connaissons.

[25:] Le Lacédémonien Pédarète se présente pour être admis au conseil des trois cents; il est rejeté : il s'en retourne tout joyeux de ce qu'il s'est trouvé dans Sparte trois cents hommes valant mieux que lui. Je suppose cette démonstration sincère; et il y a lieu de croire qu'elle l'était : voilà le citoyen.

[26:] Une femme de Sparte avait cinq fils à l'armée, et attendait des nouvelles de la bataille. Un ilote arrive; elle lui en demande en tremblant : « Vos cinq fils ont été tués. - Vil esclave, t'ai-je demandé cela? - Nous avons gagné la victoire! » La mère court au temple, et rend grâces aux dieux. Voilà la citoyenne.

[27:] Celui qui, dans l'ordre civil, veut conserver la primauté des sentiments de la nature ne sait ce qu'il veut. Toujours en contradiction avec lui-même, toujours flottant entre ses penchants et ses devoirs, il ne sera jamais ni homme ni citoyen; il ne sera bon ni pour lui ni pour les autres. Ce sera un de ces hommes de nos jours, un Français, un Anglais, un bourgeois; ce ne sera rien.

[28:] Pour être quelque chose, pour être soi-même et toujours un, il faut agir comme on parle; il faut être toujours décidé sur le parti que l'on doit prendre, le prendre hautement, et le suivre toujours. J'attends qu'on me montre ce prodige pour savoir s'il est homme ou citoyen, ou comment il s'y prend pour être à la fois l'un et l'autre.

[29:] De ces objets nécessairement opposés viennent deux formes d'institutions contraires : l'une publique et commune, l'autre particulière et domestique.

[30:] Voulez-vous prendre une idée de l'éducation publique, lisez la République de Platon. Ce n'est point un ouvrage de politique, comme le pensent ceux qui ne jugent des livres que par leurs titres : c'est le plus beau traité d'éducation qu'on ait jamais fait.

[31:] Quand on veut renvoyer au pays des chimères, on nomme l'institution de Platon : Si Lycurgue n'eût mis la sienne que par écrit, je la trouverais bien plus chimérique. Platon n'a fait qu'épurer le coeur de l'homme; Lycurgue l'a dénaturé.

[32:] L'institution publique n'existe plus, et ne peut plus exister, parce qu'où il n'y a plus de patrie, il ne peut plus y avoir de citoyens. Ces deux mots patrie et citoyen doivent être effacés des langues modernes. J'en sais bien la raison, mais je ne veux pas la dire; elle ne fait rien àmon sujet.

[33:] Je n'envisage pas comme une institution publique ces risibles établissements qu'on appelle collèges.[note 6] Je ne compte pas non plus l'éducation du monde, parce que cette éducation tendant à deux fins contraires, les manque toutes deux : elle n'est propre qu'à faire des hommes doubles paraissant toujours rapporter tout aux autres, et ne rapportant jamais rien qu'à eux seuls. Or ces démonstrations, étant communes à tout le monde, n'abusent personne. Ce sont autant de soins perdus.

[34:] De ces contradictions naît celle que nous éprouvons sans cesse en nous-mêmes. Entraînés par la nature et par les hommes dans des routes contraires, forcés de nous partager entre ces diverses impulsions, nous en suivons une composée qui ne nous mene ni à l'un ni àl'autre but. Ainsi combattus et flottants durant tout le cours de notre vie, nous la terminons sans avoir pu nous accorder avec nous, et sans avoir été bons ni pour nous ni pour les autres.

[35:] Reste enfin l'éducation domestique ou celle de la nature, mais que deviendra pour les autres un homme uniquement élevé pour lui? Si peut-être le double objet qu'on se propose pouvait se réunir en un seul, en ôtant les contradictions de l'homme on ôterait un grand obstacle à son bonheur. Il faudrait, pour en juger, le voir tout formé; il faudrait avoir observé ses penchants, vu ses progrès, suivi sa marche; il faudrait, en un mot, connaître l'homme naturel. Je crois qu'on aura fait quelques pas dans ces recherches après avoir lu cet écrit.

[36:] Pour former cet homme rare, qu'avons-nous à faire? beaucoup, sans doute : c'est d'empêcher que rien ne soit fait. Quand il ne s'agit que d'aller contre le vent, on louvoie; mais Si la mer est forte et qu'on veuille rester en place, il faut jeter l'ancre. Prends garde, jeune pilote, que ton câble ne file ou que ton ancre ne laboure, et que le vaisseau ne dérive avant que tu t, en sois aperçu.

[37:] Dans l'ordre social, où toutes les places sont marquées, chacun doit être élevé pour la sienne. Si un particulier formé pour sa place en sort, il n'est plus propre à rien. L'éducation n'est utile qu'autant que la fortune s'accorde avec la vocation des parents; en tout autre cas elle est nuisible à l'élève, ne fût-ce que par les préjugés qu'elle lui a donnés. En Egypte, où le fils était obligé d'embrasser l'état de son père, l'éducation du moins avait un but assuré; mais, parmi nous, où les rangs seuls demeurent, et où les hommes en changent sans cesse, nul ne sait Si, en élevant son fils pour le sien, il ne travaille pas contre lui.

[38:] Dans l'ordre naturel, les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l'état d'homme; et quiconque est bien élevé pour celui4à ne peut mal remplir ceux qui s'y rapportent. Qu'on destine mon élève à l'épée, à l'église, au barreau, peu m'importe. Avant la vocation des parents, la nature l'appelle à la vie humaine. Vivre est le métier que je lui veux apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j'en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre; il sera premièrement homme : tout ce qu'un homme doit être, il saura l'être au besoin tout aussi bien que qui que ce soit; et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours à la sienne. Occupavi te, Fortuna, atque cepi; omnesque aditus tuos interclusi, ut ad me aspirare non posses.

[39:] Notre véritable étude est celle de la condition humaine . Celui d'entre nous qui sait le mieux supporter les biens et les maux de cette vie est à mon gré le mieux élevé; d'où il suit que la véritable éducation consiste moins en préceptes qu'en exercices. Nous commençons à nous instruire en commençant à vivre; notre éducation commence avec nous; notre premier précepteur est notre nourrice. Aussi ce mot éducation avait-il chez les anciens un autre sens que nous ne lui donnons plus : il signifiait nourriture. Educit obstetrix, dit Varron; educat nutrix, instituit pædagogus, docet magister. Ainsi l'éducation, l'institution, l'instruction, sont trois choses aussi différentes dans leur objet que la gouvernante, le précepteur et le maître. Mais ces distinctions sont mal entendues; et, pour être bien conduit, l'enfant ne doit suivre qu'un seul guide.

[40:] Il faut donc généraliser nos vues, et considérer dans notre élève l'homme abstraît, l'homme exposé à tous les accidents de la vie humaine. Si les hommes naissaient attachés au sol d'un pays, Si la même saison durait toute l'année, Si chacun tenait à sa fortune de manière a n en pouvoir jamais changer, la pratique établie serait bonne à certains égards; l'enfant élevé pour son état, n'en sortant jamais, ne pourrait être exposé aux inconvénients d'un autre. Mais, vu la mobilité des choses humaines, vu l'esprit inquiet et remuant de ce siècle qui bouleverse tout à chaque génération, peut-on concevoir une méthode plus insensée que d'élever un enfant comme n'ayant jamais à sortir de sa chambre, comme devant être sans cesse entouré de ses gens? Si le malheureux fait un seul pas sur la terre, s'il descend d'un seul degré, il est perdu. Ce n'est pas lui apprendre à supporter la peine; c est l'exercer à la sentir.

[41:] On ne songe qu'à conserver son enfant; ce n'est pas assez; on doit lui apprendre à se conserver étant homme, à supporter les coups du sort, à braver l'opulence et la misère, à vivre, s'il le faut, dans les glaces d' Islande ou sur le brûlant rocher de Malte. Vous avez beau prendre des précautions pour qu'il ne meure pas, il faudra pourtant qu'il meure; et, quand sa mort ne serait pas l'ouvrage de vos soins, encore seraient4ls mal entendus. Il s'agit moins de l'empêcher de mourir que de le faire vivre. Vivre, ce n'est pas respirer, c'est agir; c'est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes, qui nous donnent le sentiment de notre existence. L'homme qui a le plus vécu n ' est pas celui qui a compté le plus d'années, mais celui qui a le plus senti la vie. Tel s'est fait enterrer à cent ans, qui mourut dès sa naissance. Il eût gagné d'aller au tombeau dans sa jeunesse, s'il eût vécu du moins jusqu'à ce temps-là.

[42:] Toute notre sagesse consiste en préjugés serviles; tous nos usages ne sont qu'assujettissement, gêne et contrainte. L'homme civil naît, vit et meurt dans l'esclavage: à sa naissance on le coud dans un maillot; à sa mort on le cloue dans une bière; tant qu'il garde la figure humaine, il est enchaîné par nos institutions.

[43:] On dit que plusieurs sages-femmes prétendent, en pétrissant la tête des enfants nouveau-nés, lui donner une forme plus convenable, et on le souffre! Nos têtes seraient mal de la façon de l'Auteur de notre être : il nous les faut façonner au dehors par les sages-femmes, et au dedans par les philosophes. Les Caraïbes sont de la moitié plus heureux que nous.

[44:] « A peine l'enfant est-il sorti du sein de la mère, et àpeine jouit-il de la liberté de mouvoir et d'étendre ses membres, qu'on lui donne de nouveaux liens. On l'emmaillote, on le couche la tête fixée et les jambes allongées, les bras pendants à côté du corps; il est entouré de linges et de bandages de toute espèce, qui ne lui permettent pas de changer de situation. Heureux Si on ne l'a pas serré au point de l'empêcher de respirer, et Si on a eu la précaution de le coucher sur le côté, afin que les eaux qu'il doit rendre par la bouche puissent tomber d'elles-mêmes! car il n'aurait pas la liberté de tourner la tête sur le côté pour en faciliter l'écoulement. »

[45:] L'enfant nouveau-né a besoin d'étendre et de mouvoir ses membres, pour les tirer de l'engourdissement où, rassemblés en un peloton, ils ont resté Si longtemps. On les étend, il est vraî, mais on les empêche de se mouvoir; on assujettit la tête même par des têtières : il semble qu'on a peur qu'il n'aît l'air d'être envie.

[46:] Ainsi l'impulsion des parties internes d'un corps qui tend à l'accroissement trouve un obstacle insurmontable aux mouvements qu'elle lui demande. L'enfant fait continuellement des efforts inutiles qui épuisent ses forces ou retardent leur progrès. Il était moins à l'étroit, moins gêné, moins comprimé dans l'amnios qu'il n'est dans ses langes; je ne vois pas ce qu'il a gagné de naître.

[47:] L'inaction, la contrainte où l'on retient les membres d'un enfant, ne peuvent que gêner la circulation du sang, des humeurs, empècher l'enfant de se fortifier, de croître, et altérer sa constitution. Dans les lieux où l'on n ' a point ces précautions extravagantes, les hommes sont tous grands, forts, bien proportionnés. Les pays où l'on emmaillote les enfants sont ceux qui fourmillent de bossus, de boiteux, de cagneux, de noués, de rachitiques, de gens contrefaîts de toute espèce. De peur que les corps ne se déforment par des mouvements libres, on se hâte de les déformer en les mettant en presse. On les rendrait volontiers perclus pour les empêcher de s'estropier.

[48:] Une contrainte Si cruelle pourrait-elle ne pas influer sur leur humeur aînsi que sur leur tempérament? Leur premier sentiment est un sentiment de douleur et de peine : ils ne trouvent qu'obstacles à tous les mouvements dont ils ont besoin : plus malheureux qu'un criminel aux fers, ils font de vains efforts, ils s'irritent, ils crient. Leurs premières voix, dites-vous, sont des pleurs? Je le croîs bien : vous les contrariez dès leur naissance; les premiers dons qu'ils reçoivent de vous sont des chaînes; les premiers traitements qu'ils éprouvent sont des tourments. N'ayant rien de libre que la voix, comment ne s'en serviraient-ils pas pour se plaindre? Ils crient du mal que vous leur faites : ainsi garrottés, vous crieriez plus fort qu'eux.

[49:] D'où vient cet usage déraisonnable? d'un usage dénaturé. Depuis que les mères, méprisant leur premier devoir, n'ont plus voulu nourrir leurs enfants, il a fallu les confier à des femmes mercenaires, qui, se trouvant ainsi mères d'enfants étrangers pour qui la nature ne leur disait rien, n'ont cherché qu'à s'épargner de la peine. Il eût fallu veiller sans cesse sur un enfant en liberté; mais, quand il est bien lié, on le jette dans un coin sans s'embarrasser de ses cris. Pourvu qu'il n'y ait pas de preuves de la négligence de la nourrice, pourvu que le nourrisson ne se casse ni bras ni jambe, qu'importe, au surplus, qu'il périsse ou qu'il demeure infirme le reste de ses jours? On conserve ses membres aux dépens de son corps, et, quoi qu'il arrive, la nourrice est disculpée.

[50:] Ces douces mères qui, débarrassées de leurs enfants, se livrent gaiement aux amusements de la ville, savent-elles cependant quel traitement l'enfant dans son maillot reçoit au village? Au moindre tracas qui survient, on le suspend à un clou comme un paquet de hardes; et tandis que, sans se presser, la nourrice vaque à ses affaires, le malheureux reste ainsi crucifié. Tous ceux qu'on a trouvés dans cette situation avaient le visage violet; la poitrine fortement comprimée ne laissant pas circuler le sang, il remontait à la tête; et l'on croyait le patient fort tran-quille, parce qu'il n'avait pas la force de crier. J'ignore combien d'heures un enfant peut rester en cet état sans perdre la vie, maîs je doute que cela puisse aller fort loin. Voilà, je pense, une des plus grandes commodités du maillot.

[51:] On prétend que les enfants en liberté pourraient prendre de mauvaises situations, et se donner des mouvements capables de nuire à la bonne conformation de leurs membres. C'est là un de ces vains raisonnements de notre fausse sagesse, et que jamais aucune expérience n ' a confirmés. De cette multitude d'enfants qui, chez des peuples plus sensés que nous, sont nourris dans toute la liberté de leurs membres, on n'en voit pas un seul qui se blesse ni s'estropie; ils ne sauraient donner à leurs mouvements la force qui peut les rendre dangereux; et quand ils prennent une situation violente, la douleur les avertit bientôt d'en changer.

[52:] Nous ne nous sommes pas encore avisés de mettre au maillot les petits des chiens ni des chats; voit-on qu'il résulte pour eux quelque inconvénient de cette négligence? Les enfants sont plus lourds; d'accord : mais àproportion ils sont aussi plus faibles. A peine peuvent4ls se mouvoir; comment s'estropieraient-ils? Si on les étendait sur le dos, ils mourraient dans cette situation, comme la tortue, sans pouvoir jamais se retourner.

[53:] Non contentes d'avoir cessé d'allaiter leurs enfants, les femmes cessent d'en vouloir faire; la conséquence est naturelle. Dès que l'état de mère est onéreux, on trouve bientôt le moyen de s'en délivrer tout à fait; on veut faîre un ouvrage inutile, afin de le recommencer toujours, et l'on tourne au préjudice de l'espèce l'attrait donné pour la multiplier. Cet usage, ajouté aux autres causes de dépopulation, nous annonce le sort prochain de l'Europe. Les sciences, les arts, la philosophie et les moeurs qu'elle engendre ne tarderont pas d'en faire un désert. Elle sera peuplée de bêtes féroces : elle n'aura pas beaucoup changé d'habitants.

[54:] J'ai vu quelquefois le petit manège des jeunes femmes qui feignent de vouloir nourrir leurs enfants. On sait se faîre presser de renoncer à cette fantaîsie : on faît adroitement intervenir les époux, les médecins,[note 7] surtout les mères. Un mari qui oseraît consentir que sa femme nourrît son enfant serait un homme perdu; l'on en feraît un assassin qui veut se défaîre d'elle. Maris prudents, il faut immoler à la paix l'amour paternel. Heureux qu'on trouve à la campagne des femmes plus continentes que les vôtres! Plus heureux Si le temps que celles-ci gagnent n ' est pas destiné pour d'autres que vous.

[55:] Le devoir des femmes n'est pas douteux : mals on dispute Si, dans le mépris qu'elles en font, il est égal pour les enfants d'être nourris de leur lait ou d'un autre. Je tiens cette question, dont les médecins sont les juges, pour décidée au souhait des femmes; et pour moi, je penserais bien aussi qu'il vaut mieux que l'enfant suce le laît d'une nourrice en santé, que d'une mère gâtée, s'il avaît quelque nouveau mal à craindre du même sang dont il est forme.

[56:] Mais la question doit-elle s'envisager seulement par le côté physique? Et l'enfant a-t41 moins besoin des soins d'une mère que de sa mamelle? D'autres femmes, des bêtes même, pourront lui donner le lait qu'elle lui refuse : la sollicitude maternelle ne se supplée point. Celle qui nourrit l'enfant d'une autre au lieu du sien est une mauvaise mère : comment sera-t-elle une bonne nourrice? Elle pourra le devenir, mais lentement; il faudra que l'habitude change la nature : et l'enfant mal soigné aura le temps de pèrir cent fois avant que sa nourrice ait pris pour lui une tendresse de mère.

[57:] De cet avantage même résulte un inconvénient qui seul devrait ôter à toute femme sensible le courage de faire nourrir son enfant par une autre, c'est celui' de partager le droit de mère, ou plutôt de l'aliéner; de voir son enfant aimer une autre femme autant et plus qu'elle; de sentir que la tendresse qu'il conserve pour sa propre mère est une grâce, et que celle qu'il a pour sa mère adoptive est un devoir : car, où j'ai trouvé les soins d'une mère, ne dois-je pas l'attachement d'un fils?

[58:] La manière dont on remédie à cet inconvénient est d'inspirer aux enfants du mépris pour leurs nourrices en les traitant en véritables servantes. Quand leur service est achevé, on retire l'enfant, ou l'on congédie la nourrice; à force de la mal recevoir, on la rebute de venir voir son nourrisson. Au bout de quelques années il ne la voit plus, il ne la connaît plus. La mère, qui croit se substituer à elle et réparer sa négligence par sa cruauté, se trompe. Au lieu de faire un tendre fils d'un nourrisson dénaturé, elle l'exerce à l'ingratitude; elle lui apprend à mépriser un jour celle qui lui donna la vie, comme celle qui l'a nourri de son lait.

[59:] Combien j'insisterais sur ce point, s'il étaît moins décourageant de rebattre en vain des sujets utiles! Ceci tient à plus de choses qu'on ne pense. Voulez-vous rendre chacun à ses premiers devoirs? Commencez par les mères; vous serez étonné des changements que vous produirez. Tout vient successivement de cette première dépravation : tout l'ordre moral s'altère; le naturel s'éteint dans tous les coeurs; l'intérieur des maisons prend un air moins vivant; le spectacle touchant d'une famille naissante n'attache plus les maris, n'impose plus d'égards aux étrangers; on respecte moins la mère dont on ne voit pas les enfants; il n'y a point de résidence dans les familles; l'habitude ne renforce plus les liens du sang; il n'y a plus ni pères ni mères, ni enfants, ni frères, ni soeurs; tous se connaissent à peine; comment s 'aime-raient4ls? Chacun ne songe plus qu'à soi. Quând la maison n'est qu'une triste solitude, il faut bien aller s 'égayer ailleurs.

[60:] Mais que les mères daignent nourrir leurs enfants, les moeurs vont se réformer d'elles-mêmes, les sentiments de la nature se réveiller dans tous les coeurs; l'Etat va se repeupler : ce premier point, ce point seul va tout réunir. L'attrait de la vie domestique est le meilleur contre-poison des mauvaises moeurs. Le tracas des enfants, qu'on croit importun, devient agréable; il rend le père et la mère plus nécessaires, plus chers l'un àl'autre; il resserre entre eux le lien conjugal. Quand la famille est vivante et animée, les soins domestiques font la plus chère occupation de la femme et le plus doux amusement du mari. Ainsi de ce seul abus corrigé résulterait bientôt une réforme générale, bientôt la nature aurait repris tous ses droits. Qu'une fois les femmes redeviennent mères, bientôt les hommes redeviendront pères et maris.

[61:] Disoeurs superflus! l'ennui même des plaisirs du monde ne ramène jamais à ceux-là. Les femmes ont Cessé d'être mères; elles ne le seront plus; elles ne veulent plus l'être. Quand elles le voudraient, à peine le pourraient-elles; aujourd'hui que l'usage contraire est établi, chacune aurait à combattre l'opposition de toutes celles qui l'approchent, liguées contre un exemple que les unes n ' ont pas donné et que les autres ne veulent pas suivre.

[62:] Il se trouve pourtant quelquefois encore de jeunes personnes d'un bon naturel qui, sur ce point osant braver l'empire de la mode et les clameurs de leur sexe, remplissent avec une vertueuse intrépidité ce devoir Si doux que la nature leur impose. Puisse leur nombre augmenter par l'attrait des biens destinés à celles qui s'y livrent! Fondé sur des conséquences que donne le plus simple raisonnement, et sur des observations que je n'ai jamais vues démenties, j'ose promettre à ces dignes mères un attachement solide et constant de la part de leurs maris, une tendresse vraiment filiale de la part de leurs enfants, l'estime et le respect du public, d'heureuses couches sans accident et sans suite, une santé ferme et vigoureuse, enfin le plaisir de se voir un jour imiter par leurs filles, et citer en exemple à celles d'autrui.

[63:] Point de mère, point d'enfant. Entre eux les devoirs sont réciproques; et s'ils sont mal remplis d'un côté, ils seront négligés de l'autre. L'enfant doit aimer sa mère avant de savoir qu'il le doit. Si la voix du sang n'est fortifiée par l'habitude et les soins, elle s'éteint dans les premières années, et le coeur meurt pour ainsi dire avant que de naître. Nous voilà dès les premiers pas hors de la nature.

[64:] On en sort encore par une route opposée, lorsqu'au lieu de négliger les soins de mère, une femme les porte à l'excès; lorsqu'elle fait de son enfant son idole, qu'eUe augmente et nourrit sa faiblesse pour l'empêcher de la sentir, et qu'espérant le soustraire aux lois de la nature, elle écarte de lui des atteintes pénibles, sans songer combien, pour quelques incommodités dont elle le préserve un moment, elle accumule au loin d'accidents et de périls sur sa tête, et combien c'est une précaution barbare de prolonger la faîblesse de l'enfance sous les fatigues des hommes faîts. Thétis, pour rendre son fils invulnérable, le plongea, dit la fable, dans l'eau du Styx. Cette allégorie est belle et claire. Les mères cruelles dont je parle font autrement; à force de plonger leurs enfants dans la mollesse, elles les préparent à la souffrance; elles ouvrent leurs pores aux maux de toute espèce, dont ils ne manqueront pas d'être la proie étant grands.

[65:] Observez la nature, et suivez la route qu'elle vous trace. Elle exerce continuellement les enfants; elle endurcit leur tempèrament par des épreuves de toute espèce; elle leur apprend de bonne heure ce que c'est que peine et douleur. Les dents qui percent leur donnent la fièvre; des coliques aiguës leur donnent des convulsions; de longues toux les suffoquent; les vers les tourmentent; la pléthore corrompt leur sang; des levaîns divers y fermentent, et causent des éruptions pèrilleuses. Presque tout le premier âge est maladie et danger : la moitié des enfants qui naîssent périt avant la huitième année. Les épreuves faîtes, l'enfant a gagné des forces; et sitôt qu'il peut user de la vie, le principe en devient plus assuré.

[66:] Voilà la règle de la nature. Pourquoi la contrariez-vous ? Ne voyez-vous pas qu'en pensant la corriger, vous détruisez son ouvrage, vous empêchez l'effet de ses soins? Faîre au dehors ce qu'elle fait au dedans, c'est, selon vous, redoubler le danger; et au contraire c'est y faire diversion, c'est l'exténuer. L'expérience apprend qu'il meurt encore plus d'enfants élevés délicatement que d'autres. Pourvu qu'on ne passe pas la mesure de leurs forces, on risque moins à les employer qu'à les ménager. Exercez-les donc aux atteintes qu'ils auront àsupporter un jour. Endurcissez leurs corps aux intempéries des saîsons, des climats, des éléments, à la faim, à la soif, à la fatigue; trempez-les dans l'eau du Styx. Avant que l'habitude du corps soit acquise, on lui donne celle qu'on veut, sans danger; mais, quand une fois il est dans Sa consistance, toute altération lui devient périlleuse. Un enfant supportera des changements que ne supporterait pas un homme : les fibres du premier, molles et flexibles, prennent sans effort le pli qu'on leur donne; celles de l'homme, plus endurcies, ne changent plus qu'avec violence le pli qu'elles ont reçu. On peut donc rendre un enfant robuste sans exposer sa vie et sa santé; et quand il y aurait quelque risque, encore ne faudrait4l pas balancer. Puisque ce sont des risques inséparables de la vie humaine, peut-on mieux faire que de les rejeter sur le temps de sa durée où ils sont le moins désavantageux?

[67:] Un enfant devient plus précieux en avançant en âge. Au prix de sa personne se joint celui des soins qu'il a coûtés; à la perte de sa vie se joint en lui le sentiment de la mort. C'est donc surtout à l'avenir qu'il faut songer en veillant à sa conservation; c'est contre les maux de la jeunesse qu'il faut l'armer avant qu'il y soit parvenu : car, Si le prix de la vie augmente jusqu'à l'âge de la rendre utile, quelle folie n'est-ce point d'épargner quelques maux à l'enfance en les multipliant sur l'âge de raison! Sont-ce là les leçons du maitre?

[68:] Le sort de l'homme est de souffrir dans tous les temps. Le soin même de sa conservation est attaché àla peine. Heureux de ne connaltre dans son enfance que les maux physiques, maux bien moins cruels, bien moins douloureux que les autres, et qui bien plus rarement qu'eux nous font renoncer à la vie! On ne se tue point pour les douleurs de la goutte; il n'y a guère que celles de l'âme qui produisent le désespoir. Nous plaignons le sort de l'enfance, et c'est le nôtre qu'il faudrait plaindre. Nos plus grands maux nous viennent de nous.

[69:] En naissant, un enfant crie; sa première enfance se passe à pleurer. Tantôt on l'agite, on le flatte pour l'apaiser; tantôt on le menace, on le bat pour le faire taire. Ou nous faisons ce qu'il lui plait, ou nous en exigeons ce qu'il nous plaît; ou nous nous soumettons à ses fantaisies, ou nous le soumettons aux nôtres : point de milieu, il faut qu'il donne des ordres ou qu'il en reçoive. Ainsi ses premières idées sont celles d'empire et de servitude. Avant de savoir parler il commande, avant de pouvoir agir il obéit; et quelquefois on le châtie avant qu'il puisse connaltre ses fautes, ou plutôt en commettre. C'est ainsi qu'on verse de bonne heure dans son jeune coeur les passions qu'on impute ensuite à la nature, et qu'après avoir pris peine à le rendre méchant, on se plaint de le trouver tel.

[70:] Un enfant passe six ou sept ans de oette manière entre les mains des femmes, victime de leur caprice et du sien; et après lui avoir fait apprendre oeci et cela, c'est-àdire après avoir chargé sa mémoire ou de mots qu'il ne peut entendre, ou de choses qui ne lui sont bonnes àrien; après avoir étouffé le naturel par les passsions qu'on a fait naître, on remet cet être factice entre les mains d'un précepteur, lequel achève de développer les germes artificiels qu'il trouve déjà tout formés, et lui apprend tout, hors à se connaître, hors à tirer parti de lui-même, hors à savoir vivre et se rendre heureux. Enfin, quand cet enfant, esclave et tyran, plein de science et dépourvu de sens, également débile de corps et d'âme, est jeté dans le monde en y montrant son ineptie, son orgueil et tous ses vices, il fait déplorer la misère et la perversité humaines. On se trompe; c'est là l'homme de nos fantaisies : celui de la nature est fait autrement.

[71:] Voulez-vous donc qu'il garde sa forme originelle, conservez-la dès l'instant qu'il vient au monde. Sitôt qu'il naît, emparez-vous de lui, et ne le quittez plus qu'il ne soit homme: vous ne réussirez jamais sans cela. Comme la véritable nourrice est la mère, le véritable précepteur est le père. Qu'ils s'accordent dans l'ordre de leurs fonctions ainsi que dans leur système; que des mains de l'une l'enfant passe dans celles de l'autre. Il sera mieux élevé par un père judicieux et borné que par le plus habile maître du monde; car le zèle suppléera mieux au talent que le talent au zèle.

[72:] Mais les affaires, les fonctions, les devoirs... Ah! les devoirs, sans doute le dernier est celui du père![note 8] Ne nous étonnons pas qu'un homme dont la femme a dédaigné de nourrir le fruit de leur union, dédaigne de l'élever. Il n'y a point de tableau plus charmant que celui de la famille; mais un seul trait manqué défigure tous les autres. Si la mère a trop peu de santé pour être nourrice, le père aura trop d'affaires pour être précepteur. Les enfants, éloignés, dispersés dans des pensions, dans des couvents, dans des collèges, porteront ailleurs l'ainour de la maison paternelle, ou, pour mieux dire, ils y rapporteront l'habitude de n'être attachés à rien. Les frères et les soeurs se connaîtront à peine. Quand tous seront rassemblés en cérémonie, ils pourront être fort polis entre eux; ils se traiteront en étrangers. Sitôt qu'il n'y a plus d'intimité entre les parents, sitôt que la société de la famille ne fait plus la douceur de la vie, il faut bien reoeurir aux mauvaises moeurs pour y suppléer. Où est l'homme assez stupide pour ne pas voir la chaîne de tout cela?

[73:] Un père, quand il engendre et nourrit des enfants, ne fait en cela que le tiers de sa tâche. Il doit des hommes à son espèce, il doit à la société des hommes sociables; il doit des citoyens à l'Etat. Tout homme qui peut payer cette triple dette et ne le fait pas est oeupable, et plus coupable peut-être quand il la paye à demi. Celui qui ne peut remplir les devoirs de père n'a point le droit de le devenir. Il n'y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain, qui le dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même. Lecteurs, vous pouvez m'en croire. Je prédis à quiconque a des entrailles et néglige de Si saints devoirs, qu'il versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n'en sera jamais consolé.

[74:] Mais que fait cet homme riche, ce père de famille Si affairé, et forcé, selon lui, de laisser ses enfants à l'abandon? il paye un autre homme pour remplir ces soins qui lui sont à charge. Ame vénale! crois-tu donner àton fils un autre père avec de l'argent? Ne t'y trompe point; ce n'est pas même un maître que tu lui donnes, c'est un valet. Il en formera bientôt un second.

[75:] On raisonne beaucoup sur les qualités d'un bon gouverneur. La première que j'en exigerais, et celle-là seule en suppose beaucoup d'autres, c'est de n'être point un homme à vendre. Il y a des métiers Si nobles, qu'on ne peut les faire pour de l'argent sans se montrer indigne de les faire; tel est celui de l'homme de guerre; tel est celui de l'instituteur. Qui donc élèvera mon enfant? Je te l'ai déjà dit, toi-même. Je ne le peux. Tu ne le peux ?... Fais-toi donc un ami. Je ne vois pas d'autre ressource.

[76:] Un gouverneur! ô quelle âine sublime!... En vérité, pour faire un homme, il faut être ou père ou plus qu'homme soi-même. Voilà la fonction que vous confiez tranquillement à des mercenaires.

[77:] Plus on y pense, plus on aperçoit de nouvelles difficultés. Il faudrait que le gouverneur eût été élevé pour son élève, que ses domestiques eussent été élevés pour leur maître, que tous ceux qui l'approchent eussent reçu les impressions qu'ils doivent lui communiquer; il faudrait, d'éducation en éducation, remonter jusqu'on ne sait où. Comment se peut-il qu'un enfant soit bien élevé par qui n'a pas été bien élevé lui-même?

[78:] Ce rare mortel est-il introuvable? Je l'ignore. En ces temps d'avilissement, qui sait à quel point de vertu peut atteindre encore une ânie humaine? Mais supposons ce prodige trouvé. C'est en considérant ce qu'il doit faire que nous verrons ce qu'il doit être. Ce que je croîs voir d'avance est qu'un père qui sentirait tout le prix d'un bon gouverneur prendrait le parti de s'en passer; car il mettrait plus de peine à l'acquérir qu'à le devenir lui-même. Veut4l donc se faire un ami? qu'il élève son fils pour l'être; le voilà dispensé de le chercher ailleurs, et la nature a déjà fait la moitié de l'ouvrage.

[79:] Quelqu'un dont je ne connais que le rang m'a fait proposer d'élever son fils. Il m'a fait beaucoup d'honneur sans doute; mais, loin de se plaindre de mon refus, il doit se louer de ma discrétion. Si j'avais accepté son offre, et que j'eusse erré dans ma méthode, c'était une éducation manquée; Si j'avais réussi, c'eût été bien pis, son fils aurait renié son titre, il n'eût plus voulu être prince.

[80:] Je suis trop pènétré de la grandeur des devoirs d'un précepteur, et je sens trop mon incapacité, pour accepter jamais un pareil emploi de quelque part qu'il me soit offert; et l'intérêt de l'amitié même ne serait pour moi qu'un nouveau motif de refus. Je crois qu'après avoir lu ce livre, peu de gens seront tentés de me faire cette offre; et je prie ceux qui pourraient l'être, de n'en plus prendre l'inutile peine. J'ai fait autrefois un suffisant essai de ce métier pour être assuré que je n'y suis pas propre, et mon état m'en dispenserait, quand mes talents m'en rendraient capable. J'ai cru devoir cette déclaration publique à ceux qui paraissent ne p as m'accorder assez d'estime pour me croire sincère e ondé dans mes résolutions.

[81:] Hors d'état de remplir la tâche la plus utile, j, oserai du moins essayer de la plus aisée: à l'exemple de tant d'autres, je ne mettrai p oint la main à l'oeuvre, mais à la plume; et au lieu de aire ce qu'il faut, je m'efforcerai de le dire.

[82:] Je sais que, dans les entreprises pareilles à celle-ci, l'auteur, toujours à son aise dans des systèmes qu'il est dispensé de mettre en pratique, donne sans peine beaucoup de beaux préceptes impossibles à suivre, et que, faute de détails et d'exemples, ce qu'il dit même de praticable reste sans usage quand il n'en a pas montré l'application.

[83:] J'ai donc pris le parti de me donner un élève imaginaire, de me supposer l'âge, la santé, les connaissances et tous les talents convenables pour travailler à son éducation, de la conduire depuis le moment de sa naissance jusqu'à celui où, devenu homme fait, il n'aura plus besoin d'autre guide que lui-même. Cette méthode me parait utile pour empêcher un auteur qui se défie de lui de s'égarer dans des visions; car, dès qu'il s'écarte de la pratique ordinaire, il n'a qu'à faire l'épreuve de la sienne sur son élève, il sentira bientôt, ou le lecteur sentira pour lui, s'il suit le progrès de l'enfance et la marche naturelle au coeur humain.

[84:] Voilà ce que j'ai tâché de faire dans toutes les difficultés qm se sont présentées. Pour ne pas grossir inutilement le livre, je me suis contenté de poser les principes dont chacun devait sentir la vérité. Mais quant aux règles qui pouvaient avoir besoin de preuves, je les ai toutes appliquées à mon Emile ou à d'autres exemples, et j'ai fait votr dans des détails très étendus comment ce que j'établissais pouvait être pratiqué; tel est du moins le plan que je me suis proposé de suivre. C'est au lecteur à juger Si j 'ai réussi.

[85:] Il est arrivé de là que j'ai d'abord peu parlé d'Emile, parce que mes premières maximes d'éducation, bien que contraires à celles qui sont établies, sont d'une évidence à laquelle il est difficile à tout homme raisonnable de refuser son consentement. Mais à mesure que j'avance, mon élève, autrement conduit que les vôtres, n'est plus un enfant ordinaire; il lui faut un régime exprès pour lui. Alors il parait plus fréquemment sur la scène, et vers les derniers temps je ne le perds plus un moment de vue, jusqu'à ce que, quoi qu'il en dise, il n'ait plus le moindre besoin de moi.

[86:] Je ne parle point ici des qualités d'un bon gouverneur; je les suppose, et je me suppose moi-même doué de toutes ces qualités. En lisant cet ouvrage, on verra de quelle libéralité j'use envers moi.

[87:] Je remarquerai seulement, contre l'opinion commune, que le gouverneur d'un enfant doit être jeune, et même aussi jeune que peut l'être un homme sage. Je voudrais qu'il fût lui-même enfant, s'il était possible, qu'il pût devenir le compagnon de son élève, et s'attirer sa confiance en partageant ses amusements. Il n'y a pas assez de choses communes entre l'enfance et l'âge mûr pour qu'il se forme jamais un attachement bien solide à cette distance. Les enfants flattent quelquefois les vieillards, mais ils ne les aiment jamais.

[88:] On voudrait que le gouverneur eût déjà fait une éducation. C'est trop; un même homme n'en peut faire qu'une: s'il en fallait deux pour réussir, de quel droit entreprendrait-on la première?

[89:] Avec plus d'expérience on saurait mieux faire, mais on ne le pourrait plus. Quiconque a rempli cet état une fois assez bien pour en sentir toutes les peines, ne tente pomt de s'y rengager; et s'il l'a mal rempli la première fois, c'est un mauvais préjugé pour la seconde.

[90:] Il est fort différent, j'en conviens, de suivre un jeune homme durant quatre ans, ou de le conduire durant vingt-cinq. Vous donnez un gouverneur à votre fils déjà tout formé; moi, je veux qu'il en ait un avant que de naître. Votre homme à chaque lustre peut changer d'élève; le mien n'en aura jamais qu'un. Vous distinguez le précepteur du gouverneur: autre folie! Distinguez-vous le disciple de l'élève? Il n'y a qu'une science àenseigner aux enfants : c'est celle des devoirs de l'homme. Cette science est une; et, quoi qu'ait dit Xénophon de l'éducation des Perses, elle ne se partage pas. Au reste, j'appelle plutôt gouverneur que précepteur le maître de cette science, parce qu'il s'agit moins pour lui d'instruire que de conduire. Il ne doit point donner de préceptes, il doit les faire trouver.

[91:] S'il faut choisir avec tant de soin le gouverneur, il lui est bien permis de choisir aussi son élève, surtout quand il s'agit d'un modèle à proposer. Ce choix ne peut tomber ni sur le génie ni sur le caractère de l'enfant, qu'on ne connaît qu'à la fin de l'ouvrage, et que j'adopte avant qu'il soit né. Quand je pourrais choisir, je ne prendrais qu'un esprit commun, tel que je suppose mon élève. On n'a besoin d'élever que les hommes vulgaires; leur éducation doit seule servir d'exemple à celle de leurs semblables. Les autres s'élèvent malgré qu'on en ait.

[92:] Le pays n'est pas indifférent à la culture des hommes; ils ne sont tout ce qu'ils peuvent être que dans les climats tempérés. Dans les climats extrêmes le désavantage est visible. Un homme n'est pas planté comme un arbre dans un pays pour y demeurer toujours; et celui qui part d'un des extrêmes pour arriver à l'autre, est forcé de faire le double du chemin que fait pour arriver au même terme celui qui part du terme moyen.

[93:] Que l'habitant d'un pays tempéré parcoure successivement les deux extrêmes, son avantage est encore évident; car, bien qu'il soit autant modifié que celui qui va d'un extrême à l'autre, il s'éloigne pourtant de la moitié moins de sa constitution naturelle. Un Français vit en Guinée et en Laponie; mais un Nègre ne vivra pas de même à Tornea, ni un Samolède au Benin. Il paraît encore que l'organisation du cerveau est moins parfaite aux deux extrêmes. Les Nègres ni les Lapons n'ont pas le sens des Européens. Si je veux donc que mon élève puisse être habitant de la terre, je le prendrai dans une zone tempérée; en France, par exemple, plutôt qu'ailleurs.

[94:] Dans le nord les hommes consomment beaucoup sur un sol ingrat; dans le midi ils consomment peu sur un sol fertile: de là naît une nouvelle différence qui rend les uns laborieux et les autres contemplatifs. La société nous offre en un même lieu l'image de ces différences entre les pauvres et les riches: les premiers habitent le sol ingrat, et les autres le pays fertile.

[95:] Le pauvre n'a pas besoin d'éducation; celle de son état est forcée, il n'en saurait avoir d'autre; au contraire, l'éducation que le riche reçoit de son état est celle qui lui convient le moins et pour lui-même et pour la société. D'ailleurs l'éducation naturelle doit rendre un homme propre à toutes les conditions humaines: or il est moins raisonnable d'élever un pauvre pour être riche qu'un riche pour être pauvre; car à proportion du nombre des deux états, il y a plus de ruinés que de parvenus. Choisissons donc un riche; nous serons sûrs au moins d'avoir fait un homme de plus, au lieu qu'un pauvre peut devenir homme de lui-même.

[96:] Par la même raison, je ne serai pas fâché qu'Emile ait de la naissance. Ce sera toujours une victime arrachée au préjugé.

[97:] Emile est orphelin. Il n'importe qu'il ait son père et sa mère. Chargé de leurs devoirs, je succède à tous leurs droits. Il doit honorer ses parents, mais il ne doit obéir qu'à moi. C'est ma première ou plutôt ma seule condition.

[98:] J'y dois ajouter celle-ci, qui n'en est qu'une suite, qu'on ne nous ôtera jamais l'un à l'autre que de notre consentement. Cette clause est essentielle, et je voudrais même que l'élève et le gouverneur se regardassent tellement comme inséparables, que le sort de leurs jours fût toujours entre eux un objet commun. Sitôt qu'ils envisagent dans l'éloignement leur séparation, sitôt qu'ils prévoient le moment qui doit les rendre étrangers l'un à l'autre, ils le sont déjà; chacun fait son petit système à part; et tous deux, occupés du temps où ils ne seront plus ensemble, n'y restent qu'à contre-coeur. Le disciple ne regarde le maître que comme l'enseigne et le fléau de l'enfance; le maître ne regarde le disciple que comme un lourd fardeau dont il brûle d'être déchargé; ils aspirent de concert au moment de se voir délivrés l'un de l'autre; et, comme il n'y a jamais entre eux de véritable attache-ment, l'un doit avoir peu de vigilance, l'autre peu de docilité.

[99:] Mais, quand ils se regardent comme devant passer leurs jours ensemble, il leur importe de se faire aimer l'un de l'autre, et par cela même ils se deviennent chers. L'élève ne rougit point de suivre dans son enfance l'ami qu'il doit avoir étant grand; le gouverneur prend intérêt à des soins dont il doit recueillir le fruit, et tout le mérite qu'il donne à son élève est un fonds qu'il place au profit de ses vieux jours.

[100:] Ce traité fait d'avance suppose un accouchement heureux, un enfant bien formé, vigoureux et sain. Un père n'a point de choix et ne doit point avoir de préférence dans la famille que Dieu lui donne: tous ses enfants sont également ses enfants; il leur doit à tous les mêmes soins et la même tendresse. Qu'ils soient estropiés ou non, qu'ils soient languissants ou robustes, chacun d'eux est un dépôt dont il doit compte à la main dont il le tient, et le mariage est un contrat fait avec la nature aussi bien qu'entre les conjoints.

[101:] Mais quiconque s'impose un devoir que la nature ne lui a point imposé, doit s'assurer auparavant des moyens de le remplir; autrement il se rend comptable même de ce qu'il n'aura pu faire. Celui qui se charge d'un élève inrme et valétudinaire change sa fonction de gouverneur en celle de garde-malade; il perd à soigner une vie inutile le temps qu'il destinait à en auginenter le prix; il s'expose à voir une mère éplorée lui reprocher un jour la mort d'un fils qu'il lui aura longtemps conservé.

[102:] Je ne me chargerais pas d'un enfant maladif et cacochyme, dût4l vivre quatre-vingts ans. Je ne veux point d'un élève toujours inutile à lui-même et aux autres, qui s'occupe uniquement à se conserver, et dont le corps nuise à l'éducation de l'âme. Que ferais-je en lui prodiguant vainement mes soins, sinon doubler la perte de la société et lui ôter deux hommes pour un? Qu'un autre à mon défaut se charge de cet infirme, j'y consens, et j'approuve sa charité; mais mon talent à moi n'est pas celui-là: je ne sais point apprendre à vivre à qui ne songe qu'à s'empêcher de mourir

[103:] Il faut que le oerps ait de la vigueur pour obéir àl'âme: un bon serviteur doit être robuste. Je sais que l'intempérance excite les passions; elle exténue aussi le corps à la longue; les macérations, les jeûnes, produisent souvent le même effet par une cause opposée. Plus le corps est faible, plus il commande; plus il est fort, plus il obéit. Toutes les passions sensuelles logent dans des corps efféminés; ils s'en irritent d'autant plus qu'ils peuvent moins les satisfaire.

[104:] Un corps débile affaiblit l'âme. De là l'empire de la médecine, art plus pernicieux aux hommes que tous les maux qu'il prétend guérir. Je ne sais, pour moi, de quelle maladie nous guérissent les médecins, mais je sais qu'ils nous en donnent de bien funestes: la lâcheté, la pusillanimité, la crédulité, la terreur de la mort: s'ils guérissent le corps, ils tuent le courage. Que nous importe qu'ils fassent marcher des cadavres ? ce sont des hommes qu'il nous faut, et l'on n'en voit point sortir de leurs mains.

[105:] La médecine est à la mode parmi nous; elle doit l'être. C'est l'amusement des gens oisifs et désoeuvrés, qui, ne sachant que faire de leur temps, le passent à se conserver. S'ils avaient eu le malheur de naître immortels, ils seraient les plus misérables des êtres: une vie qu'ils n'auraient jamais peur de perdre ne serait pour eux d'aucun prix. Il faut à ces gens-là des médecins qui les menacent pour les flatter, et qui leur donnent chaque jour le seul plaisir dont ils soient susceptibles, celui de n'être pas morts.

[106:] Je n'ai nul dessein de m'étendre ici sur la vanité de la médecine. Mon objet n'est que de la considérer par le côté moral. Je ne puis pourtant m'empêcher d'observer que les hommes font sur son usage les mêmes sophismes que sur la recherche de la vérité. Ils supposent toujours qu'en traitant un malade on le guérit, et qu'en cherchant une vérité on la trouve. Ils ne voient pas qu'il faut balancer l'avantage d'une guérison que le médecin opère, par la mort de cent malades qu'il a tués, et l'utilité d'une vérité découverte par le tort que font les erreurs qui passent en même temps. La science qui instruit et la médecine qui guérit sont fort bonnes sans doute; mais la science qui trompe et la médecine qui tue sont mauvaises. Apprenez-nous donc à les distinguer. Voilà le noeud de la question. Si nous savions ignorer la vérité, nous ne serions jamais les dupes du mensonge; Si nous savions ne vouloir pas guérir malgré la nature, nous ne mourrions jamais par la main du médecin: ces deux abstinences seraient sages; on gagnerait évidemment às'y soumettre. Je ne dispute donc pas que la médecine ne soit utile à quelques hommes, mais je dis qu'elle est funeste au genre humain.

[107:] On me dira, comme on fait sans cesse, que les fautes sont du médecin, mais que la médecine en elle-même est infaillible. A la bonne heure; mais qu'elle vienne donc sans médecin; car, tant qu'ils viendront ensemble, il y aura cent fois plus à craindre des erreurs de l'artiste qu'à espérer du secours de l'art.

[108:] Cet art mensonger, plus fait pour les maux de l'esprit que pour ceux du corps, n'est pas plus utile aux uns qu'aux autres: il nous guérit moins de nos maladies qu'il ne nous en imprime l'effroi; il recule moins la mort qu'il ne la fait sentir d'avance; il use la vie au lieu de la prolonger; et, quand il la prolongerait, ce serait encore au préjudice de l'espèce, puisqu'il nous ôte à la société par les soins qu'il nous impose, et à nos devoirs par les frayeurs qu'il nous donne. C'est la connaissance des dangers qui nous les fait craindre: celui qui se croirait invulnérable n'aurait peur de rien. A force d'armer Achille contre le péril, le poète lui ôte le mérite de la valeur; tout autre à sa place eût été un Achille au même prix.

[109:] Voulez-vous trouver des hommes d'un vrai courage, cherchez4es dans les lieux où il n'y a point de médecins, où l'on ignore les conséquences des maladies, et où l'on ne songe guère à la mort. Naturellement l'homme sait souffrir constamment et meurt en paix. Ce sont les médecins avec leurs ordonnances, les philosophes avec leurs préceptes, les prêtres avec leurs exhortations, qui l'avilissent de coeur et lui font désapprendre àmourir.

[110:] Qu'on me donne un élève qui n'ait pas besoin de tous ces gens-là, ou je le refuse. Je ne veux point que d'autres gâtent mon ouvrage; je veux l'élever seul, ou ne m'en pas mêler. Le sage Locke, qui avait passé une partie de sa vie à l'étude de la médecine, recommande fortement de ne jamais droguer les enfants, ni par précaution ni pour de légères incommodités. J'irai plus loin, et je déclare que, n'appelant jamais de médecins pour moi, je n'en appellerai jamais pour mon Emile, à moins que sa vie ne soit dans un danger évident; car alors il ne peut pas lui faire pis que de le tuer.

[111:] Je sais bien que le médecin ne manquera pas de tirer avantage de ce délai. Si l'enfant meurt, on l'aura appelé trop tard; s'il réchappe, ce sera lui qui l'aura sauvé. Soit: que le médecin triomphe; mais surtout qu'il ne soit appelé qu'à l'extrémité.

[112:] Faute de savoir se guérir, que l'enfant sache être malade: cet art supplée à l'autre, et souvent réussît beaucoup mieux; c'est l'art de la nature. Quand l'animal est malade, il souffre en silence et se tient coi: or on ne voit pas plus d'animaux languissants que d'hommes. Combien l'impatience, la crainte, l'inquiétude, et surtout les remèdes, ont tué de gens que leur maladie aurait épargnés et que le temps seul aurait guéris! On me dira que les animaux, vivant d'une manière plus conforme à la nature, doivent être sujets à moins de maux que nous. Eh bien! cette manière de vivre est précisément celle que je veux donner à mon élève; il en doit donc tirer le même profit.

[113:] La seule partie utile de la médecine est l'hygiène; encore l'hygiène est-elle moins une science qu'une vertu. La tempèrance et le travail sont 4es deux vrais médecins de l'homme: le travail aiguise son appètit, et la tempérance l'empêche d'en abuser.

[114:] Pour savoir quel régime est le plus utile à la vie et à la santé, il ne faut que savoir quel régime observent les peuples qui se portent le mieux, sont les plus robustes, et vivent le plus longtemps. Si par les observations gén& rales on ne trouve pas que l'usage de la médecine donne aux hommes une santé plus ferme ou une plus longue vie, par cela même que cet art n'est pas utile, il est nuisible, puisqu'il emploie le temps, les hommes et les choses à pure perte. Non seulement le temps qu'on passe à conserver la vie étant perdu pour en user, il l'en faut déduire; mais, quand ce temps est employé à nous tourmenter, il est pis que nul, il est négatif; et, pour calculer équitablement, il en faut ôter autant de celui qui nous reste. Un homme qui vit dix ans sans médecin vit plus pour lui-même et pour autrui que celui qui vit trente ans leur victime. Ayant fait l'une et l'autre épreuve, je me crois plus en droit que personne d'en tirer la conclusion.

[115:] Voilà mes raisons pour ne vouloir qu'un élève robuste et sain, et mes principes pour le maintenir tel. Je ne m'arrêterai pas à prouver au long l'utilité des travaux manuels et des exercices du corps pour renforcer le tempérament et la santé; c'est ce que personne ne di119spute : les exemples des plus longues vies se tirent presque tous d'hommes qui ont fait le plus d'exercice, qui ont supporté le plus de fatigue et de travail.[note 9] Je n'entrerai pas non plus dans de longs détails sur les soins que je prendrai pour ce seul objet; on verra qu'ils entrent Si nécessairement dans ma pratique, qu'il suffit d'en prendre l'esprit pour n'avoir pas besoin d'autre explication.

[116:] Avec la vie commencent les besoins. Au nouveau-né il faut une nourrice. Si la mère consent à remplir son devoir, à la bonne heure: on lui donnera ses directions par écrit; car cet avantage a son contrepoids et tient le gouverneur un peu éloigné de son élève. Mais il est àcroire que l'intérêt de l'enfant et l'estime pour celui àqui elle veut bien confier un dépôt Si cher rendront la mère attentive aux avis du maître; et tout ce qu'elle voudra faire, on est sûr qu'elle le fera mieux qu'une autre. S'il nous faut une nourrice étrangère, commençons par la bien choisir.

[117:] Une des misères des gens riches est d'être trompés en tout. S'ils jugent mal des hommes, faut-il s'en étonner? Ce sont les richesses qui les corrompent; et, par un juste retour, ils sentent les premiers le défaut du seul instrument qui leur soit connu. Tout est mal fait chez eux, excepté ce qu'ils y font eux-mêmes; et ils n'y font presque jamais rien. S'agit-il de chercher une nourrice, on la fait choisir par l'accoucheur. Qu'arrive-t-il de là? Que la meilleure est toujours celle qui l'a le mieux payé. Je n'irai donc pas consulter un accoucheur pour celle d'Emile; j'aurai soin de la choisir moi-même. Je ne raisonnerai peut-être pas là-dessus Si disertement qu'un chirurgien, mais à coup sûr je serai de meilleure foi, et mon zèle me trompera moins que son avarice.

[118:] Ce choix n'est point un Si grand mystère; les règles en sont connues; mais je ne sais Si l'on ne devrait pas faire un peu plus d'attention à l'âge du lait aussi bien qu'à sa qualité. Le nouveau lait est tout à fait séreux, il doit presque être apéritif pour purger le reste du meconium épaissi dans les intestins de l'enfant qui vient de naître. Peu à peu le lait prend de la consistance et fournit une nourriture plus solide à l'enfant devenu plus fort pour la digérer. Ce n'est sûrement pas pour rien que dans les femelles de toute espèce la nature charge la consistance du lait selon l'âge du nourrisson.

[119:] Il faudrait donc une nourrice nouvellement accouchée à un enfant nouvellement né. Ceci a son embarras, je le sais; mais sitôt qu'on sort de l'ordre naturel, tout a ses embarras pour bien faire. Le seul expédient commode est de faire mal; c'est aussi celui qu'on choisit.

[120:] Il faudrait une nourrice aussi saine de coeur que de corps: l'intempérie des passions peut, comme celle des humeurs, altérer son lait; de plus, s'en tenir uniquement au physique, c'est ne voir que la moitié de l'objet. Le lait peut être bon et la nourrice mauvaise; un bon caractère est aussi essentiel qu'un bon tempérament. Si l'on prend une femme vicieuse, je ne dis pas que son nourrisson contractera ses vices, mais je dis qu'il en pâtira. Ne lui doit-elle pas, avec son lait, des soins qui demandent du zèle, de la patience, de la douceur, de la propreté? Si elle est gourmande, intempèrante, elle aura bientôt gâté son lait; Si elle est négligente ou emportée, que va devenir à sa merci un pauvre malheureux qui ne peut ni se défendre ni se plaindre? Jamais en quoi que ce puisse être les méchants ne sont bons à rien de bon.

[121:] Le choix de la nourrice importe d'autant plus que son nourrisson ne doit point avoir d'autre gouvernante qu'elle, comme il ne doit point avoir d'autre précepteur que son gouverneur. Cet usage était celui des anciens, moins raisonneurs et plus sages que nous. Après avoir nourri des enfants de leur sexe, les nourrices ne les quittaient plus. Voilà pourquoi, dans leurs pièces de théâtre, la plupart des confidentes sont des nourrices. Il est impossible qu'un enfant qui passe successivement par tant de mains différentes soit jamais bien élevé. A chaque changement il fait de secrètes comparaisons qui tendent toujours à diminuer son estime pour ceux qui le gouvernent, et conséquemment leur autorité sur lui. S'il vient une fois à penser qu'il y a de grandes personnes qui n'ont pas plus de raison que des enfants, toute l'autorité de l'âge est perdue et l'éducation manquée. Un enfant ne doit connaître d'autres supérieurs que son père et sa mère, ou, à leur défaut, sa nourrice et son gouverneur; encore est-ce déjà trop d'un des deux; mais ce partage est inévitable; et tout ce qu'on peut faire pour y remédier est que les personnes des deux sexes qui le gouvernent soient Si bien d'accord sur son compte, que les deux ne soient qu'un pour lui.

[122:] Il faut que la nourrice vive un peu plus commodément, qu'elle prenne des aliments un peu plus substantiels, mais non qu'elle change tout à fait de manière de vivre; car un changement prompt et total, même de mal en mieux, est toujours dangereux pour la santé; et puisque son régime ordinaire l'a laissée ou rendue saine et bien constituée, à quoi bon lui en faire changer?

[123:] Les paysannes mangent moins de viande et plus de légumes que les femmes de la ville; et ce régime végétal paraît plus favorable que contraire à elles et à leurs enfants. Quand elles ont des nourrissons bourgeois, on leur donne des pots-au-feu, persuadé que le potage et le bouillon de viande leur font un meilleur chyle et fournissent plus de lait. Je ne suis point du tout de ce sentiment; et j'ai pour moi l'expérience qui nous apprend que les enfants ainsi nourris sont plus sujets à la colique et aux vers que les autres.

[124:] Cela n'est guère étonnant, puisque la substance ani-mile en putréfaction fourmille de vers; ce qui n' arrive pas de même à la substance végétale. Le lait, bien qu'élaboré dans le corps de l'animal, est une substance végétale;[note 10] son analyse le démontre, il tourne facilement àl'acide; et, loin de donner aucun vestige d'alcali volatil, comme font les substances animales, il donne, comme les plantes, un sel neutre essentiel.

[125:] Le lait des femelles herbivores est plus doux et plus salutaire que celui des carnivores. Formé d'une substance homogène à la sienne, il en conserve mieux sa nature, et devient moins sujet à la putréfaction. Si l'on regarde àla quantité, chacun sait que les farineux font plus de sang que la viande; ils doivent donc aussi faire plus de lait. Je ne puis croire qu'un enfant qu'on ne sèvrerait point trop tôt, ou qu'on ne sèvrerait qu'avec des nourritures végétales, et dont la nourrice ne vivrait aussi que de végétaux, fût jamais sujet aux vers.

[126:] Il se peut que les nourritures végétales donnent un lait plus prompt à s'aigrir; mais je suis fort éloigné de regarder le lait aigri comme une nourriture malsaine: des peuples entiers qui n'en ont point d'autre s'en trouvent fort bien, et tout cet appareil d'absorbants me paraît une pure charlatannerie. Il y a des tempéraments auxquels le lait ne convient point, et alors nul absorbant ne le leur rend supportable; les autres le supportent sans absorbants. On craint le lait trié ou caillé: c'est une folie, puisqu'on sait que le lait se caille toujours dans l'estomac. C'est ainsi qu'il devient un aliment assez solide pour nourrir les enfants et les petits des animaux: s'il ne se caillait point, il ne ferait que passer, il ne les nourrirait pas.[note 11] On a beau couper le lait de mille manières, user de mille absorbants, quiconque mange du lait digère du fromage; cela est sans exception. L'estomac est Si bien fait pour cailler le lait, que c'est avec l'estomac de veau que se fait la présure.

[127:] Je pense donc qu'au lieu de changer la nourriture ordinaire des nourrices, il suffit de la leur donner plus abondante et mieux choisie dans son espèce. Ce n'est pas par la nature des aliments que le maigre échauffe, c'est leur assaisonnement seul qui les rend malsains. Réformez les règles de votre cuisine, n'ayez ni roux ni friture; que le beurre, ni le sel, ni le laitage, ne passent point sur le feu; que vos légumes cuits à l'eau ne soient assaisonnés qu'arrivant tout chauds sur la table: le maigre, loin d'échauffer la nourrice, lui fournira du lait en abondance et de la meilleure qualité.[note 12] Se pourrait-il que le régime végétal étant reconnu le meilleur pour l'enfant, le régime animal fût le meilleur pour la nourrice? Il y a de la contradiction à cela.

[128:] C'est surtout dans les premières années de la vie que l'air agit sur la constitution des enfants. Dans une peau délicate et molle il pénètre par tous les pores, il affecte puissamment ces corps naissants, il leur laisse des impressions qui ne s'effacent point. Je ne serais donc pas d'avis qu'on tirât une paysanne de son village pour l'enfermer en ville dans une chambre et faire nourrir l'enfant chez soi; j'aime mieux qu'il aille respirer le bon air de la campagne, qu'elle le mauvais air de la ville. Il prendra l'état de sa nouvelle mère, il habitera sa maison rustique, et son gouverneur l'y suivra. Le lecteur se souviendra bien que ce gouverneur n'est pas un homme à gages; c'est l'ami du père. Mais quand cet ami ne se trouve pas, quand ce transport n'est pas facile, quand rien de ce que vous conseillez n'est faisable, que taire à la place, me dira-t-on ?... Je vous l'ai déjà dit, ce que vous faites; on n'a pas besoin de conseil pour cela.

[129:] Les hommes ne sont point faits pour être entassés en fourmilières, mais épars sur la terre qu'ils doivent cultiver. Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent. Les infirmités du corps, ainsi que les vices de l'âme, sont l'infaillible effet de ce concours trop nombreux. L'homme est de tous les animaux celui qui peut le moins vivre en troupeaux. Des hommes entassés comme des moutons périraient tous en très peu de temps. L'haleine de l'homme est mortelle à ses semblables: cela n'est pas moins vrai au propre qu'au figuré.

[130:] Les villes sont le gouffre de l'espèce humaine. Au bout de quelques générations les races périssent ou dégénèrent; il faut les renouveler, et c'est toujours la campagne qui fournit à ce renouvellement. Envoyez donc vos enfants se renouveler, pour ainsi dire, eux-mêmes, et reprendre, au milieu des champs, la vigueur qu'on perd dans l'air malsain des lieux trop peuplés. Les femmes grosses qui sont à la campagne se hâtent de revenir accoucher à la ville: elles devraient faire tout le contraire, celles surtout qui veulent nourrir leurs enfants. Elles auraient moins àregretter qu'elles ne pensent; et, dans un séjour plus naturel à l'espèce, les plaisirs attachés aux devoirs de la nature leur ôteraient bientôt le goût de ceux qui ne s'y rapportent pas.

[131:] D'abord, après l'accouchement, on lave l'enfant avec quelque eau tiède où l'on mêle ordinairement du vin. Cette addition du vin me parait peu nécessaire. Comme la nature ne produit rien de fermenté, il n'est pas à croire que l'usage d'une liqueur artificielle importe à la vie de ses créatures.

[132:] Par la même raison, cette précaution de faire tiédir l'eau n'est pas non plus indispensable; et en effet des multitudes de peuples lavent les enfants nouveau-nés dans les rivières ou à la mer sans autre façon. Mais les nôtres, amollis avant que de naître par la mollesse des pères et des mères, apportent en venant au monde un tempérament déjà gâté, qu'il ne faut pas exposer d'abord à toutes les épreuves qui doivent le rétablir. Ce n'est que par degrés qu'on peut les ramener à leur vigueur primitive. Commencez donc d'abord par suivre l'usage, et ne vous en écartez que peu à peu. Lavez souvent les enfants; leur malpropreté en montre le besoin. Quand on ne fait que les essuyer, on les déchire; mais, à mesure qu'ils se renforcent, diminuez par degré la tiédeur de l'eau, jusqu'à ce qu'enfin vous les laviez été et hiver àl'eau froide et même glacée. Comme, pour ne pas les exposer, il importe que cette diminution soit lente, successive et insensible, on peut se servir du thermomètre pour la mesurer exactement.

[133:] Cet usage du bain une fois établi ne doit plus être interrompu, et il importe de le garder toute sa vie. Je le considère non seulement du côté de la propreté et de la santé actuelle, mais aussi comme une précaution salutaire pour rendre plus flexible la texture des fibres, et les faire céder sans effort et sans risque aux divers degrés de chaleur et de froid. Pour cela je voudrais qu'en grandissant on s'accoutumât peu à peu à se baigner quelquefois dans des eaux chaudes à tous les degrés supportables, et souvent dans des eaux froides à tous les degrés possibles. Ainsi, après s'être habitué à supporter les diverses températures de l'eau, qui, étant un fluide plus dense, nous touche par plus de points et nous affecte davntage, on deviendrait presque insensible à celles de l'air.

[134:] Au moment où l'enfant respire en sortant de ses enveloppes, ne souffrez pas qu'on lui en donne d'autres qui le tiennent plus à l'étroit. Point de têtières, point de bandes, point de maillot; des langes flottants et larges, qui laissent tous ses membres en liberté, et ne soient ni assez pesants pour gêner ses mouvements, ni assez chauds pour empêcher qu'il ne sente les impressions de 1 air.[note 13] Placez-le dans un grand berceau[note 14] bien rembourré, où il puisse se mouvoir à l'aise et sans danger. Quand il commence à se fortifier, laissez-le ramper par la chambre; laissez-lui développer, étendre ses petits membres; vous les verrez se renforcer de jour en jour. Comparez-le avec un enfant bien emmailloté du même âge; vous serez étonné de la différence de leurs progrès.[note 15]

[135:] On doit s'attendre à de grandes oppositions de la part des nourrices, à qui l'enfant bien garrotté donne moins de peine que celui qu'il faut veiller incessamment. D'ailleurs sa malpropreté devient plus sensible dans un habit ouvert; il faut le nettoyer plus souvent. Enfin la coutume est un argument qu'on ne réfutera jamais en certains pays, au gré du peuple de tous les Etats.

[136:] Ne raisonnez point avec les nourrices; ordonnez, voyez faire, et n'épargnez rien pour rendre aisés dans la pratique les soins que vous aurez prescrits. Pourquoi ne les partageriez-vous pas ? Dans les nourritures ordinaires, où l'on ne regarde qu'au physique, pourvu que l'enfant vive et qu'il ne dépérisse point, le reste n'importe guère; mais ici, où l'éducation commence avec la vie, en naissant l'enfant est déjà disciple, non du gouverneur, mais de la nature. Le gouverneur ne fait qu'étudier sous ce premier maître et empêcher que ses soins ne soient contrariés. Il veille le nourrisson, il l'observe, il le suit, il épie avec vigilance la première lueur de son faible entendement, comme, aux approches du premier quartier, les musulmans épient l'instant du lever de la lune.

[137:] Nous naissons capables d'apprendre, mais ne sachant rien, ne connaissant rien. L'âme, enchaînée dans des organes impaffaits et demi-formés, n'a pas même le sentiment de sa propre existence. Les mouvements, les cris de l'enfant qui vient de naître, sont des effets pure ment mécaniques, dépourvus de connaissance et de volonté.

[138:] Supposons qu'un enfant eût à sa naissance la stature et la force d'un homme fait, qu'il sortît, pour ainsi dire, tout armé du sein de sa mère, comme Pallas sortit du cerveau de Jupiter; cet homme-enfant serait un parfait imbécile, un automate, une statue immobile et presque insensible : il ne verrait rien, il n'entendrait rien, il ne connaitrait personne, il ne saurait pas tourner les yeux vers ce qu'il aurait besoin de voir; non seulement il n'apercevrait aucun objet hors de lui, il n'en rapporterait même aucun dans l'organe du sens qui le lui ferait apercevoir; les couleurs ne seraient point dans ses yeux, les sons ne seraient point dans ses oreilles, les corps qu'il toucherait ne seraient point sur le sien, il ne saurait pas même qu'il en a un; le contact de ses mains serait dans son cerveau; toutes ses sensations se réuniraient dans un seul point; il n'existerait que dans le commun sensorium; il n'aurait qu'une seule idée, savoir celle du mo:, à laquelle il rapporterait toutes ses sensations; et cette idée ou plutôt ce sentiment, serait la seule chose qu'il aurait de plus qu'un enfant ordinaire.

[139:] Cet homme, formé tout à coup, ne saurait pas non plus se redresser sur ses pieds; il lui faudrait beaucoup de temps pour apprendre à s'y soutenir en équilibre; peutêtre n'en ferait-il pas même l'essai, et vous verriez ce grand corps, fort et robuste, rester en place comme une pierre, ou ramper et se traîner comme un jeune chien.

[140:] Il sentirait le malaise des besoins sans les connaître, et sans imaginer aucun moyen d'y pourvoir. Il n'y a nulle immédiate communication entre les muscles de l'estomac et ceux des bras et des jambes, qui, même entouré d'aliments, lui fît faire un pas pour en approcher ou étendre la main pour les saisir; et, comme son corps aurait pris son accroissement, que ses membres seraient tout développés, qu'il n'aurait par conséquent ni les inquiétudes ni les mouvements continuels des enfants, il pourrait mourir de faim avant de s 'être mu pour chercher sa subsistance. Pour peu qu'on ait réfléchi sur l'ordre et le progrès de nos connaissances, on ne peut nier que tel ne fût à peu près l'état primitif d'ignorance et de stupidité naturel à l'homme avant qu'il eût rien appris de l'expérience ou de ses semblables.

[141:] On connait donc, ou l'on peut connaitre le premier point d'où part chacun de nous pour arriver au degré commun de l'entendement; mais qui est-ce qui connaît l'autre extrémité? Chacun avance plus ou moins selon son génie, son goût, ses besoins, ses talents, son zèle, et les occasions qu'il a de s'y livrer. Je ne sache pas qu'aucun philosophe ait encore été assez hardi pour dire: Voilà le terme où l'homme peut parvenir et qu'il ne saurait passer. Nous ignorons ce que notre nature nous permet d'être; nul de nous n ' a mesuré la distance qui peut se trouver entre un homme et un autre homme. Quelle est l'âme basse que cette idée n'échauffa jamais, et qui ne se dit pas quelquefois dans son orgueil : Combien j'en ai déjà passé! combien j'en puis encore atteindre! pourquoi mon égal irait4l plus loin que moi?

[142:] Je le répète, l'éducation de l'homme commence à sa naissance; avant de parler, avant que d'entendre, il s'instruit déjà. L'expérience prévient les leçons; au moment qu'il connaît sa nourrice, il a déjà beaucoup acquis. On serait surpris des connaissances de l'homme le plus grossier, Si l'on suivait son progrès depuis le moment où il est né jusqu'à celui où il est parvenu. Si l'on partageait toute la science humaine en deux parties, l'une commune à tous les hommes, l'autre particulière aux savants, celle-ci serait très petite en comparaison de l'autre. Mais nous ne songeons guère aux acquisitions générales, parce qu'elles se font sans qu'on y pense et même avant l'âge de raison; que d'ailleurs le savoir ne se fait remarquer que par ses différences, et que, comme dans les équations d'algèbre, les quantités communes se comptent pour rien.

[143:] Les animaux mêmes acquièrent beaucoup. Ils ont des sens, il faut qu'ils apprennent à en faire usage; ils ont des besoins, il faut qu'ils apprennent à y pourvoir; il faut qu'ils apprennent à manger, à marcher, à voler. Les quadrupèdes qui se tiennent sur leurs pieds dès leur naissance ne savent pas marcher pour cela; on voit àleurs premiers pas que ce sont des essais mal assurés. Les serins échappés de leurs cages ne savent point voler, parce qu'ils n'ont jamais volé. Tout est intruction pour les êtres animés et sensibles. Si les plantes avaient un mouvement progressif, il faudrait qu'elles eussent des sens et qu'elles acquissent des connaissances; autrement les espèces périraient bientôt.

[144:] Les premières sensations des enfants sont purement affectives; ils n'aperçoivent que le plaisir et la douleur. Ne pouvant ni marcher ni saisir, ils ont besoin de beaucoup de temps pour se former peu à peu les sensations représentatives qui leur montrent les objets hors d’eux-mêmes; mais, en attendant que ces objets s’étendent, s’éloignent pour ainsi dire de leurs yeux, et prennent pour eux des dimensions et des figures, le retour des sensations affectives commence à les soumettre à l’empire de l’habitude; on voit leurs yeux se tourner sans cesse vers la lumière, et, si elle leur vient de côté, prendre insensiblement cette direction; en sorte qu’on doit avoir soin de leur opposer le visage au jour, de peur qu’ils ne deviennent louches ou ne s’accoutument à regarder dc travers. Il faut aussi qu’ils s’habituent de bonne heure aux ténèbres; autrement ils pleurent et crient sitôt qu’ils se trouvent à l’obscurité. La nourriture et le sommeil, trop exactement mesurés, leur deviennent nécessaires au bout des mêmes intervalles; et bientôt le désir ne vient plus du besoin, mais de l’habitude, ou plutôt l’habitude ajoute un nouveau besoin à celui de la nature: voilà ce qu’il faut prévenir.

[145:] La seule habitude qu’on doit laisser prendre à l'enfant est de n’en contracter aucune; qu’on ne le porte pas plus sur un bras que sur l’autre; qu’on ne l’accoutume pas àprésenter une main plutôt que l’autre, a s en servir plus souvent, à vouloir manger, dormir, agir aux mêmes heures, à ne pouvoir rester seul ni nuit ni jour. Préparez de loin le règne de sa liberté et l’usage de ses forces, en laissant à son corps l’habitude naturelle, en le mettant en état d’être toujours maître de lui-même, et de faire en toute chose sa volonté, sitôt qu’il en aura une.

[146:] Dès que l’enfant commence à distinguer les objets, il importe de mettre du choix dans ceux qu’on lui montre. Naturellement tous les nouveaux objets intéressent l’homme. Il se sent si faible qu’il craint tout ce qu’il ne connait pas: l’habitude de voir des objets nouveaux sans en être affecté détruit cette crainte. Les enfants élevés dans des maisons propres, où l’on ne souffre point d’araignées, ont peur des araignées et cette peur leur demeure souvent étant grands. Je n’ai jamais vu de paysans, ni homme, ni femme, ni enfant, avoir peur des araignées.

[147:] Pourquoi donc l’éducation d’un enfant ne commencerait-elle pas avant qu’il parle et qu’il entende, puisque le seul choix des objets qu’on lui présente est propre àle rendre timide ou courageux? Je veux qu’on l’habitue à voir des objets nouveaux, des animaux laids, dégoûtants, bizarres, mais peu à peu, de loin, jusqu’à ce qu’il y soit accoutumé, et qu’à force de les voir manier àd’autres, il les manie enfin lui-même. Si, durant son enfance, il a vu sans effroi des crapauds, des serpents, des écrevisses, il verra sans horreur, étant grand, quelque animal que ce soit. Il n’y a plus d’objets affreux pour qui en voit tous les jours.

[148:] Tous les enfants ont peur des masques. Je commence par montrer à Emile un masque d’une figure agréable; ensuite quelqu’un s’applique devant lui ce masque sur le visage : je me mets à rire, tout le monde rit, et 1 enfant rit comme les autres. Peu à peu je l’accoutume à des masques moins agréables, et enfin à des figures hideuses. Si j’ai bien ménagé ma gradation, loin de s’effrayer au dernier masque, il en rira comme du premier. Après cela je ne crains plus qu’on l’effraye avec des masques.

[149:] Quand, dans les adieux d’Andromaque et d’Hector, le petit Astyanax, effrayé du panache qui flotte sur le casque de son père, le méconnaît, se jette en criant sur le sein de sa nourrice, et arrache à sa mère un sourire mêlé de larmes, que faut-il faire pour guérir cet effroi? Précisément ce que fait Hector, poser le casque à terre, et puis caresser l’enfant. Dans un moment plus tranquille on ne s’en tiendrait pas là; on s’approcherait du casque, on jouerait avec les plumes, on les ferait manier à l’enfant; enfin la nourrice prendrait le casque et le poserait en riant sur sa propre tête, si toutefois la main d’une femme osait toucher aux armes d’Hector.

[150:] S’agit-il d’exercer Emile au bruit d’une arme à feu, je brûle d’abord une amorce dans un pistolet. Cette flamme brusque et passagère, cette espèce d’éclair le réjouit; je répète la même chose avec plus de poudre; peu à peu j’ajoute au pistolet une petite charge sans bourre, puis une plus grande; enfin je l’accoutume aux coups de fusil, aux boîtes, aux canons, aux détonations les plus terribles.

[151:] J’ai remarqué que les enfants ont rarement peur du tonnerre, à moins que les éclats ne soient affreux et ne blessent réellement l’organe de l’ouïe; autrement cette peur ne leur vient que quand ils ont appris que le tonnerre blesse ou tue quelquefois. Quand la raison commence à les effrayer, faites que l’habitude les rassure. Avec une gradation lente et ménagée on rend l’homme et l’enfant intrépides à tout.

[152:] Dans le commencement de la vie, où la mémoire et l’imagination sont encore inactives, l’enfant n’est attentif qu’à ce qui affecte actuellement ses sens; ses sensations étant les premiers matériaux de ses connaissances, les lui offrir dans un ordre convenable, c’est préparer sa mémoire à les fournir un jour dans le même ordre à son entendement; mais, comme il n’est attentif qu’à ses sensations, il suffit d’abord de lui montrer bien distinctement la liaison de ces mêmes sensations avec les objets qui les causent. Il veut tout toucher, tout manier: ne vous opposez point à cette inquiétude; elle lui suggère un apprentissage très nécessaire. C’est ainsi qu’il apprend à sentir la chaleur, le froid, la dureté, la mollesse, la pesanteur, la légèreté des corps, à juger de leur grandeur, de leur figure, et de toutes leurs qualités sensibles, en regardant, palpant[note 16], écoutant, surtout en comparant la vue au toucher, en estimant à l’oeil la sensation qu’ils feraient sous ses doigts.

[153:] Ce n’est que par le mouvement que nous apprenons qu’il y a des choses qui ne sont pas nous; et ce n’est que par notre propre mouvement que nous acquérons l’idée de l’étendue. C’est parce que l’enfant n’a point cette idée, qu’il tend indifféremment la main pour saisir l’objet qui le touche, ou l’objet qui est à cent pas de lui, Cet effort qu’il fait vous paraît un signe d’empire, un ordre qu’il donne à l’objet de s’approcher, ou à vous de le lui apporter; et point du tout, c’est seulement que les mêmes objets qu’il voyait d’abord dans son cerveau, puis sur ses yeux, il les voit maintenant au bout de ses bras, et n’imagine d’étendue que celle où il peut atteindre. Ayez donc soin de le promener souvent, de le transporter d’une place à Vautre, de lui faire sentir le changement de lieu, afin de lui apprendre à juger des distances. Quand il commencera de les connaître, alors il faut changer de méthode, et ne le porter que comme il vous plaît, et non comme il lui plaît; car sitôt qu’il n’est plus abusé par le sens, son effort change de cause : ce changement est remarquable, et demande explication.

[154:] Le malaise des besoins s’exprime par des signes quand le secours d’autrui est nécessaire pour y pourvoir: de là les cris des enfants. Ils pleurent beaucoup; cela doit être. Puisque toutes leurs sensations sont affectives, quand elles sont agréables, ils en jouissent en silence; quand elles sont pénibles, ils le disent dans leur langage, et demandent du soulagement. Or, tant qu’ils sont éveillés, ils ne peuvent presque rester dans un état d’indifférence; ils dorment, ou sont affectés.

[155:] Toutes nos langues sont des ouvrages de l’art. On a longtemps cherché s’il y avait une langue naturelle et commune à tous les hommes; sans doute, il y en a une; et c’est oelle que les enfants parlent avant de savoir parler. Cette langue n’est pas articulée, mais elle est accentuée, sonore, intelligible. L’usage des nôtres nous l’a fait négliger au point de l’oublier tout à fait. Etudions les enfants, et bientôt nous la rapprendrons auprès d’eux. Les nourrices sont nos maîtres dans cette langue; elles entendent tout ce que disent leurs nourrissons; elles leur répondent, elles ont avec eux des dialogues très bien suivis; et quoiqu’elles prononcent des mots, ces mots sont parfaitement inutiles; ce n’est point le sens du mot qu’ils entendent, mais l’accent dont il est accompagné.

[156:] Au langage de la voix se joint celui du geste, non moins énergique. Ce geste n’est pas dans les faibles mains des enfants, il est sur leurs visages. Il est étonnant combien ces physionomies mal formées ont déjà d’expression; leurs traits changent d’un instant à l’autre avec une inconcevable rapidité : vous y voyez le sourire, le désir, l’effroi naître et passer comme autant d’éclairs : à chaque fois vous croyez voir un autre visage. Ils ont certainement les muscles de la face plus mobiles que nous. En revanche, leurs yeux ternes ne disent presque rien. Tel doit être le genre de leurs signes dans un âge où l’on n’a que des besoins corporels; l’expression des sensations est dans les grimaces, l’expression des sentiments est dans les regards.

[157:] Comme le premier état de l’homme est la misère et la faiblesse, ses premières voix sont la plainte et les pleurs. L’enfant sent ses besoins, et ne les peut satisfaire, il implore le secours d’autrui par des cris s’il a faim ou soif, il pleure; s’il a trop froid ou trop chaud, il pleure; s’il a besoin de mouvement et qu’on le tienne en repos, il pleure; s’il veut dormir et qu’on l’agite, il pleure. Moins sa manière d’être est à sa disposition, plus il demande fréquemment qu’on la change. Il n’a qu’un langage, parce qu’il n’a, pour ainsi dire, qu’une sorte de mal-être : dans l’imperfection de ses organes, il ne distingue point leurs impressions diverses; tous les maux ne forment pour lui qu’une sensation de douleur.

[158:] De ces pleurs, qu’on croirait si peu digues d’attention, naît le premier rapport de l’homme à tout ce qui 1 ‘environne: ici se forge le premier anneau de cette longue chaîne dont l’ordre social est formé.

[159:] Quand l’enfant pleure, il est mal à son aise, il a quelque besoin, qu’il ne saurait satisfaire : on examine, on cherche ce besoin, on le trouve, on y pourvoit. Quand on ne le trouve pas ou quand on n’y peut pourvoir, les pleurs continuent, on en est importuné: on flatte l’enfant pour le faire taire, on le berce, on lui chante pour l’endormir s’il s’opiniâtre, on s’impatiente, on le menace : des nourrices brutales le frappent quelquefois. Voilà d’étranges leçons pour son entrée à la vie.

[160:] Je n’oublierai jamais d’avoir vu un de ces incommodes pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur-le-champ: je le crus intimidé. Je me disais: ce sera une âme servile dont on n’obtiendra rien que par la rigueur. Je me trompais : le malheureux suffoquait de colère, il avait perdu la respiration; je le vis devenir violet. Un moment après vinrent les cris aigus; tous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge, étaient dans ses accents. Je craignis qu’il n’expirât dans cette agitation. Quand j’aurais douté que le sentiment du juste et de l’injuste fût inné dans le coeur de l’homme, cet exemple seul m’aurait convaincu. Je suis sûr qu’un tison ardent tombé par hasard sur la main de cet enfant lui eût été moins sensible que ce coup assez léger, mais donné dans l’intention manifeste de l’offenser.

[161:] Cette disposition des enfants à l’emportement, au dépit, à la colère, demande des ménagements excessifs. Boerhaave pense que leurs maladies sont pour la plupart de la classe des convulsives, parce que la tête étant proportionnellement plus grosse et le système des nerfs plus étendu que dans les adultes, le genre nerveux est plus susceptible d’irritation. Eloignez d’eux avec le plus grand soin les domestiques qui les agacent, les irritent, les impatientent : ils leur sont cent fois plus dangereux, plus funestes que les injures de l’air et des saisons. Tant que les enfants ne trouveront de résistance que dans les choses et jamais dans les volontés, ils ne deviendront ni mutins ni colères, et se conserveront mieux en santé. C’est ici une des raisons pourquoi les enfants du peuple, plus libres, plus indépendants, sont généralement moins infirmes, moins délicats, plus robustes que ceux qu’on prétend mieux élever en les contrariant sans cesse; mais il faut songer toujours qu’il y a bien de la différence entre leur obéir et ne pas les contrarier.

[162:] Les premiers pleurs des enfants sont des prières : si l’on n’y prend garde, ils deviennent bientôt des ordres; ils commencent par se faire assister, ils finissent par se faire servir. Ainsi de leur propre faiblesse, d’où vient d’abord le sentiment de leur dépendance, naît ensuite l’idée de l’empire et de la domination; mais cette idée étant moins excitée par leurs besoins que par nos services, ici commencent à se faire apercevoir les effets moraux dont la cause immédiate n’est pas dans la nature; et l’on voit déjà pourquoi, dès ce premier âge, il importe de démêler l’intention secrète qui dicte le geste ou le cri.

[163:] Quand l’enfant tend la main avec effort sans rien dire, il croit atteindre à l’objet parce qu’il n’en estime pas la distance; il est dans l’erreur; mais quand il se plaint et crie en tendant la main, alors il ne s’abuse plus sur la distance, il commande à l’objet de s’approcher, ou à vous de le lui apporter. Dans le premier cas, portez-le à l’objet lentement et à petits pas; dans le second, ne faites pas seulement semblant de l’entendre: plus il criera, moins vous devez l’écouter. Il importe de l’accoutumer de bonne heure à ne commander ni aux hommes, car il n’est pas leur maître, ni aux choses, car elles ne l’entendent point. Ainsi quand un enfant désire quelque chose qu’il voit et qu’on veut lui donner, il vaut mieux porter l’enfant à l’objet, que d’apporter l’objet à l’enfant : il tire de cette pratique une conclusion qui est de son âge, et il n’y a point d’autre moyen de la lui suggérer.

[164:] L’abbé de Saint-Pierre appelait les hommes de grands enfants; on pourrait appeler réciproquement les enfants de petits hommes. Ces propositions ont leur vérité comme sentences; comme principes, elles ont besoin d’éclaircissement. Mais quand Hobbes appelait le méchant un enfant robuste, il disait une chose absolument contradictoire. Toute méchanceté vient de faiblesse; l’enfant n’est méchant que parce qu’il est faible; rendez-le fort, il sera bon: celui qui pourrait tout ne ferait jamais de mal. De tous les attributs de la Divinité toute-puissante, la bonté est celui sans lequel on la peut le moins concevoir. Tous les peuples qui ont reconnu deux principes ont toujours regardé le mauvais comme inférieur au bon; sans quoi ils auraient fait une supposition absurde. Voyez ci-après la Profession de foi du Vicaire savoyard.

[165:] La raison seule nous apprend à connaître le bien et le mal. La conscience qui nous fait aimer l’un et haïr l’autre, quoique indépendante de la raison, ne peut donc se développer sans elle. Avant l’âge de raison, nous faisons le bien et le mal sans le connaître; et il n’y a point de moralité dans nos actions, quoiqu’il y en ait quelquefois dans le sentiment des actions d’autrui qui ont rapport à nous. Un enfant veut déranger tout ce qu’il voit: il casse, il brise tout ce qu’il peut atteindre; il empoigne un oiseau comme il empoignerait une pierre, et l’étouffe sans savoir ce qu’il fait.

[166:] Pourquoi cela? D’abord la philosophie en va rendre raison par des vices naturels : l’orgueil, l’esprit de domination, l’amour-propre, la méchanceté de l’homme; le sentiment de sa faiblesse, pourra-t-elle ajouter, rend l’enfant avide de faire des actes de force, et de se prouver à lui-même son propre pouvoir. Mais voyez ce vieillard infirme et cassé, ramené par le cercle de la vie humaine à la faiblesse de l’enfance: non seulement il reste immobile et paisible, il veut encore que tout y reste autour de lui; le moindre changement le trouble et l’inquiète, il voudrait voir régner un calme universel. Comment la même impuissance jointe aux mêmes passions produirait-elle des effets si différents dans les deux âges, si la cause primitive n’était changée? Et où peut-on chercher cette diversité de causes, si ce n’est dans l’état physique des deux individus? Le principe actif, commun à tous deux, se développe dans l’un et s’éteint dans l’autre; l’un se forme, et l’autre se détruit; l’un tend à la vie, et l’autre à la mort. L’activité défaillante se concentre dans le coeur du vieillard; dans celui de l’enfant, elle est surabondante et s’étend au dehors; il se sent, pour ainsi dire, assez de vie pour animer tout ce qui l’environne. Qu’il fasse ou qu’il défasse, il n’importe; il suffit qu’il change l’état des choses, et tout changement est une action. Que s’il semble avoir plus de penchant à détruire, ce n’est point par méchanceté, c’est que l’action qui forme est toujours lente, et que celle qui détruit, étant plus rapide, convient mieux à sa vivacité.

[167:] En même temps que l’Auteur de la nature donne aux enfants ce principe actif, il prend soin qu’il soit peu nuisible, en leur laissant peu de force pour s’y livrer. Mais sitôt qu’ils peuvent considérer les gens qui les environnent comme des instruments qu’il dépend d’eux de faire agir, ils s’en servent pour suivre leur penchant et suppléer à leur propre faiblesse. Voilà comment ils deviennent incommodes, tyrans, impérieux, méchants, indomptables; progrès qui ne vient pas d’un esprit naturel de domination, mais qui le leur donne; car il ne faut pas une longue expérience pour sentir combien il est agréable d’agir par les mains d’autrui, et de n’avoir besoin que de remuer la langue pour faire mouvoir l’univers.

[168:] En grandissant, on acquiert des forces, on devient moins inquiet, moins remuant, on se renferme davantage en soi-même. L’âme et le corps se mettent, pour ainsi dire, en équilibre, et la nature ne nous demande plus que le mouvement nécessaire à notre conservation. Mais le désir de commander ne s ‘éteint pas avec le besoin qui l’a fait naître; l’empire éveille et flatte l’amour-propre, et l’habitude le fortifie : ainsi succède la fantaisie au besoin, ainsi prennent leurs premières racines les préjugés de l’opinion.

[169:] Le principe une fois connu, nous voyons clairement le point où l’on quitte la route de la nature; voyons ce qu’il faut faire pour s’y maintenir.

[170:] Loin d’avoir des forces superflues, les enfants n’en ont pas même de suffisantes pour tout ce que leur demande la nature; il faut donc leur laisser l’usage de toutes celles qu’elle leur donne et dont ils ne sauraient abuser. Première maxime.

[171:] Il faut les aider et suppléer à ce qui leur manque, soit en intelligence, soit en force, dans tout ce qui est du besoin physique. Deuxième maxime.

[172:] Il faut, dans le secours qu’on leur donne, se borner uniquement à l’utile réel, sans rien accorder à la fantaisie ou au désir sans raison; car la fantaisie ne les tourmentera point quand on ne l’aura pas fait naître, attendu qu’elle n’est pas de la nature. Troisième maxime.

[173:] Il faut étudier avec soin leur langage et leurs signes, afin que, dans un âge où ils ne savent point dissimuler, on distingue dans leurs désirs ce qui vient immédiatement de la nature et ce qui vient de l’opinion. Quatrième maxime.

[174:] L’esprit de ces règles est d’accorder aux enfants plus de liberté véritable et moins d’empire, de leur laisser plus faire par eux-mêmes et moins exiger d’autruî. Ainsi, s’accoutumant de bonne heure à borner leurs désirs à leurs forces, ils sentiront peu la privation de ce qui ne sera pas en leur pouvoir.

[175:] Voilà donc une raison nouvelle et très importante pour laisser les corps et les membres des enfants absolument libres, avec la seule précaution de les éloigner du danger des chutes, et d’écarter de leurs mains tout ce qui peut les blesser.

[176:] Infailliblement un enfant dont le corps et les bras sont libres pleurera moins qu’un enfant embandé dans un maillot. Celui qui ne connaît que les besoins physiques ne pleure que quand il souffre, et c’est un très grand avantage; car alors on sait à point nommé quand il a besoin de secours, et l’on ne doit pas tarder un moment à le lui donner, s’il est possible. Mais si vous ne pouvez le soulager, restez tranquille, sans le flatter pour l’apaiser; vos caresses ne guériront p as sa colique. Cependant il se souviendra de ce qu’il faut faire pour être flatté; et s’il sait une fois vous occuper de lui àsa volonté, le voilà devenu votre maître: tout est perdu.

[177:] Moins contrariés dans leurs mouvements, les enfants pleureront moins; moins importuné de leurs pleurs, on se tourmentera moins pour les faire taire; menacés ou flattés moins souvent, ils seront moins craintifs ou moins opiniâtres, et resteront mieux dans leur état naturel. C’est moins en laissant pleurer les enfants qu’en s’empressant pour les apaiser, qu’on leur fait gagner des descentes; et ma preuve est que les enfants les plus négligés y sont bien moins sujets que les autres. Je suis fort éloigné de vouloir pour cela qu’on les néglige; au contraire, il importe qu’on les prévienne, et qu’on ne se laisse pas avertir de leurs besoins par leurs cris. Mais je ne veux pas non plus que les soins qu’on leur rend soient mal entendus. Pourquoi se feraient-ils faute de pleurer dès qu’ils voient que leurs pleurs sont bons àtant de choses? Instruits du prix qu’on met à leur silence, ils se gardent bien de le prodiguer. Ils le font à la fin tellement valoir qu’on ne peut plus le payer; et c’est alors qu’à force de pleurer sans succès ils s’efforcent, s’épuisent, et se tuent.

[178:] Les longs pleurs d’un enfant qui n’est ni lié ni malade, et qu’on ne laisse manquer de rien, ne sont que des pleurs d’habitude et d’obstination. Ils ne sont point l’ouvrage de la nature, mais de la nourrice, qui, pour n’en savoir endurer l’importunité, la multiplie, sans songer qu’en faisant taire l’enfant aujourd’hui on l’excite àpleurer demain davantage.

[179:]Le seul moyen de guérir ou de prévenir cette habitude est de n’y faire aucune attention. Personne n’aime àprendre une peine inutile, pas même les enfants. Ils sont obstinés dans leurs tentatives; mais si vous avez plus de constance qu’eux d’opiniâtreté, ils se rebutent et n’y reviennent plus. C’est ainsi qu’on leur épargne des pleurs et qu’on les accoutume à n’en verser que quand la douleur les y force.

[180:] Au reste, quand ils pleurent par fantaisie ou par obstination, un moyen sûr pour les empêcher de continuer est de les distraire par quelque objet agréable et frappant qui leur fasse oublier qu’ils voulaient pleurer. La plupart des nourrices excellent dans cet art, et, bien ménagé, il est très utile; mais il est de la dernière importance que l’enfant n’aperçoive pas l’intention de le distraire, et qu’il s’amuse sans croire qu’on songe à lui: or voilà sur quoi toutes les nourrices sont maladroites.

[181:] On sèvre trop tôt tous les enfants. Le temps où l’on doit les sevrer est indiqué par l’éruption des dents, et cette éruption est communément pénible et douloureuse. Par un instinct machinal, l’enfant porte alors fréquemment à sa bouche tout ce qu’il tient, pour le mâcher. On pense faciliter l’opération en lui donnant pour hochet quelque corps dur, comme l’ivoire ou la dent de loup. Je crois qu’on se trompe. Ces corps durs, appliqués sur les gencives, loin de les ramollir, les rendent calleuses, les endurcissent, préparent un déchirement plus pénible et plus douloureux. Prenons toujours l’instinct pour exemple. On ne voit point les jeunes chiens exercer leurs dents naissantes sur des cailloux, sur du fer, sur des os, mais sur du bois, du cuir, des chiffons, des matières molles qui cèdent, et où la dent s’imprime.

[182:] On ne sait plus être simple en rien, pas même autour des enfants. Des grelots d’argent, d’or, du corail, des cristaux à facettes, des hochets de tout prix et de toute espece: que d’apprêts inutiles et pernicieux! Rien de tout cela. Point de grelots, points de hochets; de petites branches d’arbre avec leurs fruits et leurs feuilles, une tête de pavot dans laquelle on entend sonner les graines, un bâton de réglisse qu’il peut sucer et mâcher, l’amuseront autant que ces magnifiques colifichets, et n’auront pas l’inconvénient de l’accoutumer au luxe dès sa naissance.

[183:] Il a été reconnu que la bouillie n’est pas une nourriture fort saine. Le lait cuit et la farine crue font beaucoup de saburre, et conviennent mal à notre estomac. Dans la bouillie, la farine est moins cuite que dans le pam, et de plus elle n’a pas fermenté; la panade, la crème de riz me paraissent préférables. Si l’on veut absolument faire de la bouillie, il convient de griller un peu la farine auparavant. On fait dans mon pays, de la farine ainsi torréfiée, une soupe fort agréable et fort same. Le bouillon de viande et le potage sont encore un médiocre aliment, dont il ne faut user que le moins qu’il est possible. Il importe que les enfants s’accoutument d’abord à mâcher; c’est le vrai moyen de faciliter l’éruption des dents; et quand ils commencent d’avaler, les sucs salivaires mêlés avec les aliments en facilitent la digestion.

[184:] Je leur ferais donc mâcher des fruits secs, des croûtes.. Je leur donnerais pour jouer de petits bâtons de pain dur ou de biscuit semblable au pain de Piémont, qu’on appelle dans le pays des grisses. A force de ramollir ce pain dans leur bouche, ils en avaleraient enfin quelque peu : leurs dents se trouveraient sorties, et ils se trouveraient sevrés presque avant qu’on s’en fût aperçu. Les paysans ont pour l’ordinaire l’estomac fort bon, et on ne les sèvre pas avec plus de façon que cela.

[185:] Les enfants entendent parler dès leur naissance; on leur parle non seulement avant qu’ils comprennent ce qu’on leur dit, mais avant qu’ils puissent rendre les voix qu’ils entendent. Leur organe encore engourdi ne se prête que peu à peu aux imitations des sons qu’on leur dicte, et il n’est pas même assuré que ces sons se portent d’abord à leur oreille aussi distinctement qu’à la nôtre. Je ne désapprouve pas que la nourrice amuse l’enfant par des chants et des accents très gais et très variés; mais je désapprouve qu’elle l’étourdisse incessamment d’une multitude de paroles inutiles auxquelles il ne comprend rien que le ton qu’elle y met. Je voudrais que les premières articulations qu’on lui fait entendre fussent rares, faciles, distinctes, souvent répétées et que les mots qu’elles expriment ne se rapportassent qu’à des objets sensibles qu’on pût d’abord montrer à l’enfant. La malheureuse facilité que nous avons à nous payer de mots que nous n’entendons point commence plus tôt qu’on ne pense. L’écolier écoute en classe le verbiage de son régent, comme il écoutait au maillot le babil de sa nourrice. Il me semble que ce serait l’instruire fort utilement que de l’élever à n’y rien comprendre.

[186:] Les réflexions naissent en foule quand on veut s’occuper de la formation du langage et des premiers discours des enfants. Quoi qu’on fasse, ils apprendront toujours à parler de la même manière, et toutes les spéculations philosophiques sont ici de la plus grande inutilité.

[187:] D’abord ils ont, pour ainsi dire, une grammaire de leur âge, dont la syntaxe a des règles plus générales que la nôtre; et si l’on y faisait bien attention, l’on serait étonné de l’exactitude avec laquelle ils suivent certaines analogies, très vicieuses si l’on veut, mais très régulières, et qui ne sont choquantes que par leur dureté ou parce que l’usage ne les admet pas. Je viens d’entendre un pauvre enfant bien grondé par son père pour lui avoir dit: Mon père irai-je-t-y? Or on voit que cet enfant suivait mieux l’analogie que nos grammairiens, car puisqu’on lui disait Va-s-y, pourquoi n’aurait-il pas dit Irai-je-t-y? Remarquez de plus avec quelle adresse il évitait l’hiatus de irai-je-y ou y irai-je? Est-ce la faute du pauvre enfant si nous avons mal à propos ôté de la phrase cet adverbe déterminant y, parce que nous n’en savions que faire? C’est une pédanterie insupportable et un soin des plus superflus de s’attacher à corriger dans les enfants toutes ces petites fautes contre l’usage, desquelles ils ne manquent jamais de se corriger d’eux-mêmes avec le temps. Parlez toujours correctement devant eux, faites qu’ils ne se plaisent avec personne autant qu’avec vous, et soyez sûrs qu’insensiblement leur langage s’épurera sur le vôtre sans que vous les ayez jamais repris.

[188:] Mais un abus de tout autre importance, et qu’il n’est pas moins aisé de prévenir, est qu’on se presse trop de les faire parler, comme si l’on avait peur qu’ils n’apprissent pas à parler d’eux-mêmes. Cet empressement indiscret produit un effet directement contraire à celui qu’on cherche. Ils en parlent plus tard, plus confusément : l’extrême attention qu’on donne à tout ce qu’ils disent les dispense de bien articuler; et comme ils daignent à peine ouvrir la bouche, plusieurs d’entre eux en conservent toute leur vie un vice de prononciation et un parler confus qui les rend presque inintelligibles.

[189:] J’ai beaucoup vécu parmi les paysans, et n’en ai oui jamais grasseyer aucun, ni homme, ni femme, ni fille, ni garçon. D’où vient cela? Les organes des paysans sontils autrement construits que les nôtres? Non, mais ils sont autrement exercés. Vis-à-vis de ma fenêtre est un tertre sur lequel se rassemblent, pour jouer, les enfants du lieu. Quoiqu’ils soient assez éloignés de moi, je distingue parfaitement tout ce qu’ils disent, et j’en tire souvent de bons mémoires pour cet écrit. Tous les jours mon oreille me trompe sur leur âge; j’entends des voix d’enfants de dix ans; je regarde, je vois la stature et les traits d’enfants de trois à quatre. Je ne borne pas àmoi seul cette expérience; les urbains qui me viennent voir, et que je consulte là-dessus, tombent tous dans la meme erreur.

[190:] Ce qui la produit est que, jusqu’à cinq ou six ans, les enfants des villes, élevés dans la chambre et sous l’aile d’une gouvernante, n’ont besoin que de marmotter pour se faire entendre sitôt qu’ils remuent les lèvres on prend peine à les écouter; on leur dicte des mots qu’ils rendent mal, et, à force d’y faire attention, les mêmes gens étant sans cesse autour d’eux devinent ce qu’ils ont voulu dire, plutôt que ce qu’ils ont dit.

[191:] A la campagne, c’est tout autre chose. Une paysanne n’est pas sans cesse autour de son enfant; il est forcé d’apprendre à dire très nettement et très haut ce qu’il a besoin de lui faire entendre. Aux champs, les enfants épars, éloignés du père, de la mère et des autres enfants, s’exercent à se faire entendre à distance, et à mesurer la force de la voix sur l’intervalle qui les sépare de ceux dont ils veulent être entendus. Voilà comment on apprend véritablement à prononcer, et non pas en bégayant quelques voyelles à l’oreille d’une gouvernante attentive. Aussi, quand on interroge l’enfant d’un paysan, la honte peut l’empêcher de répondre; mais ce qu’il dit, il le dit nettement; au lieu qu’il faut que la bonne serve d’interprète à l’enfant de la ville; sans quoi l’on n’entend rien à ce qu’il grommelle entre ses dents.[note 17]

[192:] En grandissant, les garçons devraient se corriger de ce défaut dans les collèges, et les filles dans les couvents; en effet, les uns et les autres parlent en général plus distinctement que ceux qui ont été toujours élevés dans la maison paternelle. Mais ce qui les empêche d’acquérir jamais une prononciation aussi nette que celle des paysans, c’est la nécessité d’apprendre par coeur beaucoup de choses, et de réciter tout haut ce qu’ils ont appris; car, en étudiant, ils s’habituent à barbouiller, à prononcer négligemment et mal; en récitant, c’est pis encore; ils recherchent leurs mots avec effort, ils traînent et allongent leurs syllabes; il n’est pas possible que, quand la mémoire vacille, la langue ne balbutie aussi. Ainsi se contractent ou se conservent les vices de la prononciation. On verra ci-après que mon Emile n’aura pas ceux-là, ou du moins qu’il ne les aura pas contractés par les mêmes causes.

[193:] Je conviens que le peuple et les villageois tombent dans une autre extrémité, qu’ils parlent presque toujours plus haut qu’il ne faut, qu’en prononçant trop exactement, ils ont les articulations fortes et rudes, qu’ils ont trop d’accent, qu’ils choisissent mal leurs termes, etc.

[194:] Mais, premièrement, cette extrémité me paraît beaucoup moins vicieuse que l’autre, attendu que la première loi du discours étant de se faire. entendre, la plus grande faute qu’on puisse faire est de parler sans être entendu. Se piquer de n’avoir point d’accent, c’est se piquer d’ôter aux phrases leur grâce et leur énergie. L’accent est l’âme du discours, il lui donne le sentiment et la vérité. L’accent ment moins que la parole; c’est peut-être pour cela que les gens bien élevés le craignent tant. C’est de l’usage de tout dire sur le même ton qu’est venu celui de persifler les gens sans qu’ils le sentent. A l’accent proscrit succèdent des manières de prononcer ridicules, affectées, et sujettes à la mode, telles qu’on les remarque surtout dans les jeunes gens de la cour. Cette affectation de parole et de maintien est ce qui rend généralement l’abord du Français repoussant et désagréable aux autres nations. Au lieu de mettre de l’accent dans son parler, il y met de l’air. Ce n’est pas le moyen de prévenir en sa faveur.

[195:] Tous ces petits défauts de langage qu’on craint tant de laisser contracter aux enfants ne sont rien; on les prévient ou on les corrige avec la plus grande facilité; mais ceux qu’on leur fait contracter en rendant leur parler sourd, confus, timide, en critiquant incessamment leur ton, en épluchant tous leurs mots, ne se corrigent jamais. Un homme qui n’apprit à parler que dans les ruelles se fera mal entendre à la tête d’un bataillon, et n’en imposera guère au peuple dans une émeute. Enseignez premièrement aux enfants à parler aux hommes, ils sauront bien parler aux femmes quand il faudra.

[196:] Nourris à la campagne dans toute la rusticité champêtre, vos enfants y prendront une voix plus sonore; ils n’y contracteront point le confus bégayement des enfants de la ville; ils n’y contracteront pas non plus les expressions ni le ton du village, ou du moins ils les perdront aisément, lorsque le maître, vivant avec eux dès leur naissance, et y vivant de jour en jour plus exclusivement, préviendra ou effacera, par la correction de son langage, l’impression du langage des paysans. Emile parlera un français tout aussi pur que je peux le savoir, mais il le parlera plus distinctement, et l’articulera beaucoup mieux que moi.

[197:] L’enfant qui veut parler ne doit écouter que les mots qu’il peut entendre, ne dire que ceux qu’il peut articuler. Les efforts qu’il fait pour cela le portent à redoubler la même syllabe, comme pour s’exercer à la prononcer plus distinctement. Quand il commence à balbutier, ne vous tourmentez pas si fort à deviner ce qu’il dit. Prétendre être toujours écouté est encore une sorte d’empire, et l’enfant n’en doit exercer aucun. Qu’il vous suffise de pourvoir très attentivement au nécessaire; c’est à lui de tâcher de vous faire entendre ce qui ne l’est pas. Bien moins encore faut-il se hâter d’exiger qu’il parle; il saura bien parler de lui-même à mesure qu’il en sentira l’utilité.

[198:] On remarque, il est vrai, que ceux qui commencent à parler fort tard ne parlent jamais si distinctement que les autres; mais ce n’est pas parce qu’ils ont parlé tard que l’organe reste embarrassé, c’est au contraire parce qu’ils sont nés avec un organe embarrassé qu’ils commencent tard à parler; car, sans cela, pourquoi parleraient-ils plus tard que les autres ? Ont-ils moins l’occasion de parler ? et les y excite-t-on moins ? Au contraire, l’inquiétude que donne ce retard, aussitôt qu’on s’en aperçoit, fait qu’on se tourmente beaucoup plus à les faire balbutier que ceux qui ont articulé de meilleure heure; et cet empressement mal entendu peut contribuer beaucoup à rendre confus leur parler, qu’avec moins de précipitation ils auraient eu le temps de perfectionner davantage.

[199:] Les enfants qu’on presse trop de parler n’ont le temps ni d’apprendre à bien prononcer, ni de bien concevoir ce qu’on leur fait dire: au lieu que, quand on les laisse aller d’eux-mêmes, ils s’exercent d’abord aux syllabes les plus faciles à prononcer; et y joignant peu à peu quelque signification qu’on entend par leurs gestes, ils vous donnent leurs mots avant de recevoir les vôtres cela fait qu’ils ne reçoivent ceux-ci qu’après les avoir entendus. N’étant point pressés de s’en servir, ils commencent par bien observer quel sens vous leur donnez; et quand ils s’en sont assurés, ils les adoptent.

[200:] Le plus grand mal de la précipitation avec laquelle on fait parler les enfants avant l’âge, n’est pas que les premiers discours qu’on leur tient et les premiers mots qu’ils disent n’aient aucun sens pour eux, mais qu’ils aient un autre sens que le nôtre, sans que nous sachions nous en apercevoir; en sorte que, paraissant nous répondre fort exactement, ils nous parlent sans nous entendre et sans que nous les entendions. C’est pour l’ordinaire à de pareilles équivoques qu’est due la surprise où nous jettent quelquefois leurs propos, auxquels nous prêtons des idées qu’ils n’y ont point jointes. Cette inattention de notre part au véritable sens que les mots ont pour les enfants, me paraît être la cause de leurs premières erreurs; et ces erreurs, même après qu’ils en sont guéris, influent sur leur tour d’esprit pour le reste de leur vie. J’aurai plus d’une occasion dans la suite d’éclaircir ceci par des exemples.

[201:] Resserrez donc le plus qu’il est possible le vocabulaire de l’enfant. C’est un très grand inconvénient qu’il ait plus de mots que d’idées, et qu’il sache dire plus de choses qu’il n’en peut penser. Je crois qu’une des raisons pourquoi les paysans ont généralement l’esprit plus juste que les gens de la ville, est que leur dictionnaire est moins étendu. Ils ont peu d’idées, mais ils les comparent très bien.

[202:] Les premiers développements de l’enfance se font presque tous à la fois. L’enfant apprend à parler, àmanger, à marcher à peu près dans le même temps. C’est ici proprement la première époque de sa vie. Auparavant il n’est rien de plus que ce qu’il était dans le sein de sa mère; il n’a nul sentiment, nulle idée; àperne a-t-il des sensations; il ne sent pas même sa propre existence:

Vivit, et est vitæ nescius ipse sua.

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Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou de l'éducation

Emile-fr

LIVRE SECOND

[203:] C’est ici le second terme de la vie, et celui auquel proprement finit l’enfance; car les mots infans et puer ne sont pas synonymes. Le premier est compris dans l’autre, et signifie qui ne peut parler: d’o&ugrave; vient que dans Val&egrave;re Maxime on trouve puerum infantem. Mais je continue &agrave; me servir de ce mot selon l’usage de notre langue, jusqu’&agrave; l’&acirc;ge pour lequel elle a d’autres noms.

[204:] Quand les enfants commencent &agrave; parler, ils pleurent moins. Ce progr&egrave;s est naturel: un langage est substitu&eacute; &agrave; l’autre. Sit&ocirc;t qu’ils peuvent dire qu’ils souffrent avec des paroles, pourquoi le diraient—ils avec des cris, si ce n' est quand la douleur est trop vive pour que la parole puisse l’exprimer? S’ils continuent alors &agrave; pleurer, c’est la faute des gens qui sont autour d’eux. D&egrave;s qu’une fois Emile aura dit: J’ai mal, il faudra des douleurs bien vives pour le forcer de pleurer.

[205:] Si l’enfant est d&eacute;licat, sensible, que naturellement il se mette &agrave; crier pour rien, en rendant ces cris inutiles et sans effet, j’en taris bient&ocirc;t la source. Tant qu’il pleure, je ne vais point &agrave; lui; j’y cours sit&ocirc;t qu’il s’est tu. Bient&ocirc;t sa mani&egrave;re de m’appeler sera de se taire, ou tout au plus de jeter un seul cri. C’est par l’effet sensible des signes que les enfants jugent de leur sens, il n’y a point d’autre convention pour eux: quelque mal qu’un enfant se fasse, il est tr&egrave;s rare qu’il pleure quand il est seul, &agrave;moins qu’il n’ait l’espoir d’&ecirc;tre entendu.

[206:] S’il tombe, s’il se fait une bosse &agrave; la t&ecirc;te, s’il saigne du nez, s’il se coupe les doigts, au lieu de m’empresser autour de lui d’un air alarm&eacute;, je resterai tranquille, au moins pour un peu de temps. Le mal est fait, c’est une n&eacute;cessit&eacute; qu’il l’endure; tout mon empressement ne servirait qu’&agrave; l’effrayer davantage et augmenter sa sensibilit&eacute;. Au fond, c’est moins le coup que la crainte qui tourmente, quand on s’est bless&eacute;. Je lui &eacute;pargnerai du moins cette derni&egrave;re angoisse; car tr&egrave;s s&ucirc;rement il jugera de son mal comme il verra que j’en juge: s’il me voit accourir avec inqui&eacute;tude, le consoler, le plaindre, il s’estimera perdu; s’il me voit garder mon sang-froid, il reprendra bient&ocirc;t le sien, et croira le mal gu&eacute;ri quand il ne le sentira plus. C’est &agrave; cet &acirc;ge qu’on prend les premi&egrave;res le&ccedil;ons de courage, et que, souffrant sans effroi de l&eacute;g&egrave;res douleurs, on apprend par degr&eacute;s &agrave; supporter les grandes.

[207:] Loin d’&ecirc;tre attentif &agrave; &eacute;viter qu’Emile ne se blesse, je serais fort f&acirc;ch&eacute; qu’il ne se bless&acirc;t jamais, et qu’il grand&icirc;t sans conna&icirc;tre la douleur. Souffrir est la premi&egrave;re chose qu’il doit apprendre, et celle qu’il aura le plus grand besoin de savoir. Il semble que les enfants ne soient petits et faibles que pour prendre ces importantes le&ccedil;ons sans danger. Si l’enfant tombe de son haut, il ne se cassera pas la jambe; s’il se frappe avec un b&acirc;ton, il ne se cassera pas le bras; s’il saisit un fer tranchant, il ne serrera gu&egrave;re, et ne se coupera pas bien avant. Je ne sache pas qu’on ait jamais vu d’enfant en libert&eacute; se tuer, s’estropier, ni se faire un mal consid&eacute;rable, &agrave; moins qu’on ne l’ait indiscr&egrave;tement expos&eacute; sur des lieux &eacute;lev&eacute;s, ou seul autour du feu, ou qu’on n’ait laiss&eacute; des instruments dangereux &agrave; sa port&eacute;e. Que dire de ces magasins de machines qu’on rassemble autour d’un enfant pour l’armer de toutes pi&egrave;ces contre la douleur, jusqu a ce que, devenu grand, il reste &agrave; sa merci, sans courage et sans exp&eacute;rience, qu’il se croie mort &agrave; la premi&egrave;re piq&ucirc;re et s'&eacute;vanouisse en voyant la premi&egrave;re goutte de son sang?

[208:] Notre manie enseignante et p&eacute;dantesque est toujours d’apprendre aux enfants ce qu’ils apprendraient beaucoup mieux d’eux-m&ecirc;mes, et d’oublier ce que nous aurions pu seuls leur enseigner. Y a-t-il rien de plus sot que la peine qu’on prend pour leur apprendre &agrave;marcher, comme si l’on en avait vu quelqu’un qui, par la n&eacute;gligence de sa nourrice, ne s&ucirc;t pas marcher &eacute;tant grand? Combien voit-on de gens au contraire marcher mal toute leur vie, parce qu’on leur a mal appris &agrave;marcher!

[209:] Emile n’aura ni bourrelets, ni paniers roulants, ni chariots, ni lisi&egrave;res; ou du moins, d&egrave;s qu’il commencera de savoir mettre un pied devant l’autre, on ne le soutiendra que sur les lieux pav&eacute;s, et l’on ne fera qu’y passer en h&acirc;te. Au lieu de le laisser croupir dans l’air us&eacute; d’une chambre, qu’on le m&egrave;ne journellement au milieu d’un pr&eacute;. L&agrave;, qu’il coure, qu’il s’&eacute;batte, qu’il tombe cent fois le jour, tant mieux: il en apprendra plus t&ocirc;t &agrave; se relever. Le bien-&ecirc;tre de la libert&eacute; rach&egrave;te beaucoup de blessures. Mon &eacute;l&egrave;ve aura souvent des contusions; en revanche, il sera toujours gai. Si les v&ocirc;tres en ont moins, ils sont toujours contrari&eacute;s, toujours encha&icirc;n&eacute;s, toujours tristes. Je doute que le profit soit de leur c&ocirc;t&eacute;.

[210:] Un autre progr&egrave;s rend aux enfants la plainte moins n&eacute;cessaire: c’est celui de leurs forces. Pouvant plus par eux-m&ecirc;mes, ils ont un besoin moins fr&eacute;quent de recourir &agrave; autrui. Avec leur force se d&eacute;veloppe la connaissance qui les met en &eacute;tat de la diriger. C’est &agrave; ce second degr&eacute; que commence proprement la vie de l’individu; c’est alors qu’il prend la conscience de lui-m&ecirc;me. La m&eacute;moire &eacute;tend le sentiment de l’identit&eacute; sur tous les moments de son existence; il devient v&eacute;ritablement un, le m&ecirc;me, et par cons&eacute;quent d&eacute;j&agrave; capable de bonheur ou de mis&egrave;re. Il importe donc de commencer &agrave; le consid&eacute;rer ici comme un &ecirc;tre moral.

[211:] Quoiqu’on assigne &agrave; peu pr&egrave;s le plus long terme de la vie humaine et les probabilit&eacute;s qu’on a d’approcher de ce terme &agrave; chaque &acirc;ge, rien n’est plus incertain que la dur&eacute;e de la vie de chaque homme en particulier; tr&egrave;s peu parviennent &agrave; ce plus long terme. Les plus grands risques de la vie sont dans son commencement; moins on a v&eacute;cu, moins on doit esp&eacute;rer de vivre. Des enfants qui naissent, la moiti&eacute;, tout au plus, parvient &agrave; l’adolescence; et il est probable que votre &eacute;l&egrave;ve n’atteindra pas l’&acirc;ge d’homme.

[212:] Que faut-il donc penser de cette &eacute;ducation barbare qui sacrifie le pr&eacute;sent &agrave; un avenir incertain, qui charge un enfant de cha&icirc;nes de toute esp&egrave;ce, et commence par le rendre mis&eacute;rable, pour lui pr&eacute;parer au loin je ne sais quel pr&eacute;tendu bonheur dont il est &agrave; croire qu’il ne jouira jamais? Quand je supposerais cette &eacute;ducation raisonnable dans son objet, comment voir sans indignation de pauvres infortun&eacute;s soumis &agrave; un joug insupportable et condamn&eacute;s &agrave; des travaux continuels comme des gal&eacute;riens, sans &ecirc;tre assur&eacute; que tant de soins leur seront jamais utiles! L’&acirc;ge de la gaiet&eacute; se passe au milieu des pleurs, des ch&acirc;timents, des menaces, de l’esclavage. On tourmente le malheureux pour son bien; et l’on ne voit pas la mort qu’on appelle, et qui va le saisir au milieu de ce triste appareil. Qui sait combien d’enfants p&eacute;rissent victimes de l’extravagante sagesse d’un p&egrave;re ou d’un ma&icirc;tre? Heureux d’&eacute;chapper &agrave; sa cruaut&eacute;, le seul avantage qu’ils tirent des maux qu’il leur a fait souffrir est de mourir sans regretter la vie, dont ils n’ont connu que les tourments.

[213:] Hommes, soyez humains, c’est votre premier devoir; soyez-le pour tous les &eacute;tats, pour tous les &acirc;ges, pour tout ce qui n’est pas &eacute;tranger &agrave; l’homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l’humanit&eacute;? Aimez l’enfance; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n’a pas regrett&eacute; quelquefois cet &acirc;ge o&ugrave; le rire est toujours sur les l&egrave;vres, et o&ugrave; l’&acirc;me est toujours en paix? Pourquoi voulez-vous &ocirc;ter &agrave; ces petits innocents la jouissance d’un temps si court qui leur &eacute;chappe, et d’un bien si pr&eacute;cieux dont ils ne sauraient abuser? Pourquoi voulez-vous remplir d’amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu’ils ne peuvent revenir pour vous? P&egrave;res, savez-vous le moment o&ugrave; la mort attend vos enfants? Ne vous pr&eacute;parez pas des regrets en leur &ocirc;tant le peu d’instants que la nature leur donne: aussit&ocirc;t qu’ils peuvent sentir le plaisir d’&ecirc;tre, faites qu’ils en jouissent; faites qu’&agrave; quelque heure que Dieu les appelle, ils ne meurent point sans avoir go&ucirc;t&eacute; la vie.

[214:] Que de voix vont s’&eacute;lever contre moi! J’entends de loin les clameurs de cette fausse sagesse qui nous jette incessamment hors de nous, qui compte toujours le pr&eacute;sent pour rien, et, poursuivant sans rel&acirc;che un avenir qui fuit &agrave; mesure qu’on avance, &agrave; force de nous transporter o&ugrave; nous ne sommes pas, nous transporte o&ugrave; nous ne serons jamais.

[215:] C’est, me r&eacute;pondez-vous, le temps de corriger les mauvaises inclinations de l’homme; c’est dans l’&acirc;ge de l’enfance, o&ugrave; les peines sont le moins sensibles, qu’il faut les multiplier, pour les &eacute;pargner dans l’&acirc;ge de raison. Mais qui vous dit que tout cet arrangement est &agrave;votre disposition, et que toutes ces belles instructions dont vous accablez le faible esprit d’un enfant ne lui seront pas un jour plus pernicieuses qu’utiles? Qui vous assure que vous &eacute;pargnez quelque chose par les chagrins que vous lui prodiguez? Pourquoi lui donnez-vous plus de maux que son &eacute;tat n’en comporte, sans &ecirc;tre s&ucirc;r que ces maux pr&eacute;sents sont &agrave; la d&eacute;charge de l’avenir? Et comment me prouverez-vous que ces mauvais penchants dont vous pr&eacute;tendez le gu&eacute;rir ne lui viennent pas de vos soins mal entendus, bien plus que de la nature? Malheureuse pr&eacute;voyance, qui rend un &ecirc;tre actuellement mis&eacute;rable, sur l’espoir bien ou mal fond&eacute; de le rendre heureux un jour! Que si ces raisonneurs vulgaires confondent la licence avec la libert&eacute;, et l’enfant qu’on rend heureux avec l’enfant qu’on g&acirc;te, apprenons-leur &agrave; les distinguer.

[216:] Pour ne point courir apr&egrave;s des chim&egrave;res, n’oublions pas ce qui convient &agrave; notre condition. L’humanit&eacute; a sa place dans l’ordre des choses; l’enfance a la sienne dans l’ordre de la vie humaine: il faut consid&eacute;rer l’homme dans l’homme, et l’enfant dans l’enfant. Assigner &agrave;chacun sa place et l’y fixer, ordonner les passions humaines selon la constitution de l’homme, est tout ce que nous pouvons faire pour son bien-&ecirc;tre. Le reste d&eacute;pend de causes &eacute;trang&egrave;res qui ne sont point en notre pouvoir.

[217:] Nous ne savons ce que c'est que bonheur ou malheur absolu. Tout est m&ecirc;l&eacute; dans cette vie; on n’y go&ucirc;te aucun sentiment pur, on n’y reste pas deux moments dans le m&ecirc;me &eacute;tat. Les affections de nos &acirc;mes, ainsi que les modifications de nos corps, sont dans un flux continuel. Le bien et le mal nous sont communs &agrave; tous, mais en diff&eacute;rentes mesures. Le plus heureux est celui qui sent le moins de peines; le plus mis&eacute;rable est celui qui sent le moins de plaisirs. Toujours plus de souffrances que de jouissances: voil&agrave; la diff&eacute;rence commune &agrave; tous. La f&eacute;licit&eacute; de l’homme ici-bas n’est donc qu’un &eacute;tat n&eacute;gatif; on doit la mesurer par la moindre quantit&eacute; de maux qu’il souffre.

[218:] Tout sentiment de peine est ins&eacute;parable du d&eacute;sir de s’en d&eacute;livrer; toute id&eacute;e de plaisir est ins&eacute;parable du d&eacute;sir d’en jouir; tout d&eacute;sir suppose privation, et toutes les privations qu’on sent sont p&eacute;nibles; c’est donc dans la disproportion de nos d&eacute;sirs et de nos facult&eacute;s que consiste notre mis&egrave;re. Un &ecirc;tre sensible dont les facult&eacute;s &eacute;galeraient les d&eacute;sirs serait un &ecirc;tre absolument heureux.

[219:] En quoi donc consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur? Ce n’est pas pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave; diminuer nos d&eacute;sirs; car, s’ils &eacute;taient au-dessous de notre puissance, une partie de nos facult&eacute;s resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre &ecirc;tre. Ce n’est pas non plus &agrave; &eacute;tendre nos facult&eacute;s, car si nos d&eacute;sirs s’&eacute;tendaient &agrave; la fois en plus grand rapport, nous n’en deviendrions que plus mis&eacute;rables: mais c’est &agrave; diminuer l’exc&egrave;s des d&eacute;sirs sur les facult&eacute;s, et &agrave; mettre en &eacute;galit&eacute; parfaite la puissance et la volont&eacute;. C’est alors seulement que, toutes les forces &eacute;tant en action, l’&acirc;me cependant restera paisible, et que l’homme se trouvera bien ordonn&eacute;.

[220:] C’est ainsi que la nature, qui fait tout pour le mieux, l’a d’abord institu&eacute;. Elle ne lui donne imm&eacute;diatement que les d&eacute;sirs n&eacute;cessaires &agrave; sa conservation et les facult&eacute;s suffisantes pour les satisfaire. Elle a mis toutes les autres comme en r&eacute;serve au fond de son &acirc;me, pour s’y d&eacute;velopper au besoin. Ce n’est que dans cet &eacute;tat primitif que l’&eacute;quilibre du pouvoir et du d&eacute;sir se rencontre, et que l’homme n’est pas malheureux. Sit&ocirc;t que ses facult&eacute;s virtuelles se mettent en action, l’imagination, la plus active de toutes, s’&eacute;veille et les devance. C’est l’imagination qui &eacute;tend pour nous la mesure des possibles, soit en bien, soit en mal, et qui, par cons&eacute;quent, excite et nourrit les d&eacute;sirs par l’espoir de les satisfaire. Mais l’objet qui paraissait d’abord sous la main fuit plus vite qu’on ne peut le poursuivre; quand on croit l’atteindre, il se transforme et se montre au loin devant nous. Ne voyant plus le pays d&eacute;j&agrave; parcouru, nous le comptons pour rien; celui qui reste &agrave; parcourir s’agrandit, s’&eacute;tend sans cesse. Ainsi l’on s’&eacute;puise sans arriver au terme; et plus nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur s'&eacute;loigne de nous.

[221:] Au contraire, plus l’homme est rest&eacute; pr&egrave;s de sa condition naturelle, plus la diff&eacute;rence de ses facult&eacute;s &agrave; ses d&eacute;sirs est petite, et moins par cons&eacute;quent il est &eacute;loign&eacute; d’&ecirc;tre heureux. Il n’est jamais moins mis&eacute;rable que quand il para&icirc;t d&eacute;pourvu de tout; car la mis&egrave;re ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s’en fait sentir.

[222:] Le monde r&eacute;el a ses bornes, le monde imaginaire est infini; ne pouvant &eacute;largir l’un, r&eacute;tr&eacute;cissons l’autre; car c' est de leur seule diff&eacute;rence que naissent toutes les peines qui nous rendent vraiment malheureux. Otez la force, la sant&eacute;, le bon t&eacute;moignage de soi, tous les biens de cette vie sont dans l’opinion; &ocirc;tez les douleurs du corps et les remords de la conscience, tous nos maux sont imaginaires. Ce principe est commun, dira-t-on; j’en conviens; mais l’application pratique n’en est pas commune; et c’est uniquement de la pratique qu’il s’ agit ici.

[223:] Quand on dit que l’homme est faible, que veut-on dire? Ce mot de aiblesse indique un rapport, un rapport de l’&ecirc;tre auquel on l’applique. Celui dont la force passe les besoins, f&ucirc;t-il un insecte, un ver, est un &ecirc;tre fort; celui dont les besoins passent la force, f&ucirc;t-il un &eacute;l&eacute;phant, un lion; f&ucirc;t-il un conqu&eacute;rant, un h&eacute;ros; f&ucirc;t-il un dieu; c’est un &ecirc;tre faible. L’ange rebelle qui m&eacute;connut sa nature &eacute;tait plus faible que l’heureux mortel qui vit en paix selon la sienne. L’homme est tr&egrave;s fort quand il se contente d’&ecirc;tre ce qu’il est; il est tr&egrave;s faible quand il veut s’&eacute;lever au-dessus de l’humanit&eacute;. N’allez donc pas vous figurer qu’en &eacute;tendant vos facult&eacute;s vous &eacute;tendez vos forces; vous les diminuez, au contraire, si votre orgueil s’&eacute;tend plus qu’elles. Mesurons le rayon de notre sph&egrave;re, et restons au centre comme l’insecte au milieu de sa toile; nous nous suffirons toujours &agrave; nous-m&ecirc;mes, et nous n’aurons point &agrave; nous plaindre de notre faiblesse, car nous ne la sentirons jamais.

[224:] Tous les animaux ont exactement les facult&eacute;s n&eacute;cessaires pour se conserver. L’homme seul en a de superflues. N’est-il pas bien &eacute;trange que ce superflu soit l’instrument de sa mis&egrave;re? Dans tout pays les bras d’un homme valent plus que sa subsistance. S’il &eacute;tait assez sage pour compter ce surplus pour rien, il aurait toujours le n&eacute;cessaire, parce qu’il n’aurait jamais rien de trop. Les grands besoins, disait Favorin, naissent des grands biens; et souvent le meilleur moyen de se donner les choses dont on manque est de s’&ocirc;ter celles qu’on a. C’est &agrave; force de nous travailler pour augmenter notre bonheur, que nous le changeons en mis&egrave;re. Tout homme qui ne voudrait que vivre, vivrait heureux; par cons&eacute;quent il vivrait bon; car o&ugrave; serait pour lui l’avantage d’&ecirc;tre m&eacute;chant?

[225:] Si nous &eacute;tions immortels, nous serions des &ecirc;tres tr&egrave;s mis&eacute;rables. Il est dur de mourir, sans doute; mais il est doux d’esp&eacute;rer qu’on ne vivra pas toujours, et qu’une meilleure vie finira les peines de celle—ci. Si l’on nous offrait l’immortalit&eacute; sur la terre, qui est-ce qui voudrait accepter ce triste pr&eacute;sent? Quelle ressource, quel espoir, quelle consolation nous resterait-il contre les rigueurs du sort et contre les injustices des hommes? L’ignorant, qui ne pr&eacute;voit rien, sent peu le prix de la vie, et craint peu de la perdre; l’homme &eacute;clair&eacute; voit des biens d’un plus grand prix, qu’il pr&eacute;f&egrave;re &agrave; celui-l&agrave;. Il n’y a que le demi-savoir et la fausse sagesse qui, prolongeant nos vues jusqu’&agrave; la mort, et pas au-del&agrave;, en font pour nous le pire des maux. La n&eacute;cessit&eacute; de mourir n’est &agrave; l’homme sage qu’une raison pour supporter les peines de la vie. Si l’on n’&eacute;tait pas s&ucirc;r de la perdre une fois, elle co&ucirc;terait trop &agrave; conserver.

[226:] Nos maux moraux sont tous dans l’opinion, hors un seul, qui est le crime; et celui-l&agrave; d&eacute;pend de nous: nos maux physiques se d&eacute;truisent ou nous d&eacute;truisent. Le temps ou la mort sont nos rem&egrave;des; mais nous souffrons d’autant plus que nous savons moins souffrir; et nous nous donnons plus de tourment pour gu&eacute;rir nos maladies, que nous n’en aurions &agrave; les supporter. Vis selon la nature, sois patient, et chasse les m&eacute;decins; tu n’&eacute;viteras pas la mort, mais tu ne la sentiras qu’une fois, tandis qu’ils la portent chaque jour dans ton imagination troubl&eacute;e, et que leur art mensonger, au lieu de prolonger tes jours, t’en &ocirc;te la jouissance. Je demanderai toujours quel vrai bien cet art a fait aux hommes. Quelques-uns de ceux qu’il gu&eacute;rit mourraient, il est vrai; mais des millions qu’il tue resteraient en vie. Homme sens&eacute;, ne mets point &agrave; cette loterie, o&ugrave; trop de chances sont contre toi. Souffre, meurs ou gu&eacute;ris; mais surtout vis jusqu’&agrave; ta derni&egrave;re heure.

[227:] Tout n’est que folie et contradiction dans les institutions humaines. Nous nous inqui&eacute;tons plus de notre vie &agrave; mesure qu’elle perd de son prix. Les vieillards la regrettent plus que les jeunes gens; ils ne veulent pas perdre les appr&ecirc;ts qu’ils ont faits pour en jouir; &agrave;soixante ans, il est bien cruel de mourir avant d’avoir commenc&eacute; de vivre. On croit que l’homme a un vif amour pour sa conservation, et cela est vrai; mais on ne voit pas que cet amour, tel que nous le sentons, est en grande partie l’ouvrage des hommes. Naturellement l’homme ne s'inqui&egrave;te pour se conserver qu’autant que les moyens en sont en son pouvoir; sit&ocirc;t que ces moyens lui &eacute;chappent, il se tranquillise et meurt sans se tourmenter inutilement. La premi&egrave;re loi de la r&eacute;signation nous vient de la nature. Les sauvages, ainsi que les b&ecirc;tes, se d&eacute;battent fort peu contre la mort, et l’endurent presque sans se plaindre. Cette loi d&eacute;truite, il s’en forme une autre qui vient de la raison; mais peu savent l’en tirer, et cette r&eacute;signation factice n’est jamais aussi pleine et enti&egrave;re que la premi&egrave;re.

[228:] La pr&eacute;voyance! la pr&eacute;voyance qui nous porte sans cesse au-del&agrave; de nous, et souvent nous place o&ugrave; nous n’arriverons point, voil&agrave; la v&eacute;ritable source de toutes nos mis&egrave;res. Quelle manie a un &ecirc;tre aussi passager que l’homme de regarder toujours au loin dans un avenir qui vient si rarement, et de n&eacute;gliger le pr&eacute;sent dont il est s&ucirc;r! manie d’autant plus funeste qu’elle augmente incessamment avec l’&acirc;ge, et que les vieillards, toujours d&eacute;fiants, pr&eacute;voyants, avares, aiment mieux se refuser aujourd’hui le n&eacute;cessaire que de manquer du superflu dans cent ans. Ainsi nous tenons &agrave; tout, nous nous accrochons &agrave; tout; les temps, les lieux, les hommes, les choses, tout ce qui est, tout ce qui sera, importe &agrave; chacun de nous; notre individu n’est plus que la moindre partie de nous-m&ecirc;mes. Chacun s’&eacute;tend, pour ainsi dire, sur la terre enti&egrave;re, et devient sensible sur toute cette grande surface. Est-il &eacute;tonnant que nos maux se multiplient dans tous les points par o&ugrave; l’on peut nous blesser? Que de princes se d&eacute;solent pour la perte d’un pays qu’ils n’ont jamais vu! Que de marchands il suffit de toucher aux Indes, pour les faire crier &agrave; Paris!

[229:] Est-ce la nature qui porte ainsi les hommes si loin d’eux-m&ecirc;mes? Est-ce elle qui veut que chacun apprenne son destin des autres, et quelquefois l’apprenne le dernier, en sorte que tel est mort heureux ou mis&eacute;rable, sans en avoir jamais rien su? Je vois un homme frais, gai, vigoureux, bien portant; sa pr&eacute;sence inspire la joie; ses yeux annoncent le contentement, le bien-&ecirc;tre; il porte avec lui l’image du bonheur. Vient une lettre de la poste; l’homme heureux la regarde, elle est &agrave; son adresse, il l’ouvre, il la lit. A l’instant son air change; il p&acirc;lit, il tombe en d&eacute;faillance. Revenu &agrave; lui, il pleure, il s’agite, il g&eacute;mit, il s’arrache les cheveux, il fait retentir l’air de ses cris, il semble attaqu&eacute; d’affreuses convulsions. Insens&eacute;! quel mal t’a donc fait ce papier? quel membre t’a-t-il &ocirc;t&eacute;? quel crime t’a-t-il fait commettre? Enfin qu’a-t-il chang&eacute; dans toi-m&ecirc;me pour te mettre dans l’&eacute;tat o&ugrave; je te vois?

[230:] Que la lettre se f&ucirc;t &eacute;gar&eacute;e, qu’une main charitable l’e&ucirc;t jet&eacute;e au feu, le sort de ce mortel, heureux et malheureux &agrave; la fois, e&ucirc;t &eacute;t&eacute;, ce me semble, un &eacute;trange probl&egrave;me. Son malheur, direz-vous, &eacute;tait r&eacute;el. Fort bien, mais il ne le sentait pas. O&ugrave; &eacute;tait-il donc? Son bonheur &eacute;tait imaginaire. J’entends; la sant&eacute;, la gaiet&eacute;, le bien-&ecirc;tre, le contentement d’esprit, ne sont plus que des visions. Nous n’existons plus o&ugrave; nous sommes, nous n’existons qu’o&ugrave; nous ne sommes pas. Est-ce la peine d’avoir une si grande peur de la mort, pourvu que ce en quoi nous vivons reste?

[231:] O homme! resserre ton existence au dedans de toi, et tu ne seras plus mis&eacute;rable. Reste &agrave; la place que la nature t’assigne dans la cha&icirc;ne des &ecirc;tres, rien ne t’en pourra faire sortir; ne regimbe point contre la dure loi de la n&eacute;cessit&eacute;, et n’&eacute;puise pas, &agrave; vouloir lui r&eacute;sister, des forces que le ciel ne t’a point donn&eacute;es pour &eacute;tendre ou prolonger ton existence, mais seulement pour la conserver comme il lui pla&icirc;t et autant qu’il lui pla&icirc;t. Ta libert&eacute;, ton pouvoir, ne s’&eacute;tendent qu’aussi loin que tes forces naturelles, et pas au-del&agrave;; tout le reste n’est qu’esclavage, illusion, prestige. La domination m&ecirc;me est servile, quand elle tient &agrave; l’opinion; car tu d&eacute;pends des pr&eacute;jug&eacute;s de ceux que tu gouvernes par les pr&eacute;jug&eacute;s. Pour les conduire comme il te pla&icirc;t, il faut te conduire comme il leur pla&icirc;t. Ils n’ont qu’&agrave; changer de mani&egrave;re de penser, il faudra bien par force que tu changes de mani&egrave;re d’agir. Ceux qui t’approchent n’ont qu’&agrave; savoir gouverner les opinions du peuple que tu crois gouverner, ou des favoris qui te gouvernent ou celles de ta famille, ou les tiennes propres: ces visirs, ces courtisans, ces pr&ecirc;tres, ces soldats, ces valets, ces caillettes, et jusqu’&agrave; des enfants, quand tu serais un Th&egrave;mistocle en g&eacute;nie, vont te mener, comme un enfant toi-m&ecirc;me au milieu de tes l&eacute;gions. Tu as beau faire, jamais ton autorit&eacute; r&eacute;elle n’ira plus loin que tes facult&eacute;s r&eacute;elles. Sit&ocirc;t qu’il faut voir par les yeux des autres, il faut vouloir par leurs volont&eacute;s. Mes peuples sont mes sujets, dis-tu fi&egrave;rement. Soit. Mais toi, qu’es—tu? le sujet de tes ministres. Et tes ministres &agrave; leur tour, que sont-ils? les sujets de leurs commis, de leurs ma&icirc;tresses, les valets de leurs valets. Prenez tout, usurpez tout, et puis versez l’argent &agrave;pleines mains; dressez des batteries de canon; &eacute;levez des gibets, des roues; donnez des lois, des &eacute;dits; multipliez les espions, les soldats, les bourreaux, les prisons, les cha&icirc;nes: pauvres petits hommes, de quoi vous sert tout cela? vous n’en serez ni mieux servis, ni moins vol&eacute;s, ni moins tromp&eacute;s, ni plus absolus. Vous direz toujours: nous voulons; et vous ferez toujours ce que voudront les autres.

[232:] Le seul qui fait sa volont&eacute; est celui qui n’a pas besoin, pour la faire, de mettre les bras d’un autre au bout des siens: d’o&ugrave; il suit que le premier de tous les biens n’est pas l’autorit&eacute;, mais la libert&eacute;. L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut, et fait ce qu’il lui pla&icirc;t. Voil&agrave; ma maxime fondamentale. Il ne s’agit que de l’appliquer &agrave; l’enfance, et toutes les r&egrave;gles de l’&eacute;ducation vont en d&eacute;couler.

[233:] La soci&eacute;t&eacute; a fait l’homme plus faible, non seulement en lui &ocirc;tant le droit qu’il avait sur ses propres forces, mais surtout en les lui rendant insuffisantes. Voil&agrave; pourquoi ses d&eacute;sirs se multiplient avec sa faiblesse, et voil&agrave; ce qui fait celle de l’enfance, compar&eacute;e &agrave; l’&acirc;ge d’homme. Si l’homme est un &ecirc;tre fort, et si l’enfant est un &ecirc;tre faible, ce n’est pas parce que le premier a plus de force absolue que le second, mais c’est parce que le premier peut naturellement se suffire &agrave; lui-m&ecirc;me et que l’autre ne le peut. L’homme doit donc avoir plus de volont&eacute;s, et l’enfant plus de fantaisies; mot par lequel j’entends tous les d&eacute;sirs qui ne sont pas de vrais besoins, et qu’on ne peut contenter qu’avec le secours d’autrui.

[234:] J’ai dit la raison de cet &eacute;tat de faiblesse. La nature y pourvoit par l’attachement des p&egrave;res et des m&egrave;res: mais cet attachement peut avoir son exc&egrave;s, son d&eacute;faut, ses abus. Des parents qui vivent dans l’&eacute;tat civil y transportent leur enfant avant l’&acirc;ge. En lui donnant plus de besoins qu’il n’en a, ils ne soulagent pas sa faiblesse, ils l’augmentent. Ils l’augmentent encore en exigeant de lui ce que la nature n’exigeait pas, en soumettant &agrave; leurs volont&eacute;s le peu de forces qu’il a pour servir les siennes, en changeant de part ou d’autre en esclavage la d&eacute;pendance r&eacute;ciproque o&ugrave; le tient sa faiblesse et o&ugrave; les tient leur attachement.

[235:] L’homme sage sait rester &agrave; sa place; mais l’enfant, qui ne conna&icirc;t pas la sienne, ne saurait s’y maintenir. Il a parmi nous mille issues pour en sortir; c’est &agrave; ceux qui le gouvernent &agrave; l’y retenir, et cette t&acirc;che n’est pas facile. Il ne doit &ecirc;tre ni b&ecirc;te ni homme, mais enfant; il faut qu’il sente sa faiblesse et non qu’il en souffre; il faut qu’il d&eacute;pende et non qu’il ob&eacute;isse; il faut qu’il demande et non qu’il commande. Il n’est soumis aux autres qu’&agrave; cause de ses besoins, et parce qu’ils voient mieux que lui ce qui lui est utile, ce qui peut contribuer ou nuire &agrave; sa conservation. Nul n’a droit, pas m&ecirc;me le p&egrave;re, de commander &agrave; l’enfant ce qui ne lui est bon &agrave; rien.

[236:] Avant que les pr&eacute;jug&eacute;s et les institutions humaines aient alt&eacute;r&eacute; nos penchants naturels, le bonheur des enfants ainsi que des hommes consiste dans l’usage de leur libert&eacute;; mais cette libert&eacute; dans les premiers est born&eacute;e par leur faiblesse. Quiconque fait ce qu’il veut est heureux, s’il se suffit &agrave; lui-m&ecirc;me; c’est le cas de l’homme vivant dans l’&eacute;tat de nature. Quiconque fait ce qu’il veut n’est pas heureux, si ses besoins passent ses forces: c’est le cas de l’enfant dans le m&ecirc;me &eacute;tat. Les enfants ne jouissent m&ecirc;me dans l’&eacute;tat de nature que d’une libert&eacute; imparfaite, semblable &agrave; celle dont jouissent les hommes dans l’&eacute;tat civil. Chacun de nous, ne pouvant plus se passer des autres, redevierst &agrave; cet &eacute;gard faible et mis&eacute;rable. Nous &eacute;tions faits pour &ecirc;tre hommes; les lois et la soci&eacute;t&eacute; nous ont replong&eacute;s dans l’enfance. Les riches, les grands, les rois sont tous des enfants qui, voyant qu’on s’empresse &agrave; soulager leur mis&egrave;re, tirent de cela m&ecirc;me une vanit&eacute; pu&eacute;rile, et sont tout fiers des soins qu’on ne leur rendrait pas s’ils &eacute;taient hommes faits.

[237:] Ces consid&eacute;rations sont importantes, et servent &agrave;r&eacute;soudre toutes les contradictions du syst&egrave;me social. Il y a deux sortes de d&eacute;pendances celle des choses, qui est de la nature; celle des hommes, qui est de la soci&eacute;t&eacute;. La d&eacute;pendance des choses, n’ayant aucune moralit&eacute;, ne nuit point &agrave; la libert&eacute;, et n’engendre point de vices la d&eacute;pendance des hommes &eacute;tant d&eacute;sordonn&eacute;e les engendre tous, et c’est par elle que le ma&icirc;tre et l’esclave se d&eacute;pravent mutuellement. S’il y a quelque moyen de rem&eacute;dier &agrave; ce mal dans la soci&eacute;t&eacute;, c’est de substituer la loi &agrave; l’homme, et d’armer les volont&eacute;s g&eacute;n&eacute;rales d’une force r&eacute;elle, sup&eacute;rieure &agrave; l’action de toute volont&eacute; particuli&egrave;re. Si les lois des nations pouvaient avoir, comme celles de la nature, une inflexibilit&eacute; que jamais aucune force humaine ne p&ucirc;t vaincre, la d&eacute;pendance des hommes redeviendrait alors celle des choses; on r&eacute;unirait dans la r&eacute;publique tous les avantages de l’&eacute;tat naturel &agrave; ceux de l’&eacute;tat civil; on joindrait &agrave; la libert&eacute; qui maintient l’homme exempt de vices, la moralit&eacute; qui l’&eacute;l&egrave;ve &agrave; la vertu.

[238:] Maintenez l’enfant dans la seule d&eacute;pendance des choses, vous aurez suivi l’ordre de la nature dans le progr&egrave;s de son &eacute;ducation. N’offrez jamais &agrave; ses volont&eacute;s indiscr&egrave;tes que des obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions m&ecirc;mes, et qu’il se rappelle dans l’occasion; sans lui d&eacute;fendre de mal faire, il suffit de l’en emp&ecirc;cher. L’exp&eacute;rience ou l’impuissance doivent seules lui tenir lieu de loi. N’accordez rien &agrave; ses d&eacute;sirs parce qu’il le demande, mais parce qu’il en a besoin. Qu’il ne sache ce que c’est qu’ob&eacute;issance quand il agit, ni ce que c’est qu’empire quand on agit pour lui. Qu’il sente &eacute;galement sa libert&eacute; dans ses actions et dans les v&ocirc;tres. Suppl&eacute;ez &agrave; la force qui lui manque, autant pr&eacute;cis&eacute;ment qu’il en a besoin pour &ecirc;tre libre et non pas imp&eacute;rieux; qu’en recevant vos services avec une sorte d’humiliation, il aspire au moment o&ugrave; il pourra s’en passer, et o&ugrave; il aura l’honneur de se servir lui-m&ecirc;me.

[239:] La nature a, pour fortifier le corps et le faire cro&icirc;tre, des moyens qu’on ne doit jamais contrarier. Il ne faut point contraindre un enfant de rester quand il veut aller, ni d’aller quand il veut rester en place. Quand la volont&eacute; des enfants n’est point g&acirc;t&eacute;e par notre faute, ils ne veulent rien inutilement. Il faut qu’ils sautent, qu’ils courent, qu’ils crient, quand ils en ont envie. Tous leurs mouvements sont des besoins de leur constitution, qui cherche &agrave; se fortifier; mais on doit se d&eacute;fier de ce qu’ils d&eacute;sirent sans le pouvoir faire eux-m&ecirc;mes, et que d’autres sont oblig&eacute;s de faire pour eux. Alors il faut distinguer avec soin le vrai besoin, le besoin naturel, du besoin de fantaisie qui commence &agrave; na&icirc;tre, ou de celui qui ne vient que de la surabondance de vie dont j’ai parl&eacute;.

[240:] J’ai d&eacute;j&agrave; dit ce qu’il faut faire quand un enfant pleure pour avoir ceci ou cela. J’ajouterai seulement que, d&egrave;s qu’il peut demander en parlant ce qu’il d&eacute;sire, et que, pour l’obtenir plus vite ou pour vaincre un refus, il appuie de pleurs sa demande, elle lui doit &ecirc;tre irr&eacute;vocablement refus&eacute;e. Si le besoin l’a fait parler, vous devez le savoir, et faire aussit&ocirc;t ce qu’il demande; mais c&eacute;der quelque chose &agrave; ses larmes, c’est l’exciter &agrave; en verser, c’est lui apprendre &agrave; douter de votre bonne volont&eacute;, et &agrave; croire que l’importunit&eacute; peut plus sur vous que la bienveillance. S’il ne vous croit pas bon, bient&ocirc;t il sera m&eacute;chant; s’il vous croit faible, il sera bient&ocirc;t opini&acirc;tre; il importe d’accorder toujours au premier signe ce qu’on ne veut pas refuser. Ne soyez point prodigue en refus, mais ne les r&eacute;voquez jamais.

[241:] Gardez-vous surtout de donner &agrave; l’enfant de vaines formules de politesse, qui lui servent au besoin de paroles magiques pour soumettre &agrave; ses volont&eacute;s tout ce qui l’entoure, et obtenir &agrave; l’instant ce qu’il lui pla&icirc;t. Dans l’&eacute;ducation fa&ccedil;onni&egrave;re des riches on ne manque jamais de les rendre poliment imp&eacute;rieux, en leur prescrivant les termes dont ils doivent se servir pour que personne n’ose leur r&eacute;sister; leurs enfants n’ont ni ton ni tours suppliants; ils sont aussi arrogants, m&ecirc;me plus, quand ils prient que quand ils commandent, comme &eacute;tant bien plus s&ucirc;rs d’&ecirc;tre ob&eacute;is. On voit d’abord que s’il vous pla&icirc;t signifie dans leur bouche il me pla&icirc;t, et que je vous prie signifie je vous ordonne. Admirable politesse, qui n’aboutit pour eux qu’&agrave; changer le sens des mots, et &agrave; ne pouvoir jamais parler autrement qu’avec empire! Quant &agrave; moi, qui crains moins qu’Emile ne soit grossier qu’arrogant, j’aime beaucoup mieux qu’il dise en priant, faites cela, qu’en commandant, je vous prie. Ce n’est pas le terme dont il se sert qui m’importe, mais bien l’acception qu’il y joint.

[242:] Il y a un exc&egrave;s de rigueur et un exc&egrave;s d’indulgence, tous deux &eacute;galement &agrave; &eacute;viter. Si vous laissez p&acirc;tir les enfants, vous exposez leur sant&eacute;, leur vie; vous les rendez actuellement mis&eacute;rables; si vous leur &eacute;pargnez avec trop de soin toute esp&egrave;ce de mal-&ecirc;tre, vous leur pr&eacute;parez de grandes mis&egrave;res; vous les rendez d&eacute;licats, sensibles; vous les sortez de leur &eacute;tat d’hommes dans lequel ils rentreront un jour malgr&eacute; vous. Pour ne les pas exposer &agrave; quelques maux de la nature, vous &ecirc;tes l’artisan de ceux qu’elle ne leur a pas donn&eacute;s. Vous me direz que je tombe dans le cas de ces mauvais p&egrave;res auxquels je reprochais de sacrifier le bonheur des enfants &agrave; la consid&eacute;ration d’un temps &eacute;loign&eacute; qui peut ne jamais &ecirc;tre.

[243:] Non pas: car la libert&eacute; que je donne &agrave; mon &eacute;l&egrave;ve le d&eacute;dommage amplement des l&eacute;g&egrave;res incommodit&eacute;s auxquelles je le laisse expos&eacute;. Je vois de petits polissons jouer sur la neige, violets, transis, et pouvant &agrave; peine remuer les doigts. Il ne tient qu’&agrave; eux de s’aller chauffer, ils n’en font rien; si on les y for&ccedil;ait, ils sentiraient cent fois plus les rigueurs de la contrainte, qu’ils ne sentent celles du froid. De quoi donc vous plaignez-vous? Rendrai-je votre enfant mis&eacute;rable en ne l’exposant qu’aux incommodit&eacute;s qu’il veut bien souffrir? Je fais son bien dans le moment pr&eacute;sent, en le laissant libre; je fais son bien dans l’avenir, en l’armant contre les maux qu’il doit supporter. S’il avait le choix d’&ecirc;tre mon &eacute;l&egrave;ve ou le v&ocirc;tre, pensez-vous qu’il balan&ccedil;&acirc;t un instant?

[244:] Concevez-vous quelque vrai bonheur possible pour aucun &ecirc;tre hors de sa constitution? et n’est-ce pas sortir l’homme de sa constitution, que de vouloir l’exempter &eacute;galement de tous les maux de son esp&egrave;ce? Oui, je le soutiens: pour sentir les grands biens, il faut qu’il connaisse les petits maux; telle est sa nature. Si le physique va trop bien, le moral se corrompt. L’homme qui ne conna&icirc;trait pas la douleur, ne conna&icirc;trait ni l’attendrissement de l’humanit&eacute;, ni la douceur de la commis&eacute;ration; son coeur ne serait &eacute;mu de rien, il ne serait pas sociable, il serait un monstre parmi ses semblables.

[245:] Savez-vous quel est le plus s&ucirc;r moyen de rendre votre enfant mis&eacute;rable? c’est de l’accoutumer &agrave; tout obtenir; car ses d&eacute;sirs croissant incessamment par la facilit&eacute; de les satisfaire, t&ocirc;t ou tard l’impuissance vous forcera malgr&eacute; vous d’en venir au refus; et ce refus inaccoutum&eacute; lui donnera plus de tourment que la privation m&ecirc;me de ce qu’il d&eacute;sire. D’abord il voudra la canne que vous tenez; bient&ocirc;t il voudra votre montre; ensuite il voudra l’oiseau qui vole; il voudra l’&eacute;toile qu’il voit briller; il voudra tout ce qu’il verra: &agrave; moins d’&ecirc;tre Dieu, comment le contenterez-vous?

[246:] C’est une disposition naturelle &agrave; l’homme de regarder comme sien tout ce qui est en son pouvoir. En ce sens le principe de Hobbes est vrai jusqu’&agrave; certain point multipliez avec nos d&eacute;sirs les moyens de les satisfaire, chacun se fera le ma&icirc;tre de tout. L’enfant donc qui n'a qu’&agrave; vouloir pour obtenir se croit le propri&eacute;taire de l’univers; il regarde tous les hommes comme ses esclaves et quand enfin l’on est forc&eacute; de lui refuser quelque chose, lui, croyant tout possible quand il commande, prend ce refus pour un acte de r&eacute;bellion; toutes les raisons qu’on lui donne dans un &acirc;ge incapable de raisonnement ne sont &agrave; son gr&eacute; que des pr&eacute;textes; il voit partout de la mauvaise volont&eacute;: le sentiment d’une injustice pr&eacute;tendue aigrissant son naturel, il prend tout le monde en haine, et sans jamais savoir gr&eacute; de la complaisance, il s’indigne de toute opposition.

[247:] Comment concevrais-je qu’un enfant, ainsi domin&eacute; par la col&egrave;re et d&eacute;vor&eacute; des passions les plus irascibles, puisse jamais &ecirc;tre heureux? Heureux, lui! c’est un despote; c’est &agrave; la fois le plus vil des esclaves et la plus mis&eacute;rable des cr&eacute;atures. J’ai vu des enfants &eacute;lev&eacute;s de cette mani&egrave;re, qui voulaient qu’on renvers&acirc;t la maison d’un coup d’&eacute;paule, qu’on leur donn&acirc;t le coq qu’ils voyaient sur un clocher, qu’on arr&ecirc;t&acirc;t un r&eacute;giment en marche pour entendre les tambours plus longtemps, et qui per&ccedil;aient l’air de leurs cris, sans vouloir &eacute;couter personne, aussit&ocirc;t qu’on tardait &agrave; leur ob&eacute;ir. Tout s’empressait vainement &agrave; leur complaire; leurs d&eacute;sirs s'irritant par la facilit&eacute; d’obtenir, ils s’obstinaient aux choses impossibles, et ne trouvaient partout que contradictions, qu’obstacles, que peines, que douleurs. Toujours grondants, toujours mutins, toujours furieux, ils passaient les jours &agrave; crier, &agrave; se plaindre. Etaient-ce l&agrave; des &ecirc;tres bien fortun&eacute;s? La faiblesse et la domination r&eacute;unies n’engendrent que folie et mis&egrave;re. De deux enfants g&acirc;t&eacute;s, l’un bat la table, et l’autre fait fouetter la mer; ils auront bien &agrave; fouetter et &agrave; battre avant de vivre contents.

[248:] Si ces id&eacute;es d’empire et de tyrannie les rendent mis&eacute;rables d&egrave;s leur enfance, que sera-ce quand ils grandiront, et que leurs relations avec les autres hommes commenceront &agrave; s’&eacute;tendre et se multiplier? Accoutum&eacute;s &agrave; voir tout fl&eacute;chir devant eux, quelle surprise, en entrant dans le monde, de sentir que tout leur r&eacute;siste, et de se trouver &eacute;cras&eacute;s du poids de cet univers qu’ils pensaient mouvoir &agrave; leur gr&eacute;!

[249:] Leurs airs insolents, leur pu&eacute;rile vanit&eacute;, ne leur attirent que mortifications, d&eacute;dains, railleries; ils boivent les affronts comme l’eau; de cruelles &eacute;preuves leur apprennent bient&ocirc;t qu’ils ne connaissent ni leur &eacute;tat ni leurs forces; ne pouvant tout, ils croient ne rien pouvoir. Tant d’obstacles inaccoutum&eacute;s les rebutent, tant de m&eacute;pris les avilissent: ils deviennent l&acirc;ches, craintifs, rampants, et retombent autant au-dessous d’eux-m&ecirc;mes, qu’ils s’&eacute;taient &eacute;lev&eacute;s au-dessus.

[250:] Revenons &agrave; la r&egrave;gle primitive. La nature a fait les enfants pour &ecirc;tre aim&eacute;s et secourus; mais les a-t-elle faits pour &ecirc;tre ob&eacute;is et craints? Leur a-t-elle donn&eacute; un air imposant, un oeil s&eacute;v&egrave;re, une voix rude et mena&ccedil;ante, pour se faire redouter? Je comprends que le rugissement d’un lion &eacute;pouvante les animaux, et qu’ils tremblent en voyant sa terrible hure; mais si jamais on vit un spectacle ind&eacute;cent, odieux, risible, c’est un corps de magistrats, le chef &agrave; la t&ecirc;te, en habit de c&eacute;r&eacute;monie, prostern&eacute;s devant un enfant au maillot, qu’ils haranguent en termes pompeux, et qui crie et bave pour toute r&eacute;ponse.

[251:] A consid&eacute;rer l’enfance en elle-m&ecirc;me, y a-t-il au monde un &ecirc;tre plus faible, plus mis&eacute;rable, plus &agrave; la merci de tout ce qui l’environne, qui ait si grand besoin de piti&eacute;, de soins, de protection, qu’un enfant? Ne semble-t-il pas qu’il ne montre une figure si douce et un air si touchant qu’afin que tout ce qui l’approche s’int&eacute;resse &agrave; sa faiblesse et s’empresse &agrave; le secourir? Qu’y a-t-il donc de plus choquant, de plus contraire &agrave; l’ordre, que de voir un enfant imp&eacute;rieux et mutin commander &agrave; tout ce qui l’entoure et prendre impudemment le ton de ma&icirc;tre avec ceux qui n’ont qu’&agrave; l’abandonner pour le faire p&eacute;rir?

[252:] D’autre part, qui ne voit que la faiblesse du premier &acirc;ge encha&icirc;ne les enfants de tant de mani&egrave;res, qu’il est barbare d’ajouter &agrave; cet assujettissement celui de nos caprices, en leur &ocirc;tant une libert&eacute; si born&eacute;e, de laquelle ils peuvent si peu abuser, et dont il est peu utile &agrave; eux et &agrave; nous qu’on les prive? S’il n’y a point d’objet si digne de ris&eacute;e qu’un enfant hautain, il n’y a point d’objet si digne de piti&eacute; qu’un enfant craintif. Puisque avec l’&acirc;ge de raison commence la servitude civile, pourquoi la pr&eacute;venir par la servitude priv&eacute;e? Souffrons qu’un moment de la vie soit exempt de ce joug que la nature ne nous a pas impos&eacute;, et laissons &agrave; l’enfance l’exercice de la libert&eacute; naturelle, qui l’&eacute;loigne au moins pour un temps des vices que l’on contracte dans l’esclavage. Que ces instituteurs s&eacute;v&egrave;res, que ces p&egrave;res asservis &agrave; leurs enfants viennent donc les uns et les autres avec leurs frivoles objections, et qu’avant de vanter leurs m&eacute;thodes, ils apprennent une fois celle de la nature.

[253:] Je reviens &agrave; la pratique. J’ai d&eacute;j&agrave; dit que votre enfant ne doit rien obtenir parce qu’il le demande, mais parce qu’il en a besoin, ni rien faire par ob&eacute;issance, mais seulement par n&eacute;cessit&eacute;. Ainsi les mots d’ob&eacute;ir et de commander seront proscrits de son dictionnaire, encore plus ceux de devoir et d’obligation; mais ceux de force, de n&eacute;cessit&eacute;, d’impuissance et de contrainte y doivent tenir une grande place. Avant l’&acirc;ge de raison, l’on ne saurait avoir aucune id&eacute;e des &ecirc;tres moraux ni des relations sociales; il faut donc &eacute;viter, autant qu’il se peut, d’employer des mots qui les expriment, de peur que l’enfant n’attache d’abord &agrave; ces mots de fausses id&eacute;es qu’on ne saura point ou qu’on ne pourra plus d&eacute;truire. La premi&egrave;re fausse id&eacute;e qui entre dans sa t&ecirc;te est en lui le germe de l’erreur et du vice; c’est &agrave; ce premier pas qu’il faut surtout faire attention. Faites que tant qu’il n’est frapp&eacute; que des choses sensibles, toutes ses id&eacute;es s’arr&ecirc;tent aux sensations; faites que de toutes parts il n’aper&ccedil;oive autour de lui que le monde physique: sans quoi soyez s&ucirc;r qu’il ne vous &eacute;coutera point du tout, ou qu’il se fera du monde moral, dont vous lui parlez, des notions fantastiques que vous n’effacerez de la vie.

[254:] Raisonner avec les enfants &eacute;tait la grande maxime de Locke; c’est la plus en vogue aujourd’hui; son succ&egrave;s ne me para&icirc;t pourtant pas fort propre &agrave; la mettre en cr&eacute;dit; et pour moi je ne vois rien de plus sot que ces enfants avec qui l’on a tant raisonn&eacute;. De toutes les facult&eacute;s de l’homme, la raison, qui n’est, pour ainsi dire, qu’un compos&eacute; de toutes les autres, est celle qui se d&eacute;veloppe le plus difficilement et le plus tard; et c’est de celle-l&agrave; qu’on veut se servir pour d&eacute;velopper les premi&egrave;res! Le chef-d’oeuvre d’une bonne &eacute;ducation est de faire un homme raisonnable: et l’on pr&eacute;tend &eacute;lever un enfant par la raison! C’est commencer par la fln, c’est vouloir faire l’instrument de l’ouvrage. Si les enfants entendaient raison, ils n’auraient pas besoin d’&ecirc;tre &eacute;lev&eacute;s; mais en leur parlant d&egrave;s leur bas &acirc;ge une langue qu’ils n’entendent point, on les accoutume &agrave; se payer de mots, &agrave; contr&ocirc;ler tout ce qu’on leur dit, &agrave; se croire aussi sages que leurs ma&icirc;tres, &agrave; devenir disputeurs et mutins; et tout ce qu’on pense obtenir d’eux par des motifs raisonnables, on ne l’obtient jamais que par ceux de convoitise, ou de crainte, ou de vanit&eacute;, qu’on est toujours forc&eacute; d’y joindre.

[255:] Voici la formule &agrave; laquelle peuvent se r&eacute;duire &agrave; peu pr&egrave;s toutes les le&ccedil;ons de morale qu’on fait et qu’on peut faire aux enfants.

[256:] LE MAITRE:

Il ne faut pas faire cela.

L ENFANT:

Et pourquoi ne faut-il pas faire cela?

LE MAITRE:

Parce que c’est mal fait.

L’ENFANT:

Mal fait! Qu’est-ce qui est mal fait?

LE MAITRE:

Ce qu’on vous d&eacute;fend.

L’ENFANT:

Quel mal y a-t-il &agrave; faire ce qu’on me d&eacute;fend.

LE MAITRE:

On vous punit pour avoir d&eacute;sob&eacute;i.

L’ENFANT:

Je ferai en sorte qu’on n’en sache rien.

LE MAITRE:

On vous &eacute;piera.

L’ENFANT:

Je me cacherai.

LE MAITRE:

On vous questionnera.

L’ENFANT:

Je mentirai.

LE MAITRE:

Il ne faut pas mentir.

L’ENFANT:

Pourquoi ne faut-il pas mentir?

LE MAITRE:

Parce que c’est mal fait, etc.

[257:] Voil&agrave; le cercle in&eacute;vitable. Sortez-en, l’enfant ne vous entend plus. Ne sont-ce pas l&agrave; des instructions fort utiles? Je serais bien curieux de savoir ce qu’on pourrait mettre &agrave; la place de ce dialogue. Locke lui-m&ecirc;me y e&ucirc;t &agrave; coup s&ucirc;r &eacute;t&eacute; fort embarrass&eacute;. Conna&icirc;tre le bien et le mal, sentir la raison des devoirs de l’homme, n’est pas l’affaire d’un enfant.

[258:] La nature veut que les enfants soient enfants avant que d’&ecirc;tre hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits pr&eacute;coces, qui n’auront ni maturit&eacute; ni saveur, et ne tarderont pas &agrave; se corrompre; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants. L’enfance a des mani&egrave;res de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres; rien n’est moins sens&eacute; que d’y vouloir substituer les n&ocirc;tres; et j’aimerais autant exiger qu’un enfant e&ucirc;t cinq pieds de haut, que du jugement &agrave; dix ans. En effet, &agrave; quoi lui servirait la raison &agrave; cet &acirc;ge? Elle est le frein de la force, et l’enfant n’a pas besoin de ce frein.

[259:] En essayant de persuader &agrave; vos &eacute;l&egrave;ves le devoir de l’ob&eacute;issance, vous joignez &agrave; cette pr&eacute;tendue persuasion la force et les menaces, ou, qui pis est, la flatterie et les promesses. Ainsi donc, amorc&eacute;s par l’int&eacute;r&ecirc;t ou contraints par la force, ils font semblant d’&ecirc;tre convaincus par la raison. Ils voient tr&egrave;s bien que l’ob&eacute;issance leur est avantageuse, et la r&eacute;bellion nuisible, aussit&ocirc;t que vous vous apercevez de l’une ou de l’autre. Mais comme vous n’exigez rien d’eux qui ne leur soit d&eacute;sagr&eacute;able, et qu’il est toujours p&eacute;nible de faire les volont&eacute;s d’autrui, ils se cachent pour faire les leurs, persuad&eacute;s qu’ils font bien si l’on ignore leur d&eacute;sob&eacute;issance, mais pr&ecirc;ts &agrave;convenir qu’ils font mal, s’ils sont d&eacute;couverts, de crainte d’un plus grand mal. La raison du devoir n’&eacute;tant pas de leur &acirc;ge, il n’y a homme au monde qui v&icirc;nt &agrave; bout de la leur rendre vraiment sensible; mais la crainte du ch&acirc;timent, l’espoir du pardon, l’importunit&eacute;, l’embarras de r&eacute;pondre leur arrachent tous les aveux qu’on exige; et l’on croit les avoir convaincus, quand on ne les a qu’ennuy&eacute;s ou intimid&eacute;s.

[260:] Qu’arrive-t-il de l&agrave;? Premi&egrave;rement, qu’en leur imposant un devoir qu’ils ne sentent pas, vous les indisposez contre votre tyrannie et les d&eacute;tournez de vous aimer; que vous leur apprenez &agrave; devenir dissimul&eacute;s, faux, menteurs, pour extorquer des r&eacute;compenses ou se d&eacute;rober aux ch&acirc;timents; qu’enfin, les accoutumant &agrave; couvrir toujours d’un motif apparent un motif secret, vous leur donnez vous-m&ecirc;me le moyen de vous abuser sans cesse, de vous &ocirc;ter la connaissance de leur vrai caract&egrave;re, et de payer vous et les autres de vaines paroles dans l’occasion. Les lois, direz-vous, quoique obligatoires pour la conscience, usent de m&ecirc;me de contrainte avec les hommes faits. J’en conviens. Mais que sont ces hommes, sinon des enfants g&acirc;t&eacute;s par l’&eacute;ducation? Voil&agrave; pr&eacute;cis&eacute;ment ce qu’il faut pr&eacute;venir. Employez la force avec les enfants et la raison avec les hommes; tel est l’ordre naturel; le sage n’a pas besoin de lois.

[261:] Traitez votre &eacute;l&egrave;ve selon son &acirc;ge. Mettez-le d’abord &agrave; sa place, et tenez-l’y si bien, qu’il ne tente plus d’en sortir. Alors, avant de savoir ce que c’est que sagesse, il en pratiquera la plus importante le&ccedil;on. Ne lui commandez jamais rien, quoi que ce soit au monde, absolument rien. Ne lui laissez pas m&ecirc;me imaginer que vous pr&eacute;tendiez avoir aucune autorit&eacute; sur lui. Qu’il sache seulement qu’il est faible et que vous &ecirc;tes fort; que, par son &eacute;tat et le v&ocirc;tre, il est n&eacute;cessairement &agrave; votre merci; qu’il le sache, qu’il l’apprenne, qu'il le sente; qu’il sente de bonne heure sur sa t&ecirc;te alti&egrave;re le dur joug que la nature impose &agrave; l’homme, le pesant joug de la n&eacute;cessit&eacute;, sous lequel il faut que tout &ecirc;tre fini ploie; qu’il voie cette n&eacute;cessit&eacute; dans les choses, jamais dans le caprice des hommes; que le frein qui le retient soit la force, et non l’autorit&eacute;. Ce dont il doit s’abstenir, ne le lui d&eacute;fendez pas; emp&ecirc;chez-le de le faire, sans explications, sans raisonnements; ce que vous lui accordez, accordez-le &agrave; son premier mot, sans sollicitations, sans pri&egrave;res, surtout sans conditions. Accordez avec plaisir, ne refusez qu’avec r&eacute;pugnance; mais que tous vos refus soient irr&eacute;vocables; qu’aucune importunit&eacute; ne vous &eacute;branle; que le non prononc&eacute; soit un mur d’airain, contre lequel l’enfant n’aura pas &eacute;puis&eacute; cinq ou six fois ses forces, qu’il ne tentera plus de le renverser.

[262:] C’est ainsi que vous le rendrez patient, &eacute;gal, r&eacute;sign&eacute;, paisible, m&ecirc;me quand il n’aura pas ce qu’il a voulu; car il est dans la nature de l’homme d’endurer patiemment la n&eacute;cessit&eacute; des choses, mais non la mauvaise volont&eacute; d’autrui. Ce mot: il n’y en a plus, est une r&eacute;ponse contre laquelle jamais enfant ne s’est mutin&eacute;, &agrave; moins qu’il ne cr&ucirc;t que c’&eacute;tait un mensonge. Au reste, il n’y a point ici de milieu; il faut n’en rien exiger du tout, ou le plier d’abord &agrave; la plus parfaite ob&eacute;issance. La pire &eacute;ducation est de le laisser flottant entre ses volont&eacute;s et les v&ocirc;tres, et de disputer sans cesse entre vous et lui &agrave; qui des deux sera le ma&icirc;tre; j’aimerais cent fois mieux qu’il le f&ucirc;t toujours.

[263:] Il est bien &eacute;trange que, depuis qu’on se m&ecirc;le d’&eacute;lever des enfants, on n’ait imagin&eacute; d’autre instrument pour les conduire que l’&eacute;mulation, la jalousie, l’envie, la vanit&eacute;, l’avidit&eacute;, la vile crainte, toutes les passions les plus dangereuses, les plus promptes &agrave; fermenter, et les plus propres &agrave; corrompre l’&acirc;me, m&ecirc;me avant que le corps soit form&eacute;. A chaque instruction pr&eacute;coce qu’on veut faire entrer dans leur t&ecirc;te, on plante un vice au fond de leur coeur; d’insens&eacute;s instituteurs pensent faire des merveilles en les rendant m&eacute;chants pour leur apprendre ce que c’est que bont&eacute;; et puis ils nous disent gravement: Tel est l’homme, Oui, tel est l’homme que vous avez fait.

[264:] On a essay&eacute; tous les instruments, hors un, le seul pr&eacute;cis&eacute;ment qui peut r&eacute;ussir: la libert&eacute; bien r&eacute;gl&eacute;e. Il ne faut point se m&ecirc;ler d’&eacute;lever un enfant quand on ne sait pas le conduire o&ugrave; l’on veut par les seules lois du possible et de l’impossible. La sph&egrave;re de l’un et de l’autre lui &eacute;tant &eacute;galement inconnue, on l’&eacute;tend, on la resserre autour de lui comme on veut. On l’encha&icirc;ne, on le pousse, on le retient, avec le seul lien de la n&eacute;cessit&eacute;, sans qu’il en murmure: on le rend souple et docile par la seule force des choses, sans qu’aucun vice ait l’occasion de germer en lui; car jamais les passions ne s’animent, tant qu’elles sont de nul effet.

[265:] Ne donnez &agrave; votre &eacute;l&egrave;ve aucune esp&egrave;ce de le&ccedil;on verbale; il n’en doit recevoir que de l’exp&eacute;rience: ne lui infligez aucune esp&egrave;ce de ch&acirc;timent, car il ne sait ce que c’est qu’&ecirc;tre en faute: ne lui faites jamais demander pardon, car il ne saurait vous offenser. D&eacute;pourvu de toute moralit&eacute; dans ses actions, il ne peut rien faire qui soit moralement mal, et qui m&eacute;rite ni ch&acirc;timent ni r&eacute;primande.

[266:] Je vois d&eacute;j&agrave; le lecteur effray&eacute; juger de cet enfant par les n&ocirc;tres: il se trompe. La g&ecirc;ne perp&eacute;tuelle o&ugrave; vous tenez vos &eacute;l&egrave;ves irrite leur vivacit&eacute;; plus ils sont contraints sous vos yeux, plus ils sont turbulents au moment qu’ils s’&eacute;chappent; il faut bien qu’ils se d&eacute;dommagent quand ils peuvent de la dure contrainte o&ugrave; vous les tenez. Deux &eacute;coliers de la ville feront plus de d&eacute;g&acirc;t dans un pays que la jeunesse de tout un village. Enfermez un petit monsieur et un petit paysan dans une chambre; le premier aura tout renvers&eacute;, tout bris&eacute;, avant que le second soit sorti de sa place. Pourquoi cela, si ce n’est que l’un se h&acirc;te d’abuser d’un moment de licence, tandis que l’autre, toujours s&ucirc;r de sa libert&eacute;, ne se presse jamais d’en user? Et cependant les enfants des villageois, souvent flatt&eacute;s ou contrari&eacute;s, sont encore bien loin de l’&eacute;tat o&ugrave; je veux qu’on les tienne.

[267:] Posons pour maxime incontestable que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits: il n’y a point de perversit&eacute; originelle dans le coeur humain; il ne s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par o&ugrave; il y est entr&eacute;. La seule passion naturelle &agrave; l’homme est l’amour de soi-m&ecirc;me, ou l’amour-propre pris dans un sens &eacute;tendu. Cet amour-propre en soi ou relativement &agrave; nous est bon et utile; et, comme il n’a point de rapport n&eacute;cessaire &agrave; autrui, il est &agrave; cet &eacute;gard naturellement indiff&eacute;rent; il ne devient bon ou mauvais que par l’application qu’on en fait et les relations qu’on lui donne. Jusqu’&agrave; ce que le guide de l’amour-propre, qui est la raison, puisse na&icirc;tre, il importe donc qu’un enfant ne fasse rien parce qu’il est vu ou entendu, rien en un mot par rapport aux autres, mais seulement ce que la nature lui demande; et alors il ne fera rien que de bien.

[268:] Je n’entends pas qu’il ne fera jamais de d&eacute;g&acirc;t, qu’il ne se blessera point, qu’il ne brisera pas peut-&ecirc;tre un meuble de prix s’il le trouve &agrave; sa port&eacute;e. Il pourrait faire beaucoup de mal sans mal faire, parce que la mauvaise action d&eacute;pend de l’intention de nuire, et qu’il n’aura jamais cette intention. S’il l’avait une seule fois, tout serait d&eacute;j&agrave; perdu; il serait m&eacute;chant presque sans ressource.

[269:] Telle chose est mal aux yeux de l’avarice, qui ne l’est pas aux yeux de la raison. En laissant les enfants en pleine libert&eacute; d’exercer leur &eacute;tourderie, il convient d’&eacute;carter d’eux tout ce qui pourrait la rendre co&ucirc;teuse, et de ne laisser &agrave; leur port&eacute;e rien de fragile et de pr&eacute;cieux. Que leur appartement soit garni de meubles grossiers et solides; point de miroirs, point de porcelaines, point d’objets de luxe. Quant &agrave; mon Emile que j’&eacute;l&egrave;ve &agrave; la campagne, sa chambre n’aura rien qui la distingue de celle d’un paysan. A quoi bon la parer avec tant de soin, puisqu’il y doit rester si peu? Mais je me trompe; il la parera lui-m&ecirc;me, et nous verrons bient&ocirc;t de quoi.

[270:] Que si, malgr&eacute; vos pr&eacute;cautions, l’enfant vient &agrave; faire quelque d&eacute;sordre, &agrave; casser quelque pi&egrave;ce utile, ne le punissez point de votre n&eacute;gligence, ne le grondez point; qu’il n’entende pas un seul mot de reproche; ne lui laissez pas m&ecirc;me entrevoir qu’il vous ait donn&eacute; du chagrin; agissez exactement comme si le meuble se f&ucirc;t cass&eacute; de lui-m&ecirc;me; enfin croyez avoir beaucoup fait si vous pouvez ne rien dire.

[271:] Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile r&egrave;gle de toute l’&eacute;ducation? ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi mes paradoxes: il en faut faire quand on r&eacute;fl&eacute;chit; et, quoi que vous puissiez dire, j’aime mieux &ecirc;tre homme &agrave; paradoxes qu’homme &agrave;pr&eacute;jug&eacute;s. Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance &agrave; l’&acirc;ge de douze ans. C’est le temps o&ugrave; germent les erreurs et les vices, sans qu’on ait encore aucun instrument pour les d&eacute;truire; et quand l’instrument vient, les racines sont si profondes, qu’il n’est plus temps de les arracher. Si les enfants sautaient tout d’un coup de la mamelle &agrave; l’&acirc;ge de raison, l’&eacute;ducation qu’on leur donne pourrait leur convenir; mais, selon le progr&egrave;s naturel, il leur en faut une toute contraire. Il faudrait qu’ils ne fissent rien de leur &acirc;me jusqu’&agrave; ce qu’elle e&ucirc;t toutes ses facult&eacute;s; car il est impossible qu’elle aper&ccedil;oive le flambeau que vous lui pr&eacute;sentez tandis qu’elle est aveugle, et qu’elle suive, dans l’immense plaine des id&eacute;es, une route que la raison trace encore si l&eacute;g&egrave;rement pour les meilleurs yeux.

[272:] La premi&egrave;re &eacute;ducation doit donc &ecirc;tre purement n&eacute;gative. Elle consiste, non point &agrave; enseigner la vertu ni la v&eacute;rit&eacute;, mais &agrave; garantir le coeur du vice et l’esprit de l’erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire; si vous pouviez amener votre &eacute;l&egrave;ve sain et robuste &agrave; l’&acirc;ge de douze ans, sans qu’il s&ucirc;t distinguer sa main droite de sa main gauche, d&egrave;s vos premi&egrave;res le&ccedil;ons les yeux de son entendement s’ouvriraient &agrave; la raison; sans pr&eacute;jug&eacute;s, sans habitudes, il n’aurait rien en lui qui p&ucirc;t contrarier l’effet de vos soins. Bient&ocirc;t il deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes; et en commen&ccedil;ant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d’&eacute;ducation.

[273:] Prenez bien le contre-pied de l’usage, et vous ferez presque toujours bien. Comme on ne veut pas faire d’un enfant un enfant, mais un docteur, les p&egrave;res et les ma&icirc;tres n’ont jamais assez t&ocirc;t tanc&eacute;, corrig&eacute;, r&eacute;primand&eacute;, flatt&eacute;, menac&eacute;, promis, instruit, parl&eacute; raison. Faites mieux: soyez raisonnable, et ne raisonnez point avec votre &eacute;l&egrave;ve, surtout pour lui faire approuver ce qui lui d&eacute;pla&icirc;t; car amener ainsi toujours la raison dans les choses d&eacute;sagr&eacute;ables, ce n’est que la lui rendre ennuyeuse, et la d&eacute;cr&eacute;diter de bonne heure dans un esprit qui n’est pas encore en &eacute;tat de l’entendre. Exercez son corps, ses organes, ses sens, ses forces, mais tenez son &acirc;me oisive aussi longtemps qu’il se pourra. Redoutez tous les sentiments ant&eacute;rieurs au jugement qui les appr&eacute;cie. Retenez, arr&ecirc;tez les impressions &eacute;trang&egrave;res: et, pour emp&ecirc;cher le mal de na&icirc;tre, ne vous pressez point de faire le bien; car il n’est jamais tel que quand la raison l’&eacute;claire. Regardez tous les d&eacute;lais comme des avantages: c’est gagner beaucoup que d’avancer vers le terme sans rien perdre; laissez m&ucirc;rir l’enfance dans les enfants. Enfin, quelque le&ccedil;on leur devient-elle n&eacute;cessaire? gardez-vous de la donner aujourd’hui, si vous pouvez diff&eacute;rer jusqu’&agrave; demain sans danger.

[274:] Une autre consid&eacute;ration qui confirme l’utilit&eacute; de cette m&eacute;thode, est celle du g&eacute;nie particulier de l’enfant, qu’il faut bien conna&icirc;tre pour savoir quel r&eacute;gime moral lui convient. Chaque esprit a sa forme propre, selon laquelle il a besoin d’&ecirc;tre gouvern&eacute;; et il importe au succ&egrave;s des soins qu’on prend qu’il soit gouvern&eacute; par cette forme, et non par une autre. Homme prudent, &eacute;piez longtemps la nature, observez bien votre &eacute;l&egrave;ve avant de lui dire le premier mot; laissez d’abord le germe de son caract&egrave;re en pleine libert&eacute; de se montrer, ne le contraignez en quoi que ce puisse &ecirc;tre, afin de le mieux voir tout entier. Pensez-vous que ce temps de libert&eacute; soit perdu pour lui? tout au contraire, il sera le mieux employ&eacute;; car c’est ainsi que vous apprendrez &agrave; ne pas perdre un seul moment dans un temps pr&eacute;cieux: au lieu que, si vous commencez d’agir avant de savoir ce qu’il faut faire, vous agirez au hasard; sujet &agrave; vous tromper, il faudra revenir sur vos pas; vous serez plus &eacute;loign&eacute; du but que si vous eussiez &eacute;t&eacute; moins press&eacute; de l’atteindre. Ne faites donc pas comme l’avare qui perd beaucoup pour ne vouloir rien perdre. Sacrifiez dans le premier &acirc;ge un temps que vous regagnerez avec usure dans un &acirc;ge plus avanc&eacute;. Le sage m&eacute;decin ne donne pas &eacute;tourdiment des ordonnances &agrave; la premi&egrave;re vue, mais il &eacute;tudie premi&egrave;rement le temp&eacute;rament du malade avant de lui rien prescrire; il commence tard &agrave; le traiter, mais il le gu&eacute;rit, tandis que le m&eacute;decin. trop press&eacute; le tue.

[275:] Mais o&ugrave; placerons-nous cet enfant pour l’&eacute;lever ainsi comme un &ecirc;tre insensible, comme un automate? Le tiendrons-nous dans le globe de la lune, dans une &icirc;le d&eacute;serte? L’&eacute;carterons-nous de tous les humains? N’aura-t-il pas continuellement dans le monde le spectacle et l’exemple des passions d’autrui? Ne verra-t-il jamais d’autres enfants de son &acirc;ge? Ne verra-t-il pas ses parents, ses voisins, sa nourrice, sa gouvernante, son laquais, son gouverneur m&ecirc;me, qui apr&egrave;s tout ne sera pas un ange?

[276:] Cette objection est forte et solide. Mais vous ai-je dit que ce f&ucirc;t une entreprise ais&eacute;e qu’une &eacute;ducation naturelle? O hommes! est-ce ma faute si vous avez rendu difficile tout ce qui est bien? Je sens ces difficult&eacute;s, j’en conviens: peut-&ecirc;tre sont-elles insurmontables; mais toujours est-il s&ucirc;r qu’en s’appliquant &agrave; les pr&eacute;venir on les pr&eacute;vient jusqu’&agrave; certain point. Je montre le but qu’il faut qu’on se propose: je ne dis pas qu’on y puisse arriver; mais je dis que celui qui en approchera davantage aura le mieux r&eacute;ussi.

[277:] Souvenez-vous qu’avant d’oser entreprendre de former un homme, il faut s’&ecirc;tre fait homme soi-m&ecirc;me; il faut trouver en soi l’exemple qu’il se doit proposer. Tandis que l’enfant est encore sans connaissance, on a le temps de pr&eacute;parer tout ce qui l’approche &agrave; ne frapper ses premiers regards que des objets qu’il lui convient de voir. Rendez-vous respectable &agrave; tout le monde, commencez par vous faire aimer, afin que chacun cherche &agrave; vous complaire. Vous ne serez point ma&icirc;tre de l’enfant, si vous ne l’&ecirc;tes de tout ce qui l’entoure; et cette autorit&eacute; ne sera jamais suffisante, si elle n’est fond&eacute;e sur l’estime de la vertu. Il ne s’agit point d’&eacute;puiser sa bourse et de verser l’argent &agrave; pleines mains; je n’ai jamais vu que l’argent f&icirc;t aimer personne. Il ne faut point &ecirc;tre avare et dur, ni plaindre la mis&egrave;re qu’on peut soulager; mais vous aurez beau ouvrir vos coffres, si vous n'ouvrez aussi votre coeur, celui des autres vous restera toujours ferm&eacute;. C’est votre temps, ce sont vos soins, vos affections, c’est vous-m&ecirc;me qu’il faut donner; car, quoi que vous puissiez faire, on sent toujours que votre argent n’est point vous. Il y a des t&eacute;moignages d’int&eacute;r&ecirc;t et de bienveillance qui font plus d’effet, et sont r&eacute;ellement plus utiles que tous les dons: combien de malheureux, de malades, ont plus besoin de consolations que d’aum&ocirc;nes! combien d’opprim&eacute;s &agrave; qui la protection sert plus que l’argent! Raccommodez les gens qui se brouillent, pr&eacute;venez les proc&egrave;s; portez les enfants au devoir, les p&egrave;res &agrave; l’indulgence; favorisez d’heureux mariages; emp&ecirc;chez les vexations; employez, prodiguez le cr&eacute;dit des parents de votre &eacute;l&egrave;ve en faveur du faible &agrave; qui on refuse justice, et que le puissant accable. D&eacute;clarez-vous hautement le protecteur des malheureux. Soyez juste, humain, bienfaisant. Ne faites pas seulement l’aum&ocirc;ne, faites la charit&eacute;; les oeuvres de mis&eacute;ricorde soulagent plus de maux que l’argent; aimez les autres, et ils vous aimeront; servez-les et ils vous serviront; soyez leur fr&egrave;re, et ils seront vos enfants.

[278:] C’est encore ici une des raisons pourquoi je veux &eacute;lever Emile &agrave; la campagne, loin de la canaille des valets, les derniers des hommes apr&egrave;s leurs ma&icirc;tres; loin des noires moeurs des villes, que le vernis dont on les couvre rend s&eacute;duisantes et contagieuses pour les enfants; au lieu que les vices des paysans, sans appr&ecirc;t et dans toute leur grossi&egrave;ret&eacute;, sont plus propres &agrave; rebuter qu’&agrave; s&eacute;duire, quand on n’a nul int&eacute;r&ecirc;t &agrave; les imiter.

[279:] Au village, un gouverneur sera beaucoup plus ma&icirc;tre des objets qu’il voudra pr&eacute;senter &agrave; l’enfant; sa r&eacute;putation, ses discours, son exemple, auront une autorit&eacute; qu’ils ne sauraient avoir &agrave; la ville; &eacute;tant utile &agrave; tout le monde, chacun s’empressera de l’obliger, d’&ecirc;tre estim&eacute; de lui, de se montrer au disciple tel que le ma&icirc;tre voudrait qu’on f&ucirc;t en effet; et si l’on ne se corrige pas du vice, on s’abstiendra du scandale; c’est tout ce dont nous avons besoin pour notre objet.

[280:] Cessez de vous en prendre aux autres de vos propres fautes: le mal que les enfants voient les corrompt moins que celui que vous leur apprenez. Toujours sermonneurs, toujours moralistes, toujours p&eacute;dants, pour une id&eacute;e que vous leur donnez la croyant bonne, vous leur en donnez &agrave; la fois vingt autres qui ne valent rien: pleins de ce qui se passe dans votre t&ecirc;te, vous ne voyez pas l’effet que vous produisez dans la leur. Parmi ce long flux de paroles dont vous les exc&eacute;dez incessamment, pensez-vous qu’il n’y en ait pas une qu’ils saisissent &agrave;faux? Pensez-vous qu’ils ne commentent pas &agrave; leur mani&egrave;re vos explications diffuses, et qu’ils n’y trouvent pas de quoi se faire un syst&egrave;me &agrave; leur port&eacute;e, qu’ils sauront vous opposer dans l’occasion?

[281:] Ecoutez un petit bonhomme qu’on vient d’endoctriner; laissez-le jaser, questionner, extravaguer &agrave; son aise, et vous allez &ecirc;tre surpris du tour &eacute;trange qu’ont pris vos raisonnements dans son esprit: il confond tout, il renverse tout, il vous impatiente, il vous d&eacute;sole quelquefois par des objections impr&eacute;vues; il vous r&eacute;duit &agrave;vous taire, ou &agrave; le faire taire; et que peut-il penser de ce silence de la part d’un homme qui aime tant &agrave; parler? Si jamais il remporte cet avantage, et qu’il ne s’en aper&ccedil;oive, adieu l’&eacute;ducation; tout est fini d&egrave;s ce moment, il ne cherche plus a s'instruire, il cherche &agrave; vous r&eacute;futer.

[282:] Ma&icirc;tres z&eacute;l&eacute;s, soyez simples, discrets, retenus: ne vous h&acirc;tez jamais d’agir que pour emp&ecirc;cher d’agir les autres; je le r&eacute;p&eacute;terai sans cesse, renvoyez, s’il se peut, une bonne instruction, de peur d’en donner une mauvaise. Sur cette terre, dont la nature e&ucirc;t fait le premier paradis de l’homme, craignez d’exercer l’emploi du tentateur en voulant donner &agrave; l’innocence la connaissance du bien et du mal; ne pouvant emp&ecirc;cher que l’enfant ne s'instruise au dehors par des exemples, bornez toute votre vigilance &agrave; imprimer ces exemples dans son esprit sous l’image qui lui convient.

[283:] Les passions imp&eacute;tueuses produisent un grand effet sur l’enfant qui en est t&eacute;moin, parce qu’elles ont des signes tr&egrave;s sensibles qui le frappent et le forcent d’y faire attention. La col&egrave;re surtout est si bruyante dans ses emportements, qu’il est impossible de ne pas s’en apercevoir &eacute;tant &agrave; port&eacute;e. Il ne faut pas demander si c’est l&agrave; pour un p&eacute;dagogue l’occasion d’entamer un beau discours. Eh! point de beaux discours, rien du tout, pas un seul mot. Laissez venir l’enfant: &eacute;tonn&eacute; du spectacle, il ne manquera pas de vous questionner. La r&eacute;ponse est simple; elle se tire des objets m&ecirc;mes qui frappent ses sens. Il voit un visage enflamm&eacute;, des yeux &eacute;tincelants, un geste mena&ccedil;ant, il entend des cris; tous signes que le corps n’est pas dans son assiette. Dites-lui posement, sans myst&egrave;re: Ce pauvre homme est malade, il est dans un acc&egrave;s de fi&egrave;vre. Vous pouvez de l&agrave; tirer occasion de lui donner, mais en peu de mots, une id&eacute;e des maladies et de leurs effets; car cela aussi est de la nature, et c’est un des liens de la n&eacute;cessit&eacute; auxquels il se doit sentir assujetti.

[284:] Se peut-il que sur cette id&eacute;e, qui n’est pas fausse, il ne contracte pas de bonne heure une certaine r&eacute;pugnance &agrave; se livrer aux exc&egrave;s des passions, qu’il regardera comme des maladies? Et croyez-vous qu’une pareille notion, donn&eacute;e &agrave; propos, ne produira pas un effet aussi salutaire que le plus ennuyeux sermon de morale? Mais voyez dans l’avenir les cons&eacute;quences de cette notion: vous voil&agrave; autoris&eacute;, si jamais vous y &ecirc;tes contraint, &agrave; traiter un enfant mutin comme un enfant malade; &agrave; l’enfermer dans sa chambre, dans son lit s’il le faut, &agrave; le tenir au r&eacute;gime, &agrave; l’effrayer lui-m&ecirc;me de ses vices naissants, &agrave;les lui rendre odieux et redoutables, sans que jamais il puisse regarder comme un ch&acirc;timent la s&eacute;v&eacute;rit&eacute; dont vous serez peut-&ecirc;tre forc&eacute; d’user pour l’en gu&eacute;rir. Que s’il vous arrive &agrave; vous-m&ecirc;me, dans quelque moment de vivacit&eacute;, de sortir du sang-froid et de la mod&eacute;ration dont vous devez faire votre &eacute;tude, ne cherchez point &agrave; lui d&eacute;guiser votre faute; mais dites-lui franchement, avec un tendre reproche: Mon ami, vous m’avez fait mal.

[285:] Au reste, il importe que toutes les na&icirc;vet&eacute;s que peut produire dans un enfant la simplicit&eacute; des id&eacute;es dont il est nourri, ne soient jamais relev&eacute;es en sa pr&eacute;sence, ni cit&eacute;es de mani&egrave;re qu’il puisse l’apprendre. Un &eacute;clat de rire indiscret peut g&acirc;ter le travail de six mois, et faire un tort irr&eacute;parable pour toute la vie. Je ne puis assez redire que pour &ecirc;tre le ma&icirc;tre de l’enfant, il faut &ecirc;tre son propre ma&icirc;tre. Je me repr&eacute;sente mon petit Emile, au fort d’une rixe entre deux voisines, s’avan&ccedil;ant vers la plus furieuse, et lui disant d’un ton de commis&eacute;ration: Ma bonne, vous &ecirc;tes malade, j’en suis bien f&acirc;ch&eacute;. A coup s&ucirc;r, cette saillie ne restera pas sans effet sur les spectateurs, ni peut-&ecirc;tre sur les actrices. Sans rire, sans le gronder, sans le louer, je l’emm&egrave;ne de gr&eacute; ou de force avant qu’il puisse apercevoir cet effet, ou du moins avant qu’il y pense, et je me h&acirc;te de le distraire sur d’autres objets qui le lui fassent bien vite oublier.

[286:] Mon dessein n’est point d’entrer dans tous les d&eacute;tails, mais seulement d’exposer les maximes g&eacute;n&eacute;rales, et de donner des exemples dans les occasions difficiles. Je tiens pour impossible qu’au sein de la soci&eacute;t&eacute; l’on puisse amener un enfant &agrave; l’&acirc;ge de douze ans, sans lui donner quelque id&eacute;e des rapports d’homme &agrave; homme, et de la moralit&eacute; des actions humaines. Il suffit qu’on s’applique &agrave; lui rendre ces notions n&eacute;cessaires le plus tard qu’il se pourra, et que, quand elles deviendront in&eacute;vitables, on les borne &agrave; l’utilit&eacute; pr&eacute;sente, seulement pour qu’il ne se croie pas le ma&icirc;tre de tout, et qu’il ne fasse pas du mal &agrave; autrui sans scrupule et sans le savoir. Il y a des caract&egrave;res doux et tranquilles qu’on peut mener loin sans danger dans leur premi&egrave;re innocence; mais il y a aussi des naturels violents dont la f&eacute;rocit&eacute; se d&eacute;veloppe de bonne heure, et qu’il faut se h&acirc;ter de faire hommes, pour n’&ecirc;tre pas oblig&eacute; de les encha&icirc;ner.

[287:] Nos premiers devoirs sont envers nous; nos sentiments primitifs se concentrent en nous-m&ecirc;mes; tous nos mouvements naturels se rapportent d’abord &agrave; notre conservation et &agrave; notre bien-&ecirc;tre. Ainsi le premier sentiment de la justice ne nous vient pas de celle que nous devons, mais de celle qui nous est due; et c’est encore un des contre-sens des &eacute;ducations communes, que, parlant d’abord aux enfants de leurs devoirs, jamais de leurs droits, on commence par leur dire le contraire de ce qu’il faut, ce qu’ils ne sauraient entendre, et ce qui ne peut les int&eacute;resser.

[288:] Si j’avais donc &agrave; conduire un de ceux que je viens de supposer, je me dirais: Un enfant ne s’attaque pas aux personnes, mais aux choses; et bient&ocirc;t il apprend par l’exp&eacute;rience &agrave; respecter quiconque le passe en &acirc;ge et en force; mais les choses ne se d&eacute;fendent pas elles-m&ecirc;mes. La premi&egrave;re id&eacute;e qu’il faut lui donner est donc moins celle de la libert&eacute; que de la propri&eacute;t&eacute;; et, pour qu’il puisse avoir cette id&eacute;e, il faut qu’il ait quelque chose en propre. Lui citer ses hardes, ses meubles, ses jouets, c’est ne lui rien dire; puisque, bien qu’il dispose de ces choses, il ne sait ni pourquoi ni comment il les a. Lui dire qu’il les a parce qu’on les lui a donn&eacute;es, c’est ne faire gu&egrave;re mieux; car, pour donner il faut avoir: voil&agrave; donc une propri&eacute;t&eacute; ant&eacute;rieure &agrave; la sienne; et c’est le principe de la propri&eacute;t&eacute; qu’on lui veut expliquer; sans compter que le don est une convention, et que l’enfant ne peut savoir encore ce que c’est que convention. Lecteurs, remarquez, je vous prie, dans cet exemple et dans cent mille autres, comment, fourrant dans la t&ecirc;te des enfants des mots qui n’ont aucun sens &agrave; leur port&eacute;e, on croit pourtant les avoir fort bien instruits.

[289:] Il s’agit donc de remonter &agrave; l’origine de la propri&eacute;t&eacute;; car c’est de l&agrave; que la premi&egrave;re id&eacute;e en doit na&icirc;tre. L’enfant, vivant &agrave; la campagne, aura pris quelque notion des travaux champ&ecirc;tres; il ne faut pour cela que des yeux, du loisir, et il aura l’un et l’autre. Il est de tout &acirc;ge, surtout du sien, de vouloir cr&eacute;er, imiter, produire, donner des signes de puissance et d’activit&eacute;. Il n’aura pas vu deux fois labourer un jardin, semer, lever, cro&icirc;tre des l&eacute;gumes, qu’il voudra jardiner &agrave; son tour.

[290:] Par les principes ci-devant &eacute;tablis, je ne m’oppose point &agrave; son envie; au contraire, je la favorise, je partage son go&ucirc;t, je travaille avec lui, non pour son plaisir, mais pour le mien; du moins il le croit ainsi; je deviens son gar&ccedil;on jardinier; en attendant qu’il ait des bras, je laboure pour lui la terre; il en prend possession en y plantant une f&egrave;ve; et s&ucirc;rement cette possession est plus sacr&eacute;e et plus respectable que celle que prenait Nu&ntilde;es Balboa de l’Am&eacute;rique m&eacute;ridionale au nom du roi d’Espagne, en plantant son &eacute;tendard sur les c&ocirc;tes de la mer du Sud.

[291:] On vient tous les jours arroser les f&egrave;ves, on les voit lever dans des transports de joie. J’augmente cette joie en lui disant: Cela vous appartient; et lui expliquant alors ce terme d’appartenir, je lui fais sentir qu’il a mis l&agrave; son temps, son travail, sa peine, sa personne enfin; qu’il y a dans cette terre quelque chose de lui-m&ecirc;me qu’il peut r&eacute;clamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer son bras de la main d’un autre homme qui voudrait le retenir malgr&eacute; lui.

[292:] Un beau jour il arrive empress&eacute;, et l’arrosoir &agrave; la main. O spectacle! &ocirc; douleur! toutes les f&egrave;ves sont arrach&eacute;es, tout le terrain est boulevers&eacute;, la place m&ecirc;me ne se reconna&icirc;t plus. Ah! qu’est devenu mon travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes soins et de mes sueurs? Qui m’a ravi mon bien? qui m’a pris mes f&egrave;ves? Ce jeune coeur se soul&egrave;ve; le premier sentiment de l’injustice y vient verser sa triste amertume; les larmes coulent en ruisseaux; l’enfant d&eacute;sol&eacute; remplit l’air de g&eacute;missements et de cris. On prend part &agrave; sa peine, &agrave; son indignation; on cherche, on s’informe, on fait des perquisitions. Enfin l’on d&eacute;couvre que le jardinier a fait le coup: on le fait venir.

[293:] Mais nous voici bien loin de compte. Le jardinier, apprenant de quoi on se plaint, commence &agrave; se plaindre plus haut que nous. Quoi! messieurs, c’est vous qui m’avez ainsi g&acirc;t&eacute; mon ouvrage! J’avais sem&eacute; l&agrave; des melons de Malte dont la graine m’avait &eacute;t&eacute; donn&eacute;e comme un tr&eacute;sor, et desquels j’esp&eacute;rais vous r&eacute;galer quand ils seraient m&ucirc;rs; mais voil&agrave; que, pour y planter vos mis&eacute;rables f&egrave;ves, vous m’avez d&eacute;truit mes melons d&eacute;j&agrave; tout lev&eacute;s, et que je ne remplacerai jamais. Vous m’avez fait un tort irr&eacute;parable, et vous vous &ecirc;tes priv&eacute;s vous-m&ecirc;mes du plaisir de manger des melons exquis.

[294:] JEAN-JACQUES:

Excusez-nous, mon pauvre Robert. Vous aviez mis l&agrave; votre travail, votre peine. Je vois bien que nous avons eu tort de g&acirc;ter votre ouvrage; mais nous vous ferons venir d’autre graine de Malte, et nous ne travaillerons plus la terre avant de savoir si quelqu’un n’y a point mis la main avant nous.

ROBERT:

Oh! bien, messieurs, vous pouvez donc vous reposer, car il n’y a plus gu&egrave;re de terre en friche. Moi, je travaille celle que mon p&egrave;re a bonifi&eacute;e; chacun en fait autant de son c&ocirc;t&eacute;, et toutes les terres que vous voyez sont occup&eacute;es depuis longtemps.

EMILE:

Monsieur Robert, il y a donc souvent de la graine de melon perdue?

ROBERT:

Pardonnez-moi, mon jeune cadet; car il ne nous vient pas souvent de petits messieurs aussi &eacute;tourdis que vous. Personne ne touche au jardin de son voisin; chacun respecte le travail des autres, afin que le sien soit en s&ucirc;ret&eacute;.

&Eacute;MILE:

Mais moi je n’ai point de jardin.

ROBERT:

Que m’importe? si vous g&acirc;tez le mien, je ne vous y laisserai plus promener; car, voyez-vous, je ne veux pas perdre ma peine.

JEAN-JACQUES:

Ne pourrait-on pas proposer un arrangement au bon Robert? Qu’il nous accorde, &agrave; mon petit ami et &agrave; moi, un coin de son jardin pour le cultiver, &agrave; condition qu’il aura la moiti&eacute; du produit.

ROBERT:

Je vous l’accorde sans condition. Mais souvenez-vous que j’irai labourer vos f&egrave;ves, si vous touchez &agrave; mes melons.

[295:] Dans cet essai de la mani&egrave;re d’inculquer aux enfants les notions primitives, on voit comment l’id&eacute;e de la propri&eacute;t&eacute; remonte naturellement au droit du premier occupant par le travail. Cela est clair, net, simple, et toujours &agrave; la port&eacute;e de l’enfant. De l&agrave; jusqu’au droit de propri&eacute;t&eacute; et aux &eacute;changes, il n’y a plus qu’un pas, apr&egrave;s lequel il faut s’arr&ecirc;ter tout court.

[296:] On voit encore qu’une explication que je renferme ici dans deux pages d’&eacute;criture sera peut-&ecirc;tre l’affaire d’un an pour la pratique; car, dans la carri&egrave;re des id&eacute;es morales, on ne peut avancer trop lentement, ni trop bien s’affermir &agrave; chaque pas. Jeunes ma&icirc;tres, pensez, je vous prie, &agrave; cet exemple, et souvenez-vous qu’en toute chose vos le&ccedil;ons doivent &ecirc;tre plus en actions qu’en discours; car les enfants oublient ais&eacute;ment ce qu’ils ont dit et ce qu’on leur a dit, mais non pas ce qu’ils ont fait et ce qu’on leur a fait.

[297:] De pareilles instructions se doivent donner, comme je l’ai dit, plus t&ocirc;t ou plus tard, selon que le naturel paisible ou turbulent de l’&eacute;l&egrave;ve en acc&eacute;l&egrave;re ou retarde le besoin; leur usage est d’une &eacute;vidence qui saute aux yeux; mais, pour ne rien omettre d’important dans les choses difficiles, donnons encore un exemple.

[298:] Votre enfant dyscole g&acirc;te tout ce qu’il touche: ne vous f&acirc;chez point; mettez hors de sa port&eacute;e ce qu’il peut g&acirc;ter. Il brise les meubles dont il se sert; ne vous h&acirc;tez point de lui en donner d’autres: laissez-lui sentir le pr&eacute;judice de la privation. Il casse les fen&ecirc;tres de sa chambre; laissez le vent souffler sur lui nuit et jour sans vous soucier des rhumes; car il vaut mieux qu’il soit enrhum&eacute; que fou. Ne vous plaignez jamais des incommodit&eacute;s qu’il vous cause, mais faites qu’il les sente le premier. A la fin vous faites raccommoder les vitres, toujours sans rien dire. Il les casse encore? changez alors de m&eacute;thode; dites-lui s&egrave;chement, mais sans col&egrave;re: Les fen&ecirc;tres sont &agrave; moi; elles ont &eacute;t&eacute; mises l&agrave; par mes soins; je veux les garantir. Puis vous l’enfermerez &agrave; l’obscurit&eacute; dans un lieu sans fen&ecirc;tre. A ce proc&eacute;d&eacute; si nouveau il commence par crier, temp&ecirc;ter; personne ne l’&eacute;coute. Bient&ocirc;t il se lasse et change de ton; il se plaint, il g&eacute;mit: un domestique se pr&eacute;sente, le mutin le prie de le d&eacute;livrer. Sans chercher de pr&eacute;texte pour n’en rien faire, le domestique r&eacute;pond: J’ai aussi des vitres &agrave; conserver, et s’en va. Enfin, apr&egrave;s que l’enfant aura demeur&eacute; l&agrave; plusieurs heures, assez longtemps pour s’y ennuyer et s’en souvenir, quelqu’un lui sugg&eacute;rera de vous proposer un accord au moyen duquel vous lui rendriez la libert&eacute;, et il ne casserait plus de vitres. Il ne demandera pas mieux. Il vous fera prier de le venir voir: vous viendrez; il vous fera sa proposition, et vous l’accepterez &agrave; l’instant en lui disant: C’est tr&egrave;s bien pens&eacute;; nous y gagnerons tous deux:, que n’avez-vous eu plus t&ocirc;t cette bonne id&eacute;e! Et puis, sans lui demander ni protestation ni confirmation de sa promesse, vous l’embrasserez avec joie et l’emm&egrave;nerez sur-le-champ dans sa chambre, regardant cet accord comme sacr&eacute; et inviolable autant que si le serment y avait pass&eacute;. Quelle id&eacute;e pensez-vous qu’il prendra, sur ce proc&eacute;d&eacute;, de la foi des engagements et de leur utilit&eacute;? Je suis tromp&eacute; s’il y a sur la terre un seul enfant, non d&eacute;j&agrave; g&acirc;t&eacute;, &agrave; l’&eacute;preuve de cette conduite, et qui s’avise apr&egrave;s cela de casser une fen&ecirc;tre &agrave; dessein. Suivez la cha&icirc;ne de tout cela. Le petit m&eacute;chant ne songeait gu&egrave;re, en faisant un trou pour planter sa f&egrave;ve, qu’il se creusait un cachot o&ugrave; sa science ne tarderait pas &agrave; le faire enfermer.

[299:] Nous voil&agrave; dans le monde moral, voil&agrave; la porte ouverte au vice. Avec les conventions et les devoirs naissent la tromperie et le mensonge. D&egrave;s qu’on peut faire ce qu’on ne doit pas, on veut cacher ce qu’on n’a pas d&ucirc; faire. D&egrave;s qu’un int&eacute;r&ecirc;t fait promettre, un int&eacute;r&ecirc;t plus grand peut faire violer la promesse; il ne s’agit plus de la violer impun&eacute;ment: la ressource est naturelle; on se cache et l’on ment. N’ayant pu pr&eacute;venir le vice, nous voici d&eacute;j&agrave; dans le cas de le punir. Voil&agrave; les mis&egrave;res de la vie humaine qui commencent avec ses erreurs.

[300:] J’en ai dit assez pour faire entendre qu’il ne faut jamais infliger aux enfants le ch&acirc;timent comme ch&acirc;timent, mais qu’il doit toujours leur arriver comme une suite naturelle de leur mauvaise action. Ainsi vous ne d&eacute;clamerez point contre le mensonge, vous ne les punirez point pr&eacute;cis&eacute;ment pour avoir menti; mais vous ferez que tous les mauvais effets du mensonge, comme de n’&ecirc;tre point cru quand on dit la v&eacute;rit&eacute;, d’&ecirc;tre accus&eacute; du mal qu’on n’a point fait, quoiqu’on s’en d&eacute;fende, se rassemblent sur leur t&ecirc;te quand ils ont menti. Mais expliquons ce que c’est que mentir pour les enfants.

[301:] Il y a deux sortes de mensonges: celui de fait qui regarde le pass&eacute;, celui de droit qui regarde l’avenir. Le premier a lieu quand on nie d’avoir fait ce qu’on a fait, ou quand on affirme avoir fait ce qu’on n’a pas fait, et en g&eacute;n&eacute;ral quand on parle sciemment contre la v&eacute;rit&eacute; des choses. L’autre a lieu quand on promet ce qu’on n’a pas dessein de tenir, et en g&eacute;n&eacute;ral quand on montre une intention contraire &agrave; celle qu’on a. Ces deux mensonges peuvent quelquefois se rassembler dans le m&ecirc;me; mais je les consid&egrave;re ici par ce qu’ils ont de diff&eacute;rent.

[302:] Celui qui sent le besoin qu’il a du secours des autres, et qui ne cesse d’&eacute;prouver leur bienveillance, n’a nul int&eacute;r&ecirc;t de les tromper; au contraire, il a un int&eacute;r&ecirc;t sensible qu’ils voient les choses comme elles sont, de peur qu’ils ne se trompent &agrave; son pr&eacute;judice. Il est donc clair que le mensonge de fait n’est pas naturel aux enfants; mais c’est la loi de l’ob&eacute;issance qui produit la n&eacute;cessit&eacute; de mentir, parce que l’ob&eacute;issance &eacute;tant p&eacute;nible, on s’en dispense en secret le plus qu’on peut, et que l’int&eacute;r&ecirc;t pr&eacute;sent d’&eacute;viter le ch&acirc;timent ou le reproche l’emporte sur l’int&eacute;r&ecirc;t &eacute;loign&eacute; d’exposer la v&eacute;rit&eacute;. Dans l’&eacute;ducation naturelle et libre, pourquoi donc votre enfant vous mentirait-il? Qu’a-t-il &agrave; vous cacher? Vous ne le reprenez point, vous ne le punissez de rien, vous n’exigez rien de lui. Pourquoi ne vous dirait-il pas tout ce qu’il a fait aussi na&icirc;vement qu’&agrave; son petit camarade? Il ne peut voir &agrave; cet aveu plus de danger. d’un c&ocirc;t&eacute; que de l’autre.

[303:] Le mensonge de droit est moins naturel encore, puisque les promesses de faire ou de s’abstenir sont des actes conventionnels, qui sortent de l’&eacute;tat de nature et d&eacute;rogent &agrave; la libert&eacute;. Il y a plus: tous les engagements des enfants sont nuls par eux-m&ecirc;mes, attendu que leur vue born&eacute;e ne pouvant s’&eacute;tendre au-del&agrave; du pr&eacute;sent, en s’engageant ils ne savent ce qu’ils font. A peine l’enfant peut-il mentir quand il s’engage; car, ne songeant qu a se tirer d’affaire dans le moment pr&eacute;sent, tout moyen qui n’a pas un effet pr&eacute;sent lui devient &eacute;gal; en promettant pour un temps futur, il ne promet rien, et son imagination encore endormie ne sait point &eacute;tendre son &ecirc;tre sur deux temps diff&eacute;rents. S’il pouvait &eacute;viter le fouet ou obtenir un cornet de drag&eacute;es en promettant de se jeter demain par la fen&ecirc;tre, il le promettrait &agrave; l’instant. Voil&agrave; pourquoi les lois n’ont aucun &eacute;gard aux engagements des enfants; et quand les p&egrave;res et les ma&icirc;tres plus s&eacute;v&egrave;res exigent qu’ils les remplissent, c’est seulement dans ce que l’enfant devrait faire, quand m&ecirc;me il ne l’aurait pas promis.

[304:] L’enfant, ne sachant ce qu’il fait quand il s’engage, ne peut donc mentir en s’engageant. Il n’en est pas de m&ecirc;me quand il manque &agrave; sa promesse, ce qui est encore une esp&egrave;ce de mensonge r&eacute;troactif: car il se souvient tr&egrave;s bien d’avoir fait cette promesse; mais ce qu’il ne voit pas, c’est l’importance de la tenir. Hors d’&eacute;tat de lire dans l’avenir, il ne peut pr&eacute;voir les cons&eacute;quences des choses; et quand il viole ses engagements, il ne fait rien contre la raison de son &acirc;ge.

[305:] Il suit de l&agrave; que les mensonges des enfants sont tous l’ouvrage des ma&icirc;tres, et que vouloir leur apprendre &agrave;dire la v&eacute;rit&eacute; n’est autre chose que leur apprendre &agrave;mentir. Dans l’empressement qu’on a de les r&eacute;gler, de les gouverner, de les instruire, on ne se trouve jamais assez d’instruments pour en venir &agrave; bout. On veut se donner de nouvelles prises dans leur esprit par des maximes sans fondement, par des pr&eacute;ceptes sans raison, et l’on aime mieux qu’ils sachent leurs le&ccedil;ons et qu’ils mentent, que s’ils demeuraient ignorants et vrais.

[306:] Pour nous, qui ne donnons &agrave; nos &eacute;l&egrave;ves que des le&ccedil;ons de pratique, et qui aimons mieux qu’ils soient bons que savants, nous n’exigeons point d’eux la v&eacute;rit&eacute;, de peur qu’ils ne la d&eacute;guisent, et nous ne leur faisons rien promettre qu’ils soient tent&eacute;s de ne pas tenir. S’il s’est fait en mon absence quelque mal dont j’ignore l’auteur, je me garderai d’en accuser Emile, ou de lui dire: Est-ce vous? Car en cela que ferais-je autre chose, sinon lui apprendre &agrave; le nier? Que si son naturel difficile me force &agrave; faire avec lui quelque convention, je prendrai si bien mes mesures que la proposition en vienne toujours de lui, jamais de moi; que, quand il s’est engag&eacute;, il ait toujours un int&eacute;r&ecirc;t pr&eacute;sent et sensible &agrave; remplir son engagement; et que, si jamais il y manque, ce mensonge attire sur lui des maux qu’il voie sortir de l’ordre m&ecirc;me des choses, et non pas de la vengeance de son gouverneur. Mais, loin d’avoir besoin de recourir &agrave; de si cruels exp&eacute;dients, je suis presque s&ucirc;r qu’Emile apprendra fort tard ce que c’est que mentir, et qu’en l’apprenant il sera fort &eacute;tonn&eacute;, ne pouvant concevoir &agrave; quoi peut &ecirc;tre bon le mensonge. Il est tr&egrave;s clair que plus je rends son bien-&ecirc;tre ind&eacute;pendant, soit des volont&eacute;s, soit des jugements des autres, plus je coupe en lui tout int&eacute;r&ecirc;t de mentir.

[307:] Quand on n’est point press&eacute; d’instruire, on n’est point press&eacute; d’exiger, et l’on prend son temps pour ne rien exiger qu’&agrave; propos. Alors l’enfant se forme, en ce qu’il ne se g&acirc;te point. Mais, quand un &eacute;tourdi de pr&eacute;cepteur, ne sachant comment s’y prendre, lui fait &agrave; chaque instant promettre ceci ou cela, sans distinction, sans choix, sans mesure, l’enfant, ennuy&eacute;, surcharg&eacute; de toutes ces promesses, les n&eacute;glige, les oublie, les d&eacute;daigne enfin, et, les regardant comme autant de vaines formules, se fait un jeu de les faire et de les violer. Voulez-vous donc qu’il soit fid&egrave;le &agrave; tenir sa parole, soyez discret &agrave;l’exiger.

[308:] Le d&eacute;tail dans lequel je viens d’entrer sur le mensonge peut &agrave; bien des &eacute;gards s’appliquer &agrave; tous les autres devoirs, qu’on ne prescrit aux enfants qu’en les leur rendant non seulement ha&icirc;ssables, mais impraticables. Pour para&icirc;tre leur pr&ecirc;cher la vertu, on leur fait aimer tous les vices: on les leur donne, en leur d&eacute;fendant de les avoir. Veut-on les rendre pieux, on les m&egrave;ne s’ennuyer &agrave; l’&eacute;glise; en leur faisant incessamment marmotter des pri&egrave;res, on les force d’aspirer au bonheur de ne plus prier Dieu. Pour leur inspirer la charit&eacute;, on leur fait donner l’aum&ocirc;ne, comme si l’on d&eacute;daignait de la donner soi-m&ecirc;me. Eh! ce n’est pas l’enfant qui doit donner, c’est le ma&icirc;tre: quelque attachement qu’il ait pour son &eacute;l&egrave;ve, il doit lui disputer cet honneur; il doit lui faire juger qu’&agrave; son &acirc;ge on n’en est point encore digne. L’aum&ocirc;ne est une action d’homme qui conna&icirc;t la valeur de ce qu’il donne, et le besoin que son semblable en a. L’enfant, qui ne conna&icirc;t rien de cela, ne peut avoir aucun m&eacute;rite &agrave; donner; il donne sans charit&eacute;, sans bienfaisance; il est presque honteux de donner, quand, fond&eacute; sur son exemple et le v&ocirc;tre, il croit qu’il n’y a que les enfants qui donnent, et qu’on ne fait plus l’aum&ocirc;ne &eacute;tant grand.

[309:] Remarquez qu on ne fait jamais donner par l’enfant que des choses dont il ignore la valeur, des pi&egrave;ces de m&eacute;tal qu’il a dans sa poche, et qui ne lui servent qu’&agrave; cela. Un enfant donnerait plut&ocirc;t cent louis qu’un g&acirc;teau. Mais engagez ce prodigue distributeur &agrave; donner les choses qui lui sont ch&egrave;res, des jouets, des bonbons, son go&ucirc;ter, et nous saurons bient&ocirc;t si vous l’avez rendu vraiment lib&eacute;ral.

[310:] On trouve encore un exp&eacute;dient &agrave; cela, c’est de rendre bien vite &agrave; l’enfant ce qu’il a donn&eacute;, de sorte qu’il s’accoutume &agrave; donner tout ce qu’il sait bien qui lui va revenir. Je n’ai gu&egrave;re vu dans les enfants que ces deux esp&egrave;ces de g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;: donner ce qui ne leur est bon &agrave;rien, ou donner ce qu’ils sont s&ucirc;rs qu’on va leur rendre. Faites en sorte, dit Locke, qu’ils soient convaincus par exp&eacute;rience que le plus lib&eacute;ral est toujours le mieux partag&eacute;. C’est l&agrave; rendre un enfant lib&eacute;ral en apparence et avare en effet. Il ajoute que les enfants contracteront ainsi l’habitude de la lib&eacute;ralit&eacute;. Oui, d’une lib&eacute;ralit&eacute; usuri&egrave;re, qui donne un oeuf pour avoir un boeuf. Mais, quand il s’agira de donner tout de bon, adieu l’habitude; lorsqu’on cessera de leur rendre, ils cesseront bient&ocirc;t de donner. Il faut regarder &agrave; l’habitude de l’&acirc;me plut&ocirc;t qu’&agrave; celle des mains. Toutes les autres vertus qu’on apprend aux enfants ressemblent &agrave; celle-l&agrave;. Et c’est &agrave; leur pr&ecirc;cher ces solides vertus qu’on use leurs jeunes ans dans la tristesse! Ne voil&agrave;-t-il pas une savante &eacute;ducation!

[311:] Ma&icirc;tres, laissez les simagr&eacute;es, soyez vertueux et bons, que vos exemples se gravent dans la m&eacute;moire de vos &eacute;l&egrave;ves, en attendant qu’ils puissent entrer dans leurs coeurs. Au lieu de me h&acirc;ter d’exiger du mien des actes de charit&eacute;, j’aime mieux en faire en sa pr&eacute;sence, et lui &ocirc;ter m&ecirc;me le moyen de m’imiter en cela, comme un honneur qui n’est pas de son &acirc;ge; car il importe qu’il ne s’accoutume pas &agrave; regarder les devoirs des hommes seulement comme des devoirs d’enfants. Que si, me voyant assister les pauvres, il me questionne l&agrave;-dessus, et qu’il soit temps de lui r&eacute;pondre, je lui dirai: « Mon ami, c’est que, quand les pauvres ont bien voulu qu’il y e&ucirc;t des riches, les riches ont promis de nourrir tous ceux qui n’auraient de quoi vivre ni par leur bien ni par leur travail. » « Vous avez donc aussi promis cela? reprendra-t-il. « Sans doute; je ne suis ma&icirc;tre du bien qui passe par mes mains qu’avec la condition qui est attach&eacute;e &agrave; sa propri&eacute;t&eacute;. »

[312:] Apr&egrave;s avoir entendu ce discours, et l’on a vu comment on peut mettre un enfant en &eacute;tat de l’entendre, un autre qu’Emile serait tent&eacute; de m’imiter et de se conduire en homme riche; en pareil cas, j’emp&ecirc;cherais au moins que ce ne f&ucirc;t avec ostentation; j’aimerais mieux qu’il me d&eacute;rob&acirc;t mon droit et se cach&acirc;t pour donner. C’est une fraude de son &acirc;ge, et la seule que je lui pardonnera&icirc;s.

[313:] Je sais que toutes ces vertus par imitation sont des vertus de singe, et que nulle bonne action n’est moralement bonne que quand on la fait comme telle, et non parce que d’autres la font. Mais, dans un &acirc;ge o&ugrave; le coeur ne sent rien encore, il faut bien faire imiter aux enfants les actes dont on veut leur donner l’habitude, en attendant qu’ils les puissent faire par discernement et par amour du bien. L’homme est imitateur, l’animal m&ecirc;me l’est; le go&ucirc;t de l’imitation est de la nature bien ordonn&eacute;e; mais il d&eacute;g&eacute;n&egrave;re en vice dans la soci&eacute;t&eacute;. Le singe imite l’homme qu’il craint, et n’imite pas les animaux qu’il m&eacute;prise; il juge bon ce que fait un &ecirc;tre meilleur que lui. Parmi nous, au contraire, nos arlequins de toute esp&egrave;ce imitent le beau pour le d&eacute;grader, pour le rendre ridicule; ils cherchent dans le sentiment de leur bassesse &agrave; s’&eacute;galer ce qui vaut mieux qu’eux; ou, s’ils s’efforcent d’imiter ce qu’ils admirent, on voit dans le choix des objets le faux go&ucirc;t des imitateurs: ils veulent bien plus en imposer aux autres ou faire applaudir leur talent, que se rendre meilleurs ou plus sages. Le fondement de l’imitation parmi nous vient du d&eacute;sir de se transporter toujours hors de soi. Si je r&eacute;ussis dans mon entreprise, Emile n’aura s&ucirc;rement pas ce d&eacute;sir. Il faut donc nous passer du bien apparent qu’il peut produire.

[314:] Approfondissez toutes les r&egrave;gles de votre &eacute;ducation, vous les trouverez ainsi toutes &agrave; contresens, surtout en ce qui concerne les vertus et les moeurs. La seule le&ccedil;on de morale qui convienne &agrave; l’enfance, et la plus importante &agrave; tout &acirc;ge, est de ne jamais faire de mal &agrave; personne. Le pr&eacute;cepte m&ecirc;me de faire du bien, s’il n’est subordonn&eacute; &agrave; celui-l&agrave;, est dangereux, faux, contradictoire. Qui est-ce qui ne fait pas du bien? tout le monde en fait, le m&eacute;chant comme les autres; il fait un heureux aux d&eacute;pens de cent mis&eacute;rables; et de l&agrave; viennent toutes nos calamit&eacute;s. Les plus sublimes vertus sont n&eacute;gatives: elles sont aussi les plus difficiles, parce qu’elles sont sans ostentation, et au-dessus m&ecirc;me de ce plaisir si doux au coeur de l’homme, d’en renvoyer un autre content de nous. O quel bien fait n&eacute;cessairement &agrave; ses semblables celui d’entre eux, s’il en est un, qui ne leur fait jamais de mal! De quelle intr&eacute;pidit&eacute; d’&acirc;me, de quelle vigueur de caract&egrave;re il a besoin pour cela! Ce n’est pas en raisonnant sur cette maxime, c’est en t&acirc;chant de la pratiquer, qu’on sent combien il est grand et p&eacute;nible d’y r&eacute;ussir.

[315:] Voil&agrave; quelques faibles id&eacute;es des pr&eacute;cautions avec lesquelles je voudrais qu’on donn&acirc;t aux enfants les instructions qu’on ne peut quelquefois leur refuser sans les exposer &agrave; nuire &agrave; eux-m&ecirc;mes ou aux autres, et surtout &agrave; contracter de mauvaises habitudes dont on aurait peine ensuite &agrave; les corriger: mais soyons s&ucirc;rs que cette n&eacute;cessit&eacute; se pr&eacute;sentera rarement pour les enfants &eacute;lev&eacute;s comme ils doivent l’&ecirc;tre, parce qu’il est impossible qu’ils deviennent indociles, m&eacute;chants, menteurs, avides, quand on n’aura pas sem&eacute; dans leurs coeurs les vices qui les rendent tels. Ainsi ce que j’ai dit sur ce point sert plus aux exceptions qu’aux r&egrave;gles; mais ces exceptions sont plus fr&eacute;quentes &agrave; mesure que les enfants ont plus d’occasions de sortir de leur &eacute;tat et de contracter les vices des hommes. Il faut n&eacute;cessairement, &agrave; ceux qu’on &eacute;l&egrave;ve au milieu du monde, des instructions plus pr&eacute;coces qu’&agrave; ceux qu’on &eacute;l&egrave;ve dans la retraite. Cette &eacute;ducation solitaire serait donc pr&eacute;f&eacute;rable, quand elle ne ferait que donner &agrave;l’enfance le temps de m&ucirc;rir.

[316:] Il est un autre genre d’exceptions contraires pour ceux qu’un heureux naturel &eacute;l&egrave;ve au-dessus de leur &acirc;ge. Comme il y a des hommes qui ne sortent jamais de l’enfance, il y en a d’autres qui, pour ainsi dire, n’y passent point, et sont hommes presque en naissant. Le mal est que cette derni&egrave;re exception est tr&egrave;s rare, tr&egrave;s difficile &agrave; conna&icirc;tre, et que chaque m&egrave;re, imaginant qu’un enfant peut &ecirc;tre un prodige, ne doute point que le sien n’en soit un. Elles font plus, elles prennent pour des indices extraordinaires ceux m&ecirc;mes qui marquent l’ordre accoutum&eacute;: la vivacit&eacute;, les saillies, l’&eacute;tourderie, la piquante na&icirc;vet&eacute;; tous signes caract&eacute;ristiques de l’&acirc;ge, et qui montrent le mieux qu’un enfant n’est qu’un enfant. Est-il &eacute;tonnant que celui qu’on fait beaucoup parler et &agrave; qui l’on permet de tout dire, qui n’est g&ecirc;n&eacute; par aucun &eacute;gard, par aucune biens&eacute;ance, fasse par hasard quelque heureuse rencontre? Il le serait bien plus qu’il n’en f&icirc;t jamais, comme il le serait qu’avec mille mensonges un astrologue ne pr&eacute;d&icirc;t jamais aucune v&eacute;rit&eacute;. Ils mentiront tant, disait Henri IV, qu’&agrave; la fin ils diront vrai. Quiconque veut trouver quelques bons mots n’a qu’&agrave; dire beaucoup de sottises. Dieu garde de mal les gens &agrave; la mode, qui n’ont pas d’autre m&eacute;rite pour &ecirc;tre f&ecirc;t&eacute;s!

[317:] Les pens&eacute;es les plus brillantes peuvent tomber dans le cerveau des enfants, ou plut&ocirc;t les meilleurs mots dans leur bouche, comme les diamants du plus grand prix sous leurs mains, sans que pour cela ni les pens&eacute;es ni les diamants leur appartiennent; il n’y a point de v&eacute;ritable propri&eacute;t&eacute; pour cet &acirc;ge en aucun genre. Les choses que dit un enfant ne sont pas pour lui ce qu’elles sont pour nous; il n’y joint pas les m&ecirc;mes id&eacute;es. Ces id&eacute;es, si tant est qu’il en ait, n’ont dans sa t&ecirc;te ni suite ni liaison; rien de fixe, rien d’assur&eacute; dans tout ce qu’il pense. Examinez votre pr&eacute;tendu prodige. En de certains moments vous lui trouverez un ressort d’une extr&ecirc;me activit&eacute;, une clart&eacute; d’esprit &agrave; percer les nues. Le plus souvent ce m&ecirc;me esprit vous para&icirc;t l&acirc;che, moite, et comme environn&eacute; d’un &eacute;pais brouillard. Tant&ocirc;t il vous devance, et tant&ocirc;t il reste immobile. Un instant vous diriez: c’est un g&eacute;nie, et l’instant d’apr&egrave;s: c’est un sot. Vous vous tromperiez toujours; c’est un enfant. C’est un aiglon qui fend l’air un instant, et retombe l’instant d’apr&egrave;s dans son aire.

[318:] Traitez-le donc selon son &acirc;ge malgr&eacute; les apparences, et craignez d’&eacute;puiser ses forces pour les avoir voulu trop exercer. Si ce jeune cerveau s’&eacute;chauffe, si vous voyez qu’il commence &agrave; bouillonner, laissez-le d’abord fermenter en libert&eacute;, mais ne l’excitez jamais, de peur que tout ne s’exhale; et quand les premiers esprits se seront &eacute;vapor&eacute;s, retenez, comprimez les autres, jusqu’&agrave; ce qu’avec les ann&eacute;es tout se tourne en chaleur vivifiante et en v&eacute;ritable force. Autrement vous perdrez votre temps et vos soins, vous d&eacute;truirez votre propre ouvrage; et apr&egrave;s vous &ecirc;tre indiscr&egrave;tement enivr&eacute;s de toutes ces vapeurs inflammables, il ne vous restera qu’un marc sans vigueur.

[319:] Des enfants &eacute;tourdis viennent les hommes vulgaires: je ne sache point d’observation plus g&eacute;n&eacute;rale et plus certaine que celle-l&agrave;. Rien n’est plus difficile que de distinguer dans l’enfance la stupidit&eacute; r&eacute;elle, de cette apparente et trompeuse stupidit&eacute; qui est l’annonce des &acirc;mes fortes. Il parait d’abord &eacute;trange que les deux extr&ecirc;mes aient des signes si semblables: et cela doit pourtant &ecirc;tre; car, dans un &acirc;ge o&ugrave; l’homme n’a encore nulles v&eacute;ritables id&eacute;es, toute la diff&eacute;rence qui se trouve entre celui qui a du g&eacute;nie et celui qui n’en a pas, est que le dernier n’admet que de fausses id&eacute;es, et que le premier, n’en trouvant que de telles, n’en admet aucune: il ressemble donc au stupide en ce que l’un n’est capable de rien, et que rien ne convient &agrave; l’autre. Le seul signe qui peut les distinguer d&eacute;pend du hasard, qui peut offrir au dernier quelque id&eacute;e &agrave; sa port&eacute;e, au lieu que le premier est toujours le m&ecirc;me partout. Le jeune Caton, durant son enfance, semblait un imb&eacute;cile dans la maison. Il &eacute;tait taciturne et opini&acirc;tre, voil&agrave; tout le jugement qu’on portait de lui. Ce ne fut que dans l’antichambre de Sylla que son oncle apprit &agrave; le conna&icirc;tre. S’il ne f&ucirc;t point entr&eacute; dans cette antichambre, peut-&ecirc;tre e&ucirc;t-il pass&eacute; pour une brute jusqu’&agrave; l’&acirc;ge de raison. Si C&eacute;sar n’e&ucirc;t point v&eacute;cu, peut-&ecirc;tre e&ucirc;t-on toujours trait&eacute; de visionnaire ce m&ecirc;me Caton qui p&eacute;n&eacute;tra son funeste g&eacute;nie, et pr&eacute;vit tous ses projets de si loin. O que ceux qui jugent si pr&eacute;cipitamment les enfants sont sujets &agrave;se tromper! Ils sont souvent plus enfants qu’eux. J’ai vu, dans un &acirc;ge assez avanc&eacute;, un homme qui m’honorait de son amiti&eacute; passer dans sa famille et chez ses amis pour un esprit born&eacute;: cette excellente t&ecirc;te se m&ucirc;rissait en silence. Tout &agrave; coup il s’est montr&eacute; philosophe, et je ne doute pas que la post&eacute;rit&eacute; ne lui marque une place honorable et distingu&eacute;e parmi les meilleurs raisonneurs et les plus profonds m&eacute;taphysiciens de son si&egrave;cle.

[320:] Respectez l’enfance, et ne vous pressez point de la juger, soit en bien, soit en mal. Laissez les exceptions s'indiquer, se prouver, se confirmer longtemps avant d’adopter pour elles des m&eacute;thodes particuli&egrave;res. Laissez longtemps agir la nature, avant de vous m&ecirc;ler d’agir &agrave; sa place, de peur de contrarier ses op&eacute;rations. Vous connaissez, dites-vous, le prix du temps et n’en voulez point perdre. Vous ne voyez pas que c’est bien plus le perdre d’en mal user que de n’en rien faire, et qu’un enfant mal instruit est plus loin de la sagesse que celui qu’on n’a point instruit du tout. Vous &ecirc;tes alarm&eacute; de le voir consumer ses premi&egrave;res ann&eacute;es &agrave; ne rien faire. Comment! n’est-ce rien que d’&ecirc;tre heureux? n’est-ce rien que de sauter, jouer, courir toute la journ&eacute;e? De sa vie il ne sera si occup&eacute;. Platon, dans sa R&eacute;publique, qu’on croit si aust&egrave;re, n’&eacute;l&egrave;ve les enfants qu’en f&ecirc;tes, jeux, chansons, passe-temps; on dirait qu’il a tout fait quand il leur a bien appris &agrave; se r&eacute;jouir; et S&eacute;n&egrave;que, parlant de l’ancienne jeunesse romaine: Elle &eacute;tait, dit-il, toujours debout, on ne lui enseignait rien qu’elle d&ucirc;t apprendre assise. En valait-elle moins, parvenue &agrave; l’&acirc;ge v&icirc;r&icirc;l? Effrayez-vous donc peu de cette oisivet&eacute; pr&eacute;tendue. Que diriez-vous d’un homme qui, pour mettre toute la vie &agrave; profit, ne voudrait jamais dormir? Vous diriez: Cet homme est insens&eacute;; il ne jouit pas du temps, il se l’&ocirc;te; pour fuir le sommeil, il court &agrave; la mort. Songez donc que c’est ici la m&ecirc;me chose, et que l’enfance est le sommeil de la raison.

[321:] L’apparente facilit&eacute; d’apprendre est cause de la perte des enfants. On ne voit pas que cette facilit&eacute; m&ecirc;me est la preuve qu’ils n’apprennent rien. Leur cerveau lisse et poli rend comme un miroir les objets qu’on lui pr&eacute;sente; mais rien ne reste, rien ne p&eacute;n&egrave;tre. L’enfant retient les mots, les id&eacute;es se r&eacute;fl&eacute;chissent; ceux qui l’&eacute;coutent les entendent, lui seul ne les entend point.

[322:] Quoique la m&eacute;moire et le raisonnement soient deux facult&eacute;s essentiellement diff&eacute;rentes, cependant l’une ne se d&eacute;veloppe v&eacute;ritablement qu’avec l’autre. Avant l’&acirc;ge de raison l’enfant ne re&ccedil;oit pas des id&eacute;es, mais des images; et il y a cette diff&eacute;rence entre les unes et les autres, que les images ne sont que des peintures absolues des objets sensibles, et que les id&eacute;es sont des notions des objets, d&eacute;termin&eacute;es par des rapports. Une image peut &ecirc;tre seule dans l’esprit qui se la repr&eacute;sente; mais toute id&eacute;e en suppose d’autres. Quand on imagine, on ne fait que voir; quand on con&ccedil;oit, on compare. Nos sensations sont purement passives, au lieu que toutes nos perceptions ou id&eacute;es naissent d’un principe actif qui juge. Cela sera d&eacute;montr&eacute; ci-apr&egrave;s.

[323:] Je dis donc que les enfants, n’&eacute;tant pas capables de jugement, n’ont point de v&eacute;ritable m&eacute;moire. Ils retiennent des sons, des figures, des sensations, rarement des id&eacute;es, plus rarement leurs liaisons. En m’objectant qu’ils apprennent quelques &eacute;l&eacute;ments de g&eacute;om&eacute;trie, on croit bien prouver contre moi; et tout au contraire, c’est pour moi qu’on prouve: on montre que, loin de savoir raisonner d’eux-m&ecirc;mes, ils ne savent pas m&ecirc;me retenir les raisonnements d’autrui; car suivez ces petits g&eacute;om&egrave;tres dans leur m&eacute;thode, vous voyez aussit&ocirc;t qu’ils n’ont retenu que l’exacte impression de la figure et les termes de la d&eacute;monstration. A la moindre objection nouvelle, ils n’y sont plus; renversez la figure, ils n’y sont plus. Tout leur savoir est dans la sensation, rien n’a pass&eacute; jusqu’&agrave; l’entendement. Leur m&eacute;moire elle-m&ecirc;me n’est gu&egrave;re plus parfaite que leurs autres facult&eacute;s, puisqu’il faut presque toujours qu’ils rapprennent, &eacute;tant grands, les choses dont ils ont appris les mots dans l’enfance.

[324:] Je suis cependant bien &eacute;loign&eacute; de penser que les enfants n’aient aucune esp&egrave;ce de raisonnement. Au contraire, je vois qu’ils raisonnent tr&egrave;s bien dans tout ce qu’ils connaissent et qui se rapporte &agrave; leur int&eacute;r&ecirc;t pr&eacute;sent et sensible. Mais c’est sur leurs connaissances que l’on se trompe en leur pr&ecirc;tant celles qu’ils n’ont pas, et les faisant raisonner sur ce qu’ils ne sauraient comprendre. On se trompe encore en voulant les rendre attentifs &agrave; des consid&eacute;rations qui ne les touchent en aucune mani&egrave;re, comme celle de leur int&eacute;r&ecirc;t &agrave; venir, de leur bonheur &eacute;tant hommes, de l’estime qu’on aura pour eux quand ils seront grands; discours qui, tenus &agrave; des &ecirc;tres d&eacute;pourvus de toute pr&eacute;voyance, ne signifient absolument rien pour eux. Or, toutes les &eacute;tudes forc&eacute;es de ces pauvres infortun&eacute;s tendent &agrave; ces objets enti&egrave;rement &eacute;trangers &agrave; leurs esprits. Qu’on juge de l’attention qu’ils y peuvent donner.

[325:] Les p&eacute;dagogues qui nous &eacute;talent en grand appareil les instructions qu’ils donnent &agrave; leurs disciples sont pay&eacute;s pour tenir un autre langage: cependant on voit, par leur propre conduite, qu’ils pensent exactement comme moi. Car, que leur apprennent-ils, enfin? Des mots, encore des mots, et toujours des mots. Parmi les diverses sciences qu’ils se vantent de leur enseigner, ils se gardent bien de choisir celles qui leur seraient v&eacute;ritablement utiles, parce que ce seraient des sciences de choses, et qu’ils n’y r&eacute;ussiraient pas; mais celles qu’on para&icirc;t savoir quand on en sait les termes, le blason, la g&eacute;ographie, la chronologie, les langues, etc.; toutes &eacute;tudes si loin de l’homme, et surtout de l’enfant, que c’est une merveille si rien de tout cela lui peut &ecirc;tre utile une seule fois en sa vie.

[326:] On sera surpris que je compte l’&eacute;tude des langues au nombre des inutilit&eacute;s de l’&eacute;ducation: mais on se souviendra que je ne parle ici que des &eacute;tudes du premier &acirc;ge; et, quoi qu’on puisse dire, je ne crois pas que, jusqu’&agrave; l’&acirc;ge de douze ou quinze ans, nul enfant, les prodiges &agrave; part, ait jamais vraiment appris deux langues.

[327:] Je conviens que si l’&eacute;tude des langues n’&eacute;tait que celle des mots, c’est-&agrave;-dire des figures ou des sons qui les expriment, cette &eacute;tude pourrait convenir aux enfants: mais les langues, en changeant les signes, modifient aussi les id&eacute;es qu’ils repr&eacute;sentent. Les t&ecirc;tes se forment sur les langages, les pens&eacute;es prennent la teinte des idiomes. La raison seule est commune, l’esprit en chaque langue a sa forme particuli&egrave;re; diff&eacute;rence qui pourrait bien &ecirc;tre en partie la cause ou l’effet des caract&egrave;res nationaux; et, ce qui para&icirc;t confirmer cette conjecture est que, chez toutes les nations du monde, la langue suit les vicissitudes des moeurs, et se conserve ou s’alt&egrave;re comme elles.

[328:] De ces formes diverses l’usage en donne une &agrave; l’enfant, et c’est la seule qu’il garde jusqu’&agrave; l’&acirc;ge de raison. Pour en avoir deux, il faudrait qu’il s&ucirc;t comparer des id&eacute;es; et comment les comparerait-il, quand il est &agrave; peine en &eacute;tat de les concevoir? Chaque chose peut avoir pour lui mille signes diff&eacute;rents; mais chaque id&eacute;e ne peut avoir qu’une forme: il ne peut donc apprendre &agrave; parler qu’une langue. Il en apprend cependant plusieurs, me dit-on: je le nie. J’ai vu de ces petits prodiges, qui croyaient parler cinq ou six langues. Je les ai entendus successivement parler allemand, en termes latins, en termes fran&ccedil;ais, en termes italiens; ils se servaient &agrave; la v&eacute;rit&eacute; de cinq ou six dictionnaires, mais ils ne parlaient toujours qu’allemand. En un mot, donnez aux enfants tant de synonymes qu’il vous plaira: vous changerez les mots, non la langue; ils n’en sauront jamais qu’une.

[329:] C’est pour cacher en ceci leur inaptitude qu’on les exerce par pr&eacute;f&eacute;rence sur les langues mortes, dont il n’y a plus de juges qu’on ne puisse r&eacute;cuser. L’usage familier de ces langues &eacute;tant perdu depuis longtemps, on se contente d’imiter ce qu’on en trouve &eacute;crit dans les livres; et l’on appelle cela les parler. Si tel est le grec et le latin des ma&icirc;tres, qu’on juge de celui des enfants! A peine ont-ils appris par coeur leur rudiment, auquel ils n’entendent absolument rien, qu’on leur apprend d’abord &agrave; rendre un discours fran&ccedil;ais en mots latins; puis, quand ils sont plus avanc&eacute;s, &agrave; coudre en prose des phrases de Cic&eacute;ron, et en vers des centons de Virgile. Alors ils croient parler latin: qui est-ce qui viendra les contredire?

[330:] En quelque &eacute;tude que ce puisse &ecirc;tre, sans l’id&eacute;e des choses repr&eacute;sent&eacute;es, les signes repr&eacute;sentants ne sont r&icirc;en. On borne pourtant toujours l’enfant &agrave; ces signes, sans jamais pouvoir lui faire comprendre aucune des choses qu’ils repr&eacute;sentent. En pensant lui apprendre la description de la terre, on ne lui apprend qu’&agrave; conna&icirc;tre des cartes; on lui apprend des noms de villes, de pays, de rivi&egrave;res, qu’il ne con&ccedil;oit pas exister ailleurs que sur le papier o&ugrave; on les lui montre. Je me souviens d’avoir vu quelque part une g&eacute;ographie qui commen&ccedil;ait ainsi: Qu’est-ce que le monde? C’est un globe de carton. Telle est pr&eacute;cis&eacute;ment la g&eacute;ographie des enfants. Je pose en fait qu’apr&egrave;s deux ans de sph&egrave;re et de cosmographie, il n’y a pas un seul enfant de dix ans qui, sur les r&egrave;gles qu’on lui a donn&eacute;es, s&ucirc;t se conduire de Paris &agrave; SaintDenis. Je pose en fait qu’il n’y en a pas un qui, sur un plan du jardin de son p&egrave;re, f&ucirc;t en &eacute;tat d’en suivre les d&eacute;tours sans s’&eacute;garer. Voil&agrave; ces docteurs qui savent &agrave; point nomm&eacute; o&ugrave; sont P&eacute;kin, Ispahan, le Mexique, et tous les pays de la terre.

[331:] J’entends dire qu’il convient d’occuper les enfants &agrave;des &eacute;tudes o&ugrave; il ne faille que des yeux: cela pourrait &ecirc;tre s’il y avait quelque &eacute;tude o&ugrave; il ne fall&ucirc;t que des yeux; mais je n’en connais point de telle.

[332:] Par une erreur encore plus ridicule, on leur fait &eacute;tudier l’histoire: on s’imagine que l’histoire est &agrave; leur port&eacute;e, parce qu’elle n’est qu’un recueil de faits. Mais qu’entend-on par ce mot de faits? Croit-on que les rapports qui d&eacute;terminent les faits historiques soient si faciles &agrave; saisir, que les id&eacute;es s’en forment sans peine dans l’esprit des enfants? Croit-on que la v&eacute;ritable connaissance des &eacute;v&eacute;nements soit s&eacute;parable de celle de leurs causes, de celle de leurs effets, et que l’historique tienne si peu au moral qu’on puisse conna&icirc;tre l’un sans l’autre? Si vous ne voyez dans les actions des hommes que les mouvements ext&eacute;rieurs et purement physiques, qu’apprenez-vous dans l’histoire? Absolument rien; et cette &eacute;tude, d&eacute;nu&eacute;e de tout int&eacute;r&ecirc;t, ne vous donne pas plus de plaisir que d’instruction. Si vous voulez appr&eacute;cier ces actions par leurs rapports moraux, essayez de faire entendre ces rapports &agrave; vos &eacute;l&egrave;ves, et vous verrez alors si l’histoire est de leur &acirc;ge.

[333:] Lecteurs, souvenez-vous toujours que celui qui vous parle n’est ni un savant ni un philosophe, mais un homme simple, ami de la v&eacute;rit&eacute;, sans parti, sans syst&egrave;me; un solitaire qui, vivant peu avec les hommes, a moins d’occasions de s’imboire de leurs pr&eacute;jug&eacute;s, et plus de temps pour r&eacute;fl&eacute;chir sur ce qui le frappe quand il commerce avec eux. Mes raisonnements sont moins fond&eacute;s sur des principes que sur des faits; et je crois ne pouvoir mieux vous mettre &agrave; port&eacute;e d’en juger, que de vous rapporter souvent quelque exemple des observations qui me les sugg&egrave;rent.

[334:] J’&eacute;tais all&eacute; passer quelques jours &agrave; la campagne chez une bonne m&egrave;re de famille qui prenait grand soin de ses enfants et de leur &eacute;ducation. Un matin que j’&eacute;tais pr&eacute;sent aux le&ccedil;ons de l’a&icirc;n&eacute;, son gouverneur, qui l’avait tr&egrave;s bien instruit de l’histoire ancienne, reprenant celle d’Alexandre, tomba sur le trait connu du m&eacute;decin Philippe, qu’on a mis en tableau, et qui s&ucirc;rement en valait bien la peine. Le gouverneur, homme de m&eacute;rite, fit sur l’intr&eacute;pidit&eacute; d’Alexandre plusieurs r&eacute;flexions qui ne me plurent point, mais que j’&eacute;vitai de combattre, pour ne pas le d&eacute;cr&eacute;diter dans l’esprit de son &eacute;l&egrave;ve. A table, on ne manqua p as, selon la m&eacute;thode fran&ccedil;aise, de faire beaucoup babiiler le petit bonhomme. La vivacit&eacute; naturelle &agrave; son &acirc;ge, et l’attente d’un applaudissement s&ucirc;r, lui firent d&eacute;biter mille sottises, tout &agrave; travers lesquelles partaient de temps en temps quelques mots heureux qui faisaient oublier le reste. Enfin vint l’histoire du m&eacute;decin Philippe: il la raconta fort nettement et avec beaucoup de gr&acirc;ce. Apr&egrave;s l’ordinaire tribut d’&eacute;loges qu’exigeait la m&egrave;re et qu’attendait le fils, on raisonna sur ce qu’il avait dit. Le plus grand nombre bl&acirc;ma la t&eacute;m&eacute;rit&eacute; d’Alexandre; quelques-uns, &agrave; l’exemple du gouverneur, admiraient sa fermet&eacute;, son courage: ce qui me fit comprendre qu’aucun de ceux qui &eacute;taient pr&eacute;sents ne voyait en quoi consistait la v&eacute;ritable beaut&eacute; de ce trait. Pour moi, leur dis-je, il me para&icirc;t que s’il y a le moindre courage, la moindre fermet&eacute; dans l’action d’Alexandre, elle n’est qu’une extravagance. Alors tout le monde se r&eacute;unit, et convint que c’&eacute;tait une extravagance. J’allais r&eacute;pondre et m’&eacute;chauffer, quand une femme qui &eacute;tait &agrave;c&ocirc;t&eacute; de moi, et qui n’avait pas ouvert la bouche, se pencha vers mon oreille, et me dit tout bas: Tais-toi, Jean-Jacques, ils ne t’entendront pas. Je la regardai, je fus frapp&eacute;, et je me tus.

[335:] Apr&egrave;s le d&icirc;ner, soup&ccedil;onnant sur plusieurs indices que mon jeune docteur n’avait rien compris du tout &agrave; l’histoire qu’il avait si bien racont&eacute;e, je le pris par la main, je fis avec lui un tour de parc, et l’ayant questionn&eacute; tout &agrave; mon aise, je trouvai qu’il admirait plus que personne le courage si vant&eacute; d’Alexandre: niais savez-vous o&ugrave; il voyait ce courage? uniquement dans celui d’avaler d’un seul trait un breuvage de mauvais go&ucirc;t, sans h&eacute;siter, sans marquer la moindre r&eacute;pugnance. Le pauvre enfant, &agrave; qui l’on avait fait prendre m&eacute;decine il n’y avait pas quinze jours, et qui ne l’avait prise qu’avec une peine infinie, en avait encore le d&eacute;boire &agrave; la bouche. La mort, l’empoisonnement, ne passaient dans son esprit que pour des sensations d&eacute;sagr&eacute;ables, et il ne concevait pas, pour lui, d’autre poison que du s&eacute;n&eacute;. Cependant il faut avouer que la fermet&eacute; du h&eacute;ros avait fait une grande impression sur son jeune coeur, et qu’&agrave; la premi&egrave;re m&eacute;decine qu’il faudrait ava&icirc;er il avait bien r&eacute;solu d’&ecirc;tre un Alexandre. Sans entrer dans des &eacute;claircissements qui passaient &eacute;videmment sa port&eacute;e, je le confirmai dans ces dispositions louables, et je m’en retournai riant en moi-m&ecirc;me de la haute sagesse des p&egrave;res et des ma&icirc;tres, qui pensent apprendre l’histoire aux enfants.

[336:] Il est ais&eacute; de mettre dans leurs bouches les mots de rois, d’empires, de guerres, de conqu&ecirc;tes, de r&eacute;volutions, de lois; mais quand il sera question d’attacher &agrave; ces mots des id&eacute;es nettes, il y aura loin de l’entretien du jardinier Robert &agrave; toutes ces explications.

[337:] Quelques lecteurs, m&eacute;contents du Tais-toi, JeanJacques, demanderont, je le pr&eacute;vois, ce que je trouve enfin de si beau dans l’action d’Alexandre. Infortun&eacute;s! s’il faut vous le dire, comment le comprendrez-vous? C’est qu’Alexandre croyait &agrave; la vertu; c’est qu’il y croyait sur sa t&ecirc;te, sur sa propre vie; c’est que sa grande &acirc;me &eacute;tait faite pour y croire. O que cette m&eacute;decine aval&eacute;e &eacute;tait une belle profession de foi! Non, jamais mortel n’en fit une si sublime. S’il est quelque moderne Alexandre, qu’on me le montre &agrave; de pareils traits.

[338:] S’il n’y a point de science de mots, il n’y a point d’&eacute;tude propre aux enfants. S’ils n’ont pas de vraies id&eacute;es, ils n’ont point de v&eacute;ritable m&eacute;moire; car je n’appelle pas ainsi celle qui ne retient que des sensations. Que sert d’inscrire dans leur t&ecirc;te un catalogue de signes qui ne repr&eacute;sentent rien pour eux? En apprenant les choses, n’apprendront-ils pas les signes? Pourquoi leur donner la peine inutile de les apprendre deux fois? Et cependant quels dangereux pr&eacute;jug&eacute;s ne commence-t-on pas &agrave; leur inspirer, en leur faisant prendre pour de la science des mots qui n’ont aucun sens pour eux! C’est du premier mot dont l’enfant se paye, c’est de la premi&egrave;re chose qu’il apprend sur la parole d’autrui, sans en voir l’utilit&eacute; lui-m&ecirc;me, que son jugement est perdu: il aura longtemps &agrave; briller aux yeux des sots avant qu’il r&eacute;pare une telle perte.

[339:] Non, si la nature donne au cerveau d’un enfant cette souplesse qui le rend propre &agrave; recevoir toutes sortes d’impressions, ce n’est pas pour qu’on y grave des noms de rois, des dates, des termes de blason, de sph&egrave;re, de g&eacute;ographie, et tous ces mots sans aucun sens pour son &acirc;ge et sans aucune utilit&eacute; pour quelque &acirc;ge que ce soit, dont on accable sa triste et st&eacute;rile enfance; mais c’est pour que toutes les id&eacute;es qu’il peut concevoir et qui lui sont utiles, toutes celles qui se rapportent &agrave; son bonheur et doivent l’&eacute;clairer un jour sur ses devoirs, s’y tracent de bonne heure en caract&egrave;res ineffa&ccedil;ables, et lui servent &agrave; se conduire pendant sa vie d’une mani&egrave;re convenable &agrave; son &ecirc;tre et &agrave; ses facult&eacute;s.

[340:] Sans &eacute;tudier dans les livres, l’esp&egrave;ce de m&eacute;moire que peut avoir un enfant ne reste pas pour cela oisive; tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend le frappe, et il s’en souvient; il tient registre en lui-m&ecirc;me des actions, des discours des hommes; et tout ce qui l’environne est le livre dans lequel, sans y songer, il enrichit continuellement sa m&eacute;moire en attendant que son jugement puisse en profiter. C’est dans le choix de ces objets, c’est dans le soin de lui pr&eacute;senter sans cesse ceux qu’il peut conna&icirc;tre et de lui cacher ceux qu’il doit ignorer, que consiste le v&eacute;ritable art de cultiver en lui cette premi&egrave;re facult&eacute;; et c’est par l&agrave; qu’il faut t&acirc;cher de lui former un magasin de connaissances qui servent &agrave; son &eacute;ducation durant sa jeunesse, et &agrave; sa conduite dans tous les temps. Cette m&eacute;thode, il est vrai, ne forme point de petits prodiges et ne fait pas briller les gouvernantes et les pr&eacute;cepteurs; mais elle forme des hommes judicieux, robustes, sains de corps et d’entendement, qui, sans s’&ecirc;tre fait admirer &eacute;tant jeunes, se font honorer &eacute;tant grands.

[341:] Emile n’apprendra jamais rien par coeur, pas m&ecirc;me des fables, pas m&ecirc;me celles de La Fontaine, toutes na&iuml;ves, toutes charmantes qu’elles sont; car les mots des fables ne sont pas plus les fables que les mots de l’histoire ne sont l’histoire. Comment peut-on s’aveugler assez pour appeler les fables la morale des enfants, sans songer que l’apologue, en les amusant, les abuse; que, s&eacute;duits par le mensonge, ils laissent &eacute;chapper la v&eacute;rit&eacute;, et que ce qu’on fait pour leur rendre l’instruction agr&eacute;able les emp&ecirc;che d’en profiter? Les fables peuvent instruire les hommes; mais il faut dire la v&eacute;rit&eacute; nue aux enfants: sit&ocirc;t qu’on la couvre d’un voile, ils ne se donnent plus la peine de le lever.

[342:] On fait apprendre les fables de La Fontaine &agrave; tous les enfants, et il n’y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les entendraient, ce serait encore pis; car la morale en est tellement m&ecirc;l&eacute;e et si disproportionn&eacute;e &agrave; leur &acirc;ge, qu’elle les porterait plus au vice qu’&agrave; la vertu. Ce sont encore l&agrave;, direz-vous, des paradoxes. Soit; mais voyons si &ccedil;e sont des v&eacute;rit&eacute;s.

[343:] Je dis qu’un enfant n’entend point les fables qu’on lui fait apprendre, parce que quelque effort qu’on fasse pour les rendre simples, l’instruction qu’on en veut tirer force d’y faire entrer des id&eacute;es qu’il ne peut saisir, et que le tour m&ecirc;me de la po&eacute;sie, en les lui rendant plus faciles &agrave; retenir, les lui rend plus difficiles &agrave; concevoir, en sorte qu’on ach&egrave;te l’agr&eacute;ment aux d&eacute;pens de la clart&eacute;. Sans citer cette multitude de fables qui n’ont rien d’intelligible ni d’utile pour les enfants, et qu’on leur fait indiscr&egrave;tement apprendre avec les autres, parce qu’elles s’y trouvent m&ecirc;l&eacute;es, bornons-nous &agrave; celles que l’auteur semble avoir faites sp&eacute;cialement pour eux.

[344:] Je ne connais dans tout le recueil de La Fontaine que cinq ou six fables ou brille &eacute;minemment la na&iuml;vet&eacute; pu&eacute;rile; de ces cinq ou six je prends pour exemple la premi&egrave;re de toutes, parce que c’est celle dont la morale est le plus de tout &acirc;ge, celle que les enfants saisissent le mieux, celle qu’ils apprennent avec le plus de plaisir, enfin celle que pour cela m&ecirc;me l’auteur a mise par pr&eacute;f&eacute;rence &agrave; la t&ecirc;te de son livre. En lui supposant r&eacute;ellement l’objet d’&ecirc;tre entendue des enfants, de leur plaire et de les instruire, cette fable est assur&eacute;ment son chef-d’oeuvre: qu’on me permette donc de la suivre et de l’examiner en peu de mots.

LE CORBEAU ET LE RENARD

FABLE

[345:] Ma&icirc;tre corbeau, sur un arbre perch&eacute;,

Ma&icirc;tre! que signifie ce mot en lui-m&ecirc;me? que signifie-t-il au-devant d’un nom propre? quel sens a-t-il dans cette occasion?

Qu’est-ce qu’un corbeau?

Qu’est-ce qu’un arbre perch&eacute;? L’on ne dit pas sur un arbre perch&eacute;, l’on dit perch&eacute; sur un arbre. Par cons&eacute;quent, il faut parler des inversions de la po&eacute;sie; il faut dire ce que c’est que prose et que vers.

[346:] Tenait dans son bec un fromage.

Quel fromage? &eacute;tait-ce un fromage de Suisse, de Brie, ou de Hollande? Si l’enfant n’a point vu de corbeaux, que gagnez-vous &agrave; lui en parler? s’il en a vu, comment concevra-t-il qu’ils tiennent un fromage &agrave; leur bec? Faisons toujours des images d’apr&egrave;s nature.

[347:] Ma&icirc;tre renard, par l’odeur all&eacute;ch&eacute;,

Encore un ma&icirc;tre! mais pour celui-ci c’est &agrave; bon titre: il est ma&icirc;tre pass&eacute; dans les tours de son m&eacute;tier. Il faut dire ce que c’est qu’un renard, et distinguer son vrai naturel du caract&egrave;re de convention qu’il a dans les fables.

All&eacute;ch&eacute;. Ce mot n’est pas usit&eacute;. Il le faut expliquer; il faut dire qu’on ne s’en sert plus qu’en vers. L’enfant demandera pourquoi l’on parle autrement en vers qu’en prose. Que lui r&eacute;pondrez-vous?

All&eacute;ch&eacute; par l’odeur d’un fromage! Ce fromage, tenu par un corbeau perch&eacute; sur un arbre, devait avoir beaucoup d’odeur pour &ecirc;tre senti par le renard dans un taillis ou dans son terrier! Est-ce ainsi que vous exercez votre &eacute;l&egrave;ve &agrave; cet esprit de critique judicieuse qui ne s’en laisse imposer qu’&agrave; bonnes enseignes, et sait discerner la v&eacute;rit&eacute; du mensonge dans les narrations d’autrui?

[348:] Lui tint &agrave; peu pr&egrave;s ce langage:

Ce langage! Les renards parlent donc? ils parlent donc la m&ecirc;me langue que les corbeaux? Sage pr&eacute;cepteur, prends garde &agrave; toi; p&egrave;se bien ta r&eacute;ponse avant de la faire; elle importe plus que tu n’as pens&eacute;.

[349:] Eh! bonjour, monsieur le corbeau!

Monsieur! titre que l’enfant voit tourner en d&eacute;rision, m&ecirc;me avant qu’il sache que c'est un titre d’honneur. Ceux qui disent monsieur du Corbeau auront bien d’autres affaires avant que d’avoir expliqu&eacute; ce du.

[350:] Que vous &ecirc;tes joli! que vous me semblez beau!

Cheville, redondance inutile. L’enfant, voyant r&eacute;p&eacute;ter la m&ecirc;me chose en d’autres termes, apprend &agrave; parler l&acirc;chement. Si vous dites que cette redondance est un art de l’auteur, qu’elle entre dans le dessein du renard qui veut para&icirc;tre multiplier les &eacute;loges avec des paroles, cette excuse sera bonne pour moi, mais non pas pour mon &eacute;l&egrave;ve.

[351:] Sans mentir, si votre ramage

Sans mentir! on ment donc quelquefois? O&ugrave; en sera l’enfant si vous lui apprenez que le renard ne dit sans mentir que parce qu’il ment?

[352:] R&eacute;pondait &agrave; votre plumage,

R&eacute;pondait! que signifie ce mot? Apprenez &agrave; l’enfant &agrave; comparer des qualit&eacute;s aussi diff&eacute;rentes que la voix et le plumage; vous verrez comme il vous entendra.

[353:] Vous seriez le ph&eacute;nix des h&ocirc;tes de ces bois.

Le ph&eacute;nix! Qu’est-ce qu’un ph&eacute;nix? Nous voici tout &agrave; coup jet&eacute;s dans la menteuse antiquit&eacute;, presque dans la mythologie.

Les h&ocirc;tes de ces bois! Quel discours figur&eacute;! Le flatteur ennoblit son langage et lui donne plus de dignit&eacute; pour le rendre plus s&eacute;duisant. Un enfant entendra-t-il cette finesse? sait-il seulement, peut-il savoir ce que c’est qu’un style noble et un style bas?

[354:] A ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie,

Il faut avoir &eacute;prouv&eacute; d&eacute;j&agrave; des passions bien vives pour sentir cette expression proverbiale.

[355:] Et, pour montrer sa belle voix,

N’oubliez pas que, pour entendre ce vers et toute la fable, l’enfant doit savoir ce que c’est que la belle voix du corbeau.

[356:] Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.

Ce vers est admirable, l’harmonie seule en fait image. Je vois un grand vilain bec ouvert; j’entends tomber le fromage &agrave; travers les branches: mais ces sortes de beaut&eacute;s sont perdues pour les enfants.

[357:] Le renard s’en saisit, et dit: Mon bon monsieur,

Voil&agrave; donc la bont&eacute; transform&eacute;e en b&ecirc;tise. Assur&eacute;ment on ne perd pas de temps pour instruire les enfants.

[358:] Apprenez que tout flatteur

Maxime g&eacute;n&eacute;rale; nous n’y sommes plus.

[359:] Vit aux d&eacute;pens de celui qui l’&eacute;coute.

Jamais enfant de dix ans n’entendit ce vers-l&agrave;.

[360:] Cette le&ccedil;on vaut bien un fromage, sans doute.

Ceci s’entend, et la pens&eacute;e est tr&egrave;s bonne. Cependant il y aura encore bien peu d’enfants qui sachent comparer une le&ccedil;on &agrave; un fromage, et qui ne pr&eacute;f&eacute;rassent le fromage &agrave; la le&ccedil;on. Il faut donc leur faire entendre que ce propos n’est qu’une raillerie. Que de finesse pour des enfants!

[361:] Le corbeau, honteux et confus.

Autre pl&eacute;onasme; mais celui-ci est inexcusable.

[362:] Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.

Jura! Quel est le sot de maitre qui ose expliquer &agrave;l’enfant ce que c’est qu’un serment?

&nbsp;

[363:] Voil&agrave; bien des d&eacute;tails, bien moins cependant qu’il n’en faudrait pour analyser toutes les id&eacute;es de cette fable, et les r&eacute;duire aux id&eacute;es simples et &eacute;l&eacute;mentaires dont chacune d’elles est compos&eacute;e. Mais qui est-ce qui croit avoir besoin de cette analyse pour se faire entendre &agrave; la jeunesse? Nul de nous n’est assez philosophe pour savoir se mettre &agrave; la place d’un enfant. Passons maintenant &agrave; la morale.

[364:] Je demande si c’est &agrave; des enfants de dix ans qu’il faut apprendre qu’il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit? On pourrait tout au plus leur apprendre qu’il y a des railleurs qui persiflent les petits gar&ccedil;ons, et se moquent en secret de leur sotte vanit&eacute;; mais le fromage g&acirc;te tout; on leur apprend moins &agrave; ne pas le laisser tomber de leur bec qu’&agrave; le faire tomber du bec d’un autre. C’est ici mon second paradoxe, et ce n ' est pas le moins important.

[365:] Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en &eacute;tat d’en faire l’application, ils en font presque toujours une contraire &agrave; l’intention de l’auteur, et qu’au lieu de s’observer sur le d&eacute;faut dont on les veut gu&eacute;rir ou pr&eacute;server, ils penchent &agrave; aimer le vice avec lequel on tire parti des d&eacute;fauts des autres. Dans la fable pr&eacute;c&eacute;dente, les enfants se moquent du corbeau, mais ils s’affectionnent tous au renard; dans la fable qui suit, vous croyez leur donner la cigale pour exemple; et point du tout, c’est la fourmi qu’ils choisiront. On n’aime point &agrave; s’humilier: ils prendront toujours le beau r&ocirc;le; c’est le choix de l’amour-propre, c’est un choix tr&egrave;s naturel. Or, quelle horrible le&ccedil;on pour l’enfance! Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu’on lui demande et ce qu’il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend &agrave; railler dans ses refus.

[366:] Dans toutes les fables o&ugrave; le lion est un des personnages, comme c’est d’ordinaire le plus brillant, l’enfant ne manque point de se faire lion; et quand il pr&eacute;side &agrave;quelque partage, bien instruit par son mod&egrave;le, il a grand soin de s’emparer de tout. Mais, quand le moucheron terrasse le lion, c’est une autre affaire; alors l’enfant n’est plus lion, il est moucheron. Il apprend &agrave; tuer un jour &agrave; coups d’aiguillon ceux qu’il n’oserait attaquer de pied ferme.

[367:] Dans la fable du loup maigre et du chien gras, au lieu d’une le&ccedil;on de mod&eacute;ration qu’on pr&eacute;tend lui donner, il en prend une de licence. Je n’oublierai jamais d’avoir vu beaucoup pleurer une petite fille qu’on avait d&eacute;sol&eacute;e avec cette fable, tout en lui pr&ecirc;chant toujours la docilit&eacute;. On eut peine &agrave; savoir la cause de ses pleurs; on la sut enfin. La pauvre enfant s’ennuyait d’&ecirc;tre &agrave; la cha&icirc;ne, elle se sentait le cou pel&eacute;; elle pleurait de n ‘&ecirc;tre pas loup.

[368:] Ainsi donc la morale de la premi&egrave;re fable cit&eacute;e est pour l’enfant une le&ccedil;on de la plus basse flatterie; celle de la seconde, une le&ccedil;on d’inhumanit&eacute;; celle de la troisi&egrave;me, une le&ccedil;on d’injustice; celle de la quatri&egrave;me, une le&ccedil;on de satire; celle de la cinqui&egrave;me, une le&ccedil;on d’ind&eacute;pendance. Cette derni&egrave;re le&ccedil;on, pour &ecirc;tre superflue &agrave;mon &eacute;l&egrave;ve, n’en est pas plus convenable aux v&ocirc;tres. Quand vous leur donnez des pr&eacute;ceptes qui se contredisent, quel fruit esp&eacute;rez-vous de vos soins? Mais peut-&ecirc;tre, &agrave; cela pr&egrave;s, toute cette morale qui me sert d’objection contre les fables fournit-elle autant de raisons de les conserver. Il faut une morale en paroles et une en actions dans la soci&eacute;t&eacute;, et ces deux morales ne se ressemblent point. La premi&egrave;re est dans le cat&eacute;chisme, o&ugrave; on la laisse; l’autre est dans les fables de La Fontaine pour les enfants, et dans ses contes pour les m&egrave;res. Le m&ecirc;me auteur suffit &agrave; tout.

[369:] Composons, monsieur de La Fontaine. Je promets, quant &agrave; moi, de vous lire avec choix, de vous aimer, de m instruire dans vos fables; car j ‘esp&egrave;re ne pas me tromper sur leur objet; mais, pour mon &eacute;l&egrave;ve, permettez que je ne lui en laisse pas &eacute;tudier une seule jusqu’&agrave; ce que vous m’ayez prouv&eacute; qu’il est bon pour lui d’apprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart; que, dans celles qu’il pourra comprendre, il ne prendra jamais le change, et qu’au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon.

[370:] En &ocirc;tant ainsi tous les devoirs des enfants, j’&ocirc;te les instruments de leur plus grande mis&egrave;re, savoir les livres. La lecture est le fl&eacute;au de l’enfance, et presque la seule occupation qu’on lui sait donner. A peine &agrave; douze ans Emile saura-t-il ce que c’est qu’un livre. Mais il faut bien au moins, dira-t-on, qu’il sache lire. J’en conviens: il faut qu’il sache lire quand la lecture lui est utile; jusqu’alors elle n’est bonne qu’&agrave; l’ennuyer.

[371:] Si l’on ne doit rien exiger des enfants par ob&eacute;issance, il s’ensuit qu’ils ne peuvent rien apprendre dont ils ne sentent l’avantage actuel et pr&eacute;sent, soit d’agr&eacute;ment, soit d’utilit&eacute;; autrement quel motif les porterait &agrave; l’apprendre? L’art de parler aux absents et de les entendre, l’art de leur communiquer au loin sans m&eacute;diateur nos sentiments, nos volont&eacute;s, nos d&eacute;sirs, est un art dont l’utilit&eacute; peut &ecirc;tre rendue sensible &agrave; tous les &acirc;ges. Par quel prodige cet art si utile et si agr&eacute;able est-il devenu un tourment pour l’enfance? Parce qu’on la contraint de s’y appliquer malgr&eacute; elle, et qu’on le met &agrave; des usages auxquels elle ne comprend rien. Un enfant n’est pas fort curieux de perfectionner l’instrument avec lequel on le tourmente; mais faites que cet instrument serve &agrave; ses plaisirs, et bient&ocirc;t il s’y appliquera malgr&eacute; vous.

[372:] On se fait une grande affaire de chercher les meilleures m&eacute;thodes d’apprendre &agrave; lire; on invente des bureaux, des cartes; on fait de la chambre d’un enfant un atelier d’imprimerie. Locke veut qu’il apprenne &agrave; lire avec des d&eacute;s. Ne voil&agrave;-t-il pas une invention bien trouv&eacute;e? Quelle piti&eacute;! Un moyen plus s&ucirc;r que tout cela, et celui qu’on oublie toujours, est le d&eacute;sir d’apprendre. Donnez &agrave; l’enfant ce d&eacute;sir, puis laissez l&agrave; vos bureaux et vos d&eacute;s, toute m&eacute;thode lui sera bonne.

[373:] L’int&eacute;r&ecirc;t pr&eacute;sent, voil&agrave; le grand mobile, le seul qui m&egrave;ne s&ucirc;rement et loin. Emile re&ccedil;oit quelquefois de son p&egrave;re, de sa m&egrave;re, de ses parents, de ses amis, des billets d’invitation pour un d&icirc;ner, pour une promenade, pour une partie sur l’eau, pour voir quelque f&ecirc;te publique. Ces billets sont courts, clairs, nets, bien &eacute;crits. Il faut trouver quelqu’un qui les lui lise; ce quelqu’un ou ne se trouve pas toujours &agrave; point nomm&eacute;, ou rend &agrave; l’enfant le peu de complaisance que l’enfant eut pour lui la veille. Ainsi l’occasion, le moment se passe. On lui lit enfin le billet, mais il n’est plus temps. Ah! si l’on e&ucirc;t su lire soi-m&ecirc;me! On en re&ccedil;oit d’autres: ils sont si courts! le sujet en est si int&eacute;ressant! on voudrait essayer de les d&eacute;chiffrer; on trouve tant&ocirc;t de l’aide et tant&ocirc;t des refus. On s’&eacute;vertue, on d&eacute;chiffre enfin la moiti&eacute; d’un billet: il s’agit d’aller demain manger de la cr&egrave;me... on ne sait o&ugrave; ni avec qui... Combien on fait d’efforts pour lire le reste! Je ne crois pas qu’Emile ait besoin du bureau. Parlerai-je &agrave; pr&eacute;sent de l’&eacute;criture? Non, j’ai honte de m’amuser &agrave; ces niaiseries dans un trait&eacute; de l’&eacute;ducation.

[374:] J'ajouterai ce seul mot qui fait une importante maxime: c'est que d’ordinaire, on obtient tr&egrave;s s&ucirc;rement et tr&egrave;s vite ce qu’on n’est pas press&eacute; d’obtenir. Je suis presque s&ucirc;r qu’Emile saura parfaitement lire et &eacute;crire avant l’&acirc;ge de dix ans, pr&eacute;cis&eacute;ment parce qu’il m’importe fort peu qu’il le sache avant quinze; mais j’aimerais mieux qu’il ne s&ucirc;t jamais lire que d’acheter cette science au prix de tout ce qui peut la rendre utile: de quoi lui servira la lecture quand on l’en aura rebut&eacute; pour jamais? Id imprimis cavere oportebit, ne studia, qui amare nondum potest, oderit, et amaritudinem semel perceptam etiam ultra rudes annos reformidet.

[375:] Plus j’insiste sur ma m&eacute;thode inactive, plus je sens les objections se renforcer. Si votre &eacute;l&egrave;ve n’apprend rien de vous, il apprendra des autres. Si vous ne pr&eacute;venez l’erreur par la v&eacute;rit&eacute;, il apprendra des mensonges; les pr&eacute;jug&eacute;s que vous craignez de lui donner, il les recevra de tout ce qui l’environne, ils entreront par tous ses sens; ou ils corrompront sa raison, m&ecirc;me avant qu’elle soit form&eacute;e, ou son esprit, engourdi par une longue inaction, s’absorbera dans la mati&egrave;re. L’inhabitude de penser dans l’enfance en &ocirc;te la facult&eacute; durant le reste de la vie.

[376:] Il me semble que je pourrais ais&eacute;ment r&eacute;pondre &agrave;cela; mais pourquoi toujours des r&eacute;ponses? Si ma m&eacute;thode r&eacute;pond d’elle-m&ecirc;me aux objections, elle est bonne; si elle n’y r&eacute;pond pas, elle ne vaut rien. Je poursuis.

[377:] Si, sur le plan que j ‘ai commenc&eacute; de tracer, vous suivez des r&egrave;gles directement contraires &agrave; celles qui sont &eacute;tablies; si, au lieu de porter au loin l’esprit de votre &eacute;l&egrave;ve; si, au lieu de l’&eacute;garer sans cesse en d’autres lieux, en d’autres climats, en d’autres si&egrave;cles, aux extr&eacute;mit&eacute;s de la terre, et jusque dans les cieux, vous vous appliquez &agrave; le tenir toujours en lui-m&ecirc;me et attentif &agrave; ce qui le touche imm&eacute;diatement, alors vous le trouverez capable de perception, de m&eacute;moire, et m&ecirc;me de raisonnement; c’est l’ordre de la nature. A mesure que l’&ecirc;tre sensitif devient actif, il acquiert un discernement proportionnel &agrave; ses forces; et ce n’est qu’avec la force surabondante &agrave;celle dont il a besoin pour se conserver, que se d&eacute;veloppe en lui la facult&eacute; sp&eacute;culative propre &agrave; employer cet exc&egrave;s de force &agrave; d’autres usages. Voulez-vous donc cultiver l’intelligence de votre &eacute;l&egrave;ve; cultivez les forces qu’elle doit gouverner. Exercez continuellement son corps; rendez-le robuste et sain, pour le rendre sage et raisonnable; qu’il travaille, qu’il agisse, qu’il coure, qu’il crie, qu’il soit toujours en mouvement; qu’il soit homme par la vigueur, et bient&ocirc;t il le sera par la raison.

[378:] Vous l’abrutiriez, il est vrai, par cette m&eacute;thode, si vous alliez toujours le dirigeant, toujours lui disant: Va, viens, reste, fais ceci, ne fais pas cela. Si votre t&ecirc;te conduit toujours ses bras, la sienne lui devient inutile. Mais souvenez-vous de nos conventions: si vous n ‘&ecirc;tes qu’un p&eacute;dant, ce n’est pas la peine de me lire.

[379:] C’est une erreur bien pitoyable d’imaginer que l’exercice du corps nuise aux op&eacute;rations de l’esprit; comme si ces deux actions ne devaient pas marcher de concert, et que l’une ne d&ucirc;t pas toujours diriger l’autre!

[380:] Il y a deux sortes d’hommes dont les corps sont dans un exercice continuel, et qui s&ucirc;rement songent aussi peu les uns que les autres &agrave; cultiver leur &acirc;me, savoir, les paysans et les sauvages. Les premiers sont rustres, grossiers, maladroits; les autres, connus par leur grand sens, le sont encore par la subtilit&eacute; de leur esprit; g&eacute;n&eacute;ralement il n’y a rien de plus lourd qu’un paysan, ni rien de plus fin qu’un sauvage. D’o&ugrave; vient cette diff&eacute;rence? C’est que le premier, faisant toujours ce qu’on lui commande, ou ce qu’il a vu faire &agrave; son p&egrave;re, ou ce qu’il a fait lui-m&ecirc;me d&egrave;s sa jeunesse, ne va jamais que par routine; et, dans sa vie presque automate, occup&eacute; sans cesse des m&ecirc;mes travaux, l’habitude et l’ob&eacute;issance lui tiennent lieu de raison.

[381:] Pour le sauvage, c’est autre chose: n’&eacute;tant attach&eacute; &agrave;aucun lieu, n’ayant point de t&acirc;che prescrite, n’ob&eacute;issant &agrave; personne, sans autre loi que sa volont&eacute;, il est forc&eacute; de raisonner &agrave; chaque action de sa vie; il ne fait pas un mouvement, pas un pas, sans en avoir d’avance envisag&eacute; les suites. Ainsi, plus son corps s’exerce, plus son esprit s’&eacute;claire; sa force et sa raison croissent &agrave; la fois et s’&eacute;tendent l’une par l’autre.

[382:] Savant pr&eacute;cepteur, voyons lequel de nos &eacute;l&egrave;ves ressemble au sauvage, et lequel ressemble au paysan. Soumis en tout &agrave; une autorit&eacute; toujours enseignante, le v&ocirc;tre ne fait rien que sur parole; il n’ose manger quand il a faim, ni rire quand il est gai, ni pleurer quand il est triste, ni pr&eacute;senter une main pour l’autre, ni remuer le pied que comme on le lui prescrit; bient&ocirc;t il n’osera respirer que sur vos r&egrave;gles. A quoi voulez-vous qu’il pense, quand vous pensez &agrave; tout pour lui? Assur&eacute; de votre pr&eacute;voyance, qu’a-t-il besoin d’en avoir? Voyant que vous vous chargez de sa conservation, de son bien-&ecirc;tre, il se sent d&eacute;livr&eacute; de ce soin; son jugement se repose sur le v&ocirc;tre; tout ce que vous ne lui d&eacute;fendez pas, il le fait sans r&eacute;flexion, sachant bien qu’il le fait sans risque. Qu’a-t-il besoin d’apprendre &agrave; pr&eacute;voir la pluie? il sait que vous regardez au ciel pour lui. Qu’a-t-il besoin de r&eacute;gler sa promenade? il ne craint pas que vous lui laissiez passer l’heure du d&icirc;ner. Tant que vous ne lui d&eacute;fendez pas de manger, il mange; quand vous le lui d&eacute;fendez, il ne mange plus; il n’&eacute;coute plus les avis de son estomac, mais les v&ocirc;tres. Vous avez beau ramollir son corps dans l’inaction, vous n’en rendez pas son entendement plus flexible. Tout au contraire, vous achevez de d&eacute;cr&eacute;diter la raison dans son esprit, en lui faisant user le peu qu’il en a sur les choses qui paraissent le plus inutiles. Ne voyant jamais &agrave; quoi elle est bonne, il juge enfin qu’elle n’est bonne &agrave; rien. Le pis qui pourra lui arriver de mal raisonner sera d’&ecirc;tre repris, et il l’est si souvent qu’il n’y songe gu&egrave;re; un danger si commun ne l’effraye plus.

[383:] Vous lui trouvez pourtant de l’esprit; et il en a pour babiller avec les femmes, sur le ton dont j ‘ai d&eacute;j&agrave; parl&eacute;; mais qu’il soit dans le cas d’avoir &agrave; payer de sa personne, &agrave; prendre un parti dans quelque occasion difficile, vous le verrez cent fois plus stupide et plus b&ecirc;te que le fils du plus gros manant.

[384:] Pour mon &eacute;l&egrave;ve, ou plut&ocirc;t celui de la nature, exerc&eacute; de bonne heure &agrave; se suffire &agrave; lui-m&ecirc;me autant qu’il est possible, il ne s’accoutume point &agrave; recourir sans cesse aux autres, encore moins &agrave; leur &eacute;taler son grand savoir. En revanche, il juge, il pr&eacute;voit, il raisonne en tout ce qui se rapporte imm&eacute;diatement &agrave; lui. Il ne jase pas, il agit; il ne sait pas un mot de ce qui se fait dans le monde; mais il sait fort bien faire ce qui lui convient. Comme il est sans cesse en mouvement, il est forc&eacute; d’observer beaucoup de choses, de conna&icirc;tre beaucoup d’effets; il acquiert de bonne heure une grande exp&eacute;rience: il prend ses le&ccedil;ons de la nature et non pas des hommes; il s’instruit d’autant mieux qu’il ne voit nulle part l’intention de l’instruire. Ainsi son corps et son esprit s’exercent &agrave; la fois. Agissant toujours d’apr&egrave;s sa pens&eacute;e, et non d’apr&egrave;s celle d’un autre, il unit continuellement deux op&eacute;rations; plus il se rend fort et robuste, plus il devient sens&eacute; et judicieux. C’est le moyen d’avoir un jour ce qu’on croit incompatible, et ce que presque tous les grands hommes ont r&eacute;uni, la force du corps et celle de l’&acirc;me, la raison d’un sage et la vigueur d’un athl&egrave;te.

[385:] Jeune instituteur, je vous pr&ecirc;che un art difficile, c’est de gouverner sans pr&eacute;ceptes, et de tout faire en ne faisant rien. Cet art, j’en conviens, n’est pas de votre &acirc;ge; il n’est pas propre &agrave; faire briller d’abord vos talents, ni &agrave; vous faire valoir aupr&egrave;s des p&egrave;res: mais c’est le seul propre &agrave; r&eacute;ussir. Vous ne parviendrez jamais &agrave; faire des sages si vous ne faites d’abord des polissons; c'&eacute;tait l’&eacute;ducation des Spartiates: au lieu de les coller sur des livres, on commen&ccedil;ait par leur apprendre &agrave; voler leur d&icirc;ner. Les Spartiates &eacute;taient-ils pour cela grossiers &eacute;tant grands? Qui ne conna&icirc;t la force et le sel de leurs reparties? Toujours faits pour vaincre, ils &eacute;crasaient leurs ennemis en toute esp&egrave;ce de guerre, et les babillards Ath&eacute;niens craignaient autant leurs mots que leurs coups.

[386:] Dans les &eacute;ducations les plus soign&eacute;es, le ma&icirc;tre commande et croit gouverner: c’est en effet l’enfant qui gouverne. Il se sert de ce que vous exigez de lui pour obtenir de vous ce qu’il lui pla&icirc;t; et il sait toujours vous faire payer une heure d’assiduit&eacute; par huit jours de complaisance. A chaque instant il faut pactiser avec lui. Ces trait&eacute;s, que vous proposez &agrave; votre mode, et qu’il ex&eacute;cute &agrave; la sienne, tournent toujours au profit de ses fantaisies, surtout quand on a la maladresse de mettre en condition pour son profit ce qu’il est bien s&ucirc;r d’obtenir, soit qu’il remplisse ou non la condition qu’on lui impose en &eacute;change. L’enfant, pour l’ordinaire, lit beaucoup mieux dans l’esprit du ma&icirc;tre que le ma&icirc;tre dans le coeur de l’enfant. Et cela doit &ecirc;tre: car toute la sagacit&eacute; qu’e&ucirc;t employ&eacute;e l’enfant livr&eacute; &agrave; lui-m&ecirc;me &agrave; pourvoir &agrave;la conservation de sa personne, il l’emploie &agrave; sauver sa libert&eacute; naturelle des cha&icirc;nes de son tyran; au lieu que celui-ci, n’ayant nul int&eacute;r&ecirc;t si pressant &agrave; p&eacute;n&eacute;trer l’autre, trouve quelquefois mieux son compte &agrave; lui laisser sa paresse ou sa vanit&eacute;.

[387:] Prenez une route oppos&eacute;e avec votre &eacute;l&egrave;ve; qu’il croie toujours &ecirc;tre le ma&icirc;tre, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n’y a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la libert&eacute;; on captive ainsi la volont&eacute; m&ecirc;me. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne conna&icirc;t rien, n’est-il pas &agrave; votre merci? Ne disposez-vous pas, par rapport &agrave;lui, de tout ce qui l’environne? N’&ecirc;tes-vous pas le ma&icirc;tre de l’affecter comme il vous pla&icirc;t? Ses travaux, ses jeux, ses plaisirs, ses peines, tout n’est-il pas dans vos mains sans qu’il le sache? Sans doute il ne doit faire que ce qu’il veut; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez pr&eacute;vu; il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire.

[388:] C’est alors qu’il pourra se livrer aux exercices du corps que lui demande son &acirc;ge, sans abrutir son esprit; c’est alors qu’au lieu d’aiguiser sa ruse &agrave; &eacute;luder un incommode empire, vous le verrez s’occuper uniquement &agrave;tirer de tout ce qui l’environne le parti le plus avantageux pour son bien-&ecirc;tre actuel; c’est alors que vous serez &eacute;tonn&eacute; de la subtilit&eacute; de ses inventions pour s’approprier tous les objets auxquels il peut atteindre, et pour jouir vraiment des choses sans le secours de l’opinion.

[389:] En le laissant ainsi maitre de ses volont&eacute;s, vous ne fomenterez point ses caprices. En ne faisant jamais que ce qui lui convient, il ne fera bient&ocirc;t que ce qu’il doit faire; et, bien que son corps soit dans un mouvement continuel, tant qu’il s’agira de son int&eacute;r&ecirc;t pr&eacute;sent et sensible, vous verrez toute la raison dont il est capable se d&eacute;velopper beaucoup mieux et d’une mani&egrave;re beaucoup plus appropri&eacute;e &agrave; lui, que dans des &eacute;tudes de pure sp&eacute;culation.

[390:] Ainsi, ne vous voyant point attentif &agrave; le contrarier, ne se d&eacute;fiant point de vous, n’ayant rien &agrave; vous cacher, il ne vous trompera point, il ne vous mentira point; il se montrera tel qu’il est sans crainte; vous pourrez l’&eacute;tudier tout &agrave; votre aise, et disposer tout autour de lui les le&ccedil;ons que vous voulez lui donner, sans qu’il pense jamais en recevoir aucune.

[391:] Il n’&eacute;piera point non plus vos moeurs avec une curieuse jalousie, et ne se fera point un plaisir secret de vous prendre en faute. Cet inconv&eacute;nient que nous pr&eacute;venons est tr&egrave;s grand. Un des premiers soins des enfants est, comme je l’ai dit, de d&eacute;couvrir le faible de ceux qui les gouvernent. Ce penchant porte &agrave; la m&eacute;chancet&eacute;, mais il n’en vient pas: il vient du besoin d’&eacute;luder une autorit&eacute; qui les importune. Surcharg&eacute;s du joug qu’on leur impose, ils cherchent &agrave; le secouer; et les d&eacute;fauts qu’ils trouvent dans les ma&icirc;tres leur fournissent de bons moyens pour cela. Cependant l’habitude se prend d’observer les gens par leurs d&eacute;fauts, et de se plaire &agrave; leur en trouver. Il est clair que voil&agrave; encore une source de vices bouch&eacute;e dans le coeur d’Emile; n’ayant nul int&eacute;r&ecirc;t &agrave; me trouver des d&eacute;fauts, il ne m’en cherchera pas, et sera peu tent&eacute; d’en chercher &agrave; d’autres.

[392:] Toutes ces pratiques semblent difficiles, parce qu’on ne s’en avise pas; mais dans le fond elles ne doivent point l’&ecirc;tre. On est en droit de vous supposer les lumi&egrave;res n&eacute;cessaires pour exercer le m&eacute;tier que vous avez choisi; on doit pr&eacute;sumer que vous connaissez la marche naturelle du coeur humain, que vous savez &eacute;tudier l’homme et l’individu; que vous savez d’avance &agrave; quoi se pliera la volont&eacute; de votre &eacute;l&egrave;ve &agrave; l’occasion de tous les objets int&eacute;ressants pour son &acirc;ge que vous ferez passer sous ses yeux. Or, avoir les instruments, et bien savoir leur usage, n’est-ce pas &ecirc;tre ma&icirc;tre de l’op&eacute;ration?

[393:] Vous objecterez les caprices de l’enfant; et vous avez tort. Le caprice des enfants n’est jamais l’ouvrage de la nature, mais d’une mauvaise discipline: c’est qu’ils ont ob&eacute;i ou command&eacute;; et j’ai dit cent fois qu’il ne fallait ni l’un ni l’autre. Votre &eacute;l&egrave;ve n’aura donc de caprices que ceux que vous lui aurez donn&eacute;s: il est juste que vous portiez la peine de vos fautes. Mais, direz-vous, comment y rem&eacute;dier? Cela se peut encore, avec une meilleure conduite et beaucoup de patience.

[394:] Je m’&eacute;tais charg&eacute;, durant quelques semaines, d’un enfant accoutum&eacute; non seulement &agrave; faire ses volont&eacute;s, mais encore &agrave; les faire faire &agrave; tout le monde, par cons&eacute;quent plein de fantaisie. D&egrave;s le premier jour, pour mettre &agrave; l’essai ma complaisance, il voulut se lever &agrave;minuit. Au plus fort de mon sommeil, il saute &agrave; bas de son lit, prend sa robe de chambre et m’appelle. Je me l&egrave;ve, j’allume la chandelle; il n’en voulait pas davantage; au bout d’un quart d’heure le sommeil le gagne, et il se recouche, content de son &eacute;preuve. Deux jours apr&egrave;s, il la r&eacute;it&egrave;re avec le m&ecirc;me succ&egrave;s, et de ma part sans le moindre signe d’impatience. Comme il m’embrassait en se recouchant, je lui dis tr&egrave;s pos&eacute;ment: Mon petit ami, cela va fort bien, mais n’y revenez plus. Ce mot excita sa curiosit&eacute;, et d&egrave;s le lendemain, voulant voir un peu comment j’oserais lui d&eacute;sob&eacute;ir, il ne manqua pas de se relever &agrave; la m&ecirc;me heure, et de m’appeler. Je lui demandai ce qu’il voulait. Il me dit qu’il ne pouvait dormir. Tant pis, repris-je, et je me tins coi. Il me pria d’allumer la chandelle. Pourquoi faire? et je me tins coi. Ce ton laconique commen&ccedil;ait &agrave; l’embarrasser. Il s’en fut &agrave; t&acirc;tons chercher le fusil qu’il fit semblant de battre, et je ne pouvais m’emp&ecirc;cher de rire en l’entendant se donner des coups sur les doigts. Enfin, bien convaincu qu’il n’en viendrait pas &agrave; bout, il m’apporta le briquet &agrave; mon lit; je lui dis que je n’en avais que faire, et me tournai de l’autre c&ocirc;t&eacute;. Alors il se mit &agrave; courir &eacute;tourdiment par la chambre, criant, chantant, faisant beaucoup de bruit, se donnant, &agrave; la table et aux chaises, des coups qu’il avait grand soin de mod&eacute;rer, et dont il ne laissait pas de crier bien fort, esp&eacute;rant me causer de l’inqui&eacute;tude. Tout cela ne prenait point; et je vis que, comptant sur de belles exhortations ou sur de la col&egrave;re, il ne s’&eacute;tait nullement arrang&eacute; pour ce sang-froid.

[395:] Cependant, r&eacute;solu de vaincre ma patience &agrave; force d’opini&acirc;tret&eacute;, il continua son tintamarre avec un tel succ&egrave;s, qu’&agrave; la fin je m’&eacute;chauffai; et, pressentant que j’allais tout g&acirc;ter par un emportement hors de propos, je pris mon parti d’une autre mani&egrave;re. Je me levai sans rien dire, j’allai au fusil que je ne trouvai point; je le lui demande, il me le donne, p&eacute;tillant de joie d’avoir enfin triomph&eacute; de moi. Je bats le fusil, j’allume la chandelle, je prends par la main mon petit bonhomme, je le m&egrave;ne tranquillement dans un cabinet voisin dont les volets &eacute;taient bien ferm&eacute;s, et o&ugrave; il n’y avait rien &agrave; casser: je l’y laisse sans lumi&egrave;re; puis, fermant sur lui la porte &agrave; la clef, je retourne me coucher sans lui avoir dit un seul mot. Il ne faut pas demander si d’abord il y eut du vacarme, je m’y &eacute;tais attendu: je ne m’en &eacute;mus point. Enfin le bruit s’apaise; j’&eacute;coute, je l’entends s’arranger, je me tranquillise. Le lendemain, j’entre au jour dans le cabinet; je trouve mon petit mutin couch&eacute; sur un lit de repos, et dormant d’un profond sommeil, dont, apr&egrave;s tant de fatigue, il devait avoir grand besoin.

[396:] L’affaire ne finit pas l&agrave;. La m&egrave;re apprit que l’enfant avait pass&eacute; les deux tiers de la nuit hors de son lit. Aussit&ocirc;t tout fut perdu, c’&eacute;tait un enfant autant que mort. Voyant l’occasion bonne pour se venger, il fit le malade, sans pr&eacute;voir qu’il n’y gagnerait rien. Le m&eacute;decin fut appel&eacute;. Malheureusement pour la m&egrave;re, ce m&eacute;decin &eacute;tait un plaisant, qui, pour s’amuser de ses frayeurs, s’appliquait &agrave; les augmenter. Cependant il me dit &agrave;l’oreille: Laissez-moi faire, je vous promets que l’enfant sera gu&eacute;ri pour quelque temps de la fantaisie d’&ecirc;tre malade. En effet, la di&egrave;te et la chambre furent prescrites, et il fut recommand&eacute; &agrave; l’apothicaire. Je soupirais de voir cette pauvre m&egrave;re ainsi la dupe de tout ce qui l’environnait, except&eacute; moi seul, qu’elle prit en haine, pr&eacute;cis&eacute;ment parce que je ne la trompais pas.

[397:] Apr&egrave;s des reproches assez durs, elle me dit que son fils &eacute;tait d&eacute;licat, qu’il &eacute;tait l’unique h&eacute;ritier de sa famille, qu’il fallait le conserver &agrave; quelque prix que ce f&ucirc;t, et qu’elle ne voulait pas qu’il f&ucirc;t contrari&eacute;. En cela j’&eacute;tais bien d’accord avec elle; mais elle entendait par le contrarier ne lui pas ob&eacute;ir en tout. Je vis qu’il fallait prendre avec la m&egrave;re le m&ecirc;me ton qu’avec l’enfant. Madame, lui dis-je assez froidement, je ne sais point comment on &eacute;l&egrave;ve un h&eacute;ritier, et, qui plus est, je ne veux pas l’apprendre; vous pouvez vous arranger l&agrave;-dessus. On avait besoin de moi pour quelque temps encore: le p&egrave;re apaisa tout; la m&egrave;re &eacute;crivit au pr&eacute;cepteur de h&acirc;ter son retour; et l’enfant, voyant qu’il ne gagnait rien &agrave;troubler mon sommeil ni &agrave; &ecirc;tre malade, prit enfin le parti de dormir lui-m&ecirc;me et de se bien porter.

[398:] On ne saurait imaginer &agrave; combien de pareils caprices le petit tyran avait asservi son malheureux gouverneur; car l’&eacute;ducation se faisait sous les yeux de la m&egrave;re, qui ne souffrait pas que l’h&eacute;ritier f&ucirc;t d&eacute;sob&eacute;i en rien. A quelque heure qu’il voul&ucirc;t sortir, il fallait &ecirc;tre pr&ecirc;t pour le mener, ou plut&ocirc;t pour le suivre, et il avait toujours grand soin de choisir le moment o&ugrave; il voyait son gouverneur le plus occup&eacute;. Il voulut user sur moi du m&ecirc;me empire, et se venger le jour du repos qu’il &eacute;tait forc&eacute; de me laisser la nuit. Je me pr&ecirc;tai de bon coeur &agrave; tout, et je commen&ccedil;ai par bien constater &agrave; ses propres yeux le plaisir que j ‘avais &agrave; lui complaire; apr&egrave;s cela, quand il fut question de le gu&eacute;rir de sa fantaisie, je m’y pris autrement.

[399:] Il fallut d’abord le mettre dans son tort, et cela ne fut pas difficile. Sachant que les enfants ne songent jamais qu’au pr&eacute;sent, je pris sur lui le facile avantage de la pr&eacute;voyance; j ‘eus sein de lui procurer au logis un amusement que je savais &ecirc;tre extr&ecirc;mement de son go&ucirc;t; et, dans le moment o&ugrave; je l’en vis le plus engou&eacute;, j’allai lui proposer un tour de promenade; il me renvoya bien loin; j’insistai, il ne m’&eacute;couta pas; il fallut me rendre, et il nota pr&eacute;cieusement en lui-m&ecirc;me ce signe d’assujettissement.

[400:] Le lendemain ce fut mon tour. Il s’ennuya, j’y avais pourvu; moi, au contraire, je paraissais profond&eacute;ment occup&eacute;. Il n’en fallait pas tant pour le d&eacute;terminer. Il ne manqua pas de venir m’arracher &agrave; mon travail pour le mener promener au plus vite. Je refusai; il s’obstina. Non, lui dis-je; en faisant votre volont&eacute; vous m’avez appris &agrave; faire la mienne; je ne veux pas sortir. Eh bien, reprit-il vivement, je sortirai tout seul. Comme vous voudrez. Et je reprends mon travail.

[401:] Il s’habille, un peu inquiet de voir que je le laissais faire et que je ne l’imitais pas. Pr&ecirc;t &agrave; sortir, il vient me saluer; je le salue; il t&acirc;che de m’alarmer par le r&eacute;cit des courses qu’il va faire; &agrave; l’entendre, on e&ucirc;t cru qu’il allait au bout du monde. Sans m’&eacute;mouvoir, je lui souhaite un bon voyage. Son embarras redouble. Cependant il fait bonne contenance, et, pr&ecirc;t &agrave; sortir, il dit &agrave; son laquais de le suivre. Le laquais, d&eacute;j&agrave; pr&eacute;venu, r&eacute;pond qu’il n’a pas le temps, et qu’occup&eacute; par mes ordres, il doit m’ob&eacute;ir plut&ocirc;t qu’&agrave; lui. Pour le coup l’enfant n’y est plus. Comment concevoir qu’on le laisse sortir seul, lui qui se croit l’&ecirc;tre important &agrave; tous les autres, et pense que le ciel et la terre sont int&eacute;ress&eacute;s &agrave; sa conservation? Cependant il commence &agrave; sentir sa faiblesse; il comprend qu’il se va trouver seul au milieu de gens qui ne le connaissent pas; il voit d’avance les risques qu’il va courir; l’obstination seule le soutient encore; il descend l’escalier lentement et fort interdit. Il entre enfin dans la rue, se consolant un peu du mal qui lui peut arriver par l’espoir qu’on m’en rendra responsable.

[402:] C’&eacute;tait l&agrave; que je l’attendais. Tout &eacute;tait pr&eacute;par&eacute; d’avance; et comme il s’agissait d’une esp&egrave;ce de sc&egrave;ne publique, je m’&eacute;tais muni du consentement du p &egrave;re. A peine avait-il fait quelques pas, qu’il entend &agrave; roi e et &agrave; gauche diff&eacute;rents propos sur son compte. Voisin, le joli monsieur! o&ugrave; va-t-il ainsi tout seul? il va se perdre; je veux le prier d’entrer chez nous. Voisine, gardez-vous-en bien. Ne voyez-vous pas que c’est un petit libertin qu’on a chass&eacute; de la maison de son p&egrave;re parce qu’il ne voulait rien valoir? Il ne faut pas retirer les libertins; laissez-le aller o&ugrave; il voudra. Eh bien donc! que Dieu le conduise! je serais f&acirc;ch&eacute;e qu’il lui arriv&acirc;t malheur. Un peu plus loin, il rencontre des polissons &agrave; peu pr&egrave;s de son &acirc;ge, qui l’agacent et se moquent de lui. Plus il avance, plus il trouve d’embarras. Seul et sans protection, il se voit le jouet de tout le monde, et il &eacute;prouve avec beaucoup de surprise que son noeud d’&eacute;paule et son parement d’or ne le font pas plus respecter.

[403:] Cependant un de mes amis, qu’il ne connaissait point, et que j’avais charg&eacute; de veiller sur lui, le suivait pas &agrave;pas sans qu’il y pr&icirc;t garde, et l’accosta quand il en fut temps. Ce r&ocirc;le, qui ressemblait &agrave; celui de Sbrigani dans Pourceaugnac, demandait un homme d’esprit, et fut parfaitement rempli. Sans rendre l’enfant timide et craintif en le frappant d’un trop grand elfroi, il lui fit si bien sentir l’imprudence de son &eacute;quip&eacute;e, qu’au bout d’une demi-heure il me le ramena souple, confus, et n’osant lever les yeux.

[404:] Pour achever le d&eacute;sastre de son exp&eacute;dition, pr&eacute;cis&eacute;ment au moment qu’il rentrait, son p&egrave;re descendait pour sortir, et le rencontra dans l’escalier. Il fallut dire d’o&ugrave; il venait et pourquoi je n’&eacute;tais pas avec lui. Le pauvre enfant e&ucirc;t voulu &ecirc;tre cent pieds sous terre. Sans s’amuser &agrave; lui faire une longue r&eacute;primande, le p&egrave;re lui dit plus s&egrave;chement que je ne m’y serais attendu: Quand vous voudrez sortir seul, vous en &ecirc;tes le ma&icirc;tre; mais, comme je ne veux point d’un bandit dans ma maison, quand cela vous arrivera, ayez soin de n’y plus rentrer.

[405:] Pour moi, je le re&ccedil;us sans reproche et sans raillerie, mais avec un peu de gravit&eacute;; et de peur qu’il ne soup&ccedil;onn&acirc;t que tout ce qui s’&eacute;tait pass&eacute; n’&eacute;tait qu’un jeu, je ne voulus point le mener promener le m&ecirc;me jour. Le lendemain je vis avec grand plaisir qu’il passait avec moi d’un air de triomphe devant les m&ecirc;mes gens qui s’&eacute;taient moqu&eacute;s de lui la veille pour l’avoir rencontr&eacute; tout seul. On con&ccedil;oit bien qu’il ne me mena&ccedil;a plus de sortir sans moi.

[406:] C’est par ces moyens et d’autres semblables que, durant le peu de temps que je fus avec lui, je vins &agrave;bout de lui faire faire tout ce que je voulais sans lui rien prescrire, sans lui rien d&eacute;fendre, sans sermons, sans exhortations, sans l’ennuyer de le&ccedil;ons inutiles. Aussi, tant que je parlais, il &eacute;tait content; mais mon silence le tenait en crainte; il comprenait que quelque chose n’allait pas bien, et toujours la le&ccedil;on lui venait de la chose m&ecirc;me. Mais revenons.

[407:] Non seulement ces exercices continuels, ainsi laiss&eacute;s &agrave; la seule direction de la nature, en fortifiant le corps, n’abrutissent point l’esprit; mais au contraire ils forment en nous la seule esp&egrave;ce de raison dont le premier &acirc;ge soit susceptible, et la plus n&eacute;cessaire &agrave; quelque &acirc;ge que ce soit. Ils nous apprennent &agrave; bien conna&icirc;tre l’usage de nos forces, les rapports de nos corps aux corps environnants, l’usage des instruments naturels qui sont &agrave;notre port&eacute;e et qui conviennent &agrave; nos organes. Y a-t-il quelque stupidit&eacute; pareille &agrave; celle d’un enfant &eacute;lev&eacute; toujours dans la chambre et sous les yeux de sa m&egrave;re, lequel, ignorant ce que c’est que poids et que r&eacute;sistance, veut arracher un grand arbre, ou soulever un rocher? La premi&egrave;re fois que je sortis de Gen&egrave;ve, je voulais suivre un cheval au galop, je jetais des pierres contre la montagne de Sal&egrave;ve qui &eacute;tait &agrave; deux lieues de moi; jouet de tous les enfants du village, j’&eacute;tais un v&eacute;ritable idiot pour eux. A dix-huit ans on apprend en philosophie ce que c’est qu’un levier: il n’y a point de petit paysan &agrave; douze qui ne sache se servir d’un levier mieux que le premier m&eacute;canicien de l’Acad&eacute;mie. Les le&ccedil;ons que les &eacute;coliers prennent entre eux dans la cour du coll&egrave;ge leur sont cent fois plus utiles que tout ce qu’on leur dira jamais dans la classe.

[408:] Voyez un chat entrer pour la premi&egrave;re fois dans une chambre; il visite, il regarde, il flaire, il ne reste pas un moment en repos, il ne se fie &agrave; rien qu’apr&egrave;s avoir tout examin&eacute;, tout connu. Ainsi fait un enfant commen&ccedil;ant &agrave; marcher, et entrant pour ainsi dire dans l’espace du monde. Toute la diff&eacute;rence est qu’&agrave; la vue, commune &agrave;l’enfant et au chat, le premier joint, pour observer, les mains que lui donna la nature, et l’autre l’odorat subtil dont elle l’a dou&eacute;. Cette disposition, bien ou mal cultiv&eacute;e, est ce qui rend les enfants adroits ou lourds, pesants ou dispos, &eacute;tourdis ou prudents.

[409:] Les premiers mouvements naturels de l’homme &eacute;tant donc de se mesurer avec tout ce qui l’environne, et d’&eacute;prouver dans chaque objet qu’il aper&ccedil;oit toutes les qualit&eacute;s sensibles qui peuvent se rapporter &agrave; lui, sa premi&egrave;re &eacute;tude est une sorte de physique exp&eacute;rimentale relative &agrave; sa propre conservation, et dont on le d&eacute;tourne par des &eacute;tudes sp&eacute;culatives avant qu’il ait reconnu sa place ici-bas. Tandis que ses organes d&eacute;licats et flexibles peuvent s’ajuster aux corps sur lesquels ils doivent agir, tandis que ses sens encore purs sont exempts d’illusion, c’est le temps d’exercer les uns et les autres aux fonctions qui leur sont propres; c’est le temps d’apprendre &agrave; conna&icirc;tre les rapports sensibles que les choses ont avec nous. Comme tout ce qui entre dans l’entendement humain y vient par les sens, la premi&egrave;re raison de l’homme est une raison sensitive; c’est elle qui sert de base &agrave; la raison intellectuelle: nos premiers ma&icirc;tres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres &agrave;tout cela, ce n’est pas nous apprendre &agrave; raisonner, c’est nous apprendre &agrave; nous servir de la raison d’autrui; c’est nous apprendre &agrave; beaucoup croire, et &agrave; ne jamais rien savoir.

[410:] Pour exercer un art, il faut commencer par s’en procurer les instruments, et, pour pouvoir employer utilement ces instruments, il faut les faire assez solides pour r&eacute;sister &agrave; leur usage. Pour apprendre &agrave; penser, il faut donc exercer nos membres, nos sens, nos organes, qui sont les instruments de notre intelligence; et pour tirer tout le parti possible de ces instruments, il faut que le corps, qui les fournit, soit robuste et sain. Ainsi, loin que la v&eacute;ritable raison de l’homme se forme ind&eacute;pendamment du corps, c’est la bonne constitution du corps qui rend les op&eacute;rations de l’esprit faciles et s&ucirc;res.

[411:] En montrant &agrave; quoi l’on doit employer la longue oisivet&eacute; de l’enfance, j’entre dans un d&eacute;tail qui para&icirc;tra ridicule. Plaisantes le&ccedil;ons, me dira-t-on, qui, retombant sous votre propre critique, se bornent &agrave; enseigner ce que nul n’a besoin d’apprendre! Pourquoi consumer le temps &agrave; des instructions qui viennent toujours d’elles-m&ecirc;mes, et ne co&ucirc;tent ni peines ni soins? Quel enfant de douze ans ne sait pas tout ce que vous voulez apprendre au v&ocirc;tre, et, de plus, ce que ses ma&icirc;tres lui ont appris?

[412:] Messieurs, vous vous trompez: j’enseigne &agrave; mon &eacute;l&egrave;ve un art tr&egrave;s long, tr&egrave;s p&eacute;nible, et que n’ont assur&eacute;ment pas les v&ocirc;tres; c’est celui d’&ecirc;tre ignorant: car la science de quiconque ne croit savoir que ce qu il sait se r&eacute;duit &agrave; bien peu de chose. Vous donnez la science, &agrave; la bonne heure; moi je m’occupe de l’instrument propre &agrave; l’acqu&eacute;rir. On dit qu’un jour, les V&eacute;nitiens montrant en grande pompe leur tr&eacute;sor de Saint-Marc &agrave; un ambassadeur d’Espagne, celui-ci, pour tout compliment, ayant regard&eacute; sous les tables, leur dit: Qui non c’&egrave; la radice. Je ne vois jamais un pr&eacute;cepteur &eacute;taler le savoir de son disciple, sans &ecirc;tre tent&eacute; de lui en dire autant.

[413:] Tous ceux qui ont r&eacute;fl&eacute;chi sur la mani&egrave;re de vivre des anciens attribuent aux exercices de la gymnastique cette vigueur de corps et d’&acirc;me qui les distingue le plus sensiblement des modernes. La mani&egrave;re dont Montaigne appuie ce sentiment montre qu’il en &eacute;tait fortement p&eacute;n&eacute;tr&eacute;; il y revient sans cesse et de mille fa&ccedil;ons. En parlant de l’&eacute;ducation d’un enfant, pour lui raidir l’&acirc;me, il faut, dit-il, lui durcir les muscles; en l’accoutumant au travail, on l’accoutume &agrave; la douleur; il le faut rompre &agrave;l’&acirc;pret&eacute; des exercices, pour le dresser &agrave; l’&acirc;pret&eacute; de la dislocation, de la colique et de tous les maux. Le sage Locke, le bon Rollin, le savant Fleury, le p&eacute;dant de Crouzas, si diff&eacute;rents entre eux dans tout le reste, s’accordent tous en ce seul point d’exercer beaucoup les corps des enfants. C’est le plus judicieux de leurs pr&eacute;ceptes; c’est celui qui est et sera toujours le plus n&eacute;glig&eacute;. J’ai d&eacute;j&agrave; suffisamment parl&eacute; de son importance, et comme on ne peut l&agrave;-dessus donner de meilleures raisons ni des r&egrave;gles plus sens&eacute;es que celles qu’on trouve dans le livre de Locke, je me contenterai d’y renvoyer, apres avoir pris la libert&eacute; d’ajouter quelques observations aux siennes.

[414:] Les membres d’un corps qui cro&icirc;t doivent &ecirc;tre tous au large dans leur v&ecirc;tement; rien ne doit g&ecirc;ner leur mouvement ni leur accroissement, rien de trop juste, rien qui colle au corps; point de ligatures. L’habillement fran&ccedil;ais, g&ecirc;nant et malsain pour les hommes, est pernicieux surtout aux enfants. Les humeurs, stagnantes, arr&ecirc;t&eacute;es dans leur circulation, croupissent dans un repos qu’augmente la vie inactive et s&eacute;dentaire, se corrompent et causent le scorbut, maladie tous les jours plus commune parmi nous, et presque ignor&eacute;e des anciens, que leur mani&egrave;re de se v&ecirc;tir et de vivre en pr&eacute;servait. L’habillement de houssard, loin de rem&eacute;dier &agrave; cet inconv&eacute;nient, l’augmente, et pour sauver aux enfants quelques ligatures, les presse par tout le corps. Ce qu’il y a de mieux &agrave; faire est de les laisser en jaquette aussi longtemps qu’il est possible, puis de leur donner un v&ecirc;tement fort large, et de ne se point piquer de marquer leur taille, ce qui ne sert qu’&agrave; la d&eacute;former. Leurs d&eacute;fauts du corps et de l’esprit viennent presque tous de la m&ecirc;me cause; on les veut faire hommes avant le temps.

[415:] Il y a des couleurs gaies et des couleurs tristes: les premi&egrave;res sont plus du go&ucirc;t des enfants; elles leur si&eacute;ent mieux aussi; et je ne vois pas pourquoi l’on ne consulterait pas en ceci des convenances si naturelles; mais du moment qu’ils pr&eacute;f&egrave;rent une &eacute;toffe parce qu’elle est riche, leurs coeurs sont d&eacute;j&agrave; livr&eacute;s au luxe, &agrave; toutes les fantaisies de l’opinion; et ce go&ucirc;t ne leur est s&ucirc;rement pas venu d’eux-m&ecirc;mes. On ne saurait dire combien le choix des v&ecirc;tements et les motifs de ce choix influent sur l’&eacute;ducadon. Non seulement d’aveugles m&egrave;res promettent &agrave; leurs enfants des parures pour r&eacute;compenses, on voit m&ecirc;me d’insens&eacute;s gouverneurs menacer leurs &eacute;l&egrave;ves d’un habit plus grossier et plus simple, comme d’un ch&acirc;timent. Si vous n’&eacute;tudiez mieux, si vous ne conservez mieux vos hardes, on vous habillera comme ce petit paysan. C’est comme s’ils leur disaient: Sachez que l’homme n’est rien que par ses habits, que votre prix est tout dans les v&ocirc;tres. Faut-il s’&eacute;tonner que de si sages le&ccedil;ons profitent &agrave; la jeunesse, qu’elle n’estime que la parure, et qu’elle ne juge du m&eacute;rite que sur le seul ext&eacute;rieur?

[416:] Si j’avais &agrave; remettre la t&ecirc;te d’un enfant ainsi g&acirc;t&eacute;, j’aurais soin que ses habits les plus riches fussent les plus incommodes, qu’il y f&ucirc;t toujours g&ecirc;n&eacute;, toujours contraint, toujours assujetti de mille mani&egrave;res, je ferais fuir la libert&eacute;, la gaiet&eacute; devant sa magnificence; s’il voulait se m&ecirc;ler aux jeux d’autres enfants plus simplement mis, tout cesserait, tout dispara&icirc;trait &agrave; l’instant. Enfin je l’ennuierais, je le rassasierais tellement de son faste, je le rendrais tellement l’esclave de son habit dor&eacute;, que j’en ferais le fl&eacute;au de sa vie, et qu’il verrait avec moins d’effroi le plus noir cachot que les appr&ecirc;ts de sa parure. Tant qu’on n’a pas asservi l’enfant &agrave; nos pr&eacute;jug&eacute;s, &ecirc;tre &agrave;son aise et libre est toujours son premier d&eacute;sir; le v&ecirc;tement le plus simple, le plus commode, celui qui l’assujettit le moins, est toujours le plus pr&eacute;cieux pour lui.

[417:] Il y a une habitude du corps convenable aux exercices, et une autre plus convenable &agrave; l’inaction. Celle-ci, laissant aux humeurs un cours &eacute;gal et uniforme, doit garantir le corps des alt&eacute;rations de l’air; l’autre le faisant passer sans cesse de l’agitation au repos et de la chaleur au froid, doit l’accoutumer aux m&ecirc;mes alt&eacute;rations. Il suit de l&agrave; que les gens casaniers et s&eacute;dentaires doivent s’habiller chaudement en tout temps, afin de se conserver le corps dans une temp&eacute;rature uniforme, la m&ecirc;me &agrave; peu pr&egrave;s dans toutes les saisons et &agrave; toutes les heures du jour. Ceux, au contraire, qui vont et viennent, au vent, au soleil, &agrave; la pluie, qui agissent beaucoup et passent la plupart de leur temps sub dio doivent &ecirc;tre toujours v&ecirc;tus l&eacute;g&egrave;rement, afin de s’habituer &agrave; toutes les vicissitudes de l’air et &agrave; tous les degr&eacute;s de temp&eacute;rature, sans en &ecirc;tre incommod&eacute;s. Je conseillerais aux uns et aux autres de ne point changer d’habits selon les saisons, et ce sera la pratique constante de mon Emile; en quoi je n’entends pas qu’il porte l’&eacute;t&eacute; ses habits d’hiver, comme les gens s&eacute;dentaires, mais qu’il porte l’hiver ses habits d’&eacute;t&eacute;, comme les gens laborieux. Ce dernier usage a &eacute;t&eacute; celui du chevalier Newton pendant toute sa vie, et il a v&eacute;cu quatre-vlngts ans.

[418:] Peu ou point de coiffure en toute saison. Les anciens Egyptiens avaient toujours la t&ecirc;te nue; les Perses la couvraient de grosses tiares, et la couvrent encore de gros turbans, dont, selon Chardin, l’air du pays leur rend l’usage n&eacute;cessaire. J’ai remarqu&eacute; dans un autre endroit la distinction que fit H&eacute;rodote sur un champ de bataille entre les cr&acirc;nes des Perses et ceux des Egyptiens. Comme donc il importe que les os de la t&ecirc;te deviennent plus durs, plus compacts, moins fragiles et moins poreux, pour mieux armer le cerveau non seulement contre les blessures, mais contre les rhumes, les fluxions, et toutes les impressions de l’air, accoutumez vos enfants &agrave; demeurer &eacute;t&eacute; et hiver, jour et nuit toujours t&ecirc;te nue. Que si, pour la propret&eacute; et pour tenir leurs cheveux en ordre, vous leur voulez donner une coiffure durant la nuit, que ce soit un bonnet mince &agrave; claire-voie, et semblable au r&eacute;seau dans lequel les Basques enveloppent leurs cheveux. Je sais bien que la plupart des m&egrave;res, plus frapp&eacute;es de l’observation de Chardin que de mes raisons, croiront trouver partout l’air de Perse; mais moi je n’ai pas choisi mon &eacute;l&egrave;ve Europ&eacute;en pour en faire un Asiatique.

[419:] En g&eacute;n&eacute;ral, on habille trop les enfants, et surtout durant le premier &acirc;ge. Il faudrait plut&ocirc;t les endurcir au froid qu’au chaud: le grand froid ne les incommode jamais, quand on les y laisse expos&eacute;s de bonne heure; mais le tissu de leur peau, trop tendre et trop l&acirc;che encore, laissant un trop libre passage &agrave; la transpiration, les livre par l’extr&ecirc;me chaleur &agrave; un &eacute;puisement in&eacute;vitable. Aussi remarque-t-on qu’il en meurt plus dans le mois d’ao&ucirc;t que dans aucun autre mois. D’ailleurs il para&icirc;t constant, par la comparaison des peuples du Nord et de ceux du Midi, qu’on se rend plus robuste en supportant l’exc&egrave;s du froid que l’exc&egrave;s de la chaleur. Mais, &agrave; mesure que l’enfant grandit et que ses fibres se fortifient, accoutumez-le peu &agrave;peu &agrave; braver les rayons du soleil; en allant par degr&eacute;s, vous l’endurcirez sans danger aux ardeurs de la zone torride.

[420:] Locke, au milieu des pr&eacute;ceptes m&acirc;les et sens&eacute;s qu’il nous donne, retombe dans des contradictions qu’on n’attendrait pas d’un raisonneur aussi exact. Ce m&ecirc;me homme, qui veut que les enfants se baignent l’&eacute;t&eacute; dans l’eau glac&eacute;e, ne veut pas, quand ils sont &eacute;chauff&eacute;s, qu’ils boivent frais, ni qu’ils se couchent par terre dans des endroits humides. Mais puisqu’il veut que les souliers des enfants prennent l’eau dans tous les temps, la prendront-ils moins quand l’enfant aura chaud? et ne peut-on pas lui faire du corps, par rapport aux pieds, les m&ecirc;mes inductions qu’il fait des pieds par rapport aux mains, et du corps par rapport au visage? Si vous voulez, lui dirai-je, que l’homme soit tout visage, pourquoi me bl&acirc;mez-vous de vouloir qu’il soit tout pieds?

[421:] Pour emp&ecirc;cher les enfants de boire quand ils ont chaud, il prescrit de les accoutumer &agrave; manger pr&eacute;alablement un morceau de pain avant que de boire. Cela est bien &eacute;trange que, quand l’enfant a soif, il faille lui donner &agrave; manger; j’aimerais autant, quand il a faim, lui donner &agrave; boire. Jamais on ne me persuadera que nos premiers app&eacute;tits soient si d&eacute;r&eacute;gl&eacute;s, qu’on ne puisse les satisfaire sans nous exposer &agrave; p&eacute;rir. Si cela &eacute;tait, le genre humain se f&ucirc;t cent fois d&eacute;truit avant qu’on e&ucirc;t appris ce qu’il faut faire pour le conserver.

[422:] Toutes les fois qu’Emile aura soif, je veux qu’on lui donne &agrave; boire; je veux qu’on lui donne de l’eau pure et sans aucune pr&eacute;paration, pas m&ecirc;me de la faire d&eacute;gourdir, f&ucirc;t-il tout en nage, et f&ucirc;t-on dans le coeur de l’hiver. Le seul soin que je recommande est de distinguer la qualit&eacute; des eaux. Si c’est de l’eau de rivi&egrave;re, donnez-la-lui sur-le-champ telle qu’elle sort de la rivi&egrave;re; si c’est de l’eau de source, il la faut laisser quelque temps &agrave; l’air avant qu’il la boive. Dans les saisons chaudes, les rivi&egrave;res sont chaudes; il n’en est pas de m&ecirc;me des sources, qui n’ont pas re&ccedil;u le contact de l’air; il faut attendre qu’elles soient &agrave; la temp&eacute;rature de l’atmosph&egrave;re. L’hiver, au contraire, l’eau de source est &agrave; cet &eacute;gard moins dangereuse que l’eau de rivi&egrave;re. Mais il n’est ni naturel ni fr&eacute;quent qu’on se mette l’hiver en sueur, surtout en plein air; car l’air froid, frappant incessamment sur la peau, r&eacute;percute en dedans la sueur et emp&ecirc;che les pores de s’ouvrir assez pour lui donner un passage libre. Or, je ne pr&eacute;tends pas qu’Emile s’exerce l’hiver au coin d’un bon feu, mais dehors, en pleine campagne, au milieu des glaces. Tant qu’il ne s’&eacute;chauffera qu’&agrave; faire et lancer des balles de neige, laissons-le boire quand il aura soif; qu’il continue de s’exercer apr&egrave;s avoir bu, et n’en craignons aucun accident. Que si par quelque autre exercice il se met en sueur et qu’il ait soif, qu’il boive froid, m&ecirc;me en ce temps-l&agrave;. Faites seulement en sorte de le mener au loin et &agrave; petits pas chercher son eau. Par le froid qu’on suppose, il sera suffisamment rafra&icirc;chi en arrivant pour la boire sans aucun danger. Surtout prenez ces pr&eacute;cautions sans qu’il s’en aper&ccedil;oive. J’aimerais mieux qu’il f&ucirc;t quelquefois malade que sans cesse attentif &agrave; sa sant&eacute;.

[423:] Il faut un long sommeil aux enfants, parce qu’ils font un extr&ecirc;me exercice. L’un sert de correctif &agrave; l’autre; aussi voit-on qu’ils ont besoin de tous deux. Le temps du repos est celui de la nuit, il est marqu&eacute; par la nature. C’est une observation constante que le sommeil est plus tranquille et plus doux tandis que le soleil est sous l’horizon, et que l’air &eacute;chauff&eacute; de ses rayons ne maintient pas nos sens dans un si grand calme. Ainsi l’habitude la plus salutaire est certainement de se lever et de se coucher avec le soleil. D’o&ugrave; il suit que dans nos climats l’homme et tous les animaux ont en g&eacute;n&eacute;ral besoin de dormir plus longtemps l’hiver que l’&eacute;t&eacute;. Mais la vie civile n’est pas assez simple, assez naturelle, assez exempte de r&eacute;volutions, d’accidents, pour qu’on doive accoutumer l’homme &agrave; cette uniformit&eacute;, au point de la lui rendre n&eacute;cessaire. Sans doute il faut s’assujettir aux r&egrave;gles; mais la premi&egrave;re est de pouvoir les enfreindre sans risque quand la n&eacute;cessit&eacute; le veut. N’allez donc pas amollir indiscr&egrave;tement votre &eacute;l&egrave;ve dans la continuit&eacute; d’un paisible sommeil, qui ne soit jamais interrompu. Livrez-le d’abord sans g&ecirc;ne &agrave; la loi de la nature; mais n’oubliez pas que parmi nous il doit &ecirc;tre au-dessus de cette loi; qu’il doit pouvoir se coucher tard, se lever matin, &ecirc;tre &eacute;veill&eacute; brusquement, passer les nuits debout, sans en &ecirc;tre incommod&eacute;. En s’y prenant assez t&ocirc;t, en allant toujours doucement et par degr&eacute;s, on forme le temp&eacute;rament aux m&ecirc;mes choses qui le d&eacute;truisent quand on l’y soumet d&eacute;j&agrave; tout form&eacute;.

[424:] Il importe de s’accoutumer d’abord &agrave; &ecirc;tre mal couch&eacute;; c’est le moyen de ne plus trouver de mauvais lit. En g&eacute;n&eacute;ral, la vie dure, une fois tourn&eacute;e en habitude, multiplie les sensations agr&eacute;ables; la vie molle en pr&eacute;pare une infinit&eacute; de d&eacute;plaisantes. Les gens &eacute;lev&eacute;s trop d&eacute;licatement ne trouvent plus le sommeil que sur le duvet; les gens accoutum&eacute;s &agrave; dormir sur des planches le trouvent partout: il n’y a point de lit dur pour qui s’endort en se couchant.

[425:] Un lit mollet, o&ugrave; l’on s’ensevelit dans la plume ou dans l’&eacute;dredon, fond et dissout le corps pour ainsi dire. Les reins envelopp&eacute;s trop chaudement s’&eacute;chauffent. De l&agrave; r&eacute;sultent souvent la pierre ou d’autres incommodit&eacute;s, et infailliblement une complexion d&eacute;licate qui les nourrit toutes.

[426:] Le meilleur lit est celui qui procure un meilleur sommeil. Voil&agrave; celui que nous nous pr&eacute;parons Emile et moi pendant la journ&eacute;e. Nous n’avons pas besoin qu’on nous am&egrave;ne des esclaves de Perse pour faire nos lits; en labourant la terre nous remuons nos matelas.

[427:] Je sais par exp&eacute;rience que quand un enfant est en sant&eacute;, l’on est ma&icirc;tre de le aire dormir et veiller presque &agrave; volont&eacute;. Quand l’enfant est couch&eacute;, et que de son babil il ennuie sa bonne, elle lui dit: Dormez; c’est comme si elle lui disait: Portez-vous bien! quand il est malade. Le vrai moyen de le faire dormir est de l’ennuyer lui-m&ecirc;me. Parlez tant qu’il soit forc&eacute; de se taire, et bient&ocirc;t il dormira: les sermons sont toujours bons &agrave; quelque chose; autant vaut le pr&ecirc;cher que le bercer; mais si vous employez le soir ce narcotique, gardez-vous de l’employer le jour.

[428:] J’&eacute;veillerai quelquefois Emile, moins de peur qu’il ne prenne l’habitude de dormir trop longtemps que pour l’accoutumer &agrave; tout, m&ecirc;me &agrave; &ecirc;tre &eacute;veill&eacute; brusquement. Au surplus, j’aurais bien peu de talent pour mon emploi, Si je ne savais pas le forcer &agrave; s’&eacute;veiller de lui-m&ecirc;me, et &agrave;se lever, pour ainsi dire, &agrave; ma volont&eacute;, sans que je lui dise un seul mot.

[429:] S’il ne dort pas assez, je lui laisse entrevoir pour le lendemain une matin&eacute;e ennuyeuse, et lui-m&ecirc;me regardera comme autant de gagn&eacute; tout ce qu’il en pourra laisser au sommeil; s’il dort trop, je lui montre &agrave; son r&eacute;veil un amusement de son go&ucirc;t. Veux-je qu’il s’&eacute;veille &agrave; point nomm&eacute;, je lui dis: Demain &agrave; six heures on part pour la p&ecirc;che, on se va promener &agrave; tel endroit; voulez-vous en &ecirc;tre? Il consent, il me prie de l’&eacute;veiller: je promets, ou je ne promets point, selon le besoin; s’il s'&eacute;veille trop tard, il me trouve parti. Il y aura du malheur si bient&ocirc;t il n’apprend &agrave; s’&eacute;veiller de lui-m&ecirc;me.

[430:] Au reste, s’il arrivait, ce qui est rare, que quelque enfant indolent e&ucirc;t du penchant &agrave; croupir dans la paresse, il ne faut point le livrer &agrave; ce penchant, dans lequel il s’engourdirait tout &agrave; fait, mais lui administrer quelque stimulant qui l’&eacute;veille. On con&ccedil;oit bien qu’il n’est pas question de le faire agir par force, mais de l’&eacute;mouvoir par quelque app&eacute;tit qui l’y porte; et cet app&eacute;tit, pris avec choix dans l’ordre de la nature, nous m&egrave;ne &agrave; la fois &agrave; deux fins.

[431:] Je n’imagine rien dont, avec un peu d’adresse, on ne p&ucirc;t inspirer le go&ucirc;t, m&ecirc;me la fureur, aux enfants, sans vanit&eacute;, sans &eacute;mulation, sans jalousie. Leur vivacit&eacute;, leur esprit imitateur, suffisent; surtout leur gaiet&eacute; naturelle, instrument dont la prise est s&ucirc;re, et dont jamais pr&eacute;cepteur ne sut slaviser. Dans tous les jeux o&ugrave; ils sont bien persuad&eacute;s que ce n’est que jeu, ils souffrent sans se plaindre, et m&ecirc;me en riant, ce qu’ils ne souffriraient jamais autrement sans verser des torrents de larmes. Les longs je&ucirc;nes, les coups, la br&ucirc;lure, les fatigues de toute esp&egrave;ce, sont les amusements des jeunes sauvages; preuve que la douleur m&ecirc;me a son assaisonnement qui peut en &ocirc;ter l’amertume; mais il n’appartient pas &agrave; tous les ma&icirc;tres de savoir appr&ecirc;ter ce rago&ucirc;t, ni peut-&ecirc;tre &agrave;tous les disciples de le savourer sans grimace. Me voil&agrave; de nouveau, si je n’y prends garde, &eacute;gar&eacute; dans les exceptions.

[432:] Ce qui n’en souffre point est cependant l’assujettissement de l’homme &agrave; la douleur, aux maux de son esp&egrave;ce, aux accidents, aux p&eacute;rils de la vie, enfin &agrave; la mort; plus on le familiarisera avec toutes ces id&eacute;es, plus on le gu&eacute;rira de l’importune sensibilit&eacute; qui ajoute au mal l’impatience de l’endurer; plus on l’apprivoisera avec les souffrances qui peuvent l’atteindre, plus on leur &ocirc;tera, comme e&ucirc;t dit Montaigne, la pointure de l’&eacute;tranget&eacute;; et plus aussi l’on rendra son &acirc;me invuln&eacute;rable et dure; son corps sera la cuirasse qui rebouchera tous les traits dont il pourrait &ecirc;tre atteint au vif. Les approches m&ecirc;mes de la mort n’&eacute;tant point la mort, &agrave; peine la sentira-t-il comme telle; il ne mourra pas, pour ainsi dire, il sera vivant ou mort, rien de plus. C’est de lui que le m&ecirc;me Montaigne e&ucirc;t pudire, comme il a dit d’un roi de Maroc, que nul homme n a vecu si avant dans la mort. La constance et la fermet&eacute; sont, ainsi que les autres vertus, des apprentissages de l’enfance; mais ce n’est pas en apprenant leurs noms aux enfants qu’on les leur enseigne, c’est en les leur faisant go&ucirc;ter, sans qu’ils sachent ce que c'est.

[433:] Mais, &agrave; propos de mourir, comment nous conduirons-nous avec notre &eacute;l&egrave;ve relativement au danger de la petite v&eacute;role? La lui ferons-nous inoculer en bas &acirc;ge, ou si nous attendrons qu’il la prenne naturellement? Le premier parti, plus conforme &agrave; notre pratique, garantit du p&eacute;ril l’&acirc;ge o&ugrave; la vie est la plus pr&eacute;cieuse, au risque de celui o&ugrave; elle l’est le moins, si toutefois on peut donner le nom de risque &agrave; l’inoculation bien administr&eacute;e.

[434:] Mais le second est plus dans nos principes g&eacute;n&eacute;raux, de laisser faire en tout la nature dans les soins qu’elle aime &agrave; prendre seule, et qu’elle abandonne aussit&ocirc;t que l’homme veut s’en m&ecirc;ler. L’homme de la nature est toujours pr&eacute;par&eacute;: laissons-le inoculer par ce ma&icirc;tre, il choisira mieux le moment que nous.

[435:] N’allez pas de l&agrave; conclure que je bl&acirc;me l’inoculation; car le raisonnement sur lequel j’en exempte mon &eacute;l&egrave;ve irait tr&egrave;s mal aux v&ocirc;tres. Votre &eacute;ducation les pr&eacute;pare &agrave; ne point &eacute;chapper &agrave; la petite v&eacute;role au moment qu’ils en seront attaqu&eacute;s.; si vous la laissez venir au hasard, il est probable qu’ils en p&eacute;riront. Je vois que dans les diff&eacute;rents pays on r&eacute;siste d’autant plus &agrave; l’inoculation qu’elle y devient plus n&eacute;cessaire; et la raison de cela se sent ais&eacute;ment. A peine aussi daignerai-je traiter cette question pour mon Emile. Il sera inocul&eacute;, ou il ne le sera pas, selon les temps, les lieux, les circonstances: cela est presque indiff&eacute;rent pour lui. Si on lui donne la petite v&eacute;role, on aura l’avantage de pr&eacute;voir et conna&icirc;tre son mal d’avance; c’est quelque chose; mais s’il la prend naturellement, nous l’aurons pr&eacute;serv&eacute; du m&eacute;decin, c’est encore plus.

[436:] Une &eacute;ducation exclusive, qui tend seulement &agrave; distinguer du peuple ceux qui l’ont re&ccedil;ue, pr&eacute;f&egrave;re toujours les instructions les plus co&ucirc;teuses aux plus communes, et par cela m&ecirc;me aux plus utiles. Ainsi les jeunes gens &eacute;lev&eacute;s avec soin apprennent tous &agrave; monter &agrave; cheval, parce qu’il en co&ucirc;te beaucoup pour cela; mais presque aucun d’eux n’apprend &agrave; nager, parce qu’il n’en co&ucirc;te rien, et qu’un artisan peut savoir nager aussi bien que qui que ce soit. Cependant, sans avoir fait son acad&eacute;mie, un voyageur monte &agrave; cheval, s’y tient, et s’en sert assez pour le besoin; mais, dans l’eau, si l’on ne nage on se noie, et l’on ne nage point sans l’avoir appris. Enfin l’on n’est pas oblig&eacute; de monter &agrave; cheval sous peine de la vie, au lieu que nul n’est s&ucirc;r d’&eacute;viter un danger auquel on est si souvent expos&eacute;. Emile sera dans l’eau comme sur la terre. Que ne peut-il vivre dans tous les &eacute;l&eacute;ments! Si l’on pouvait apprendre &agrave; voler dans les airs, j’en ferais un aigle; j’en ferais une salamandre, si l’on pouvait s’endurcir au feu.

[437:] On craint qu’un enfant ne se noie en apprenant &agrave;nager; qu’il se noie en apprenant ou pour n’avoir pas appris, ce sera toujours votre faute. C’est la seule vanit&eacute; qui nous rend t&eacute;m&eacute;raires; on ne l’est point quand on n’est vu de personne: Emile ne le serait pas, quand il serait vu de tout l’univers. Comme l’exercice ne d&eacute;pend pas du risque, dans un canal du parc de son p&egrave;re il apprendrait &agrave; traverser l’Hellespont; mais il faut s’apprivoiser au risque m&ecirc;me, pour apprendre &agrave; ne s’en pas troubler; c’est une partie essentielle de l’apprentissage dont je parlais tout &agrave; l’heure. Au reste, attentif &agrave; mesurer le danger &agrave; ses forces et &agrave; le partager toujours avec lui, je n’aurai gu&egrave;re d’imprudence &agrave; craindre, quand je r&eacute;glerai le soin de sa conservation sur celui que je dois &agrave; la mienne.

[438:] Un enfant est moins grand qu’un homme; il n’a ni sa force ni sa raison: mais il voit et entend aussi bien que lui, ou &agrave; tr&egrave;s peu pr&egrave;s; il a le go&ucirc;t aussi sensible, quoiqu’il l’ait moins d&eacute;licat, et distingue aussi bien les odeurs, quoiqu’il n’y mette pas la m&ecirc;me sensualit&eacute;. Les premi&egrave;res facult&eacute;s qui se forment et se perfectionnent en nous sont les sens. Ce sont donc les premi&egrave;res qu’il faudrait cultiver; ce sont les seules qu’on oublie, ou celles qu’on n&eacute;glige le plus.

[439:] Exercer les sens n’est pas seulement en faire usage, c’est apprendre &agrave; bien juger par eux, c’est apprendre, pour ainsi dire, &agrave; sentir; car nous ne savons ni toucher, ni voir, ni entendre, que comme nous avons appris.

[440:] Il y a un exercice purement naturel et m&eacute;canique, qui sert &agrave; rendre le corps robuste sans donner aucune prise au jugement: nager, courir, sauter, fouetter un sabot, lancer des pierres; tout cela est fort bien; mais n’avons-nous que des bras et des jambes? n’avons-nous pas aussi des yeux, des oreilles? et ces organes sont-ils superflus &agrave; l’usage des premiers? N’exercez donc pas seulement les forces, exercez tous les sens qui les dirigent; tirez de chacun d’eux tout le parti possible, puis v&eacute;rifiez l’impression de l’un par l’autre. Mesurez, comptez, pesez, comparez. N’employez la force qu’apr&egrave;s avoir estim&eacute; la r&eacute;sistance; faites toujours en sorte que l’estimation de l’effet pr&eacute;c&egrave;de l’usage des moyens. Int&eacute;ressez l’enfant &agrave; ne jamais faire d’efforts insuffisants ou superflus. Si vous l’accoutumez &agrave; pr&eacute;voir ainsi l’effet de tous ses mouvements, et &agrave; redresser ses erreurs par l’exp&eacute;rience, n’est-il pas clair que plus il agira, plus il deviendra judicieux?

[441:] S’agit-il d’&eacute;branler une masse; s’il prend un levier trop long, il d&eacute;pensera trop de mouvement; s’il le prend trop court, il n’aura pas assez de force; l’exp&eacute;rience lui peut apprendre &agrave; choisir pr&eacute;cis&eacute;ment le b&acirc;ton qu’il lui faut. Cette sagesse n’est donc pas au-dessus de son &acirc;ge. S’agit-il de porter un fardeau; s’il veut le prendre aussi pesant qu’il peut le porter et n’en point essayer qu’il ne soul&egrave;ve, ne sera-t-il pas forc&eacute; d’en estimer le poids &agrave; la vue? Sait-il comparer des masses de m&ecirc;me mati&egrave;re et de diff&eacute;rentes grosseurs, qu’il choisisse entre des masses de m&ecirc;me grosseur et de diff&eacute;rentes mati&egrave;res; il faudra bien qu’il s’applique &agrave; comparer leurs poids sp&eacute;cifiques. J’ai vu un jeune homme, tr&egrave;s bien &eacute;lev&eacute;, qui ne voulut croire qu’apr&egrave;s l’&eacute;preuve qu’un seau plein de gros copeaux de bois de ch&ecirc;ne f&ucirc;t moins pesant que le m&ecirc;me seau rempli d’eau.

[442:] Nous ne sommes pas &eacute;galement ma&icirc;tres de l’usage de tous nos sens. Il y en a un, savoir, le toucher, dont l’action n’est jamais suspendue durant la veille; il a &eacute;t&eacute; r&eacute;pandu sur la surface enti&egrave;re de notre corps, comme une garde continuelle pour nous avertir de tout ce qui peut l’offenser. C’est aussi celui dont, bon gr&eacute;, mal gr&eacute;, nous acqu&eacute;rons le plus t&ocirc;t l’exp&eacute;rience par cet exercice continuel, et auquel, par cons&eacute;quent, nous avons moins besoin de donner une culture particuli&egrave;re. Cependant nous observons que les aveugles ont le tact plus s&ucirc;r et plus fin que nous, parce que, n’&eacute;tant pas guid&eacute;s par la vue, ils sont forc&eacute;s d’apprendre &agrave; tirer uniquement du premier sens les jugements que nous fournit l’autre. Pourquoi donc ne nous exerce-t-on pas &agrave; marcher comme eux dans l’obscurit&eacute;, &agrave; conna&icirc;tre les corps que nous pouvons atteindre, &agrave; juger des objets qui nous environnent, &agrave;faire, en un mot, de nuit et sans lumi&egrave;re, tout ce qu’ils font de jour et sans yeux? Tant que le soleil luit, nous avons sur eux l’avantage; dans les t&eacute;n&egrave;bres, ils sont nos guides &agrave; leur tour. Nous sommes aveugles la moiti&eacute; de la vie; avec la diff&eacute;rence que les vrais aveugles savent toujours se conduire; et que nous n’osons faire un pas au coeur de la nuit. On a de la lumi&egrave;re, me dira-t-on. Eh quoi! toujours des machines! Qui vous r&eacute;pond qu’elles vous suivront partout au besoin? Pour moi, j’aime mieux qu’Emile ait des yeux au bout de ses doigts que dans la boutique d’un chandelier.

[443:] Etes-vous enferm&eacute; dans un &eacute;difice au milieu de la nuit, frappez des mains; vous apercevrez, au r&eacute;sonne-ment du lieu, si l’espace est grand ou petit, si vous &ecirc;tes au milieu ou dans un coin. A demi-pied d’un mur, l’air moins ambiant et plus r&eacute;fl&eacute;chi vous porte une autre sensation au visage. Restez en place, et tournez-vous successivement de tous les c&ocirc;t&eacute;s; s’il y a une porte ouverte, un l&eacute;ger courant d’air vous l’indiquera. Etes-vous dans un bateau, vous conna&icirc;trez, &agrave; la mani&egrave;re dont l’air vous frappera le visage, non seulement en quel sens vous allez, mais si le fil de la rivi&egrave;re vous entra&icirc;ne lentement ou vite. Ces observations, et mille autres semblables, ne peuvent bien se faire que de nuit; quelque attention que nous voulions leur donner en plein jour, nous serons aid&eacute;s ou distraits par la vue, elles nous &eacute;chapperont. Cependant il n’y a encore ici ni mains ni b&acirc;ton. Que de connaissances oculaires on peut acqu&eacute;rir par le toucher m&ecirc;me sans rien toucher du tout!

[444:] Beaucoup de jeux de nuit. Cet avis est plus important qu’il ne semble. La nuit effraye naturellement les hommes, et quelquefois les animaux. La raison, les connaissances, l’esprit, le courage, d&eacute;livrent peu de gens de ce tribut. J’ai vu des raisonneurs, des esprits forts, des philosophes, des militaires intr&eacute;pides en plein jour, trembler la nuit comme des femmes au bruit d’une feuille d’arbre. On attribue cet effroi aux contes des nourrices; on se trompe: il a une cause naturelle. Quelle est cette cause? la m&ecirc;me qui rend les sourds d&eacute;fiants et le peuple superstitieux, l’ignorance des choses qui nous environnent et de ce qui se passe autour de nous. Accoutum&eacute; d’apercevoir de loin les objets et de pr&eacute;voir leurs impressions d’avance, comment, ne voyant plus rien de ce qui m’entoure, n’y supposerais-je pas mille &ecirc;tres, mille mouvements qui peuvent me nuire, et dont il m’est impossible de me garantir? J’ai beau savoir que je suis en s&ucirc;ret&eacute; dans le lieu o&ugrave; je me trouve, je ne le sais jamais aussi bien que si je le voyais actuellement: j’ai donc toujours un sujet de crainte que je n’avais pas en plein jour. Je sais, il est vrai, qu’un corps &eacute;tranger ne peut gu&egrave;re agir sur le mien sans s’annoncer par quelque bruit; aussi, combien j’ai sans cesse l’oreille alerte! Au moindre bruit dont je ne puis discerner la cause, l’int&eacute;r&ecirc;t de ma conservation me fait d’abord supposer tout ce qui doit le plus m’engager &agrave; me tenir sur mes gardes, et par cons&eacute;quent tout ce qui est le plus propre &agrave;m’effrayer.

[445:] N’entends-je absolument rien, je ne suis pas pour cela tranquille; car enfin sans bruit on peut encore me surprendre. Il faut que je suppose les choses telles qu’elles &eacute;taient auparavant, telles qu’elles doivent encore &ecirc;tre, que je voie ce que je ne vois pas. Ainsi, forc&eacute; de mettre en jeu mon imagination, bient&ocirc;t je n’en suis plus le ma&icirc;tre, et ce que j’ai fait pour me rassurer ne sert qu’&agrave; m’alarmer davantage. Si j’entends du bruit, j’entends des voleurs; si je n’entends rien, je vois des fant&ocirc;mes; la vigilance que m’inspire le soin de me conserver ne me donne que sujets de crainte. Tout ce qui doit me rassurer n’est que dans ma raison, l’instinct plus fort me parle tout autrement qu’elle. A quoi bon penser qu’on n’a rien &agrave;craindre, puisque alors on n’a rien &agrave; faire?

[446:] La cause du mal trouv&eacute;e indique le rem&egrave;de. En toute chose l’habitude tue l’imagination; il n’y a que les objets nouveaux qui la r&eacute;veillent. Dans ceux que l’on voit tous les jours, ce n’est plus l’imagination qui agit, c’est la m&eacute;moire; et voil&agrave; la raison de l’axiome: Ah assuetis non fit passio, car ce n’est qu’au feu de l’imagination que les passions s’allument. Ne raisonnez donc pas avec celui que vous voulez gu&eacute;rir de l’horreur des t&eacute;n&egrave;bres; menez-l’y souvent, et soyez s&ucirc;r que tous les arguments de la philosophie ne vaudront pas cet usage. La t&ecirc;te ne tourne point aux couvreurs sur les toits, et l’on ne voit plus avoir peur dans l’obscurit&eacute; quiconque est accoutum&eacute; d’y &ecirc;tre.

[447:] Voil&agrave; donc pour nos jeux de nuit un autre avantage ajout&eacute; au premier; mais pour que ces jeux r&eacute;ussissent, je n’y puis trop recommander la gaiet&eacute;. Rien n’est si triste que les t&eacute;n&egrave;bres; n’allez pas enfermer votre enfant dans un cachot. Qu’il rie en entrant dans l’obscurit&eacute;; que le rire le reprenne avant qu’il en sorte; que, tandis qu’il y est, l’id&eacute;e des amusements qu’il quitte, et de ceux qu’il va retrouver, le d&eacute;fende des imaginations fantastiques qui pourraient l’y venir chercher.

[448:] Il est un terme de la vie au-del&agrave; duquel on r&eacute;trograde en avan&ccedil;ant. Je sens que j’ai pass&eacute; ce terme. Je recommence, pour ainsi dire, une autre carri&egrave;re. Le vide de l’&acirc;ge m&ucirc;r, qui s’est fait sentir &agrave; moi, me retrace le doux temps du premier &acirc;ge. En vieillissant, je redeviens enfant, et je me rappelle plus volontiers ce que j’ai fait &agrave; dix ans qu’&agrave; trente. Lecteurs, pardonnez-moi donc de tirer quelquefois mes exemples de moi-m&ecirc;me; car, pour bien faire ce livre, il faut que je le fasse avec plaisir.

[449:] J’&eacute;tais &agrave; la campagne en pension chez un ministre appel&eacute; M. Lambercier. J’avais pour camarade un cousin plus riche que moi, et qu’on traitait en h&eacute;ritier, tandis que, &eacute;loign&eacute; de mon p&egrave;re, je n’&eacute;tais qu’un pauvre orphelin. Mon grand cousin Bernard &eacute;tait singuli&egrave;rement poltron, surtout la nuit. Je me moquai tant de sa frayeur, que M. Lambercier, ennuy&eacute; de mes vanteries, voulut mettre mon courage &agrave; l’&eacute;preuve. Un soir d’automne, qu’il faisait tr&egrave;s obscur, il me donna la clef du temple, et me dit d’aller chercher dans la chaire la Bible qu’on y avait laiss&eacute;e. Il ajouta, pour me piquer d’honneur, quelques mots qui me mirent dans l’impuissance de reculer.

[450:] Je partis sans lumi&egrave;re; si j’en avais eu, &ccedil;’aurait peut-&ecirc;tre &eacute;t&eacute; pis encore. Il fallait passer par le cimeti&egrave;re: je le traversai gaillardement; car, tant que je me sentais en plein air, je n’eus jamais de frayeurs nocturnes.

[451:] En ouvrant la porte, j’entendis &agrave; la vo&ucirc;te un certain retentissement que je crus ressembler &agrave; des voix, et qui commen&ccedil;a d’&eacute;branler ma fermet&eacute; romaine. La porte ouverte, je voulus entrer; mais &agrave; peine eus-je fait quelques pas, que je m’arr&ecirc;tai. En apercevant l’obscurit&eacute; profonde qui r&eacute;gnait dans ce vaste lieu, je fus saisi d’une terreur qui me fit dresser les cheveux: je r&eacute;trograde, je sors, je me mets &agrave; fuir tout tremblant. Je trouvai dans la cour un petit chien nomm&eacute; Sultan, dont les caresses me rassur&egrave;rent. Honteux de ma frayeur, je revins sur mes pas, t&acirc;chant pourtant d’emmener avec moi Sultan, qui ne voulut pas me suivre. Je franchis brusquement la porte, j’entre dans l’&eacute;glise. A peine y fus-je rentr&eacute;, que la frayeur me reprit, mais si fortement, que je perdis la t&ecirc;te; et, quoique la chaire f&ucirc;t &agrave; droite, et que je le susse tr&egrave;s bien, ayant tourn&eacute; sans m’en apercevoir, je la cherchai longtemps &agrave; gauche, je m’embarrassai dans les bancs, je ne savais plus o&ugrave; j’&eacute;tais, et, ne pouvant trouver ni la chaire ni la porte, je tombai dans un bouleversement inexprimable. Enfin, j’aper&ccedil;ois la porte, je viens &agrave; bout de sortir du temple, et je m’en &eacute;loigne comme la premi&egrave;re fois, bien r&eacute;solu de n’y jamais rentrer seul qu’en plein jour.

[452:] Je reviens jusqu’&agrave; la maison. Pr&ecirc;t &agrave; entrer, je distingue la voix de M. Lambercier &agrave; de grands &eacute;clats de rire. Je les prends pour moi d’avance, et, confus de m’y voir expos&eacute;, j’h&eacute;site &agrave; ouvrir la porte. Dans cet intervalle, j’entends Mlle Lambercier s’inqui&eacute;ter de moi, dire &agrave; la servante de prendre la lanterne, et M. Lambercier se disposer &agrave; me venir chercher, escort&eacute; de mon intr&eacute;pide cousin, auquel ensuite on n’aurait pas manqu&eacute; de faire tout l’honneur de l’exp&eacute;dition. A l’instant toutes mes frayeurs cessent, et ne me laissent que celle d’&ecirc;tre surpris dans ma fuite: je cours, je vole au temple; sans m’&eacute;garer, sans t&acirc;tonner, j’arrive &agrave; la chaire; j’y monte, je prends la Rible, je m’&eacute;lance en bas; dans trois sauts je suis hors du temple, dont j’oubliai m&ecirc;me de fermer la porte; j’entre dans la chambre, hors d’haleine, je jette la Bible sur la table, effar&eacute;, mais palpitant d’aise d’avoir pr&eacute;venu le secours qui m’&eacute;tait destin&eacute;.

[453:] On me demandera si je donne ce trait pour un mod&egrave;le &agrave; suivre, et pour un exemple de la gaiet&eacute; que j’exige dans ces sortes d’exercices. Non; mais je le donne pour preuve que rien n’est plus capable de rassurer quiconque est effray&eacute; des ombres de la nuit, que d’entendre dans une chambre voisine une compagnie assembl&eacute;e rire et causer tranquillement. Je voudrais qu’au lieu de s’amuser ainsi seul avec son &eacute;l&egrave;ve, on rassembl&acirc;t les soirs beaucoup d’enfants de bonne humeur; qu’on ne les envoy&acirc;t pas d’abord s&eacute;par&eacute;ment, mais plusieurs ensemble, et qu’on n’en hasard&acirc;t aucun parfaitement seul, qu’on ne se f&ucirc;t bien assur&eacute; d’avance qu’il n'en serait pas trop effray&eacute;.

[454:] Je n’imagine rien de si plaisant et de si utile que de pareils jeux, pour peu qu’on voul&ucirc;t user d’adresse &agrave; les ordonner. Je ferais dans une grande salle une esp&egrave;ce de labyrinthe avec des tables, des fauteuils, des chaises, des paravents. Dans les inextricables tortuosit&eacute;s de ce labyrinthe j’arrangerais, au milieu de huit ou dix bo&icirc;tes d’attrapes, une autre bo&icirc;te presque semblable, bien garnie de bonbons; je d&eacute;signerais en termes clairs, mais succincts, le lieu pr&eacute;cis o&ugrave; se trouve la bonne bo&icirc;te; je donnerais le renseignement suffisant pour la distinguer &agrave;des gens plus attentifs et moins &eacute;tourdis que des enfants, puis, apr&egrave;s avoir fait tirer au sort les petits concurrents, je les enverrais tous l’un apr&egrave;s l’autre, jusqu’&agrave; ce que la bonne bo&icirc;te f&ucirc;t trouv&eacute;e: ce que j’aurais soin de rendre difficile &agrave; proportion de leur habilet&eacute;.

[455:] Figurez-vous un petit Hercule arrivant une bo&icirc;te &agrave; la main, tout fier de son exp&eacute;dition. La bo&icirc;te se met sur la table, on l’ouvre en c&eacute;r&eacute;monie. J’entends d’ici les &eacute;clats de rire, les hu&eacute;es de la bande joyeuse, quand, au lieu des confitures qu’on attendait, on trouve, bien proprement arrang&eacute;s sur de la mousse ou sur du coton, un hanneton, un escargot, du charbon, du gland, un navet, ou quelque autre pareille denr&eacute;e. D’autres fois, dans une pi&egrave;ce nouvellement blanchie, on suspendra pr&egrave;s du mur quelque jouet, quelque petit meuble qu’il s’agira d’aller chercher sans toucher au mur. A peine celui qui l’apportera sera-t-il rentr&eacute;, que, pour peu qu’il ait manqu&eacute; &agrave; la condition, le bout de son chapeau blanchi, le bout de ses souliers, la basque de son habit, sa manche trahiront sa maladresse. En voil&agrave; bien assez, trop peut-&ecirc;tre, pour faire entendre l’esprit de ces sortes de jeux. S’il faut tout vous dire, ne me lisez point.

[456:] Quels avantages un homme ainsi &eacute;lev&eacute; n’aura-t-il pas la nuit sur les autres hommes? Ses pieds accoutum&eacute;s &agrave;s’affermir dans les t&eacute;n&egrave;bres, ses mains exerc&eacute;es &agrave; s’appliquer ais&eacute;ment &agrave; tous les corps environnants, le conduiront sans peine dans la plus &eacute;paisse obscurit&eacute;. Son imagination, pleine des jeux nocturnes de sa jeunesse, se tournera difficilement sur des objets effrayants. S’il croit entendre des &eacute;clats de rire, au lieu de ceux des esprits follets, ce seront ceux de ses anciens camarades; s’il se peint une assembl&eacute;e, ce ne sera point pour lui le sabbat, mais la chambre de son gouverneur. La nuit, ne lui rappelant que des id&eacute;es gaies, ne lui sera jamais affreuse; au lieu de la craindre, il l’aimera. S’agit-il d’une exp&eacute;dition militaire, il sera pr&ecirc;t &agrave; toute heure, aussi bien seul qu’avec sa troupe. Il entrera dans le camp de Saul, il le parcourra sans s’&eacute;garer, il ira jusqu’&agrave; la tente du roi sans &eacute;veiller personne, il s’en retournera sans &ecirc;tre aper&ccedil;u. Faut-il enlever les chevaux de Rh&eacute;sus, adressez-vous &agrave;lui sans crainte. Parmi les gens autrement &eacute;lev&eacute;s, vous trouverez difficilement un Ulysse.

[457:] J’ai vu des gens vouloir, par des surprises, accoutumer les enfants &agrave; ne s’effrayer de rien la nuit. Cette m&eacute;thode est tr&egrave;s mauvaise; elle produit un effet tout contraire &agrave;celui qu’on cherche, et ne sert qu’&agrave; les rendre toujours plus craintifs. Ni la raison ni l’habitude ne peuvent rassurer sur l’id&eacute;e d’un danger pr&eacute;sent dont on ne peut conna&icirc;tre le degr&eacute; ni l’esp&egrave;ce, ni sur la crainte des surprises qu’on a souvent &eacute;prouv&eacute;es. Cependant, comment s’assurer de tenir toujours votre &eacute;l&egrave;ve exempt de pareils accidents? Voici le meilleur avis, ce me semble, dont on puisse le pr&eacute;venir l&agrave;-dessus. Vous &ecirc;tes alors, dirais-je &agrave;mon Emile, dans le cas d’une juste d&eacute;fense; car l’agresseur ne vous laisse pas juger s’il veut vous faire mal ou peur, et, comme il a pris ses avantages, la fuite m&ecirc;me n’est pas un refuge pour vous. Saisissez donc hardiment celui qui vous surprend de nuit, homme ou b&ecirc;te, il n’importe; serrez-le, empoignez-le de toute votre force; s’il se d&eacute;bat, frappez, ne marchandez point les coups; et, quoi qu’il puisse dire ou faire, ne l&acirc;chez jamais prise que vous ne sachiez bien ce que c’est. L’&eacute;claircissement vous apprendra probablement qu’il n’y avait pas beaucoup &agrave; craindre, et cette mani&egrave;re de traiter les plaisants doit naturellement les rebuter d’y revenir.

[458:] Quoique le toucher soit de tous nos sens celui dont nous avons le plus continuel exercice, ses jugements restent pourtant, comme je l’ai dit, imparfaits et grossiers plus que ceux d’aucun autre, parce que nous m&ecirc;lons continuellement &agrave; son usage celui de la vue, et que, l’oeil atteignant &agrave; l’objet plus t&ocirc;t que la main, l’esprit juge presque toujours sans elle. En revanche, les jugements du tact sont les plus s&ucirc;rs, pr&eacute;cis&eacute;ment parce qu’ils sont les plus born&eacute;s; car, ne s’&eacute;tendant qu’aussi loin que nos mains peuvent atteindre, ils rectifient l’&eacute;tourderie des autres sens, qui s’&eacute;lancent au loin sur des objets qu’ils aper&ccedil;oivent &agrave; peine, au lieu que tout ce qu’aper&ccedil;oit le toucher, il l’aper&ccedil;oit bien. Ajoutez que, joignant, quand il nous pla&icirc;t, la force des muscles &agrave; l’action des nerfs, nous unissons, par une sensation simultan&eacute;e, au jugement de la temp&eacute;rature, des grandeurs, des figures, le jugement du poids et de la solidit&eacute;. Ainsi le toucher, &eacute;tant de tous les sens celui qui nous instruit le mieux de l’impression que les corps &eacute;trangers peuvent faire sur le n&ocirc;tre, est celui dont l’usage est le plus fr&eacute;quent, et nous donne le plus imm&eacute;diatement la connaissance n&eacute;cessaire &agrave; notre conservation.

[459:] Comme le toucher exerc&eacute; suppl&eacute;e &agrave; la vue, pourquoi ne pourrait-il pas aussi suppl&eacute;er &agrave; l’ou&iuml;e jusqu’&agrave; certain point, puisque les sons excitent dans les corps sonores des &eacute;branlements sensibles au tact? En posant une main sur le corps d’un violoncelle, on peut, sans le secours des yeux ni des oreilles, distinguer, &agrave; la seule mani&egrave;re dont le bois vibre et fr&eacute;mit, si le son qu’il rend est grave ou aigu, s’il est tir&eacute; de la chanterelle ou du bourdon. Qu’on exerce le sens &agrave; ces diff&eacute;rences, je ne doute pas qu’avec le temps on n’y p&ucirc;t devenir sensible au point d’entendre un air entier par les doigts. Or, ceci suppos&eacute;, il est clair qu’on pourrait ais&eacute;ment parler aux sourds en musique; car les tons et les temps, n’&eacute;tant pas moins suceptibles de combinaisons r&eacute;guli&egrave;res que les articulations et les voix, peuvent &ecirc;tre pris de m&ecirc;me pour les &eacute;l&eacute;ments du discours.

[460:] Il y a des exercices qui &eacute;moussent le sens du toucher et le rendent plus obtus; d’autres, au contraire, l’aiguisent et le rendent plus d&eacute;licat et plus fin. Les premiers, joignant beaucoup de mouvement et de force &agrave; la continuelle impression des corps durs, rendent la peau rude, calleuse, et lui &ocirc;tent le sentiment naturel; les seconds sont ceux qui varient ce m&ecirc;me sentiment par un tact l&eacute;ger et fr&eacute;quent, en sorte que l’esprit, attentif &agrave; des impressions incessamment r&eacute;p&eacute;t&eacute;es, acquiert la facilit&eacute; de juger toutes leurs modifications. Cette diff&eacute;rence est sensible dans l’usage des instruments de musique: le toucher dur et meurtrissant du violoncelle, de la contre-basse, du violon m&ecirc;me, en rendant les doigts plus flexibles, racornit leurs extr&eacute;mit&eacute;s. Le toucher lisse et poli du clavecin les rend aussi flexibles et plus sensibles en m&ecirc;me temps. En ceci donc le clavecin est &agrave; pr&eacute;f&eacute;rer.

[461:] Il importe que la peau s’endurcisse aux impressions de l’air et puisse braver ses alt&eacute;rations; car c’est elle qui d&eacute;fend tout le reste. A cela pr&egrave;s, je ne voudrais pas que la mam, trop servilement appliqu&eacute;e aux m&ecirc;mes travaux, v&icirc;nt &agrave; s’endurcir, ni que sa peau devenue presque osseuse perd&icirc;t ce sentiment exquis qui donne &agrave; conna&icirc;tre quels sont les corps sur lesquels on la passe, et, selon l’esp&egrave;ce de contact, nous fait quelquefois, dans l’obscurit&eacute;, frissonner en diverses mani&egrave;res.

[462:] Pourquoi faut-il que mon &eacute;l&egrave;ve soit forc&eacute; d’avoir toujours sous ses pieds une peau de boeuf? Quel mal y aurait-il que la sienne propre p&ucirc;t au besoin lui servir de semelle? Il est clair qu’en cette partie la d&eacute;licatesse de la peau ne peut jamais &ecirc;tre utile &agrave; rien, et peut souvent beaucoup nuire. Eveill&eacute;s &agrave; minuit au coeur de l’hiver par l’ennemi dans leur ville, les Genevois trouv&egrave;rent plus t&ocirc;t leurs fusils que leurs souliers. Si nul d’eux n’avait su marcher nu-pieds, qui sait si Gen&egrave;ve n’e&ucirc;t point &eacute;t&eacute; prise?

[463:] Armons toujours l’homme contre les accidents impr&eacute;vus. Qu’Emile coure les matins &agrave; pieds nus, en toute saison, par la chambre, par l’escalier, par le jardin; loin de l’en gronder, je l’imiterai; seulement j’aurai soin d’&eacute;carter le verre. Je parlerai bient&ocirc;t des travaux et des jeux manuels. Du reste, qu’il apprenne &agrave; faire tous les pas qui favorisent les &eacute;volutions du corps, &agrave; prendre dans toutes les attitudes une position ais&eacute;e et solide; qu’il sache sauter en &eacute;loignement, en hauteur, grimper sur un arbre, franchir un mur; qu’il trouve toujours son &eacute;quilibre; que tous ses mouvements, ses gestes soient ordonn&eacute;s selon les lois de la pond&eacute;ration, longtemps avant que la statique se m&ecirc;le de les lui expliquer. A la mani&egrave;re dont son pied pose &agrave; terre et son corps porte sur sa jambe, il doit sentir s’il est bien ou mal. Une assiette assur&eacute;e a toujours de la gr&acirc;ce, et les postures les plus fermes sont aussi les plus &eacute;l&eacute;gantes. Si j’&eacute;tais maitre &agrave; danser, je ne ferais pas toutes les singeries de Marcel, bonnes pour le pays o&ugrave; il les fait; mais, au lieu d’occuper &eacute;ternellement mon &eacute;l&egrave;ve &agrave; des gambades, je le m&egrave;nerais au pied d’un rocher; l&agrave;, je lui montrerais quelle attitude il faut prendre, comment il faut porter le corps et la t&ecirc;te, quel mouvement il faut faire, de quelle mani&egrave;re il faut poser, tant&ocirc;t le pied, tant&ocirc;t la main, pour suivre l&eacute;g&egrave;rement les sentiers escarp&eacute;s, raboteux et rudes, et s’&eacute;lancer de pointe en pointe tant en montant qu’en descendant. J’en ferais l’&eacute;mule d’un chevreuil plut&ocirc;t qu’un danseur de l’Op&eacute;ra.

[464:] Autant le toucher concentre ses op&eacute;rations autour de l’homme, autant la vue &eacute;tend les siennes au-del&agrave; de lui; c’est l&agrave; ce qui rend celles—ci trompeuses: d’un coup d’oeil un homme embrasse la moiti&eacute; de son horizon. Dans cette multitude de sensations simultan&eacute;es et de jugements qu’elles excitent, comment ne se tromper sur aucun? Ainsi la vue est de tous nos sens le plus fautif, pr&eacute;cis&eacute;ment parce qu’il est le plus &eacute;tendu, et que, pr&eacute;c&eacute;dant de bien loin tous les autres, ses op&eacute;rations sont trop promptes et trop vastes pour pouvoir &ecirc;tre rectifi&eacute;es par eux. Il y a plus, les illusions m&ecirc;mes de la perspective nous sont n&eacute;cessaires pour parvenir &agrave; conna&icirc;tre l’&eacute;tendue et &agrave; comparer ses parties. Sans les fausses apparences, nous ne verrions rien dans l’&eacute;loignement; sans les gradations de grandeur et de lumi&egrave;re, nous ne pourrions estimer aucune distance, ou plut&ocirc;t, il n’y en aurait point pour nous. Si de deux arbres &eacute;gaux celui qui est &agrave; cent pas de nous nous paraissait aussi grand et aussi distinct que celui qui est &agrave; dix, nous les placerions &agrave; c&ocirc;t&eacute; l’un de l’autre. Si nous apercevions toutes les dimensions des objets sous leur v&eacute;ritable mesure, nous ne verrions aucun espace, et tout nous para&icirc;trait sur notre oeil.

[465:] Le sens de la vue n’a, pour juger la grandeur des objets et leur distance, qu’une m&ecirc;me mesure, savoir, l’ouverture de l’angle qu’ils font dans notre oeil; et comme cette ouverture est un effet simple d’une cause compos&eacute;e, le jugement qu’il excite en nous laisse chaque cause particuli&egrave;re ind&eacute;termin&eacute;e, ou devient n&eacute;cessairement fautif. Car, comment distinguer &agrave; la simple vue si l’angle sous lequel je vois un objet plus petit qu’un autre est tel parce que ce premier objet est en effet plus petit, ou parce qu’il est plus &eacute;loign&eacute;?

[466:] Il faut donc suivre ici une m&eacute;thode contraire &agrave; la pr&eacute;c&eacute;dente; au lieu de simplifier la sensation, la doubler, la v&eacute;rifier toujours par une autre, assujettir l’organe visuel &agrave; l’organe tactile, et r&eacute;primer, pour ainsi dire, l’imp&eacute;tuosit&eacute; du premier sens par la marche pesante et r&eacute;gl&eacute;e du second. Faute de nous asservir &agrave; cette pratique, nos mesures par estimation sont tr&egrave;s inexactes. Nous n’avons nulle pr&eacute;cision dans le coup d’oeil pour juger les hauteurs, les longueurs, les profondeurs, les distances; et la preuve que ce n’est pas tant la faute du sens que de son usage, c’est que les ing&eacute;nieurs, les arpenteurs, les architectes, les ma&ccedil;ons, les peintres ont en g&eacute;n&eacute;ral le coup d’oeil beaucoup plus s&ucirc;r que nous, et appr&eacute;cient les mesures de l’&eacute;tendue avec plus de justesse; parce que leur m&eacute;tier leur donnant en ceci l’exp&eacute;rience que nous n&eacute;gligeons d’acqu&eacute;rir, ils &ocirc;tent l’&eacute;quivoque de l’angle par les apparences qui l’accompagnent, et qui d&eacute;terminent plus exactement &agrave; leurs yeux le rapport des deux causes de cet angle.

[467:] Tout ce qui donne du mouvement au corps sans le contraindre est toujours facile &agrave; obtenir des enfants. Il y a mille moyens de les int&eacute;resser &agrave; mesurer, &agrave; conna&icirc;tre, &agrave; estimer les distances. Voil&agrave; un cerisier fort haut, comment ferons-nous pour cueillir des cerises? L’&eacute;chelle de la grange est-elle bonne pour cela? Voil&agrave; un ruisseau fort large, comment le traverserons-nous? une des planches de la cour posera-t-elle sur les deux bords? Nous voudrions, de nos fen&ecirc;tres, p&ecirc;cher dans les foss&eacute;s du ch&acirc;teau; combien de brasses doit avoir notre ligne? Je voudrais faire une balan&ccedil;oire entre ces deux arbres; une corde de deux toises nous suffira-t-elle? On me dit que dans l’autre maison notre chambre aura vingt-cinq pieds carr&eacute;s; croyez-vous qu’elle nous convienne? sera-t-elle plus grande que celle-ci? Nous avons grand-faim; voil&agrave; deux villages; auquel des deux serons-nous plus t&ocirc;t pour d&icirc;ner? etc.

[468:] Il s’agissait d’exercer &agrave; la course un enfant indolent et paresseux, qui ne se portait pas de lui-m&ecirc;me &agrave; cet exercice ni &agrave; aucun autre, quoiqu’on le destin&acirc;t &agrave; l’&eacute;tat militaire; il s’&eacute;tait persuad&eacute;, je ne sais comment, qu’un homme de son rang ne devait rien faire ni rien savoir, et que sa noblesse devait lui tenir lieu de bras, de jambes, ainsi que de toute esp&egrave;ce de m&eacute;rite. A faire d’un tel gentilhomme un Achille au pied l&eacute;ger, l’adresse de Chiron m&ecirc;me e&ucirc;t eu peine &agrave; suffire. La difficult&eacute; &eacute;tait d’autant plus grande que je ne voulais lui prescrire absolument rien; j’avais banni de mes droits les exhortations, les promesses, les menaces, l’&eacute;mulation, le d&eacute;sir de briller; comment lui donner celui de courir sans lui rien dire? Courir moi-m&ecirc;me e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un moyen peu s&ucirc;r et sujet &agrave;inconv&eacute;nient. D’ailleurs il s’agissait encore de tirer de cet exercice quelque objet d’instruction pour lui, afin d’accoutumer les op&eacute;rations de la machine et celles du jugement &agrave; marcher toujours de concert. Voici comment je m’y pris: moi, c’est-&agrave;-dire celui qui parle dans cet exemple.

[469:] En m’allant promener avec lui les apr&egrave;s-midi, je mettais quelquefois dans ma poche deux g&acirc;teaux d’une esp&egrave;ce qu’il aimait beaucoup; nous en mangions chacun un &agrave; la promenade, et nous revenions fort contents. Un jour il s’aper&ccedil;ut que j’avais trois g&acirc;teaux; il en aurait pu manger six sans s'incommoder; il d&eacute;p&ecirc;che promptement le sien pour me demander le troisi&egrave;me. Non, lui dis-je: je le mangerais fort bien moi-m&ecirc;me, ou nous le partagerions; mais j’aime mieux le voir disputer &agrave; la course par ces deux petits gar&ccedil;ons que voil&agrave;. Je les appelai, je leur montrai le g&acirc;teau et leur proposai la condition. Ils ne demand&egrave;rent pas mieux. Le g&acirc;teau fut pos&eacute; sur une grande pierre qui servit de but; la carri&egrave;re fut marqu&eacute;e: nous all&acirc;mes nous asseoir; au signal donn&eacute;, les petits gar&ccedil;ons partirent; le victorieux se saisit du g&acirc;teau, et le mangea sans mis&eacute;ricorde aux yeux des spectateurs et du vaincu.

[470:] Cet amusement valait mieux que le g&acirc;teau; mais il ne prit pas d’abord et ne produisit rien. Je ne me rebutai ni ne me pressai: l’instruction des enfants est un m&eacute;tier o&ugrave; il faut savoir perdre du temps pour en gagner. Nous continu&acirc;mes nos promenades; souvent on prenait trois g&acirc;teaux, quelquefois quatre, et de temps &agrave; autre il y en avait un, m&ecirc;me deux pour les coureurs. Si le prix n ‘&eacute;tait pas grand, ceux qui le disputaient n ‘&eacute;taient pas ambitieux: celui qui le remportait &eacute;tait lou&eacute;, f&ecirc;t&eacute;; tout se faisait avec appareil. Pour donner lieu aux r&eacute;volutions et augmenter l’int&eacute;r&ecirc;t, je marquais la carri&egrave;re plus longue, j’y souffrais plusieurs concurrents. A peine &eacute;taient-ils dans la lice, que tous les passants s’arr&ecirc;taient pour les voir; les acclamations, les cris, les battements de mains les animaient; je voyais quelquefois mon petit bonhomme tressaillir, se lever, s’&eacute;crier quand l’un &eacute;tait pr&egrave;s d’atteindre ou de passer l’autre; c’&eacute;taient pour lui les jeux olympiques.

[471:] Cependant les concurrents usaient quelquefois de supercherie; ils se retenaient mutuellement, ou se faisaient tomber, ou poussaient des cailloux au passage l’un de l’autre. Cela me fournit un sujet de les s&eacute;parer, et de les faire partir de diff&eacute;rents termes, quoique &eacute;galement &eacute;loign&eacute;s du but: on verra bient&ocirc;t la raison de cette pr&eacute;voyance; car je dois traiter cette importante affaire dans un grand d&eacute;tail.

[472:] Ennuy&eacute; de voir toujours manger sous ses yeux des g&acirc;teaux qui lui faisaient grande envie, monsieur le chevalier s’avisa de soup&ccedil;onner enfin que bien courir pouvait &ecirc;tre bon &agrave; quelque chose et voyant qu’il avait aussi deux jambes, il commen&ccedil;a de s’essayer en secret. Je me gardai d’en rien voir; mais je compris que mon stratag&egrave;me avait r&eacute;ussi. Quand il se crut assez fort, et je lus avant lui dans sa pens&eacute;e, il affecta de m’importuner pour avoir le g&acirc;teau restant. Je le refuse, il s’obstine, et d’un air d&eacute;pit&eacute; il me dit &agrave; la fin: Eh bien! mettez-le sur la pierre, marquez le champ, et nous verrons. Bon! lui disje en riant, est-ce qu’un chevalier sait courir? Vous gagnerez plus d’app&eacute;tit, et non de quoi le satisfaire. Piqu&eacute; de ma raillerie, il s’&eacute;vertue, et remporte le prix d’autant plus ais&eacute;ment, que j’avais fait la lice tr&egrave;s courte et pris soin d’&eacute;carter le meilleur coureur. On con&ccedil;oit comment, ce premier pas &eacute;tant fait, il me fut ais&eacute; de le tenir en haleine. Bient&ocirc;t il prit un tel go&ucirc;t &agrave; cet exercice, que, sans faveur, il &eacute;tait presque s&ucirc;r de vaincre mes polissons &agrave; la course, quelque longue que f&ucirc;t la carri&egrave;re.

[473:] Cet avantage obtenu en produisit un autre auquel je n’avais pas song&eacute;. Quand il remportait rarement le prix, il le mangeait presque toujours seul, ainsi que faisaient ses concurrents; mais en s’accoutumant &agrave; la victoire, il devint g&eacute;n&eacute;reux et partageait souvent avec les vaincus. Cela me fournit &agrave; moi-m&ecirc;me une observation morale, et j’appris par l&agrave; quel &eacute;tait le vrai principe de la g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;.

[474:] En continuant avec lui de marquer en diff&eacute;rents lieux les termes d’o&ugrave; chacun devait partir &agrave; la fois, je fis, sans qu’il s’en aper&ccedil;&ucirc;t, les distances in&eacute;gales, de sorte que l’un, ayant &agrave; faire plus de chemin que l’autre pour arriver au m&ecirc;me but, avait un d&eacute;savantage visible; mais, quoique je laissasse le choix &agrave; mon disciple, il ne savait pas s’en pr&eacute;valoir. Sans s’embarrasser de la distance, il pr&eacute;f&eacute;rait toujours le plus beau chemin; de sorte que, pr&eacute;voyant ais&eacute;ment son choix, j’&eacute;tais &agrave; peu pr&egrave;s le ma&icirc;tre de lui faire perdre ou gagner le g&acirc;teau &agrave; ma volont&eacute;; et cette adresse avait aussi son usage &agrave; plus d’une fin. Cependant, comme mon dessein &eacute;tait qu’il s’aper&ccedil;&ucirc;t de la diff&eacute;rence, je t&acirc;chais de la lui rendre sensible; mais, quoique indolent dans le calme, il &eacute;tait si vif dans ses jeux, et se d&eacute;fiait si peu de moi, que j ‘eus toutes les peines du monde &agrave; lui faire apercevoir que je le trichais. Enfin j’en vins &agrave; bout malgr&eacute; son &eacute;tourderie; il m’en fit des reproches. Je lui dis: De quoi vous plaignez-vous? dans un don que je veux bien faire, ne suis-je pas ma&icirc;tre de mes conditions? Qui vous force &agrave; courir? vous ai-je promis de faire les lices &eacute;gales? n’avez-vous pas le choix? Prenez la plus courte, on ne vous en emp&ecirc;che point. Comment ne voyez-vous pas que c’est vous que je favorise, et que l’in&eacute;galit&eacute; dont vous murmurez est tout &agrave; votre avantage si vous savez vous en pr&eacute;valoir? Cela &eacute;tait clair; il le comprit, et, pour choisir, il fallut y regarder de plus pr&egrave;s. D’abord on voulut compter les pas; mais la mesure des pas d’un enfant est lente et fautive; de plus, je m’avisai de multiplier les courses dans un m&ecirc;me jour; et alors, l’amusement devenant une esp&egrave;ce dc passion, l’on avait regret de perdre &agrave; mesurer les lices le temps destin&eacute; &agrave;les parcourir. La vivacit&eacute; de l’enfance s’accommode mal de ces lenteurs; on s’exer&ccedil;a donc &agrave; mieux voir, &agrave;mieux estimer une distance &agrave; la vue. Alors j’eus peu de peine &agrave; &eacute;tendre et nourrir ce go&ucirc;t. Enfin, quelques mois d’&eacute;preuves et d’erreurs corrig&eacute;es lui form&egrave;rent tellement le compas visuel, que, quand je lui mettais par la pens&eacute;e un g&acirc;teau sur quelque objet &eacute;loign&eacute;, il avait le coup d’oeil presque aussi s&ucirc;r que la cha&icirc;ne d’un arpenteur.

[475:] Comme la vue est de tous les sens celui dont on peut le moins s&eacute;parer les jugements de l’esprit, il faut beaucoup de temps pour apprendre &agrave; voir; il faut avoir longtemps compar&eacute; la vue au toucher pour accoutumer le premier de ces deux sens &agrave; nous faire un rapport fid&egrave;le des figures et des distances; sans le toucher, sans le mouvement progressif, les yeux du monde les plus per&ccedil;ants ne sauraient nous donner aucune id&eacute;e de l’&eacute;tendue. L’univers entier ne doit &ecirc;tre qu’un point pour une hu&icirc;tre; il ne lui para&icirc;trait rien de plus quand m&ecirc;me une &acirc;me humaine informerait cette hultre. Ce n’est qu’&agrave; force de marcher, de palper, de nombrer, de mesurer les dimensions, qu’on apprend &agrave; les estimer; mais aussi, si l’on mesurait toujours, le sens, se reposant sur l’instrument, n’acquerrait aucune justesse. Il ne faut pas non plus que l’enfant passe tout d’un coup de la mesure &agrave; l’estimation; il faut d’abord que, continuant &agrave; comparer par parties ce qu’il ne saurait comparer tout d’un coup, &agrave; des aliquotes pr&eacute;cises il substitue des aliquotes par appr&eacute;ciation, et qu’au lieu d’appliquer toujours avec la main la mesure, il s’accoutume &agrave; l’appliquer seulement avec les yeux. Je voudrais pourtant qu’on v&eacute;rifi&acirc;t ses premi&egrave;res op&eacute;rations par des mesures r&eacute;elles, afin qu’il corrige&acirc;t ses erreurs, et que, s’il reste dans le sens quelque fausse apparence, il appr&icirc;t &agrave; ra rectifier par un meilleur jugement. On a des mesures naturelles qui sont &agrave; peu pr&egrave;s les m&ecirc;mes en tous lieux: les pas d’un homme, l’&eacute;tendue de ses bras, sa stature. Quand l’enfant estime la hauteur d’un &eacute;tage, son gouverneur peut lui servir de toise: s’il estime la hauteur d’un clocher, qu’il le toise avec les maisons; s’il veut savoir les lieues de chemin, qu’il compte les heures de marche; et surtout qu’on ne fasse rien de tout cela pour lui, mais qu’il le fasse lui-m&ecirc;me.

[476:] On ne saurait apprendre &agrave; bien juger de l’&eacute;tendue et de la grandeur des corps, qu’on n’apprenne &agrave; conna&icirc;tre aussi leurs figures et m&ecirc;me &agrave; les imiter; car au fond cette imitation ne tient absolument qu’aux lois de la perspective; et l’on ne peut estimer l’&eacute;tendue sur ses apparences, qu’on n’ait quelque sentiment de ces lois. Les enfants, grands imitateurs, essayent tous de dessiner: je voudrais que le mien cultiv&acirc;t cet art, non pr&eacute;cis&eacute;ment pour l’art m&ecirc;me, mais pour se rendre l’oeil juste et la main flexible; et, en g&eacute;n&eacute;ral, il importe fort peu qu’il sache tel ou tel exercice, pourvu qu’il acqui&egrave;re la perspicacit&eacute; du sens et la bonne habitude du corps qu’on gagne par cet exercice. Je me garderai donc bien de lui donner un maitre &agrave; dessiner, qui ne lui donnerait &agrave; imiter que des imitations, et ne le ferait dessiner que sur des dessins: je veux qu’il n’ait d’autre ma&icirc;tre que la nature, ni d’autre mod&egrave;le que les objets. Je veux qu’il ait sous les yeux l’original m&ecirc;me et non pas le papier qui le repr&eacute;sente, qu’il crayonne une maison sur une maison, un arbre sur un arbre, un homme sur un homme, afin qu’il s’accoutume &agrave; bien observer les corps et leurs apparences, et non pas &agrave; prendre des imitations fausses et conventionnelles pour de v&eacute;ritables imitations. Je le d&eacute;tournerai m&ecirc;me de rien tracer de m&eacute;moire en l’absence des objets, jusqu’&agrave; ce que, par des observations fr&eacute;quentes, leurs figures exactes s’impriment bien dans son imagination; de peur que, substituant &agrave; la v&eacute;rit&eacute; des choses des figures bizarres et fantastiques, il ne perde la connaissance des proportions et le go&ucirc;t des beaut&eacute;s de la nature.

[477:] Je sais bien que de cette mani&egrave;re il barbouillera longtemps sans rien faire de reconnaissable, qu’il prendra tard l’&eacute;l&eacute;gance des contours et le trait l&eacute;ger des dessinateurs, peut-&ecirc;tre jamais le discernement des effets pittoresques et le bon go&ucirc;t du dessin; en revanche, il contractera certainement un coup d’oeil plus juste, une main plus s&ucirc;re, la connaissance des vrais rapports de grandeur et de figure qui sont entre les animaux, les plantes, les corps naturels, et une plus prompte exp&eacute;rience du jeu de la perspective. Voil&agrave; pr&eacute;cis&eacute;ment ce que j’ai voulu faire, et mon intention n’est pas tant qu’il sache imiter les objets que les conna&icirc;tre; j’aime mieux qu’il me montre une plante d’acanthe, et qu’il trace moins bien le feuillage d’un chapiteau.

[478:] Au reste, dans cet exercice, ainsi que dans tous les autres, je ne pr&eacute;tends pas que mon &eacute;l&egrave;ve en ait seul l’amusement. Je veux le lui rendre plus agr&eacute;able encore en le partageant sans cesse avec lui. Je ne veux point qu’il ait d’autre &eacute;mule que moi, mais je serai son &eacute;mule sans rel&acirc;che et sans risque; cela mettra de l’int&eacute;r&ecirc;t dans ses occupations, sans causer de jalousie entre nous. Je prendrai le crayon &agrave; son exemple; je l’emploierai d’abord aussi maladroitement que lui. Je serais un Apelle, que je ne me trouverai qu’un barbouilleur. Je commencerai par tracer un homme comme les laquais les tracent contre les murs; une barre pour chaque bras, une barre pour chaque jambe, et des doigts plus gros que le bras. Bien longtemps apr&egrave;s nous nous apercevrons l’un ou l’autre de cette disproportion; nous remarquerons qu’une jambe a de l’&eacute;paisseur, que cette &eacute;paisseur n’est pas partout la m&ecirc;me; que le bras a sa longueur d&eacute;termin&eacute;e par rapport au corps, etc. Dans ce progr&egrave;s, je marcherai tout au plus &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui, ou je le devancerai de si peu, qu’il lui sera toujours ais&eacute; de m’atteindre, et souvent de me surpasser. Nous aurons des couleurs, des pinceaux; nous t&acirc;cherons d’imiter le coloris des objets et toute leur apparence aussi bien que leur figure. Nous enluminerons, nous peindrons, nous barbouillerons; mais, dans tous nos barbouillages, nous ne cesserons d’&eacute;pier la nature; nous ne ferons jamais rien que sous les yeux du ma&icirc;tre.

[479:] Nous &eacute;tions en peine d’ornements pour notre chambre, en voil&agrave; de tout trouv&eacute;s. Je fais encadrer nos dessins; je les fais couvrir de beaux verres, afin qu’on n’y touche p&icirc;us, et que, les voyant rester dans l’&eacute;tat o&ugrave; nous les avons nus, chacun ait int&eacute;r&ecirc;t de ne pas n&eacute;gliger les siens. Je les arrange par ordre autour de la chambre, chaque dessin r&eacute;p&eacute;t&eacute; vingt, trente fois, et montrant &agrave; chaque exemplaire le progr&egrave;s de l’auteur, depuis le moment o&ugrave; la maison n’est qu’un carr&eacute; presque informe, jusqu’&agrave; celui o&ugrave; sa fa&ccedil;ade, son profil, ses proportions, ses ombres, sont dans la plus exacte v&eacute;rit&eacute;. Ces gradations ne peuvent manquer de nous offrir sans cesse des tableaux int&eacute;ressants pour nous, curieux pour d’autres, et d’exciter toujours plus notre &eacute;mulation. Aux premiers, aux plus grossiers de ces dessins, je mets des cadres bien brillants, bien dor&eacute;s, qui les rehaussent; mais quand l’imitation devient plus exacte et que le dessin est v&eacute;ritablement bon, alors je ne lui donne plus qu’un cadre noir tr&egrave;s simple; il n’a plus besoin d’autre ornement que lui-m&ecirc;me, et ce serait dommage que la bordure partage&acirc;t l’attention que m&eacute;rite l’objet. Ainsi chacun de nous aspire &agrave; l’honneur du cadre uni; et quand l’un veut d&eacute;daigner un dessin de l’autre, il le condamne au cadre dor&eacute;. Quelque jour, peut-&ecirc;tre, ces cadres dor&eacute;s passeront entre nous en proverbe, et nous admirerons combien d’hommes se rendent justice en se faisant encadrer ainsi.

[480:] J’ai dit que la g&eacute;om&eacute;trie n’&eacute;tait pas &agrave; la port&eacute;e des enfants; mais c’est notre faute. Nous ne sentons pas que leur m&eacute;thode n’est point la n&ocirc;tre, et que ce qui devient pour nous l’art de raisonner ne doit &ecirc;tre pour eux que l’art de voir. Au lieu de leur donner notre m&eacute;thode, nous ferions mieux de prendre la leur; car notre mani&egrave;re d’apprendre la g&eacute;om&eacute;trie est bien autant une affaire d’imagination que de raisonnement. Quand la proposition est &eacute;nonc&eacute;e, il faut en imaginer la d&eacute;monstration, c’est-&agrave;-dire trouver de quelle proposition d&eacute;j&agrave; sue celle-l&agrave; doit &ecirc;tre une cons&eacute;quence, et, de toutes les cons&eacute;quences qu’on peut tirer de cette m&ecirc;me proposition, choisir pr&eacute;cis&eacute;ment celle dont il s’agit.

[481:] De cette mani&egrave;re, le raisonneur le plus exact, s’il n’est pas inventif, doit rester court. Aussi qu’arrive-t-il de l&agrave;? Qu’au lieu de nous faire trouver les d&eacute;monstrations, on nous les dicte; qu’au lieu de nous apprendre &agrave; raisonner, le ma&icirc;tre raisonne pour nous et n ‘exerce que notre m&eacute;moire.

[482:] Faites des figures exactes, combinez-les, posez-les l’une sur l’autre, examinez leurs rapports; vous trouverez toute la g&eacute;om&eacute;trie &eacute;l&eacute;mentaire en marchant d’observation en observation, sans qu’il soit question ni de d&eacute;finitions, ni de probl&egrave;mes, ni d’aucune autre forme d&eacute;monstrative que la simple superposition. Pour moi, je ne pr&eacute;tends point apprendre la g&eacute;om&eacute;trie &agrave; Emile, c’est lui qui me l’apprendra, je chercherai les rapports, et il les trouvera; car je les chercherai de mani&egrave;re &agrave; les lui faire trouver. Par exemple, au lieu de me servir d’un compas pour tracer un cercle, je le tracerai avec une pointe au bout d’un fil tournant sur un pivot. Apr&egrave;s cela, quand je voudrai comparer les rayons entre eux, Emile se moquera de moi, et il me fera comprendre que le m&ecirc;me fils toujours tendu ne peut avoir trac&eacute; des distances in&eacute;gales.

[483:] Si je veux mesurer un angle de soixante degr&eacute;s, je d&eacute;cris du sommet de cet angle, non pas un arc, mais un cercle entier; car avec les enfants il ne faut jamais rien sous-entendre. Je trouve que la portion du cercle comprise entre les deux c&ocirc;t&eacute;s de l’angle est la sixi&egrave;me partie du cercle. Apr&egrave;s cela je d&eacute;cris du m&ecirc;me sommet un autre plus grand cercle, et je trouve que ce second arc est encore la sixi&egrave;me partie de son cercle. Je d&eacute;cris un troisi&egrave;me cercle concentrique sur lequel je fais la m&ecirc;me &eacute;preuve; et je la continue sur de nouveaux cercles, jusqu’&agrave; ce qu’Emile, choqu&eacute; de ma stupidit&eacute;, m’avertisse que chaque arc, grand ou petit, compris par le m&ecirc;me angle, sera toujours la sixi&egrave;me partie de son cercle, etc. Nous voil&agrave; tout &agrave; l’heure &agrave; l’usage du rapporteur.

[484:] Pour prouver que les angles de suite sont &eacute;gaux &agrave; deux droits, on d&eacute;crit un cercle; moi, tout au contraire, je fais en sorte qu’Emile remarque cela premi&egrave;rement dans le cercle, et puis je lui dis: Si l’on &ocirc;tait le cercle et les lignes droites, les angles auraient-ils chang&eacute; de grandeur, etc.

[485:] On n&eacute;glige la justesse des figures, on la suppose, et l’on s’attache &agrave; la d&eacute;monstration. Entre nous, au contraire, il ne sera jamais question de d&eacute;monstration; notre plus importante affaire sera de tirer des lignes bien droites, bien justes, bien &eacute;gales; de faire un carr&eacute; bien parfait, de tracer un cercle bien rond. Pour v&eacute;rifier la justesse de la figure, nous l’examinerons par toutes ses propri&eacute;t&eacute;s sensibles; et cela nous donnera occasion d’en d&eacute;couvrir chaque jour de nouvelles. Nous plierons par le diam&egrave;tre les deux demi-cercles; par la diagonale, les deux moiti&eacute;s du carr&eacute;; nous comparerons nos deux figures pour voir celle dont les bords conviennent le plus exactement, et par cons&eacute;quent la mieux faite; nous disputerons si cette &eacute;galit&eacute; de partage doit avoir toujours lieu dans les parall&eacute;logrammes, dans les trap&egrave;zes, etc. On essayera quelquefois de pr&eacute;voir le succ&egrave;s de l’exp&eacute;rience avant de la faire; on t&acirc;chera de trouver des raisons, etc.

[486:] La g&eacute;om&eacute;trie n’est pour mon &eacute;l&egrave;ve que l’art de se bien servir de la r&egrave;gle et du compas; il ne doit point la confondre avec le dessin, o&ugrave; il n’emploiera ni l’un ni l’autre de ces instruments. La r&egrave;gle et le compas seront enferm&eacute;s sous la clef, et l’on ne lui en accordera que rarement l’usage et pour peu de temps, afin qu’il ne s’accoutume pas &agrave; barbouiller; mais nous pourrons quelquefois porter nos figures &agrave; la promenade, et causer de ce que nous aurons fait ou de ce que nous voudrons faire.

[487:] Je n’oublierai jamais d’avoir vu &agrave; Turin un jeune homme &agrave; qui, dans son enfance, on avait appris les rapports des contours et des surfaces en lui donnant chaque jour &agrave; choisir dans toutes les figures g&eacute;om&eacute;triques des gaufres isop&eacute;rim&egrave;tres. Le petit gourmand avait &eacute;puis&eacute; l’art d’Archim&egrave;de pour trouver dans laquelle il y avait le plus &agrave; manger.

[488:] Quand un enfant joue au volant, il s’exerce l’oeil et le bras &agrave; la justesse; quand il fouette un sabot, il accro&icirc;t sa force en s’en servant, mais sans rien apprendre. J’ai demand&eacute; quelquefois pourquoi l’on n’offrait pas aux enfants les m&ecirc;mes jeux d’adresse qu’ont les hommes: la paume, le mail, le billard, l’arc, le ballon, les instruments de musique. On m’a r&eacute;pondu que quelques-uns de ces jeux &eacute;taient au-dessus de leurs forces, et que leurs membres et leurs organes n’&eacute;taient pas assez form&eacute;s pour les autres. Je trouve ces raisons mauvaises: un enfant n’a pas la taille d’un homme, et ne laisse pas de porter un habit fait comme le sien. Je n’entends pas qu’il joue avec nos masses sur un billard haut de trois pieds; je n’entends pas qu’il aille peloter dans nos tripots, ni qu’on charge sa petite main d’une raquette de paumier; mais qu’il joue dans une salle dont on aura garanti les fen&ecirc;tres; qu’il ne se serve d’abord que de balles molles; que ses premi&egrave;res raquettes soient de bois, puis de parchemin, et enfin de corde &agrave; boyau band&eacute;e &agrave; proportion de son progr&egrave;s. Vous pr&eacute;f&eacute;rez le volant, parce qu’il fatigue moins et qu’il est sans danger. Vous avez tort par ces deux raisons. Le volant est un jeu de femmes; mais il n’y en a pas une que ne f &icirc;t fuir une balle en mouvement. Leurs blanches peaux ne doivent pas s’endurcir aux meurtrissures, et ce ne sont pas des contusions qu’attendent leurs visages. Mais nous, faits pour &ecirc;tre vigoureux, croyons-nous le devenir sans peine? et de quelle d&eacute;fense serons-nous capables, si nous ne sommes jamais attaqu&eacute;s? On joue toujours l&acirc;chement les jeux o&ugrave; l’on peut &ecirc;tre maladroit sans risque: un volant qui tombe ne fait de mal &agrave; personne; mais rien ne d&eacute;gourdit les bras comme d’avoir &agrave; couvrir la t&ecirc;te, rien ne rend le coup d’oeil si juste que d’avoir &agrave; garantir les yeux. S’&eacute;lancer du bout d’une salle &agrave; l’autre, juger le bond d’une balle encore en l’air, la renvoyer d’une main forte et s&ucirc;re; de tels jeux conviennent moins &agrave; l’homme qu’ils ne servent &agrave; le former.

[489:] Les fibres d’un enfant, dit-on, sont trop molles! Elles ont moins de ressort, mais elles en sont plus flexibles; son bras est faible, mais enfin c’est un bras; on en doit faire, proportion gard&eacute;e, tout ce qu’on fait d’une autre machine semblable. Les enfants n’ont dans les mains nulle adresse; c’est pour cela que je veux qu’on leur en donne: un homme aussi peu exerc&eacute; qu’eux n’en aurait pas davantage; nous ne pouvons conna&icirc;tre l’usage de nos organes qu’apr&egrave;s les avoir employ&eacute;s. Il n’y a qu’une longue exp&eacute;rience qui nous apprenne &agrave; tirer parti de nous-m&ecirc;mes, et cette exp&eacute;rience est la v&eacute;ritable &eacute;tude &agrave; laquelle on ne peut trop t&ocirc;t nous appliquer.

[490:] Tout ce qui se fait est faisable. Or, rien n’est plus commun que de voir des enfants adroits et d&eacute;coupl&eacute;s avoir dans les membres la m&ecirc;me agilit&eacute; que peut avoir un homme. Dans presque toutes les foires on en voit faire des &eacute;quilibres, marcher sur les mains, sauter, danser sur la corde. Durant combien d’ann&eacute;es des troupes d’enfants n’ont-elles pas attir&eacute; par leurs ballets des spectateurs &agrave;la Com&eacute;die italienne! Qui est-ce qui n’a pas ou&iuml; parler en Allemagne et en Italie de la troupe pantomime du c&eacute;l&egrave;bre Nicolini? Quelqu’un a-t-il jamais remarqu&eacute; dans ces enfants des mouvements moins d&eacute;velopp&eacute;s, des attitudes moins gracieuses, une oreille moins juste, une danse moins l&eacute;g&egrave;re que dans les danseurs tout form&eacute;s? Qu’on ait d’abord les doigts &eacute;pais, courts, peu mobiles, les mains potel&eacute;es et peu capables de rien empoigner; cela emp&ecirc;che-t-il que plusieurs enfants ne sachent &eacute;crire ou dessiner &agrave; l’&acirc;ge o&ugrave; d’autres ne savent pas encore tenir le crayon ni la plume? Tout Paris se souvient encore de la petite Anglaise qui faisait &agrave; dix ans des prodiges sur le clavecin. J’ai vu chez un magistrat, son fils, petit bonhomme de huit ans, qu’on mettait sur la table au dessert, comme un statue au milieu des plateaux, jouer l&agrave; d’un violon presque aussi grand que lui, et surprendre par son ex&eacute;cution les artistes m&ecirc;mes.

[491:] Tous ces exemples et cent mille autres prouvent, ce me semble, que l’inaptitude qu’on suppose aux enfants pour nos exercices est imaginaire, et que, si on ne les voit point r&eacute;ussir dans quelques-uns, c’est qu’on ne les y a jamais exerc&eacute;s.

[492:] On me dira que je tombe ici, par rapport au corps, dans le d&eacute;faut de la culture pr&eacute;matur&eacute;e que je bl&acirc;me dans les enfants par rapport &agrave; l’esprit. La diff&eacute;rence est tr&egrave;s grande; car l’un de ces progr&egrave;s n’est qu’apparent, mais l’autre est r&eacute;el. J’ai prouv&eacute; que l’esprit qu’ils paraissent avoir, ils ne l’ont pas, au lieu que tout ce qu’ils paraissent faire ils le font. D’ailleurs, on doit toujours songer que tout ceci n’est ou ne doit &ecirc;tre que jeu, direction facile et volontaire des mouvements que la nature leur demande, art de varier leurs amusements pour les leur rendre plus agr&eacute;ables, sans que jamais la moindre contrainte les tourne en travail; car enfin, de quoi s’amuseront-ils dont je ne puisse faire un objet d’instruction pour eux? et quand je ne le pourrais pas, pourvu qu’ils s’amusent sans inconv&eacute;nient, et que le temps se passe, leur progr&egrave;s en toute chose n’importe pas quant &agrave; pr&eacute;sent; au lieu que, lorsqu’il faut n&eacute;cessairement leur apprendre ceci ou cela, comme qu’on s’y prenne, il est toujours impossible qu’on en vienne &agrave; bout sans contrainte, sans f&acirc;cherie, et sans ennui.

[493:] Ce que j’ai dit sur les deux sens dont l’usage est le plus continu et le plus important, peut servir d’exemple de la mani&egrave;re d’exercer les autres. La vue et le toucher s’appliquent &eacute;galement sur les corps en repos et sur les corps qui se meuvent; mais comme il n’y a que l’&eacute;branlement de l’air qui puisse &eacute;mouvoir le sens de l’ou&iuml;e, il n’y a qu’un corps en mouvement qui fasse du bruit ou du son; et, si tout &eacute;tait en repos, nous n’entendrions jamais rien. La nuit donc, o&ugrave;, ne nous mouvant nous-m&ecirc;mes qu’autant qu’il nous pla&icirc;t, nous n’avons &agrave; craindre que les corps qui se meuvent, il nous importe d’avoir l’oreille alerte, et de pouvoir juger, par la sensation qui nous frappe, si le corps qui la cause est grand ou petit, &eacute;loign&eacute; ou proche; si son &eacute;branlement est violent ou faible. L’air &eacute;branl&eacute; est sujet &agrave; des r&eacute;percussions qui le r&eacute;fl&eacute;chissent, qui, produisant des &eacute;chos, r&eacute;p&egrave;tent la sensation, et font entendre le corps bruyant ou sonore en un autre lieu que celui o&ugrave; il est. Si dans une plaine ou dans une vall&eacute;e on met l’oreille &agrave; terre, on entend la voix des hommes et le pas des chevaux de beaucoup plus loin qu’en restant debout.

[494:] Comme nous avons compar&eacute; la vue au toucher, il est bon de la comparer de m&ecirc;me &agrave; l’ou&iuml;e, et de savoir laquelle des deux impressions, partant &agrave; la fois du m&ecirc;me corps, arrivera le plus t&ocirc;t &agrave; son organe. Quand on voit le feu d’un canon, l’on peut encore se mettre &agrave; l’abri du coup; mais sit&ocirc;t qu’on entend le bruit, il n’est plus temps, le boulet est l&agrave;. On peut juger de la distance o&ugrave; se ait le tonnerre par l’intervalle de temps qui se passe de l’&eacute;clair au coup. Faites en sorte que l’enfant connaisse toutes ces exp&eacute;riences; qu’il fasse celles qui sont &agrave; sa port&eacute;e, et qu’il trouve les autres par induction, mais j’aime cent fois mieux qu’il les ignore que s’il faut que vous les lui disiez.

[495:] Nous avons un organe qui r&eacute;pond &agrave; l’ou&iuml;e, savoir, celui de la voix; nous n’en avons pas de m&ecirc;me qui r&eacute;ponde &agrave; la vue, et nous ne rendons pas les couleurs comme les sons. C’est un moyen de plus pour cultiver le premier sens, en exer&ccedil;ant l’organe actif et l’organe passif l’un par l’autre.

[496:] L’homme a trois sortes de voix, savoir, la voix parlante ou articul&eacute;e, la voix chantante ou m&eacute;lodieuse, et la voix path&eacute;tique ou accentu&eacute;e, qui sert de langage aux passions, et qui anime le chant et la parole. L’enfant a ces trois sortes de voix ainsi que l’homme, sans les savoir allier de m&ecirc;me; il a comme nous le rire, les cris, les plaintes, l’exclamation, les g&eacute;missements, mais il ne sait pas en m&ecirc;ler les inflexions aux deux autres voix. Une musique parfaite est celle qui r&eacute;unit le mieux ces trois voix. Les enfants sont incapables de cette musique-l&agrave;, et leur chant n’a jamais d’&acirc;me. De m&ecirc;me, dans la voix parlante, leur langage n’a point d’accent; ils crient, mais ils n’accentuent pas; et comme dans leur discours il y a peu d’accent, il y a peu d’&eacute;nergie dans leur voix. Notre &eacute;l&egrave;ve aura le parler plus uni, plus simple encore, parce que ses passions, n’&eacute;tant pas &eacute;veill&eacute;es, ne m&ecirc;leront point leur langage au sien. N’allez donc pas lui donner &agrave;r&eacute;citer des r&ocirc;les de trag&eacute;die et de com&eacute;die, ni vouloir lui apprendre, comme on dit, &agrave; d&eacute;clamer. Il aura trop de sens pour savoir donner un ton &agrave; des choses qu’il ne peut entendre, et de l’expression &agrave; des sentiments qu’il n ‘&eacute;prouvera jamais.

[497:] Apprenez-lui &agrave; parler uniment, clairement, &agrave; bien articuler, &agrave; prononcer exactement et sans affectation, &agrave;conna&icirc;tre et &agrave; suivre l’accent grammatical et la prosodie, &agrave; donner toujours assez de voix pour &ecirc;tre entendu, mais &agrave; n’en donner jamais plus qu’il ne faut; d&eacute;faut ordinaire aux enfants &eacute;lev&eacute;s dans les coll&egrave;ges: en toute chose rien de superflu.

[498:] De m&ecirc;me, dans le chant, rendez sa voix juste, &eacute;gale, flexible, sonore; son oreille sensible &agrave; la mesure et &agrave; l’harmonie, mais rien de plus. La musique imitative et th&eacute;&acirc;trale n’est pas de son &acirc;ge; je ne voudrais pas m&ecirc;me qu’il chant&acirc;t des paroles; s’il en voulait chanter, je t&acirc;cherais de lui faire des chansons expr&egrave;s, int&eacute;ressantes pour son &acirc;ge, et aussi simples que ses id&eacute;es.

[499:] On pense bien qu’&eacute;tant si peu press&eacute; de lui apprendre &agrave; lire l’&eacute;criture, je ne le serai pas non plus de lui apprendre &agrave; lire la musique. Ecartons de son cerveau toute attention trop p&eacute;nible, et ne nous h&acirc;tons point de fixer son esprit sur des signes de convention. Ceci, je l’avoue, semble avoir sa difficult&eacute;; car, si la connaissance des notes ne para&icirc;t pas d’abord plus n&eacute;cessaire pour savoir chanter que celle des lettres pour savoir parler, il y a pourtant cette diff&eacute;rence, qu’en parlant nous rendons nos propres id&eacute;es, et qu’en chantant nous ne rendons gu&egrave;re que celles d’autrui. Or, pour les rendre, il faut les lire.

[500:] Mais, premi&egrave;rement, au lieu de les lire on peut les ou&iuml;r, et un chant se rend &agrave; l’oreille encore plus fid&egrave;lement qu’&agrave; l’oeil. De plus, pour bien savoir la musique, il ne suffit pas de la rendre, il la faut composer, et l’un doit s’apprendre avec l’autre, sans quoi l’on ne la sait jamais bien. Exercez votre petit musicien d’abord &agrave; faire des phrases bien r&eacute;guli&egrave;res, bien cadenc&eacute;es; ensuite &agrave; les lier entre elles par une modulation tr&egrave;s simple, enfin &agrave;marquer leurs diff&eacute;rents rapports par une ponctuation correcte; ce qui se fait par le bon choix des cadences et des repos. Surtout jamais de chant bizarre, jamais dc path&eacute;tique ni d’expression. Une m&eacute;lodie toujours chantante et simple, toujours d&eacute;rivante des cordes essentielles du ton, et toujours indiquant tellement la basse qu’il la sente et l’accompagne sans peine; car, pour se former la voix et l’oreille, il ne doit jamais chanter qu’au clavecin.

[501:] Pour mieux marquer les sons, on les articule en les pronon&ccedil;ant; de l&agrave; l’usage de solfier avec certaines syllabes. Pour distinguer les degr&eacute;s, il faut donner des noms et &agrave;ces degr&eacute;s et &agrave; leurs diff&eacute;rents termes fixes; de l&agrave; les noms des intervalles, et aussi des lettres de l’alphabet dont on marque les touches du clavier et les notes de la gamme. C et A d&eacute;signent des sons fixes invariables, toujours rendus par les m&ecirc;mes touches. Ut et la sont autre chose. Ut est constamment la tonique d’un mode majeur, ou la m&eacute;diante d’un mode mineur. La est constamment la tonique d’un mode mineur, ou la sixi&egrave;me note d’un mode majeur. Ainsi les lettres marquent les termes immuables des rapports de notre syst&egrave;me musical, et les syllabes marquent les termes homologues des rapports semblables en divers tons. Les lettres indiquent les touches du clavier, et les syllabes les degr&eacute;s du mode. Les musiciens fran&ccedil;ais ont &eacute;trangement brouill&eacute; ces distinctions; ils ont confondu le sens des syllabes avec le sens des lettres; et, doublant inutilement les signes des touches, ils n’en ont point laiss&eacute; pour exprimer les cordes des tons; en sorte que pour eux ut et C sont toujours la m&ecirc;me chose; ce qui n’est pas, et ne doit pas &ecirc;tre, car alors de quoi servirait C? Aussi leur mani&egrave;re de solfier est-elle d’une difficult&eacute; excessive sans &ecirc;tre d’aucune utilit&eacute;, sans porter aucune id&eacute;e nette &agrave; l’esprit, puisque, par cette m&eacute;thode, ces deux syllabes ut et mi, par exemple, peuvent &eacute;galement signifier une tierce majeure, mineure, superflue, ou diminu&eacute;e. Par quelle &eacute;trange fatalit&eacute; le pays du monde o&ugrave; l’on &eacute;crit les plus beaux livres sur la musique est-il pr&eacute;cis&eacute;ment celui o&ugrave; on l’apprend le plus difficilement?

[502:] Suivons avec notre &eacute;l&egrave;ve une pratique plus simple et plus claire; qu’il n’y ait pour lui que deux modes, dont les rapports soient toujours les m&ecirc;mes et toujours indiqu&eacute;s par les m&ecirc;mes syllabes. Soit qu’il chante ou qu’il joue d’un instrument, qu’il sache &eacute;tablir son mode sur chacun des douze tons qui peuvent lui servir de base, et que, soit qu on module en D, en C, en G, etc., le finale soit toujours la ou ut, selon le mode. De cette mani&egrave;re, il vous concevra toujours; les rapports essentiels du mode pour chanter et jouer juste seront toujours pr&eacute;sents &agrave; son esprit, son ex&eacute;cution sera plus nette et son progr&egrave;s plus rapide. Il n’y a rien de plus bizarre que ce que les Fran&ccedil;ais appellent solfier au naturel; c’est &eacute;loigner les id&eacute;es de la chose pour en substituer d’&eacute;trang&egrave;res qui ne font qu’&eacute;garer. Rien n’est plus naturel que de solfier par transposition, lorsque le mode est transpos&eacute;. Mais c’en est trop sur la musique: enseignez-la comme vous voudrez, pourvu qu’elle ne soit jamais qu’un amusement.

[503:] Nous voil&agrave; bien avertis de l’&eacute;tat des corps &eacute;trangers par rapport au n&ocirc;tre, de leur poids, de leur figure, de leur couleur, de leur solidit&eacute;, de leur grandeur, de leur distance, de leur temp&eacute;rature, de leur repos, de leur mouvement. Nous sommes instruits de ceux qu’il nous convient d’approcher ou d’&eacute;loigner de nous, de la mani&egrave;re dont il faut nous y prendre pour vaincre leur r&eacute;sistance, ou pour leur en opposer une qui nous pr&eacute;serve d’en &ecirc;tre offens&eacute;s, mais ce n’est pas assez; notre propre corps s’&eacute;puise sans cesse, il a besoin d’&ecirc;tre sans cesse renouvel&eacute;. Quoique nous ayons la facult&eacute; d’en changer d’autres en notre propre substance, le choix n’est pas indiff&eacute;rent: tout n’est pas aliment pour l’homme; et des substances qui peuvent l’&ecirc;tre, il y en a de plus ou de moins convenables, selon la constitution de son esp&egrave;ce, selon le climat qu’il habite, selon son temp&eacute;rament particulier, et selon la mani&egrave;re de vivre que lui prescrit son &eacute;tat.

[504:] Nous mourrions affam&eacute;s ou empoisonn&eacute;s, s’il fallait attendre, pour choisir les nourritures qui nous conviennent, que l’exp&eacute;rience nous e&ucirc;t appris &agrave; les connaitre et &agrave; les choisir; mais la supr&ecirc;me bont&eacute;, qui a fait du plaisir des &ecirc;tres sensibles l’instrument de leur conservation, nous avertit, par ce qui pla&icirc;t &agrave; notre palais, de ce qui convient &agrave; notre estomac. Il n’y a point naturellement pour l’homme de m&eacute;decin plus s&ucirc;r que son propre app&eacute;tit; et, &agrave; le prendre dans son &eacute;tat primitif, je ne doute point qu'alors les aliments qu’il trouvait les plus agr&eacute;ables ne lui fussent aussi les plus sains.

[505:] Il y a plus. L’Auteur des choses ne pourvoit pas seulement aux besoins qu’il nous donne, mais encore &agrave; ceux que nous nous donnons nous-m&ecirc;mes; et c’est pour nous mettre toujours le d&eacute;sir &agrave; c&ocirc;t&eacute; du besoin, qu’il fait que nos go&ucirc;ts changent et s’alt&egrave;rent avec nos mani&egrave;res de vivre. Plus nous nous &eacute;loignons de l’&eacute;tat de nature, plus nous perdons de nos go&ucirc;ts naturels; ou plut&ocirc;t l’habitude nous fait une seconde nature que nous substituons tellement &agrave; la premi&egrave;re, que nul d’entre nous ne conna&icirc;t plus celle-ci.

[506:] Il suit de l&agrave; que les go&ucirc;ts les plus naturels doivent &ecirc;tre aussi les plus simples; car ce sont ceux qui se transforment le plus ais&eacute;ment; au lieu qu’en s’aiguisant, en s’irritant par nos fantaisies, ils prennent une forme qui ne change plus. L’homme qui n’est encore d’aucun pays se fera sans peine aux usages de quelque pays que ce soit; mais l’homme d’un pays ne devient plus celui d’un autre.

[507:] Ceci me para&icirc;t vrai dans tous les sens, et bien plus encore, appliqu&eacute; au go&ucirc;t proprement dit. Notre premier aliment est le lait; nous ne nous accoutumons que par degr&eacute;s aux saveurs fortes; d’abord elles nous r&eacute;pugnent. Des fruits, des l&eacute;gumes, des herbes, et enfin quelques viandes grill&eacute;es, sans assaisonnement et sans sel, firent les festins des premiers hommes. La premi&egrave;re fois qu’un sauvage boit du vin, il fait la grimace et le rejette; et m&ecirc;me parmi nous, quiconque a v&eacute;cu jusqu’&agrave; vingt ans sans go&ucirc;ter de liqueurs ferment&eacute;es ne peut plus s’y accoutumer; nous serions tous abst&egrave;mes si l’on ne nous e&ucirc;t donn&eacute; du vin dans nos jeunes ans. Enfin, plus nos go&ucirc;ts sont simples, plus ils sont universels; les r&eacute;pugnances les plus communes tombent sur des mets compos&eacute;s. Vit-on jamais personne avoir en d&eacute;go&ucirc;t l’eau ni le pain? Voil&agrave; la trace de la nature, voil&agrave; donc aussi notre r&egrave;gle. Conservons &agrave; l’enfant son go&ucirc;t primitif le plus qu’il est possible; que sa nourriture soit commune et simple, que son palais ne se familiarise qu’&agrave; des saveurs peu relev&eacute;es, et ne se forme point un go&ucirc;t exclusif.

[508:] Je n’examine pas ici si cette mani&egrave;re de vivre est plus saine ou non, ce n’est pas ainsi que je l’envisage. Il me suffit de savoir, pour la pr&eacute;f&eacute;rer, que c’est la plus conforme &agrave; la nature, et celle qui peut le plus ais&eacute;ment se plier &agrave;tout autre. Ceux qui disent qu’il faut accoutumer les enfants aux aliments dont ils useront &eacute;tant grands, ne raisonnent pas bien, ce me semble. Pourquoi leur nourriture doit-elle &ecirc;tre la m&ecirc;me, tandis que leur mani&egrave;re de vivre est si diff&eacute;rente? Un homme &eacute;puis&eacute; de travail, de soucis, de peines, a besoin d’aliments succulents qui lui portent de nouveaux esprits au cerveau; un enfant qui vient de s’&eacute;battre, et dont le corps croit, a besoin d’une nourriture abondante qui lui fasse beaucoup de chyle. D’ailleurs l’homme fait a d&eacute;j&agrave; son &eacute;tat, son emploi, son domicile; mais qui est-ce qui peut &ecirc;tre s&ucirc;r de ce que la fortune r&eacute;serve &agrave; l’enfant? En toute chose ne lui donnons point une forme si d&eacute;termin&eacute;e, qu’il lui en co&ucirc;te trop d’en changer au besoin. Ne faisons pas qu’il meure de faim dans d’autres pays, s’il ne tra&icirc;ne partout &agrave; sa suite un cuisinier fran&ccedil;ais, ni qu’il dise un jour qu’on ne sait manger qu’en France. Voil&agrave;, par parenth&egrave;se, un plaisant &eacute;loge! Pour moi, je dirais au contraire qu’il n’y a que les Fran&ccedil;ais qui ne savent pas manger, puisqu’il faut un art si particulier pour leur rendre les mets mangeables.

[509:] De nos sensations diverses, le go&ucirc;t donne celles qui g&eacute;n&eacute;ralement nous affectent le plus. Aussi sommes-nous plus int&eacute;ress&eacute;s &agrave; bien juger des substances qui doivent faire partie de la n&ocirc;tre, que de celles qui ne font que l’environner. Mille choses sont indiff&eacute;rentes au toucher, &agrave; l’ou&iuml;e, &agrave; la vue; mais il n’y a presque rien d’indiff&eacute;rent au go&ucirc;t.

[510:] De plus, l’activit&eacute; de ce sens est toute physique et mat&eacute;rielle.; il est le seul qui ne dit rien &agrave; l’imagination, du moins celui dans les sensations duquel elle entre le moins; au lieu que l’imitation et l’imagination m&ecirc;lent souvent du moral &agrave; l’impression de tous les autres. Aussi, g&eacute;n&eacute;ralement, les coeurs tendres et voluptueux, les caract&egrave;res passionn&eacute;s et vraiment sensibles, faciles &agrave; &eacute;mouvoir par les autres sens, sont-ils assez ti&egrave;des sur celui-ci. De cela m&ecirc;me qui semble mettre le go&ucirc;t au-dessous d’eux, et rendre plus m&eacute;prisable le penchant qui nous y livre, je conclurais au contraire que le moyen le plus convenable pour gouverner les enfants est de les mener par leur bouche. Le mobile de la gourmandise est surtout pr&eacute;f&eacute;rable &agrave; celui de la vanit&eacute;, en ce que la premi&egrave;re est un app&eacute;tit de la nature, tenant imm&eacute;diatement au sens, et que la seconde est un ouvrage de l’opinion, sujet au caprice des hommes et &agrave; toutes sortes d’abus. La gourmandise est la passion de l’enfance; cette passion ne tient devant aucune autre; &agrave; la moindre concurrence elle dispara&icirc;t. Eh! croyez-moi, l’enfant ne cessera que trop t&ocirc;t de songer &agrave; ce qu’il mange; et quand son coeur sera trop occup&eacute;, son palais ne l’occupera gu&egrave;re. Quand il sera grand, mille sentiments imp&eacute;tueux donneront le change &agrave; la gourmandise, et ne feront qu’irriter la vanit&eacute;; car cette derni&egrave;re passion seule fait son profit des autres, et &agrave; la fin les engloutit toutes. J’ai quelquefois examin&eacute; ces gens qui donnaient de l’importance aux bons morceaux, qui songeaient, en s’&eacute;veillant, &agrave; ce qu’ils mangeraient dans la journ&eacute;e, et d&eacute;crivaient un repas avec plus d’exactitude que n’en met Polybe &agrave; d&eacute;crire un combat; j’ai trouv&eacute; que tous ces pr&eacute;tendus hommes n ‘&eacute;taient que des enfants de quarante ans, sans vigueur et sans consistance, fruges consumere nati. La gourmandise est le vice des coeurs qui n’ont point d’&eacute;toffe. L’&acirc;me d’un gourmand est toute dans son palais; il n’est fait que pour manger; dans sa stupide incapacit&eacute;, il n’est qu’&agrave; table &agrave; sa place, il ne sait juger que des plats; laissons-lui sans regret cet emploi; mieux lui vaut celui-l&agrave; qu’un autre, autant pour nous que pour lui.

[511:] Craindre que la gourmandise ne s’enracine dans un enfant capable de quelque chose est une pr&eacute;caution de petit esprit. Dans l’enfance on ne songe qu’&agrave; ce qu’on mange; dans l’adolescence on n’y songe plus; tout nous est bon, et l’on a bien d’autres affaires. Je ne voudrais pourtant pas qu’on all&acirc;t faire un usage indiscret d’un ressort si bas, ni &eacute;tayer d’un bon morceau l’honneur de faire une belle action. Mais .je ne vois pas pourquoi, toute l’enfance n’&eacute;tant ou ne devant &ecirc;tre que jeux et fol&acirc;tres amusements, des exercices purement corporels n’auraient pas un prix mat&eacute;riel et sensible. Qu’un petit Majorquin, voyant un panier sur le haut d’un arbre, l’abatte &agrave; coup de fronde, n’est-il pas bien juste qu’il en profite, et qu’un bon d&eacute;jeuner r&eacute;pare la force qu’il use &agrave; le gagner? Qu’un jeune Spartiate, &agrave; travers les risques de cent coups de fouet, se glisse habilement dans une cuisine; qu’il y vole un renardeau tout vivant, qu’en l’emportant dans sa robe il en soit &eacute;gratign&eacute;, mordu, mis en sang, et que, pour n’avoir pas la honte d’&ecirc;tre surpris, l’enfant se laisse d&eacute;chirer les entrailles sans sourciller, sans pousser un seul cri, n’est-il pas juste qu’il profite enfin de sa proie, et qu’il la mange apr&egrave;s en avoir &eacute;t&eacute; mang&eacute;? Jamais un bon repas ne doit &ecirc;tre une r&eacute;compense; mais pourquoi ne serait-il pas quelquefois l’effet des soins qu’on a pris pour se le procurer? Emile ne regarde point le g&acirc;teau que j’ai mis sur la pierre comme le prix d’avoir bien couru; il sait seulement que le seul moyen d’avoir ce g&acirc;teau est d’y arriver plus t&ocirc;t qu’un autre.

[512:] Ceci ne contredit point les maximes que j’avan&ccedil;ais tout &agrave; l’heure sur la simplicit&eacute; des mets, car, pour flatter l’app&eacute;tit des enfants, il ne s’agit pas d’exciter leur sensualit&eacute;, mais seulement de la satisfaire; et cela s’obtiendra par les choses du monde les plus communes, si l’on ne travaille pas &agrave; leur raffiner le go&ucirc;t. Leur app&eacute;tit continuel, qu’excite le besoin de cro&icirc;tre, est un assaisonnement s&ucirc;r qui leur tient lieu de beaucoup d’autres. Des fruits, du laitage, quelque pi&egrave;ce de four un peu plus d&eacute;licate que le pain ordinaire, surtout l’art de dispenser sobrement tout cela: voil&agrave; de quoi mener des arm&eacute;es d’enfants au bout du monde sans leur donner du go&ucirc;t pour les saveurs vives, ni risquer de leur blaser le palais.

[513:] Une des preuves que le go&ucirc;t de la viande n’est pas naturel &agrave; l’homme, est l’indiff&eacute;rence que les enfants ont pour ce mets-l&agrave;, et la pr&eacute;f&eacute;rence qu’ils donnent tous &agrave; des nourritures v&eacute;g&eacute;tales, telles que le laitage, la p&acirc;tisserie, les fruits, etc. Il importe surtout de ne pas d&eacute;naturer ce go&ucirc;t primitif, et de ne point rendre les enfants carnassiers; si ce n’est pour leur sant&eacute;, c’est pour leur caract&egrave;re; car, de quelque mani&egrave;re qu’on explique l’exp&eacute;rience, il est certain que les grands mangeurs de viande sont en g&eacute;n&eacute;ral cruels et f&eacute;roces plus que les autres hommes; cette observation est de tous les lieux et de tous les temps. La barbarie anglaise est connue; les Gaures, au contraire, sont les plus doux des hommes. Tous les sauvages sont cruels; et leurs moeurs ne les portent point &agrave; l’&ecirc;tre: cette cruaut&eacute; vient de leurs aliments. Ils vont &agrave; la guerre comme &agrave; la chasse, et traitent les hommes comme des ours. En Angleterre m&ecirc;me les bouchers ne sont pas re&ccedil;us en t&eacute;moignage, non plus que les chirurgiens. Les grands sc&eacute;l&eacute;rats s’endurcissent au meurtre en buvant du sang. Hom&egrave;re fait des Cyclopes, mangeurs de chair, des hommes affreux, et des Lotophages un peuple si aimable, qu’aussit&ocirc;t qu’on avait essay&eacute; de leur commerce, on oubliait jusqu’&agrave; son pays pour vivre avec eux.

[514:] « Tu me demandes, disait Plutarque, pourquoi Pythagore s’abstenait de manger de la chair des b&ecirc;tes; mais moi je te demande au contraire quel courage d’homme eut le premier qui approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui brisa de sa dent les os d’une b&ecirc;te expirante, qui fit servir devant lui des corps morts, des cadavres et engloutit dans son estomac des membres qui, le moment d’auparavant, b&ecirc;laient, mugissaient, marchaient et voyaient. Comment sa main put-elle enfoncer un fer dans le coeur d’un &ecirc;tre sensible? Comment ses yeux purent-ils supporter un meurtre? Comment put-il voir saigner, &eacute;corcher, d&eacute;membrer un pauvre animal sans d&eacute;fense? Comment put-il supporter l’aspect des chairs pantelantes? Comment leur odeur ne lui fit-elle pas soulever le coeur? Comment ne fut-il pas d&eacute;go&ucirc;t&eacute;, repouss&eacute;, saisi d’horreur, quand il vint &agrave; manier l’ordure de ces blessures, &agrave; nettoyer le sang noir et fig&eacute; qui les couvrait?

Les peaux rampaient sur la terre &eacute;corch&eacute;es,
Les chairs au feu mugissaient embroch&eacute;es;
L’homme ne put les manger sans fr&eacute;mir,
Et dans son sein les entendit g&eacute;mir.

[515:] « Voil&agrave; ce qu’il dut imaginer et sentir la premi&egrave;re fois qu’il surmonta la nature pour faire cet horrible repas, la premi&egrave;re fois qu’il eut faim d’une b&ecirc;te en vie, qu’il voulut se nourrir d’un animal qui paissait encore, et qu’il dit comment il fallait &eacute;gorger, d&eacute;pecer, cuire la brebis qui lui l&eacute;chait les mains. C’est de ceux qui commenc&egrave;rent ces cruels festins, et non de ceux qui les quittent, qu’on a lieu de s’&eacute;tonner: encore ces premiers-l&agrave; pourraient-ils justifier leur barbarie par des excuses qui manquent &agrave; la n&ocirc;tre, et dont le d&eacute;faut nous rend cent fois plus barbares qu’eux.

[516:] « Mortels bien-aim&eacute;s des dieux, nous diraient ces premiers hommes, comparez les temps, voyez combien vous &ecirc;tes heureux et combien nous &eacute;tions mis&eacute;rables! La terre nouvellement form&eacute;e et l’air charg&eacute; de vapeurs &eacute;taient encore indociles &agrave; l’ordre des saisons; le cours incertain des fleuves d&eacute;gradait leurs rives de toutes parts; des &eacute;tangs, des lacs, de profonds mar&eacute;cages inondaient les trois quarts de la surface du monde; l’autre quart &eacute;tait couvert de bois et de for&ecirc;ts st&eacute;riles. La terre ne produisait nuls bons fruits; nous n’avions nuls instruments de labourage; nous ignorions l’art de nous en servir, et le temps de la moisson ne venait jamais pour qui n’avait rien sem&eacute;. Ainsi la faim ne nous quittait point. L’hiver, la mousse et l’&eacute;corce des arbres &eacute;taient nos mets ordinaires. Quelques racines vertes de chiendent et de bruy&egrave;res &eacute;taient pour nous un r&eacute;gal; et quand les hommes avaient pu trouver des fa&icirc;nes, des noix ou du gland, ils en dansaient de joie autour d’un ch&ecirc;ne ou d’un h&ecirc;tre au son de quelque chanson rustique, appelant la terre leur nourrice et leur m&egrave;re: c’&eacute;tait l&agrave; leur seule f&ecirc;te; c’&eacute;taient leurs uniques jeux; tout le reste de la vie humaine n’&eacute;tait que douleur, peine et mis&egrave;re.

[517:] « Enfin, quand la terre d&eacute;pouill&eacute;e et nue ne nous offrait plus rien, forc&eacute;s d’outrager la nature pour nous conserver, nous mange&acirc;mes les compagnons de notre mis&egrave;re plut&ocirc;t que de p&eacute;rir avec eux. Mais vous, hommes cruels, qui vous force &agrave; verser du sang? Voyez quelle affluence de biens vous environne! combien de fruits vous produit la terre! que de richesses vous donnent les champs et les vignes! que d’animaux vous offrent leur lait pour vous nourrir et leur toison pour vous habiller! Que leur demandez-vous de plus? et quelle rage vous porte &agrave; commettre tant de meurtres, rassasi&eacute;s de biens et regorgeant de vivres? Pourquoi mentez-vous contre votre m&egrave;re en l’accusant de ne pouvoir vous nourrir? Pourquoi p&eacute;chez-vous contre C&eacute;r&egrave;s, inventrice des saintes lois, et contre le gracieux Bacchus, consolateur des hommes? comme si leurs dons prodigu&eacute;s ne suffisaient pas &agrave; la conservation du genre humain! Comment avez-vous le coeur de m&ecirc;ler avec leurs doux fruits des ossements sur vos tables, et de manger avec le lait le sang des b&ecirc;tes qui vous le donnent? Les panth&egrave;res et les lions, que vous appelez b&ecirc;tes f&eacute;roces, suivent leur instinct par force, et tuent les autres animaux pour vivre. Mais vous, cent fois plus f&eacute;roces qu’elles, vous combattez l’instinct sans n&eacute;cessit&eacute;, pour vous livrer &agrave; vos cruelles d&eacute;lices. Les animaux que vous mangez ne sont pas ceux qui mangent les autres: vous ne les mangez pas, ces animaux carnassiers, vous les imitez; vous n’avez faim que des b&ecirc;tes innocentes et douces qui ne font de mal &agrave; personne, qui s’attachent &agrave; vous, qui vous servent, et que vous d&eacute;vorez pour prix de leurs services.

[518:] « O meurtrier contre nature! si tu t’obstines &agrave; soutenir qu’elle t’a fait pour d&eacute;vorer tes semblables, des &ecirc;tres de chair et d’os, sensibles et vivants comme toi, &eacute;touffe donc l’horreur qu’elle t’inspire pour ces affreux repas; tue les animaux toi-m&ecirc;me, je dis de tes propres mains, sans ferrements, sans coutelas; d&eacute;chire-les avec tes ongles, comme font les lions et les ours; mords ce boeuf et le mets en pi&egrave;ces; enfonce tes griffes dans sa peau; mange cet agneau tout vif, d&eacute;vore ses chairs toutes chaudes, bois son &acirc;me avec son sang. Tu fr&eacute;mis! tu n’oses sentir palpiter sous ta dent une chair vivante! Homme pitoyable! tu commences par tuer l’animal, et puis tu le manges, comme pour le faire mourir deux fois. Ce n’est pas assez: la chair morte te r&eacute;pugne encore, tes entrailles ne peuvent la supporter; il la faut transformer par le feu, la bouillir, la r&ocirc;tir, l’assaisonner de drogues qui la d&eacute;guisent: il te faut des charcutiers, des cuisiniers, des r&ocirc;tisseurs, des gens pour t’&ocirc;ter l’horreur du meurtre et t’habiller des corps morts, afin que le sens du go&ucirc;t, tromp&eacute; par ces d&eacute;guisements, ne rejette point ce qui lui est &eacute;trange, et savoure avec plaisir des cadavres dont l’oeil m&ecirc;me e&ucirc;t eu peine &agrave;souffrir l’aspect. »

[519:] Quoique ce morceau soit &eacute;tranger &agrave; mon sujet, je n’ai pu r&eacute;sister &agrave; la tentation de le transcrire, et je crois que peu de lecteurs m’en sauront mauvais gr&eacute;.

[520:] Au reste, quelque sorte de r&eacute;gime que vous donniez aux enfants, pourvu que vous ne les accoutumiez qu’&agrave; des mets communs et simples, laissez-les manger, courir et jouer tant qu’il leur pla&icirc;t; puis soyez s&ucirc;rs qu’ils ne mangeront jamais trop et n’auront point d’indigestions; mais si vous les affamez la moiti&eacute; du temps, et qu’ils trouvent le moyen d’&eacute;chapper &agrave; votre vigilance, ils se d&eacute;dommageront de toute leur force, ils mangeront jusqu’&agrave; regorger, jusqu’&agrave; crever. Notre app&eacute;tit n’est demesur&eacute; que parce que nous voulons lui donner d’autres r&egrave;gles que celles de la nature; toujours r&eacute;glant, prescrivant, ajoutant, retranchant nous ne faisons rien que la balance &agrave; la main; mais cette balance est &agrave; la mesure de nos fantaisies, et non pas &agrave; celle de notre estomac. J’en reviens toujours &agrave; mes exemples. Chez les paysans, la huche et le fruitier sont toujours ouverts, et les enfants, non plus que les hommes, n’y savent ce que c’est qu’indigestions.

[521:] S’il arrivait pourtant qu’un enfant mange&acirc;t trop, ce que je ne crois pas possible par ma m&eacute;thode, avec des amusements de son go&ucirc;t il est si ais&eacute; de le distraire, qu’on parviendrait &agrave; l’&eacute;puiser d’inanition sans qu’il y songe&acirc;t. Comment des moyens si s&ucirc;rs et si faciles &eacute;chappent-ils &agrave; tous les instituteurs? H&eacute;r&eacute;dote raconte que les Lydiens, press&eacute;s d’une extr&ecirc;me disette, s’avis&egrave;rent d’inventer les jeux et d’autres divertissements avec lesquels ils donnaient le change &agrave; leur faim, et passaient des jours entiers sans songer &agrave; manger. Vos savants instituteurs ont peut-&ecirc;tre lu cent fois ce passage, sans voir l’application qu’on peut en faire aux enfants. Quelqu’un d’eux me dira peut-&ecirc;tre qu’un enfant ne quitte pas volontiers son d&icirc;ner pour aller &eacute;tudier sa le&ccedil;on. Ma&icirc;tre, vous avez raison: je ne pensa&icirc;s pas &agrave; cet amusement-l&agrave;.

[522:] Le sens de l’odorat est au go&ucirc;t ce que celui de la vue est au toucher; il le pr&eacute;vient, il l’avertit de la mani&egrave;re dont telle ou telle substance doit l’affecter, et dispose &agrave;la rechercher ou &agrave; la fuir, selon l’impression qu’on en re&ccedil;oit d’avance. J’ai oui dire que les sauvages avaient l’odorat tout autrement affect&eacute; que le n&ocirc;tre, et jugeaient tout diff&eacute;remment des bonnes et des mauvaises odeurs. Pour moi, je le croirais bien. Les odeurs par elles-m&ecirc;mes sont des sensations faibles; elles &eacute;branlent plus l’imagination que le sens, et n’affectent pas tant par ce qu’elles donnent que par ce qu’elles font attendre. Cela suppos&eacute;, les go&ucirc;ts des uns, devenus, par leurs mani&egrave;res de vivre, si diff&eacute;rents des go&ucirc;ts des autres, doivent leur faire porter des jugements bien oppos&eacute;s des saveurs, et par cons&eacute;quent des odeurs qui les annoncent. Un Tartare doit flairer avec autant de plaisir un quartier puant de cheval mort, qu’un de nos chasseurs, une perdrix &agrave;moiti&eacute; pourrie.

[523:] Nos sensations oiseuses, comme d’&ecirc;tre embaum&eacute;s des fleurs d’un parterre, doivent &ecirc;tre insensibles &agrave; des hommes qui marchent trop pour aimer &agrave; se promener, et qui ne travaillent pas assez pour se faire une volupt&eacute; du repos. Des gens toujours affam&eacute;s ne sauraient prendre un grand plaisir &agrave; des parfums qui n’annoncent rien &agrave;manger.

[524:] L’odorat est le sens de l’imagination; donnant aux nerfs un ton plus fort, il doit beaucoup agiter le cerveau; c’est pour cela qu’il ranime un moment le temp&eacute;rament, et l’&eacute;puise &agrave; la longue. Il a dans l’amour des effets assez connus; le doux parfum d’un cabinet de toilette n’est pas un pi&egrave;ge aussi faible qu’on pense; et je ne sais s’il faut f&eacute;liciter ou plaindre l’homme sage et peu sensible que l’odeur des fleurs que sa ma&icirc;tresse a sur le sein ne fit jamais palpiter.

[525:] L’odorat ne doit donc pas &ecirc;tre fort actif dans le premier &acirc;ge, o&ugrave; l’imagination, que peu de passions ont encore anim&eacute;e, n’est gu&egrave;re susceptible d’&eacute;motion, et o&ugrave; l’on n’a pas encore assez d’exp&eacute;rience pour pr&eacute;voir avec un sens ce que nous en promet un autre. Aussi cette cons&eacute;quence est-elle parfaitement confirm&eacute;e par l’observation; et il est certain que ce sens est encore obtus et presque h&eacute;b&eacute;t&eacute; chez la plupart des enfants. Non que la sensation ne soit en eux aussi fine et peut-&ecirc;tre plus que dans les hommes, mais parce que, n’y joignant aucune autre id&eacute;e, ils ne s’en affectent pas ais&eacute;ment d’un sentiment de plaisir ou de peine, et qu’ils n’en sont ni flatt&eacute;s ni bless&eacute;s comme nous. Je crois que, sans sortir du m&ecirc;me syst&egrave;me, et sans recourir &agrave; l’anatomie compar&eacute;e des deux sexes, on trouverait ais&eacute;ment la raison pourquoi les femmes en g&eacute;n&eacute;ral s’affectent plus vivement des odeurs que les hommes.

[526:] On dit que les sauvages du Canada se rendent d&egrave;s leur jeunesse l’odorat si subtil, que, quoiqu’ils aient des chiens, ils ne daignent pas s’en servir &agrave; la chasse, et se servent de chiens &agrave; eux-m&ecirc;mes. Je con&ccedil;ois, en effet, que si l’on &eacute;levait les enfants &agrave; &eacute;venter leur d&icirc;ner, comme le chien &eacute;vente le gibier, on parviendrait peut-&ecirc;tre &agrave; leur perfectionner l’odorat au m&ecirc;me point; mais je ne vois pas au fond qu’on puisse en eux tirer de ce sens un usage fort utile, si ce n’est pour leur faire conna&icirc;tre ses rapports avec celui du go&ucirc;t. La nature a pris soin de nous forcer &agrave; nous mettre au fait de ces rapports. Elle a rendu l’action de ce dernier sens presque ins&eacute;parable de celle de l’autre, en rendant leurs organes voisins, et pla&ccedil;ant dans la bouche une communication imm&eacute;diate entre les deux, en sorte que nous ne go&ucirc;tons rien sans le flairer. Jevoudrais seulement qu’on n’alt&eacute;r&acirc;t pas ces rapports naturels pour tromper un enfant, en couvrant, par exemple, d’un aromate agr&eacute;able le d&eacute;boire d’une m&eacute;decine; car la discorde des deux sens est trop grande alors pour pouvo&icirc;r l’abuser; le sens le plus actif absorbant l’effet de l’autre, il n’en prend pas la m&eacute;decine avec moins de d&eacute;go&ucirc;t; ce d&eacute;go&ucirc;t s’&eacute;tend &agrave; toutes les sensations qui le frappent en m&ecirc;me temps; &agrave; la pr&eacute;sence de la plus faible, son imagination lui rappelle aussi l’autre; un parfum tr&egrave;s suave n’est plus pour lui qu’une odeur d&eacute;go&ucirc;tante; et c’est ainsi que nos indiscr&egrave;tes pr&eacute;cautions augmentent la somme des sensations d&eacute;plaisantes aux d&eacute;pens des agr&eacute;ables.

[527:] Il me reste &agrave; parler dans les livres suivants de la culture d’une esp&egrave;ce de sixi&egrave;me sens, appel&eacute; sens commun, moins parce qu’il est commun &agrave; tous les hommes, que parce qu’il r&eacute;sulte de l’usage bien r&eacute;gl&eacute; des autres sens, et qu’il nous instruit de la nature des choses par le concours de toutes leurs apparences. Ce sixi&egrave;me sens n’a point par cons&eacute;quent d’organe particulier: il ne r&eacute;side que dans le cerveau, et ses sensations, purement internes, s’appellent perceptions ou id&eacute;es. C’est par le nombre de ces id&eacute;es que se mesure l’&eacute;tendue de nos connaissances: c’est leur nettet&eacute;, leur clart&eacute;, qui fait la justesse de l’esprit; c’est l’art de les comparer entre elles qu’on appelle raison humaine. Ainsi ce que j’appelais raison sensitive ou pu&eacute;rile consiste &agrave; former des id&eacute;es simples par le concours de plusieurs sensations; et ce que j ‘appelle raison intellectuelle ou humaine consiste &agrave; former des id&eacute;es complexes par le concours de plusieurs id&eacute;es simples.

[528:] Supposant donc que ma m&eacute;thode soit celle de la nature, et que je ne me sois pas tromp&eacute; dans l’application, nous avons amen&eacute; notre &eacute;l&egrave;ve, &agrave; travers les pays des sensations, jusqu’aux confins de la raison pu&eacute;rile: le premier pas que nous allons faire au-del&agrave; doit &ecirc;tre un pas d’homme. Mais, avant d’entrer dans cette nouvelle carri&egrave;re, jetons un moment les yeux sur celle que nous venons de parcourir. Chaque &acirc;ge, chaque &eacute;tat de la vie a sa perfection convenable, sa sorte de maturit&eacute; qui lui est propre. Nous avons souvent oui parler d’un homme fait; mais consid&eacute;rons un enfant fait: ce spectacle sera plus nouveau pour nous, et ne sera peut-&ecirc;tre pas moins agr&eacute;able.

[529:] L’existence des &ecirc;tres finis est si pauvre et si born&eacute;e que, quand nous ne voyons que ce qui est, nous ne sommes jamais &eacute;mus. Ce sont les chim&egrave;res qui ornent les objets r&eacute;els; et si l’imagination n’ajoute un charme &agrave; ce qui nous frappe, le st&eacute;rile plaisir qu’on y prend se borne &agrave; l’organe, et laisse toujours le coeur froid. La terre, par&eacute;e des tr&eacute;sors de l’automne, &eacute;tale une richesse que l’oeil admire: mais cette admiration n’est point touchante; elle vient plus de la r&eacute;flexion que du sentiment. Au printemps, la campagne presque nue n’est encore couverte de rien, les bois n’offrent point d’ombre, la verdure ne fait que de poindre, et le coeur est touch&eacute; &agrave; son aspect. En voyant rena&icirc;tre ainsi la nature, on se sent ranimer soi-m&ecirc;me; l’image du plaisir nous environne; ces compagnes de la volupt&eacute;, ces douces larmes, toujours pr&ecirc;tes &agrave; se joindre &agrave; tout sentiment d&eacute;licieux, sont d&eacute;j&agrave; sur le bord de nos paupi&egrave;res; mais l’aspect des vendanges a beau &ecirc;tre anim&eacute;, vivant, agr&eacute;able, on le voit toujours d’un oeil sec.

[530:] Pourquoi cette diff&eacute;rence? C’est qu’au spectacle du printemps l’imagination joint celui des saisons qui le doivent suivre; &agrave; ces tendres bourgeons que l’oeil aper&ccedil;oit, elle ajoute les fleurs, les fruits, les ombrages, quelquefois les myst&egrave;res qu’ils peuvent couvrir. Elle r&eacute;unit en un point des temps qui doivent se succ&eacute;der, et voit moins les objets comme ils seront que comme elle les d&eacute;sire, parce qu’il d&eacute;pend d’elle de les choisir. En automne, au contraire, on n’a plus &agrave; voir que ce qui est. Si l’on veut arriver au printemps, l’hiver nous arr&ecirc;te, et l’imagination glac&eacute;e expire sur la neige et sur les frimas.

[531:] Telle est la source du charme qu’on trouve &agrave; contempler une belle enfance pr&eacute;f&eacute;rablement &agrave; la perfection de l’&acirc;ge m&ucirc;r. Quand est-ce que nous go&ucirc;tons un vrai plaisir &agrave; voir un homme? c’est quand la m&eacute;moire de ses actions nous fait r&eacute;trograder sur sa vie, et le rajeunit, pour ainsi dire, &agrave; nos yeux. Si nous sommes r&eacute;duits &agrave; le consid&eacute;rer tel qu’il est, ou &agrave; le supposer tel qu’il sera dans sa vieillesse, l’id&eacute;e de la nature d&eacute;clinante efface tout notre plaisir. Il n’y en a point &agrave; voir avancer un homme &agrave; grands pas vers sa tombe, et l’image de la mort enlaidit tout.

[532:] Mais quand je me figure un enfant de dix &agrave; douze ans, sain, vigoureux, bien form&eacute; pour son &acirc;ge, il ne me fait pas na&icirc;tre une id&eacute;e qui ne soit agr&eacute;able, soit pour le pr&eacute;sent, soit pour l’avenir: je le vois bouillant, vif, anim&eacute;, sans souci rongeant, sans longue et p&eacute;nible pr&eacute;voyance, tout entier &agrave; son &ecirc;tre actuel, et jouissant d’une pl&eacute;nitude de vie qui semble vouloir s’&eacute;tendre hors de lui. Je le pr&eacute;vois dans un autre &acirc;ge, exer&ccedil;ant le sens, l’esprit, les forces qui se d&eacute;veloppent en lui de jour en jour, et dont il donne &agrave; chaque instant de nouveaux indices; je le contemple enfant, et il me pla&icirc;t; je l’imagine homme, et il me pla&icirc;t davantage; son sang ardent semble r&eacute;chauffer le mien; je crois vivre de sa vie, et sa vivacit&eacute; me rajeunit.

[533:] L’heure sonne, quel changement! A l’instant son oeil se ternit, sa gaiet&eacute; s’efface; adieu la joie, adieu les fol&acirc;tres jeux. Un homme s&eacute;v&egrave;re et f&acirc;ch&eacute; le prend par la main, lui dit gravement: Allons, monsieur, et l’emm&egrave;ne. Dans la chambre o&ugrave; ils entrent j’entrevois des livres. Des livres! quel triste ameublement pour son &acirc;ge! Le pauvre enfant se laisse entra&icirc;ner, tourne un oeil de regret sur tout ce qui l’environne, se tait, et part, les yeux gonfl&eacute;s de pleurs qu’il n’ose r&eacute;pandre, et le coeur gros de soupirs qu’il n’ose exhaler.

[534:] O toi qui n’as rien de pareil &agrave; craindre, toi pour qui nul temps de la vie n’est un temps de g&ecirc;ne et d’ennui, toi qui vois venir le jour sans inqui&eacute;tude, la nuit sans impatience, et ne comptes les heures que par tes plaisirs, viens, mon heureux, mon aimable &eacute;l&egrave;ve, nous consoler par ta pr&eacute;sence du d&eacute;part de cet infortun&eacute;; viens... Il arrive, et je sens &agrave; son approche un mouvement de joie que je lui vois partager. C’est son ami, son camarade, c’est le compagnon de ses jeux qu’il aborde; il est bien s&ucirc;r, en me voyant, qu’il ne restera pas longtemps sans amusement; nous ne d&eacute;pendons jamais l’un de l’autre, mais nous nous accordons toujours, et nous ne sommes avec personne aussi bien qu’ensemble.

[535:] Sa figure, son port, sa contenance, annoncent l’assurance et le contentement; la sant&eacute; brille sur son visage; ses pas affermis lui donnent un air de vigueur; son teint, d&eacute;licat encore sans &ecirc;tre fade, n’a rien d’une mollesse eff&eacute;min&eacute;e; l’air et le soleil y ont d&eacute;j&agrave; mis l’empreinte honorable de son sexe; ses muscles, encore arrondis, commencent &agrave; marquer quelques traits d’une physionomie naissante; ses yeux, que le feu du sentiment n’anime point encore, ont au moins toute leur s&eacute;r&eacute;nit&eacute; native, de longs chagrins ne les ont point obscurcis, des pleurs sans fin n’ont point sillonn&eacute; ses joues. Voyez dans ses mouvements prompts, mais s&ucirc;rs, la vivacit&eacute; de son &acirc;ge, la fermet&eacute; de l’ind&eacute;pendance, l’exp&eacute;rience des exercices multipli&eacute;s. Il a l’air ouvert et libre, mais non pas insolent ni vain: son visage, qu’on n’a pas coll&eacute; sur des livres, ne tombe point sur son estomac; on n’a pas besoin de lui dire: Levez la t&eacute;te; la honte ni la crainte ne la lui firent jamais baisser.

[536:] Faisons-lui place au milieu de l’assembl&eacute;e: messieurs, examinez-le, interrogez-le en toute confiance; ne craignez ni ses importunit&eacute;s, ni son babil, ni ses questions indiscr&egrave;tes. N’ayez pas peur qu’il s’empare de vous, qu’il pr&eacute;tende vous occuper de lui seul, et que vous ne puissiez plus vous en d&eacute;faire.

[537:] N’attendez pas non plus de lui des propos agr&eacute;ables, ni qu’il vous dise ce que je lui aurai dict&eacute;; n’en attendez que la v&eacute;rit&eacute; naive et simple, sans ornement, sans appr&ecirc;t, sans vanit&eacute;. Il vous dira le mal qu’il a fait ou celui qu’il pense, tout aussi librement que le bien, sans s’embarrasser en aucune sorte de l’effet que fera sur vous ce qu’il aura dit: il usera de la parole dans toute la simplicit&eacute; de sa premi&egrave;re institution.

[538:] L’on aime &agrave; bien augurer des enfants, et l’on a toujours regret &agrave; ce flux d’inepties qui vient presque toujours renverser les esp&eacute;rances qu’on voudrait tirer de quelque heureuse rencontre qui par hasard leur tombe sur la langue. Si le mien donne rarement de telles esp&eacute;rances, il ne donnera jamais ce regret; car il ne dit jamais un mot inutile, et ne s’&eacute;puise pas sur un babil qu’il sait qu’on n’&eacute;coute point. Ses id&eacute;es sont born&eacute;es, mais nettes; s’il ne sait rien par coeur, il sait beaucoup par exp&eacute;rience; s’il lit moins bien qu’un autre enfant dans nos livres, il lit mieux dans celui de la nature; son esprit n’est pas dans sa langue, mais dans sa t&ecirc;te; il a moins de m&eacute;moire que de jugement; il ne sait parler qu’un langage, mais il entend ce qu’il dit; et s’il ne dit pas si bien que les autres disent, en revanche, il fait mieux qu’ils ne font.

[539:] Il ne sait ce que c’est que routine, usage, habitude; ce qu’il fit hier n’influe point sur ce qu’il fait aujourd’hui: il ne suit jamais de formule, ne c&egrave;de point &agrave; l’autorit&eacute; ni &agrave; l’exemple, et n’agit ni ne parle que comme il lui convient. Ainsi n’attendez pas de lui des discours dict&eacute;s ni des mani&egrave;res &eacute;tudi&eacute;es, mais toujours l’expression fid&egrave;le de ses id&eacute;es et la conduite qui na&icirc;t de ses penchants.

[540:] Vous lui trouvez un petit nombre de notions morales qui se rapportent &agrave; son &eacute;tat actuel, aucune sur l’&eacute;tat relatif des hommes: et de quoi lui serviraient-elles, puisqu’un enfant n’est pas encore un membre actif de la soci&eacute;t&eacute;? Parlez-lui de libert&eacute;, de propri&eacute;t&eacute;, de convention m&ecirc;me; il peut en savoir jusque-l&agrave;, il sait pourquoi ce qui est &agrave; lui est &agrave; lui, et pourquoi ce qui n’est pas &agrave;lui n’est pas &agrave; lui: pass&eacute; cela, il ne sait plus rien. Parlez-lui de devoir, d’ob&eacute;issance, il ne sait ce que vous voulez dire; commandez-lui quelque chose, il ne vous entendra pas; mais dites-lui: Si vous me faisiez tel plaisir, je vous le rendrais dans l’occasion; &agrave; l’instant il s’empressera de vous complaire, car il ne demande pas mieux que d’&eacute;tendre son domaine, et d’acqu&eacute;rir sur vous des droits qu’il sait &ecirc;tre inviolables. Peut-&ecirc;tre m&ecirc;me n’est-il pas f&acirc;ch&eacute; de tenir une place, de faire nombre, d’&ecirc;tre compt&eacute; pour quelque chose; mais s’il a ce dernier motif, le voil&agrave; d&eacute;j&agrave; sorti de la nature, et vous n’avez pas bien bouch&eacute; d’avance toutes les portes de la vanit&eacute;.

[541:] De son c&ocirc;t&eacute;, s’il a besoin de quelque assistance, il la demandera indiff&eacute;remment au premier qu’il rencontre; il la demanderait au roi comme &agrave; son laquais: tous les hommes sont encore &eacute;gaux &agrave; ses yeux. Vous voyez, &agrave; l’air dont il prie, qu’il sent qu’on ne lui doit rien; il sait que ce qu’il demande est une gr&acirc;ce. Il sait aussi que l’humanit&eacute; porte &agrave; en accorder. Ses expressions sont simples et laconiques. Sa voix, son regard, son geste sont d’un &ecirc;tre &eacute;galement accoutum&eacute; &agrave; la complaisance et au refus. Ce n’est ni la rampante et servile soumission d’un esclave, ni l’imp&eacute;rieux accent d’un ma&icirc;tre; c’est une modeste confiance en son semblable, c’est la noble et touchante douceur d’un &ecirc;tre libre, mais sensible et faible, qui implore l’assistance d’un &ecirc;tre libre, mais fort et bienfaisant. Si vous lui accordez ce qu’il vous demande, il ne vous remerciera pas, mais il sentira qu’il a contract&eacute; une dette. Si vous le lui refusez, il ne se plaindra point, il n ‘insistera point, il sait que cela serait inutile. Il ne se dira point: On m’a refus&eacute;; mais il se dira: Cela ne pouvait pas &ecirc;tre; et, comme je l’ai d&eacute;j&agrave; dit, on ne se mutine gu&egrave;re contre la n&eacute;cessit&eacute; bien reconnue.

[542:] Laissez-le seul en libert&eacute;, voyez-le agir sans lui rien dire; consid&eacute;rez ce qu’il fera et comment il s’y prendra. N’ayant pas besoin de se prouver qu’il est libre, il ne fait jamais rien par &eacute;tourderie, et seulement pour faire un acte de pouvoir sur lui-m&ecirc;me; ne sait-il pas qu’il est toujours maitre de lui? Il est alerte, l&eacute;ger, dispos; ses mouvements ont toute la vivacit&eacute; de son &acirc;ge, mais vous n’en voyez pas un qui n’ait une fin. Quoi qu’il veuille faire, il n’entreprendra jamais rien qui soit au-dessus de ses forces, car il les a bien &eacute;prouv&eacute;es et les conna&icirc;t; ses moyens seront toujours appropri&eacute;s &agrave; ses desseins, et rarement il agira sans &ecirc;tre assur&eacute; du succ&egrave;s. Il aura l’oeil attentif et judicieux; il n’ira pas niaisement interrogeant les autres sur tout ce qu’il voit; mais il l’examinera lui-m&ecirc;me et se fatiguera pour trouver ce qu’il veut apprendre, avant de le demander. S’il tombe dans des embarras impr&eacute;vus, il se troublera moins qu’un autre; s’il y a du risque, il s’effrayera moins aussi. Comme son imagination reste encore inactive, et qu’on n’a rien fait pour l’animer, il ne voit que ce qui est, n’estime les dangers que ce qu’ils valent, et garde toujours son sang-froid. La n&eacute;cessit&eacute; s’appesantit trop souvent sur lui pour qu’il regimbe encore contre elle; il en porte le joug d&egrave;s sa naissance, l’y voil&agrave; bien accoutum&eacute;; il est toujours pr&ecirc;t &agrave; tout.

[543:] Qu’il s’occupe ou qu’il s’amuse, l’un et l’autre est &eacute;gal pour lui; ses jeux sont ses occupations, il n’y sent point de diff&eacute;rence. Il met &agrave; tout ce qu’il fait un int&eacute;r&ecirc;t qui fait rire et une libert&eacute; qui pla&icirc;t, en montrant &agrave; la fois le tour de son esprit et la sph&egrave;re de ses connaissances. N’est-ce pas le spectacle de cet &acirc;ge, un spectacle charmant et doux, de voir un joli enfant, l’oeil vif et gai, l’air content et serein, la physionomie ouverte et riante, faire, en se jouant, les choses les plus s&eacute;rieuses, ou profond&eacute;ment occup&eacute; des plus frivoles amusements?

[544:] Voulez-vous &agrave; pr&eacute;sent le juger par comparaison? M&ecirc;lez-le avec d’autres enfants, et laissez-le faire. Vous verrez bient&ocirc;t lequel est le plus vraiment form&eacute;, lequel approche le mieux de la perfection de leur &acirc;ge. Parmi les enfants de la ville, nul n’est plus adroit que lui, mais il est plus fort qu’aucun autre. Parmi de jeunes paysans, il les &eacute;gale en force et les passe en adresse. Dans tout ce qui est &agrave; port&eacute;e de l’enfance, il juge, il raisonne, il pr&eacute;voit mieux qu’eux tous. Est-il question d’agir, de courir, de sauter, d’&eacute;branler des corps, d’enlever des masses, d’estimer des distances, d’inventer des jeux, d’emporter des prix? on dirait que la nature est &agrave; ses ordres, tant il sait ais&eacute;ment plier toute chose &agrave; ses volont&eacute;s. Il est fait pour guider, pour gouverner ses &eacute;gaux: le talent, l’exp&eacute;rience, lui tiennent lieu de droit et d’autorit&eacute;. Donnez-lui l’habit et le nom qu’il vous plaira, peu importe, il primera partout, il deviendra partout le chef des autres; il sentiront toujours sa sup&eacute;riorit&eacute; sur eux; sans vouloir commander, il sera le ma&icirc;tre; sans croire ob&eacute;ir, ils ob&eacute;iront.

[545:] Il est parvenu &agrave; la maturit&eacute; de l’enfance, il a v&eacute;cu de la vie d’un enfant, il n’a point achet&eacute; sa perfection aux d&eacute;pens de son bonheur; au contraire, ils ont concouru l’un &agrave; l’autre. En acqu&eacute;rant toute la raison de son &acirc;ge, il a &eacute;t&eacute; heureux et libre autant que sa constitution lui permettait de l’&ecirc;tre. Si la fatale faux vient moissonner en lui la fleur de nos esp&eacute;rances, nous n’aurons point &agrave;pleurer &agrave; la fois sa vie et sa mort, nous n’aigrirons point nos douleurs du souvenir de celles que nous lui aurons caus&eacute;es; nous nous dirons: Au moins il a joui de son enfance; nous ne lui avons rien fait perdre de ce que la nature lui avait donn&eacute;.

[546:] Le grand inconv&eacute;nient de cette premi&egrave;re &eacute;ducation est qu’elle n’est sensible qu’aux hommes clairvoyants et, que, dans un enfant &eacute;lev&eacute; avec tant de soin, des yeux vulgaires ne voient qu’un polisson. Un pr&eacute;cepteur songe &agrave; son int&eacute;r&ecirc;t plus qu’&agrave; celui de son disciple; il s’attache &agrave;prouver qu’il ne perd pas son temps, et qu’il gagne bien l’argent qu’on lui donne; il le pourvoit d’un acquis de facile &eacute;talage et qu’on puisse montrer quand on veut; il n’importe que ce qu’il lui apprend soit utile, pourvu qu’il se voie ais&eacute;ment. Il accumule, sans choix, sans discernement, cent fatras dans sa m&eacute;moire. Quand il s’agit d’examiner l’enfant, on lui fait d&eacute;ployer sa marchandise; il l’&eacute;tale, on est content; puis il replie son ballot, et s’en va. Mon &eacute;l&egrave;ve n’est pas si riche, il n’a point de ballot &agrave; d&eacute;ployer, il n’a rien &agrave; montrer que lui-m&ecirc;me. Or un enfant, non plus qu’un homme, ne se voit pas en un moment. O&ugrave; sont les observateurs qui sachent saisir au premier coup d’oeil les traits qui le caract&eacute;risent? Il en est, mais il en est peu; et sur cent mille p&egrave;res, il ne s’en trouvera pas un de ce nombre.

[547:] Les questions trop multipli&eacute;es ennuient et rebutent tout le monde, &agrave; plus forte raison les enfants. Au bout de quelques minutes leur attention se lasse, ils n’&eacute;coutent plus ce qu’un obstin&eacute; questionneur leur demande, et ne r&eacute;pondent plus qu’au hasard. Cette mani&egrave;re de les examiner est vaine et p&eacute;dantesque; souvent un mot pris &agrave; la vol&eacute;e peint mieux leur sens et leur esprit que ne feraient de longs discours; mais il faut prendre garde que ce mot ne soit ni dict&eacute; ni fortuit. Il faut avoir beaucoup de jugement soi-m&ecirc;me pour appr&eacute;cier celui d’un enfant.

[548:] J’ai oui raconter &agrave; feu milord Hyde qu’un de ses amis, revenu d’ Italie apr&egrave;s trois ans d’absence, voulut examiner les progr&egrave;s de son fils &acirc;g&eacute; de neuf &agrave; dix ans. Ils vont un soir se promener avec son gouverneur et lui dans une plaine o&ugrave; des &eacute;coliers s’amusaient &agrave; guider des cerfs-volants. Le p&egrave;re en passant dit &agrave; son fils: O&ugrave; est le cerf-volant dont voil&agrave; l’ombre. Sans h&eacute;siter, sans lever la t&ecirc;te, l’enfant dit: Sur le grand chemin. Et en effet, ajoutait milord Hyde, le grand chemin &eacute;tait entre le soleil et nous. Le p&egrave;re, &agrave; ce mot, embrasse son fils, et, finissant l&agrave; son examen, s’en va sans rien dire. Le lendemain il envoya au gouverneur l’acte d’une pension viag&egrave;re outre ses appointements.

[549:] Quel homme que ce p&egrave;re-l&agrave;! et quel fils lui &eacute;tait promis! La question est pr&eacute;cis&eacute;ment de l’&acirc;ge: la r&eacute;ponse est bien simple; mais voyez quelle nettet&eacute; de judiciaire enfantine elle suppose! C’est ainsi que l’&eacute;l&egrave;ve d’Aristote apprivoisait ce coursier c&eacute;l&egrave;bre qu’aucun &eacute;cuyer n’avait pu dompter.

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Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou de l'éducation

Emile-fr

LIVRE TROISI&Egrave;ME

[550:] Quoique jusqu’&agrave; l’adolescence tout le cours de la vie soit un temps de faiblesse, il est un point, dans la dur&eacute;e de ce premier &acirc;ge, o&ugrave;, le progr&egrave;s des forces ayant pass&eacute; celui des besoins, l’animal croissant, encore absolument faible, devient fort par relation. Ses besoins n’&eacute;tant pas tous d&eacute;velopp&eacute;s, ses forces actuelles sont plus que suffisantes pour pourvoir &agrave; ceux qu’il a. Comme homme il serait tr&egrave;s faible, comme enfant il est tr&egrave;s fort.

[551:] D’o&ugrave; vient la faiblesse de l’homme? De l’in&eacute;galit&eacute; qui se trouve entre sa force et ses d&eacute;sirs. Ce sont nos passions qui nous rendent faibles, parce qu’il faudrait pour les contenter plus de forces que ne nous en donna la nature. Diminuez donc les d&eacute;sirs, c’est comme si vous augmentiez les forces: celui qui peut plus qu’il ne d&eacute;sire en a de reste; il est certainement un &ecirc;tre tr&egrave;s fort. Voil&agrave; le troisi&egrave;me &eacute;tat de l’enfance, et celui dont j’ai maintenant &agrave;parler. Je continue &agrave; l’appeler enfance, faute de terme propre &agrave; l’exprimer; car cet &acirc;ge approche de l’adolescence, sans &ecirc;tre encore celui de la pubert&eacute;.

[552:] A douze ou treize ans les forces de l’enfant se d&eacute;veloppent bien plus rapidement que ses besoins. Le plus violent, le plus terrible, ne s’est pas encore fait sentir &agrave; lui; l’organe m&ecirc;me en reste dans l’imperfection, et semble, pour en sortir, attendre que sa volont&eacute; l’y force. Peu sensible aux injures de l’air et des saisons, il les brave sans peine, sa chaleur naissante lui tient lieu d’habit; son app&eacute;tit lui tient lieu d’assaisonnement; tout ce qui peut nourrir est bon &agrave; son &acirc;ge; s’il a sommeil, il s’&eacute;tend sur la terre et dort: il se voit partout entour&eacute; de tout ce qui lui est n&eacute;cessaire; aucun besoin imaginaire ne le tourmente; l’opinion ne peut rien sur lui; ses d&eacute;sirs ne vont pas plus loin que ses bras: non seulement il peut se suffire &agrave; lui-m&ecirc;me, il a de la force au-del&agrave; de ce qu’il lui en faut; c’est le seul temps de sa vie o&ugrave; il sera dans ce cas.

[553:] Je pressens l’objection. L’on ne dira pas que l’enfant a plus de besoins que je ne lui en donne, mais on niera qu’il ait la force que je lui attribue: on ne songera pas que je parle de mon &eacute;l&egrave;ve, non de ces poup&eacute;es ambulantes qui voyagent d’une chambre &agrave; l’autre, qui labourent dans une caisse et portent des fardeaux de carton. L’on me dira que la force virile ne se manifeste qu’avec la virilit&eacute;; que les esprits vitaux, &eacute;labor&eacute;s dans les vaisseaux convenables, et r&eacute;pandus dans tout le corps, peuvent seuls donner aux muscles la consistance, l’activit&eacute;, le ton, le ressort, d’o&ugrave; r&eacute;sulte une v&eacute;ritable force. Voil&agrave; la philosophie du cabinet; mais moi j’en appelle &agrave; l’exp&eacute;rience. Je vois dans vos campagnes de grands gar&ccedil;ons labourer, biner, tenir la charrue, charger un tonneau de vin, mener la voiture tout comme leur p&egrave;re; on les prendrait pour des hommes, si le son de leur voix ne les trahissait pas. Dans nos villes m&ecirc;mes, de jeunes ouvriers, forgerons, taillandiers, mar&eacute;chaux, sont presque aussi robustes que les ma&icirc;tres, et ne seraient gu&egrave;re moins adroits, si on les e&ucirc;t exerc&eacute;s &agrave; temps. S’il y a de la diff&eacute;rence, et je conviens qu’il y en a, elle y est beaucoup moindre, je le r&eacute;p&egrave;te, que celle des d&eacute;sirs fougueux d’un homme aux d&eacute;sirs born&eacute;s d’un enfant. D’ailleurs il n’est pas ici question seulement de forces physiques, mais surtout de la force et capacit&eacute; de l’esprit qui les suppl&eacute;e ou qui les dirige.

[554:] Cet intervalle o&ugrave; l’individu peut plus qu’il ne d&eacute;sire, bien qu’il ne soit pas le temps de sa plus grande force absolue, est, comme je l’ai dit, celui de sa plus grande force relative. Il est le temps le plus pr&eacute;cieux de la vie, temps qui ne vient qu’une seule fois; temps tr&egrave;s court, et d’autant plus court, comme on verra dans la suite, qu’il lui importe plus de le bien employer.

[555:] Que fera-t-il donc de cet exc&eacute;dent de facult&eacute;s et de forces qu’il a de trop &agrave; pr&eacute;sent, et qui lui manquera dans un autre &acirc;ge? Il t&acirc;chera de l’employer &agrave; des soins qui lui puissent profiter au besoin; il jettera, pour ainsi dire, dans l’avenir le superflu de son &ecirc;tre actuel; l’enfant robuste fera des provisions pour l’homme faible; mais il n’&eacute;tablira ses magasins ni dans des coffres qu’on peut lui voler, ni dans des granges qui lui sont &eacute;trang&egrave;res; pour s’approprier v&eacute;ritablement son acquis, c’est dans ses bras, dans sa t&ecirc;te, c’est dans lui qu’il le logera. Voici donc le temps des travaux, des instructions, des &eacute;tudes, et remarquez que ce n’est pas moi qui fais arbitrairement ce choix, c'est la nature elle—m&ecirc;me qui l’indique.

[556:] L’intelligence humaine a ses bornes; et non seulement un homme ne peut pas tout savoir, il ne peut pas m&ecirc;me savoir en entier le peu que savent les autres hommes. Puisque la contradictoire de chaque position fausse est une v&eacute;rit&eacute;, le nombre des v&eacute;rit&eacute;s est in&eacute;puisable comme celui des erreurs. Il y a donc un choix dans les choses qu’on doit enseigner ainsi que dans le temps propre &agrave;les apprendre. Des connaissances qui sont &agrave; notre port&eacute;e, les unes sont fausses, les autres sont inutiles, les autres servent &agrave; nourrir l’orgueil de celui qui les a. Le petit nombre de celles qui contribuent r&eacute;ellement &agrave; notre bien-&ecirc;tre est seul digne des recherches d’un homme sage, et par cons&eacute;quent d’un enfant qu’on veut rendre tel. Il ne s’agit point de savoir ce qui est, mais seulement ce qui est utile.

[557:] De ce petit nombre, il faut &ocirc;ter encore ici les v&eacute;rit&eacute;s qui demandent, pour etre comprises, un entendement d&eacute;j&agrave; tout form&eacute;; celles qui supposent la connaissance des rapports de l’homme, qu’un enfant ne peut acqu&eacute;rir; celles qui, bien que vraies en elles-m&ecirc;mes, disposent une &acirc;me inexp&eacute;riment&eacute;e &agrave; penser faux sur d’autres sujets.

[558:] Nous voil&agrave; r&eacute;duits &agrave; un bien petit cercle relativement &agrave; l’existence des choses; mais que ce cerle forme encore une sph&egrave;re immense pour la mesure de l’esprit d’un enfant! T&eacute;n&egrave;bres de l’entendement humain, quelle main t&eacute;m&eacute;raire osa toucher &agrave; votre voile? Que d’ab&icirc;mes je vois creuser par nos vaines sciences autour de ce jeune infortun&eacute;! O toi qui vas le conduire dans ces p&eacute;rilleux sentiers, et tirer devant ses yeux le rideau sacr&eacute; de la nature, tremble. Assure-toi bien premi&egrave;rement de sa t&ecirc;te et de la tienne, crains qu’elle ne tourne &agrave; l’un ou &agrave;l’autre, et peut-&ecirc;tre &agrave; tous les deux. Crains l’attrait sp&eacute;cieux du mensonge et les vapeurs enivrantes de l’orgueil. Souviens-toi, souviens-toi sans cesse que l’ignorance n’a jamais fait de mal, que l’erreur seule est funeste, et qu'on ne s’&eacute;gare point par ce qu’on ne sait pas, mais par ce qu’on croit savoir.

[559:] Ses progr&egrave;s dans la g&eacute;om&eacute;trie vous pourraient servir d’&eacute;preuve et de mesure certaine pour le d&eacute;veloppement de son intelligence: mais sit&ocirc;t qu’il peut discerner ce qui est utile et ce qui ne l’est pas, il importe d’user de beaucoup de m&eacute;nagement et d’art pour l’amener aux &eacute;tudes sp&eacute;culatives. Voulez-vous, par exemple, qu’il cherche une moyenne proportionnelle entre deux lignes; commencez par faire en sorte qu’il ait besoin de trouver un carr&eacute; &eacute;gal &agrave; un rectangle donn&eacute;: s’il s’agissait de deux moyennes proportionnelles, il faudrait d’abord lui rendre le probl&egrave;me de la duplication du cube int&eacute;ressant, etc. Voyez comment nous approchons par degr&eacute;s des notions morales qui distinguent le bien et le mal. Jusqu ici nous n'avons connu de loi que celle de la n&eacute;cessit&eacute;: maintenant nous avons &eacute;gard &agrave; ce qui est utile; nous arriverons bient&ocirc;t &agrave; ce qui est convenable et bon.

[560:] Le m&ecirc;me instinct anime les diverses facult&eacute;s de l’homme. A l’activit&eacute; du corps, qui cherche &agrave; se d&eacute;velopper, succ&egrave;de l’activit&eacute; de l’esprit, qui cherche a s'instruire. D’abord les enfants ne sont que remuants, ensuite ils sont curieux; et cette curiosit&eacute; bien dirig&eacute;e est le mobile de l’&acirc;ge o&ugrave; nous voil&agrave; parvenus. Distinguons toujours les penchants qui viennent de la nature de ceux qui viennent de l’opinion. Il est une ardeur de savoir qui n’est fond&eacute;e que sur le d&eacute;sir d’&ecirc;tre estim&eacute; savant; il en est une autre qui na&icirc;t d’une curiosit&eacute; naturelle &agrave;l’homme pour tout ce qui peut l’int&eacute;resser de pr&eacute;s ou de loin. Le d&eacute;sir inn&eacute; du bien-&ecirc;tre et l’impossibilit&eacute; de contenter pleinement ce d&eacute;sir lui font rechercher sans cesse de nouveaux moyens d’y contribuer. Tel est le premier principe de la curiosit&eacute;; principe naturel au coeur humain, mais dont le d&eacute;veloppement ne se fait qu’en proportion de nos passions et de nos lumi&egrave;res. Supposez un philosophe rel&eacute;gu&eacute; dans une &icirc;le d&eacute;serte avec des instruments et des livres, s&ucirc;r d’y passer seul le reste de ses jours; il ne s’embarrassera plus gu&egrave;re du syst&egrave;me du monde, des lois de l’attraction, du calcul diff&eacute;rentiel: il n’ouvrira peut-&ecirc;tre de sa vie un seul livre, mais jamais il ne s’abstiendra de visiter son &icirc;le jusqu’au dernier recoin, quelque grande qu’elle puisse &ecirc;tre. Rejetons donc encore de nos premi&egrave;res &eacute;tudes les connaissances dont le go&ucirc;t n’est point naturel &agrave; l’homme, et bornons-nous &agrave; celles que l’instinct nous porte &agrave; chercher.

[561:] L’&icirc;le du genre humain, c’est la terre; l’objet le plus frappant pour nos yeux, c’est le soleil. Sit&ocirc;t que nous commen&ccedil;ons &agrave; nous &eacute;loigner de nous, nos premi&egrave;res observations doivent tomber sur l’une et sur l’autre. Aussi la philosophie de presque tous les peuples sauvages roule-t-elle uniquement sur d’imaginaires divisions de la terre et sur la divinit&eacute; du soleil.

[562:] Quel &eacute;cart! dira-t-on peut-&ecirc;tre. Tout &agrave; l’heure nous occup&eacute;s que de ce qui nous touche, de ce qui nous entoure imm&eacute;diatement; tout &agrave; coup nous voil&agrave; parcourant le globe et sautant aux extr&eacute;mit&eacute;s de l’univers! Cet &eacute;cart est l’effet du progr&egrave;s de nos forces et de la pente de notre esprit. Dans l’&eacute;tat de faiblesse et d’insuffisance, le soin de nous conserver nous concentre au-dedans de nous; dans l’&eacute;tat de puissance et de force, le d&eacute;sir d’&eacute;tendre notre &ecirc;tre nous porte au-del&agrave;, et nous fait &eacute;lancer aussi loin qu’il nous est possible; mais, comme le monde intellectuel nous est encore inconnu, notre pens&eacute;e ne va pas plus loin que nos yeux, et notre entendement ne s’&eacute;tend qu’avec l’espace qu’il mesure.

[563:] Transformons nos sensations en id&eacute;es, mais ne sautons pas tout d’un coup des objets sensibles aux objets intellectuels. C’est par les premiers que nous devons arriver aux autres. Dans les premi&egrave;res op&eacute;rations de l’esprit, que les sens soient toujours ses guides: point d’autre livre que le monde, point d’autre instruction que les faits. L’enfant qui lit ne pense pas, il ne fait que lire; il ne s’instruit pas, il apprend des mots.

[564:] Rendez votre &eacute;l&egrave;ve attentif aux ph&eacute;nom&egrave;nes de la nature, bient&ocirc;t vous le rendrez curieux; mais, pour nourrir sa curiosit&eacute;, ne vous pressez jamais de la satisfaire. Mettez les questions &agrave; sa port&eacute;e, et laissez-les lui r&eacute;soudre. Qu’il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-m&ecirc;me; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si jamais vous substituez dans son esprit l’autorit&eacute; &agrave; la raison, il ne raisonnera plus; il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres.

[565:] Vous voulez apprendre la g&eacute;ographie &agrave; cet enfant, et vous lui allez chercher des globes, des sph&egrave;res, des cartes: que de machines! Pourquoi toutes ces repr&eacute;sentations? que ne commencez-vous par lui montrer l’objet m&ecirc;me, afin qu’il sache au moins de quoi vous lui parlez!

[566:] Une belle soir&eacute;e on va se promener dans un lieu favorable, o&ugrave; l’horizon bien d&eacute;couvert laisse voir &agrave; plein le soleil couchant, et l’on observe les objets qui rendent reconnaissable le lieu de son coucher. Le lendemain, pour respirer le frais, on retourne au m&ecirc;me lieu avant que le soleil se l&egrave;ve. On le voit s’annoncer de loin par les traits de feu qu’il lance au-devant de lui. L’incendie augmente, l’orient parait tout en flammes; &agrave; leur &eacute;clat on attend l’astre longtemps avant qu’il se montre; &agrave; chaque instant on croit le voir para&icirc;tre; on le voit enfin. Un point brillant part comme un &eacute;clair et remplit aussit&ocirc;t tout l’espace; le voile des t&eacute;n&egrave;bres s’efface et tombe. L’homme reconna&icirc;t son s&eacute;jour et le trouve embelli. La verdure a pris durant la nuit une vigueur nouvelle; le jour naissant qui l’&eacute;claire, les premiers rayons qui la dorent, la montrent couverte d’un brillant r&eacute;seau de ros&eacute;e, qui r&eacute;fl&eacute;chit &agrave;l’oeil la lumi&egrave;re et les couleurs. Les oiseaux en choeur se r&eacute;unissent et saluent de concert le p&egrave;re de la vie; en ce moment pas un seul ne se tait; leur gazouillement, faible encore, est plus lent et plus doux que dans le reste de la journ&eacute;e, il se sent de la langueur d’un paisible r&eacute;veil. Le concours de tous ces objets porte au sens une impression de fra&icirc;cheur qui semble p&eacute;n&eacute;trer jusqu’&agrave; l’&acirc;me. Il y a l&agrave; une demi-heure d’enchantement auquel nul homme ne r&eacute;siste; un spectacle si grand, si beau, si d&eacute;licieux, n’en laisse aucun de sang-froid.

[567:] Plein de l’enthousiasme qu’il &eacute;prouve, le ma&icirc;tre veut le communiquer &agrave; l’enfant: il croit l’&eacute;mouvoir en le rendant attentif aux sensations dont il est &eacute;mu lui-m&ecirc;me. Pure b&ecirc;tise! c’est dans le coeur de l’homme qu’est la vie du spectacle de la nature; pour le voir, il faut le sentir. L’enfant aper&ccedil;oit les objets, mais il ne peut apercevoir les rapports qui les lient, il ne peut entendre la douce harmonie de leur concert. Il faut une exp&eacute;rience qu’il n’a point acquise, il faut des sentiments qu’il n’a point &eacute;prouv&eacute;s, pour sentir l’impression compos&eacute;e qui r&eacute;sulte &agrave; la fois de toutes ces sensations. S’il n’a longtemps parcouru des plaines arides, si des sables ardents n’ont br&ucirc;l&eacute; ses pieds, si la r&eacute;verb&eacute;ration suffocante des rochers frapp&eacute;s du soleil ne l’oppressa jamais, comment go&ucirc;tera-t-il l’air frais d’une belle matin&eacute;e? comment le parfum des fleurs, le charme de la verdure, l’humide vapeur de la ros&eacute;e, le marcher mol et doux sur la pelouse, enchanteront-ils ses sens? Comment le chant des oiseaux lui causera-t-il une &eacute;motion voluptueuse, si les accents de l’amour et du plaisir lui sont encore inconnus? Avec quels transports verra-t-il na&icirc;tre une si belle journ&eacute;e, si son imagination ne sait pas lui peindre ceux dont on peut la remplir? Enfin comment s’attendrira-t-il sur la beaut&eacute; du spectacle de la nature, s’il ignore quelle main prit soin de l’orner ?

[568:] Ne tenez point &agrave; l’enfant des discours qu’il ne peut entendre. Point de descriptions, point d’&eacute;loquence, point de figures, point de po&eacute;sie. Il n’est pas maintenant question de sentiment ni de go&ucirc;t. Continuez d’&ecirc;tre clair, simple et froid; le temps ne viendra que trop t&ocirc;t de prendre un autre langage.

[569:] Elev&eacute; dans l’esprit de nos maximes, accoutum&eacute; &agrave; tirer tous ses instruments de lui-m&ecirc;me, et &agrave; ne recourir jamais &agrave; autrui qu’apr&egrave;s avoir reconnu son insuffisance, &agrave;chaque nouvel objet qu’il voit il l’examine longtemps sans rien dire. Il est pensif et non questionneur. Contentez-vous de lui pr&eacute;senter &agrave; propos les objets; puis, quand vous verrez sa curiosit&eacute; suffisamment occup&eacute;e, faites-lui quelque question laconique qui le mette sur la voie de la r&eacute;soudre.

[570:] Dans cette occasion, apr&egrave;s avoir bien contempl&eacute; avec lui le soleil levant, apr&egrave;s lui avoir fait remarquer du m&ecirc;me c&ocirc;t&eacute; les montagnes et les auters objets voisins, apr&egrave;s l’avoir laiss&eacute; causer l&agrave;-dessus tout &agrave; son aise, gardez quelques moments le silence comme un homme qui r&ecirc;ve, et puis vous lui direz: Je songe qu’hier au soir le soleil s’est couch&eacute; l&agrave;, et qu’il s’est lev&eacute; l&agrave; ce matin. Comment cela peut-il se faire? N’ajoutez rien de plus: s’il vous fait des questions, n’y r&eacute;pondez point; parlez d’autre chose. Laissez-le &agrave; lui-m&ecirc;me, et soyez s&ucirc;r qu’il y pensera.

[571:] Pour qu’un enfant s’accoutume &agrave; &ecirc;tre attentif, et qu’il soit bien frapp&eacute; de quelque v&eacute;rit&eacute; sensible, il faut bien qu’elle lui donne quelques jours d’inqui&eacute;tude avant de la d&eacute;couvrir. S’il ne con&ccedil;oit pas assez celle-ci de cette mani&egrave;re, il y a moyen de la lui rendre plus sensible encore, et ce moyen c’est de retourner la question. S’il ne sait pas comment le soleil parvient de son coucher &agrave; son lever, il sait au moins comment il parvient de son lever &agrave; son coucher, ses yeux seuls le lui apprennent. Eclaircissez donc la premi&egrave;re question par l’autre: ou votre &eacute;l&egrave;ve est absolument stupide, ou l’analogie est trop claire pour lui pouvoir &eacute;chapper. Voil&agrave; sa premi&egrave;re le&ccedil;on de cosmographie.

[572:] Comme nous proc&eacute;dons toujours lentement d’id&eacute;e sensible en id&eacute;e sensible, que nous nous familiarisons longtemps avec la m&ecirc;me avant de passer &agrave; une autre, et qu’enfin nous ne for&ccedil;ons jamais notre &eacute;l&egrave;ve d’&ecirc;tre attentif, il y a loin de cette premi&egrave;re le&ccedil;on &agrave; la connaissance du cours du soleil et de la figure de la terre: mais comme tous les mouvements apparents des corps c&eacute;lestes tiennent au m&ecirc;me principe, et que la premi&egrave;re observation m&egrave;ne &agrave; toutes les autres, il faut moins d’effort, quoiqu’il faille plus de temps, pour arriver d’une r&eacute;volution diurne au calcul des &eacute;clipses, que pour bien comprendre le jour et la nuit.

[573:] Puisque le soleil tourne autour du monde, il d&eacute;crit un cercle et tout cercle doit avoir un centre; nous savons d&eacute;j&agrave; cela. Ce centre ne saurait se voir, car il est au coeur de la terre, mais on peut sur la surface marquer deux points oppos&eacute;es qui lui correspondent. Une broche passant par les trois points et prolong&eacute;e jusqu’au ciel de part et d’autre sera l’axe du monde et du mouvement journalier du soleil. Un toton rond tournant sur sa pointe repr&eacute;sente le ciel tournant sur son axe; les deux pointes du toton sont les deux p&ocirc;les: l’enfant sera fort aise d’en conna&icirc;tre un; je le lui montre &agrave; la queue de la Petite Ourse. Voil&agrave; de l’amusement pour la nuit; peu &agrave; peu l’on se familiarise avec les &eacute;toiles, et de l&agrave; na&icirc;t le premier go&ucirc;t de conna&icirc;tre les plan&egrave;tes et d’observer les constellations.

[574:] Nous avons vu lever le soleil &agrave; la Saint-Jean; nous l’allons voir aussi lever &agrave; No&euml;l ou quelque autre beau jour d’hiver; car on sait que nous ne sommes pas paresseux, et que nous nous faisons un jeu de braver le froid. J’ai soin de faire cette seconde observation dans le m&ecirc;me lieu o&ugrave; nous avons fait la premi&egrave;re; et moyennant quelque adresse pour pr&eacute;parer la remarque, l’un ou l’autre ne manquera pas de s’&eacute;crier: Oh! oh! voil&agrave; qui est plaisant! le soleil ne se l&egrave;ve plus &agrave; la m&ecirc;me place! ici sont nos anciens renseignements, et &agrave; pr&eacute;sent il s’est lev&eacute; l&agrave;, etc... Il y a donc un orient d’&eacute;t&eacute;, et un orient d’hiver, etc... Jeune ma&icirc;tre, vous voil&agrave; sur la voie. Ces exemples vous doivent suffire pour enseigner tr&egrave;s clairement la sph&egrave;re, en prenant le monde pour le monde, et le soleil pour le soleil.

[575:] En g&eacute;n&eacute;ral, ne substituez jamais le signe &agrave; la chose que quand il vous est impossible de la montrer; car le signe absorbe l’attention de l’enfant et lui fait oublier la chose repr&eacute;sent&eacute;e.

[576:] La sph&egrave;re armillaire me para&icirc;t une machine mal compos&eacute;e et ex&eacute;cut&eacute;e dans de mauvaises proportions. Cette confusion de cercles et les bizarres figures qu’on y marque lui donnent un air de grimoire qui effarouche l’esprit des enfants. La terre est trop petite, les cercles sont trop grands, trop nombreux; quelques-uns, comme les colures, sont parfaitement inutiles; chaque cercle est plus large que la terre; l’&eacute;paisseur du carton leur donne un air de solidit&eacute; qui les fait prendre pour des masses circulaires r&eacute;ellement existantes; et quand vous dites &agrave; l’enfant que ces cercles sont imaginaires, il ne sait ce qu’il voit, il n’entend plus rien.

[577:] Nous ne savons jamais nous mettre &agrave; la place des enfants; nous n’entrons pas dans leurs id&eacute;es, nous leur pr&ecirc;tons les n&ocirc;tres; et suivant toujours nos propres raisonnements, avec des cha&icirc;nes de v&eacute;rit&eacute;s nous n’entassons qu’extravagances et qu’erreurs dans leur t&ecirc;te.

[578:] On dispute sur le choix de l’analyse ou de la synth&egrave;se pour &eacute;tudier les sciences; il n’est pas toujours besoin de choisir. Quelquefois on peut r&eacute;soudre et composer dans les m&ecirc;mes recherches, et guider l’enfant par la m&eacute;thode enseignante lorsqu’il croit ne faire qu’analyser. Alors, en employant en m&ecirc;me temps l’une et l’autre, elles se serviraient mutuellement de preuves. Partant &agrave; la fois des deux points oppos&eacute;s, sans penser faire la m&ecirc;me route, il serait tout surpris de se rencontrer, et cette surprise ne pourrait qu’&ecirc;tre fort agr&eacute;able. Je voudrais, par exemple, prendre la g&eacute;ographie par ces deux termes, et joindre &agrave; l’&eacute;tude des r&eacute;volutions du globe la mesure de ses parties, &agrave; commencer du lieu qu’on habite. Tandis que l’enfant &eacute;tudie la sph&egrave;re et se transporte ainsi dans les cieux, ramenez-le &agrave; la division de la terre, et montrez-lui d’abord son propre s&eacute;jour.

[579:] Ses deux premiers points de g&eacute;ographie seront la ville o&ugrave; il demeure et la maison de campagne de son p&egrave;re, ensuite les lieux interm&eacute;diaires, ensuite ‘les rivi&egrave;res du voisinage, enfin l’aspect du soleil et la mani&egrave;re de s’orienter. C’est ici le point de r&eacute;union. Qu’il fasse lui-m&ecirc;me la carte de tout cela; carte tr&egrave;s simple et d’abord form&eacute;e de deux seuls objets, auxquels il ajoute peu &agrave; peu les autres, &agrave; mesure qu’il sait ou qu’il estime leur distance et leur position. Vous voyez d&eacute;j&agrave; quel avantage nous lui avons procur&eacute; d’avance en lui mettant un compas dans les yeux.

[580:] Malgr&eacute; cela, sans doute, il faudra le guider un peu; mais tr&egrave;s peu, sans qu’il y paraisse. S’il se trompe, laissez-le faire, ne corrigez point ses erreurs, attendez en silence qi’il soit en &eacute;tat de les voir et de les corriger lui-m&ecirc;me; ou tout au plus, dans une occasion favorable, amenez quelque op&eacute;ration qui les lui fasse sentir. S’il ne se trompait jamais, il n’apprendrait pas si bien. Au reste, il ne s’agit pas qu’il sache exactement la topographie du pays, mais le moyen de s’en instruire; peu importe qu’il ait des cartes dans la t&ecirc;te pourvu qu’il con&ccedil;oive bien ce qu’elles repr&eacute;sentent, et qu’il ait une id&eacute;e nette de l’art qui sert &agrave; les dresser. Voyez d&eacute;j&agrave; la diff&eacute;rence qu’il y a du savoir de vos &eacute;l&egrave;ves &agrave; l’ignorance du mien! Ils savent les cartes, et lui les fait. Voici de nouveaux ornements pour sa chambre.

[581:] Souvenez-vous toujours que l’esprit de mon institution n’est pas d’enseigner &agrave; l’enfant beaucoup de choses, mais de ne laisser jamais entrer dans son cerveau que des id&eacute;es justes et claires. Quand il ne saurait rien, peu m’importe, pourvu qu’il ne se trompe pas, et je ne mets des v&eacute;rit&eacute;s dans sa t&ecirc;te que pour le garantir des erreurs qu’il apprendrait &agrave; leur place. La raison, le jugement, viennent lentement, les pr&eacute;jug&eacute;s accourent en foule; c’est d’eux qu’il le faut pr&eacute;server. Mais si vous regardez la science en elle-m&ecirc;me, vous entrez dans une mer sans fond, sans rive, toute pleine d’&eacute;cueils; vous ne vous en tirerez jamais. Quand je vois un homme &eacute;pris de l’amour des connaissances se laisser s&eacute;duire &agrave; leur charme et courir de l’une &agrave; l’autre sans savoir s’arr&ecirc;ter, je crois voir un enfant sur le rivage amassant des coquilles, et commen&ccedil;ant par s’en charger, puis, tent&eacute; par celles qu’il voit encore, en rejeter, en reprendre, jusqu’&agrave; ce qu’accabl&eacute; de leur multitude et ne sachant plus que choisir, il finisse par tout jeter et retourne &agrave; vide.

[582:] Durant le premier &acirc;ge, le temps &eacute;tait long: nous ne cherchions qu’&agrave; le perdre, de peur de le mal employer. Ici c’est tout le contraire, et nous n’en avons pas assez pour faire tout ce qui serait utile. Songez que les passions approchent, et que, sit&ocirc;t qu’elles frapperont &agrave; la porte, votre &eacute;l&egrave;ve n’aura plus d’attention que pour elles. L’&acirc;ge paisible d’intelligence est si court, il passe si rapidement, il a tant d’autres usages n&eacute;cessaires, que c’est une folie de vouloir qu’il suffise &agrave; rendre un enfant savant. Il ne s’agit point de lui enseigner les sciences, mais de lui donner du go&ucirc;t pour les aimer et des m&eacute;thodes pour les apprendre, quand ce go&ucirc;t sera mieux d&eacute;velopp&eacute;. C’est l&agrave; tr&egrave;s certainement un principe fondamental de toute bonne &eacute;ducation.

[583:] Voici le temps aussi de l’accoutumer peu &agrave; peu &agrave;donner une attention suivie au m&ecirc;me objet: mais ce n’est jamais la contrainte, c’est toujours le plaisir ou le d&eacute;sir qui doit produire cette attention; il faut avoir grand soin qu’elle ne l’accable point et n’aille pas jusqu’&agrave; l’ennui. Tenez donc toujours l’oeil au guet; et, quoi qu’il arrive, quittez tout avant qu’il s’ennuie; car il n’importe jamais autant qu’il apprenne, qu’il importe qu’il ne fasse rien malgr&eacute; lui.

[584:] S’il vous questionne lui-m&ecirc;me, r&eacute;pondez autant qu’il faut pour nourrir sa curiosit&eacute;, non pour la rassasier: surtout quand vous voyez qu’au lieu de questionner pour s'instruire, il se met &agrave; battre la campagne et &agrave; vous accabler de sottes questions, arr&ecirc;tez-vous &agrave; l’instant, s&ucirc;r qu’alors il ne se soucie plus de la chose, mais seulement de vous asservir &agrave; ses interrogations. Il faut avoir moins d’&eacute;gard aux mots qu’il prononce qu’au motif qui le fait parler. Cet avertissement, jusqu’ici moins n&eacute;cessaire, devient de la derni&egrave;re importance aussit&ocirc;t que l’enfant commence &agrave; raisonner.

[585:] Il y a une cha&icirc;ne de v&eacute;rit&eacute;s g&eacute;n&eacute;rales par laquelle toutes les sciences tiennent &agrave; des principes communs et se d&eacute;veloppent successivement: cette cha&icirc;ne est la m&eacute;thode des philosophes. Ce n’est point de celle-l&agrave; qu’il s’agit ici. Il y en a une toute diff&eacute;rente, par laquelle chaque objet particulier en attire un autre et montre toujours celui qui le suit. Cet ordre, qui nourrit, par une curiosit&eacute; continuelle, l’attention qu’ils exigent tous, est celui que suivent la plupart des hommes, et surtout celui qu’il faut aux enfants. En nous orientant pour lever nos cartes, il a fallu tracer des m&eacute;ridiennes. Deux points d’intersection entre les ombres &eacute;gales du matin et du soir donnent une m&eacute;ridienne excellente pour un astronome de treize ans. Mais ces m&eacute;ridiennes s’effacent, il faut du temps pour les tracer; elles assujettissent &agrave; travailler toujours dans le m&ecirc;me lieu: tant de soins, tant de g&ecirc;ne, l’ennuieraient &agrave; la fin. Nous l’avons pr&eacute;vu; nous y pourvoyons d’avance.

[586:] Me voici de nouveau dans mes longs et minutieux d&eacute;tails. Lecteurs, j’entends vos murmures, et je les brave: je ne veux point sacrifier &agrave; votre impatience la partie la plus utile de ce livre. Prenez votre parti sur mes longueurs; car pour moi j’ai pris le mien sur vos plaintes.

[587:] Depuis longtemps nous nous &eacute;tions aper&ccedil;us, mon &eacute;l&egrave;ve et moi, que l’ambre, le verre, la cire, divers corps frott&eacute;s attiraient les pailles, et que d’autres ne les attiraient pas. Par hasard nous en trouvons un qui a une vertu plus singuli&egrave;re encore; c’est d’attirer &agrave; quelque distance, et sans &ecirc;tre frott&eacute;, la limaille et d’autres brins de fer. Combien de temps cette qualit&eacute; nous amuse, sans que nous puissions y rien voir de plus! Enfin nous trouvons qu’elle se communique au fer m&ecirc;me, aimant&eacute; dans un certain sens. Un jour nous allons &agrave; la foire; un joueur de gobelets attire avec un morceau de pain un canard de cire flottant sur un bassin d’eau. Fort surpris, nous ne disons pourtant pas: c’est un sorcier; car nous ne savons ce que c’est qu’un sorcier. Sans cesse frapp&eacute;s d’effets dont nous iguorons les causes, nous ne nous pressons de juger de rien, et nous restons en repos dans notre ignorance jusqu’&agrave; ce que nous trouvions l’occasion d’en sortir.

[588:] De retour au logis, &agrave; force de parler du canard de la foire, nous allons nous mettre en t&ecirc;te de l’imiter: nous prenons une bonne aiguille bien aimant&eacute;e, nous l’entourons de cire blanche, que nous fa&ccedil;onnons de notre mieux en forme de canard, de sorte que l’aiguille traverse le corps et que la t&ecirc;te fasse le bec. Nous posons sur l’eau le canard, nous approchons du bec un anneau de clef, et nous voyons, avec une joie facile &agrave; comprendre, que notre canard suit la clef pr&eacute;cis&eacute;ment comme celui de la foire suivait le morceau de pain. Observer dans quelle direction le canard s’arr&ecirc;te sur l’eau quand on l’y laisse en repos, c’est ce que nous pourrons faire une autre fois. Quant &agrave; pr&eacute;sent, tout occup&eacute;s de notre objet, nous n’en voulons pas davantage.

[589:] D&egrave;s le m&ecirc;me soir nous retournons &agrave; la foire avec du pain pr&eacute;par&eacute; dans nos poches; et, sit&ocirc;t que le joueur de gobelets a fait son tour, mon petit docteur, qui se contenait &agrave; peine, lui dit que ce tour n’est pas difficile, et que lui-m&ecirc;me en fera bien autant. Il est pris au mot: &agrave; l’instant, il tire de sa poche le pain o&ugrave; est cach&eacute; le morceau de fer; en approchant de la table, le coeur lui bat; il pr&eacute;sente le pain presque en tremblant; le canard vient et le suit; l’enfant s’&eacute;crie et tressaillit d’aise. Aux battements de mains, aux acclamations de l’assembl&eacute;e la t&ecirc;te lui tourne, il est hors de lui. Le bateleur interdit vient pourtant l’embrasser, le f&eacute;liciter, et le prie de l’honorer encore le lendemain de sa pr&eacute;sence, ajoutant qu’il aura soin d’assembler plus de monde encore pour applaudir &agrave; son habilet&eacute;. Mon petit naturaliste enorgueilli veut babiller, mais sur-le-champ je lui ferme la bouche, et l’emm&egrave;ne combl&eacute; d’&eacute;loges.

[590:] L’enfant, jusqu’au lendemain, compte les minutes avec une risible inqui&eacute;tude. Il invite tout ce qu’il rencontre; il voudrait que tout le genre humain f&ucirc;t t&eacute;moin de sa gloire; il attend l’heure avec peine, il la devance; on vole au rendez-vous; la salle est d&eacute;j&agrave; pleine. En entrant, son jeune coeur s’&eacute;panouit. D’autres jeux doivent pr&eacute;c&eacute;der; le joueur de gobelets se surpasse et fait des choses surprenantes. L’enfant ne voit rien de tout cela; il s’agite, il sue, il respire &agrave; peine; il passe son temps &agrave; manier dans sa poche son morceau de pain d’une main tremblante d’impatience. Enfin son tour vient; le ma&icirc;tre l’annonce au public avec pompe. Il s’approche un peu honteux, il tire son pain... Nouvelle vicissitude des choses humaines! Le canard, si priv&eacute; la veille, est devenu sauvage aujourd’hui; au lieu de pr&eacute;senter le bec, il tourne la queue et s’enfuit; il &eacute;vite le pain et la main qui le pr&eacute;sente avec autant de soin qu’il les suivait auparavant. Apr&egrave;s mille essais inutiles et toujours hu&eacute;s, l’enfant se plaint, dit qu’on le trompe, que c’est un autre canard qu’on a substitu&eacute; au premier, et d&eacute;fie le joueur de gobelets d’attirer celui-ci.

[591:] Le joueur de gobelets, sans r&eacute;pondre, prend un morceau de pain, le pr&eacute;sente au canard; &agrave; l’instant le canard suit le pain, et vient &agrave; la main qui le retire. L’enfant prend le m&ecirc;me morceau de pain; mais loin de r&eacute;ussir mieux qu’auparavant, il voit le canard se moquer de lui et faire des pirouettes tout autour du bassin: il s’&eacute;loigne enfin tout confus, et n’ose plus s’exposer aux hu&eacute;es.

[592:] Alors le joueur de gobelets prend le morceau de pain que l’enfant avait apport&eacute;, et s’en sert avec autant de succ&egrave;s que du sien: il en tire le fer devant tout le monde, autre ris&eacute;e &agrave; nos d&eacute;pens; puis de ce pain ainsi vid&eacute;, il attire le canard comme auparavant. Il fait la m&ecirc;me chose avec un autre morceau coup&eacute; devant tout le monde par une main tierce, il en fait autant avec son gant, avec le bout de son doigt; enfin il s’&eacute;loigne au milieu de la chambre, et, du ton d’emphase propre &agrave; ces gens-l&agrave;, d&eacute;clarant que son canard n’ob&eacute;ira pas moins &agrave; sa voix qu’&agrave; son geste, il lui parle et le canard ob&eacute;it; il lui dit d’aller &agrave; droite et il va &agrave; droite, de revenir et il revient, de tourner et il tourne: le mouvement est aussi prompt que l’ordre. Les applaudissements redoubl&eacute;s sont autant d’affronts pour nous. Nous nous &eacute;vadons sans &ecirc;tre aper&ccedil;us, et nous nous renfermons dans notre chambre, sans aller raconter nos succ&egrave;s &agrave; tout le monde comme nous l’avions projet&eacute;.

[593:] Le lendemain matin l’on frappe &agrave; notre porte; j’ouvre: c’est l’homme aux gobelets. Il se plaint modestement de notre conduite. Que nous avait-il fait pour nous engager &agrave;vouloir d&eacute;cr&eacute;diter ses jeux et lui &ocirc;ter son gagne-pain? Qu’y a-t-il donc de si merveilleux dans l’art d’attirer un canard de cire, pour acheter cet honneur aux d&eacute;pens de la subsistance d’un honn&ecirc;te homme? Ma foi, messieurs, si j’avais quelque autre talent pour vivre, je ne me glorifierais gu&egrave;re de celui-ci. Vous deviez croire qu’un homme qui a pass&eacute; sa vie &agrave; s’exercer &agrave; cette ch&eacute;tive industrie en sait l&agrave;-dessus plus que vous, qui ne vous en occupez que quelques moments. Si je ne vous ai pas d’abord montr&eacute; mes coups de ma&icirc;tre, c’est qu’il ne faut pas se presser d’&eacute;taler &eacute;tourdiment ce qu’on sait; j’ai toujours soin de conserver mes meilleurs tours pour l’occasion, et apr&egrave;s celui-ci, j’en ai d’autres encore pour arr&ecirc;ter de jeunes indiscrets. Au reste, messieurs, je viens de bon coeur vous apprendre ce secret qui vous a tant embarrass&eacute;s, vous priant de n’en pas abuser pour me nuire, et d’&ecirc;tre plus retenus une autre fois.

[594:] Alors il nous montre sa machine, et nous voyons avec la derni&egrave;re surprise qu’elle ne consiste qu’en un aimant fort et bien arm&eacute;, qu’un enfant cach&eacute; sous la table faisait mouvoir sans qu’on s’en aper&ccedil;&ucirc;t.

[595:] L’homme replie sa machine; et, apr&egrave;s lui avoir fait nos remerciements et nos excuses, nous voulons lui faire un pr&eacute;sent; il le refuse. Non, messieurs, je n’ai pas assez &agrave; me louer de vous pour accepter vos dons; je vous laisse oblig&eacute;s &agrave; moi malgr&eacute; vous; c’est ma seule vengeance. Apprenez qu’il y a de la g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; dans tous les &eacute;tats; je fais payer mes tours et non mes le&ccedil;ons.

[596:] En sortant, il m’adresse &agrave; moi nomm&eacute;ment et tout haut une r&eacute;primande. J’excuse volontiers, me dit-il, cet enfant; il n’a p&eacute;ch&eacute; que par ignorance. Mais vous, monsieur, qui deviez conna&icirc;tre sa faute, pourquoi la lui avoir laiss&eacute; faire? Puisque vous vivez ensemble, comme le plus &acirc;g&eacute; vous lui devez vos soins, vos conseils; votre exp&eacute;rience est l’autorit&eacute; qui doit le conduire. En se reprochant, &eacute;tant grand, les torts de sa jeunesse, il vous reprochera sans doute ceux dont vous ne l’aurez pas averti.

[597:] Il part et nous laisse tous deux tr&egrave;s confus. Je me bl&acirc;me de ma molle facilit&eacute;; je promets &agrave; l’enfant de la sacrifier une autre fois &agrave; son int&eacute;r&ecirc;t, et de l’avertir de ses fautes avant qu’il en fasse; car le temps approche o&ugrave; nos rapports vont changer, et o&ugrave; la s&eacute;v&eacute;rit&eacute; du ma&icirc;tre doit succ&eacute;der &agrave; la complaisance du camarade; ce changement doit s’amener par degr&eacute;s; il faut tout pr&eacute;voir, et tout pr&eacute;voir de fort loin.

[598:] Le lendemain nous retournons &agrave; la foire pour revoir le tour dont nous avons appris le secret. Nous abordons avec un profond respect notre bateleur Socrate; &agrave; peine osons-nous lever les yeux sur lui: il nous comble d’honn&ecirc;tet&eacute;s, et nous place avec une distinction qui nous humilie encore. Il fait ses tours comme &agrave; l’ordinaire; mais il s’amuse et se compla&icirc;t longtemps &agrave; celui du canard, en nous regardant souvent d’un air assez fier. Nous savons tout, et nous ne soufflons pas. Si mon &eacute;l&egrave;ve osait seulement ouvrir la bouche, ce serait un enfant &agrave; &eacute;craser.

[599:] Tout le d&eacute;tail de cet exemple importe plus qu’il ne semble. Que de le&ccedil;ons dans une seule! Que de suites mortifiantes attire le premier mouvement de vanit&eacute;! Jeune ma&icirc;tre, &eacute;piez ce premier mouvement avec soin. Si vous savez en faire sortir ainsi l’humiliation, les disgr&acirc;ces, soyez s&ucirc;r qu’il n’en reviendra de longtemps un second. Que d’appr&ecirc;ts! direz-vous. J’en conviens, et le tout pour nous faire une boussole qui nous tienne lieu de m&eacute;ridienne.

[600:] Ayant appris que l’aimant agit &agrave; travers les autres corps, nous n’avons rien de plus press&eacute; que de faire une machine semblable &agrave; celle que nous avons vue: une table &eacute;vid&eacute;e, un bassin tr&egrave;s plat ajust&eacute; sur cette table, et rempli de quelques lignes d’eau, un canard fait avec un peu plus de soin, etc. Souvent attentifs autour du bassin, nous remarquons enfin que le canard en repos affecte toujours &agrave; peu pr&egrave;s la m&ecirc;me direction. Nous suivons cette exp&eacute;rience, nous examinons cette direction: nous trouvons qu’elle est du midi au nord. Il n’en faut pas davantage: notre boussole est trouv&eacute;e, ou autant vaut; nous voil&agrave; dans la physique.

[601:] Il y a divers climats sur la terre, et diverses temp&eacute;ratures &agrave; ces climats. Les saisons varient plus sensiblement &agrave; mesure qu’on approche du p&ocirc;le; tous les corps se resserrent au froid et se dilatent &agrave; la chaleur; cet effet est plus mesurable dans les liqueurs, et plus sensible dans les liqueurs spiritueuses; de l&agrave; le thermom&egrave;tre. Le vent frappe le visage; l’air est donc un corps, un fluide; on le sent, quoiqu’on n’ait aucun moyen de le voir. Renversez un verre dans l’eau, l’eau ne le remplira pas &agrave; moins que vous ne laissiez &agrave; l’air une issue; l’air est donc capable de r&eacute;sistance. Enfoncez le verre davantage, l’eau gagnera dans l’espace l’air, sans pouvoir remplir tout &agrave; fait cet espace; l’air est donc capable de compression jusqu’&agrave; certain point. Un ballon rempli d’air comprim&eacute; bondit mieux que rempli de toute autre mati&egrave;re; l’air est donc un corps &eacute;lastique. Etant &eacute;tendu dans le bain, soulevez horizontalement le bras hors de l’eau, vous le sentirez charg&eacute; d’un poids terrible; l’air est donc un corps pesant. En mettant l’air en &eacute;quilibre avec d’autres fluides, on peut mesurer son poids: de l&agrave; le barom&egrave;tre, le siphon, la canne &agrave; vent, la machine pneumatique. Toutes les lois de la statique et de l’hydrostatique se trouvent par des exp&eacute;riences tout aussi grossi&egrave;res. Je ne veux pas qu’on entre pour rien de tout cela dans un cabinet de physique exp&eacute;rimentale: tout cet appareil d’instruments et de machines me d&eacute;pla&icirc;t. L’air scientifique tue la science. Ou toutes ces machines effrayent un enfant, ou leurs figures partagent et d&eacute;robent l’attention qu’il devrait &agrave; leurs effets.

[602:] Je veux que nous fassions nous-m&ecirc;mes toutes nos machines; et je ne veux pas commencer par faire l’instrument avant l’exp&eacute;rience; mais je veux qu’apr&egrave;s avoir entrevu l’exp&eacute;rience comme par hasard, nous inventions peu &agrave; peu l’instrument qui doit la v&eacute;rifier. J’aime mieux que nos instruments ne soient point si parfaits et si justes, et que nous ayons des id&eacute;es plus nettes de ce qu’ils doivent &ecirc;tre, et des op&eacute;rations qui doivent en r&eacute;sulter. Pour ma premi&egrave;re le&ccedil;on de statique, au lieu d’aller chercher des balances, je mets un b&acirc;ton en travers sur le dos d’une chaise, je mesure la longueur des deux parties du b&acirc;ton en &eacute;quilibre, j’ajoute de part et d’autre des poids, tant&ocirc;t &eacute;gaux, tant&ocirc;t in&eacute;gaux; et, le tirant ou le poussant autant qu’il est n&eacute;cessaire, je trouve enfin que l’&eacute;quilibre r&eacute;sulte d’une proportion r&eacute;ciproque entre la quantit&eacute; des poids et la longueur des leviers. Voil&agrave; d&eacute;j&agrave; mon petit physicien capable de rectifier des balances avant que d’en avoir vu.

[603:] Sans contredit on prend des notions bien plus claires et bien plus s&ucirc;res des choses qu’on apprend ainsi de soi-m&ecirc;me, que de celles qu’on tient des enseignements d’autrui; et, outre qu’on n’accoutume point sa raison &agrave;se soumettre servilement &agrave; l’autorit&eacute;, l’on se rend plus ing&eacute;nieux &agrave; trouver des rapports, &agrave; lier des id&eacute;es, &agrave;inventer des instruments, que quand, adoptant tout cela tel qu’on nous le donne, nous laissons affaisser notre esprit dans la nonchalance, comme le corps d’un homme qui, toujours habill&eacute;, chauss&eacute;, servi par ses gens et tra&icirc;n&eacute; par ses chevaux, perd &agrave; la fin la force et l’usage de ses membres. Boileau se vantait d’avoir appris &agrave; Racine &agrave;rimer difficilement. Parmi tant d’admirables m&eacute;thodes pour abr&eacute;ger l’&eacute;tude des sciences, nous aurions grand besoin que quelqu’un nous en donn&acirc;t une pour les apprendre avec effort.

[604:] L’avantage le plus sensible de ces lentes et laborieuses recherches est de maintenir, au milieu des &eacute;tudes sp&eacute;culatives, le corps dans son activit&eacute;, les membres dans leur souplesse, et de former sans cesse les mains au travail et aux usages utiles &agrave; l’homme. Tant d’instruments invent&eacute;s pour nous guider dans nos exp&eacute;riences et suppl&eacute;er &agrave; la justesse des sens, en font n&eacute;gliger l’exercice. Le graphom&egrave;tre dispense d’estimer la grandeur des angles; l’oeil qui mesurait avec pr&eacute;cision les distances s’en fie &agrave; la cha&icirc;ne qui les mesure pour lui; la romaine m’exempte de juger &agrave; la main le poids que je connais par elle. Plus nos outils sont ing&eacute;nieux, plus nos organes deviennent grossiers et maladroits: &agrave; force de rassembler des machines autour de nous, nous n’en trouvons plus en nous-m&ecirc;mes.

[605:] Mais, quand nous mettons &agrave; fabriquer ces machines l’adresse qui nous en tenait lieu, quand nous employons &agrave; les faire la sagacit&eacute; qu’il fallait pour nous en passer, nous gagnons sans rien perdre, nous ajoutons l’art &agrave; la nature, et nous devenons plus ing&eacute;nieux, sans devenir moins adroits. Au lieu de coller un enfant sur des livres, si je l’occupe dans un atelier, ses mains travaillent au profit de son esprit: il devient philosophe et croit n’&ecirc;tre qu’un ouvrier. Enfin cet exercice a d’autres usages dont je parlerai ci-apr&egrave;s; et l’on verra comment des jeux de la philosophie on peut s’&eacute;lever aux v&eacute;ritables fonctions de l’homme.

[606:] J’ai d&eacute;j&agrave; dit que les connaissances purement sp&eacute;culatives ne convenaient gu&egrave;re aux enfants, m&ecirc;me approchant de l’adolescence; mais sans les faire entrer bien avant dans la physique syst&eacute;matique, faites pourtant que toutes leurs exp&eacute;riences se lient l’une &agrave; l’autre par quelque sorte de d&eacute;duction, afin qu’&agrave; l’aide de cette cha&icirc;ne ils puissent les placer par ordre dans leur esprit, et se les rappeler au besoin; car il est bien difficile que des faits et m&ecirc;me des raisonnements isol&eacute;s tiennent longtemps dans la m&eacute;moire, quand on manque de prise pour les y ramener.

[607:] Dans la recherche des lois de la nature, commencez toujours par les ph&eacute;nom&egrave;nes les plus communs et les plus sensibles, et accoutumez votre &eacute;l&egrave;ve &agrave; ne pas prendre ces ph&eacute;nom&egrave;nes pour des raisons, mais pour des faits. Je prends une pierre, je feins de la poser en l’air; j’ouvre la main, la pierre tombe. Je regarde Emile attentif a ce que je fais, et je lui dis: Pourquoi cette pierre est-elle tomb&eacute;e?

[608:] Quel enfant restera court &agrave; cette question? Aucun, pas meme Emile, si je n’ai pris grand soin de le pr&eacute;parer &agrave; n’y savoir pas r&eacute;pondre. Tous diront que la pierre tombe parce qu’elle est pesante. Et qu’est-ce qui est pesant? C’est ce qui tombe. La pierre tombe donc parce qu’elle tombe? Ici mon petit philosophe est arr&ecirc;t&eacute; tout de bon. Voil&agrave; sa premi&egrave;re le&ccedil;on de physique syst&eacute;matique, et soit qu’elle lui profite ou non dans ce genre, ce sera toujours une le&ccedil;on de bon sens.

[609:] A mesure que l’enfant avance en intelligence, d’autres consid&eacute;rations importantes nous obligent &agrave; plus de choix dans ses occupations. Sit&ocirc;t qu’il parvient &agrave; se conna&icirc;tre assez lui-m&ecirc;me pour concevoir en quoi consiste son bien-&ecirc;tre, sit&ocirc;t qu’il peut saisir des rapports assez &eacute;tendus pour juger de ce qui lui convient et de ce qui ne lui convient pas, d&egrave;s lors il est en &eacute;tat de sentir la diff&eacute;rence du travail &agrave; l’amusement, et de ne regarder celui-ci que comme le d&eacute;lassement de l’autre. Alors des objets d’utilit&eacute; r&eacute;elle peuvent entrer dans ses &eacute;tudes, et l’engager &agrave; y donner une application plus constante qu’il n’en donnait &agrave; de simples amusements. La loi de la n&eacute;cessit&eacute;, toujours renaissante, apprend de bonne heure &agrave; l’homme &agrave; faire ce qui ne lui pla&icirc;t pas pour pr&eacute;venir un mal qui lui d&eacute;plairait davantage. Tel est l’usage de la pr&eacute;voyance; et, de cette pr&eacute;voyance bien ou mal r&eacute;gl&eacute;e, na&icirc;t toute la sagesse ou toute la mis&egrave;re humaine.

[610:] Tout homme veut &ecirc;tre heureux; mais, pour parvenir &agrave;l’&ecirc;tre, il faudrait commencer par savoir ce que c’est que le bonheur. Le bonheur de l’homme naturel est aussi simple que sa vie; il consiste &agrave; ne pas souffrir: la sant&eacute;, la libert&eacute;, le n&eacute;cessaire le constituent. Le bonheur de l’homme moral est autre chose; mais ce n’est pas de celui-l&agrave; qu’il est ici question. Je ne saurais trop r&eacute;p&eacute;ter qu’il n’y a que des objets purement physiques qui puissent int&eacute;resser les enfants, surtout ceux dont on n’a pas &eacute;veill&eacute; la vanit&eacute;, et qu’on n’a point corrompus d’avance par le poison de l’opinion.

[611:] Lorsque avant de sentir leurs besoins ils les pr&eacute;voient, leur intelligence est d&eacute;j&agrave; fort avanc&eacute;e, ils commencent &agrave;conna&icirc;tre le prix du temps. Il importe alors de les accoutumer &agrave; en diriger l’emploi sur des objets utiles, mais d’une utilit&eacute; sensible &agrave; leur &acirc;ge, et &agrave; la port&eacute;e de leurs lumi&egrave;res. Tout ce qui tient &agrave; l’ordre moral et &agrave; l’usage de la soci&eacute;t&eacute; ne doit point sit&ocirc;t leur &ecirc;tre pr&eacute;sent&eacute;, parce qu ils ne sont pas en &eacute;tat de l’entendre. C’est une ineptie d’exiger d’eux qu’ils s’appliquent &agrave; des choses qu’on leur dit vaguement &ecirc;tre pour leur bien, sans qu’ils sachent quel est ce bien, et dont on les assure qu’ils tireront du profit &eacute;tant grands, sans qu’ils prennent maintenant aucun int&eacute;r&ecirc;t &agrave; ce pr&eacute;tendu profit, qu’ils ne sauraient comprendre.

[612:] Que l’enfant ne fasse rien sur parole: rien n est bien pour lui que ce qu’il sent &ecirc;tre tel. En le jetant toujours en avant de ses lumi&egrave;res, vous croyez user de pr&eacute;voyance, et vous en manquez. Pour l’armer de quelques vains instruments dont il ne fera peut-&ecirc;tre jamais d’usage, vous lui &ocirc;tez l’instrument le plus universel de l’homme, qui est le bon sens; vous l’accoutumez &agrave; se laisser toujours conduire, &agrave; n’&ecirc;tre jamais qu’une machine entre les mains d’autrui. Vous voulez qu’il soit docile &eacute;tant petit: c’est vouloir qu’il soit cr&eacute;dule et dupe &eacute;tant grand. Vous lui dites sans cesse: « Tout ce que je vous demande est pour votre avantage; mais vous n’&ecirc;tes pas en &eacute;tat de le conna&icirc;tre. Que m’importe &agrave; moi que vous fassiez ou non ce que j’exige? c’est pour vous seul que vous travaillez. » Avec tous ces beaux discours que vous lui tenez maintenant pour le rendre sage, vous pr&eacute;parez le succ&egrave;s de ceux que lui tiendra quelque jour un visionnaire, un souffleur, un charlatan, un fourbe, ou un fou de toute esp&egrave;ce, pour le prendre &agrave; son pi&egrave;ge ou pour lui faire adopter sa folie.

[613:] Il importe qu’un homme sache bien des choses dont un enfant ne saurait comprendre l’utilit&eacute;; mais faut-il et se peut-il qu’un enfant apprenne tout ce qu’il importe &agrave; un homme de savoir? T&acirc;chez d’apprendre &agrave; l’enfant tout ce qui est utile &agrave; son &acirc;ge, et vous verrez que tout son temps sera plus que rempli. Pourquoi voulez-vous, au pr&eacute;judice des &eacute;tudes qui lui conviennent aujourd’hui, l’appliquer &agrave; celles d’un &acirc;ge auquel il est si peu s&ucirc;r qu’il parvienne? Mais, direz-vous, sera-t-il temps d’apprendre ce qu’on doit savoir quand le moment sera venu d’en faire usage? Je l’ignore: mais ce que je sais, c’est qu’il m’est impossible de l’apprendre plus t&ocirc;t; car nos vrais ma&icirc;tres sont l’exp&eacute;rience et le sentiment, et jamais l’homme ne sent bien ce qui convient &agrave; l’homme que dans les rapports o&ugrave; il s’est trouv&eacute;. Un enfant sait qu’il est fait pour devenir homme, toutes les id&eacute;es qu’il peut avoir de l’&eacute;tat d’homme sont des occasions d’instruction pour lui; mais sur les id&eacute;es de cet &eacute;tat qui ne sont pas &agrave;sa port&eacute;e il doit rester dans une ignorance absolue. Tout mon livre n’est qu’une preuve continuelle de ce principe d’&eacute;ducation.

[614:] Sit&ocirc;t que nous sommes parvenus &agrave; donner &agrave; notre &eacute;l&egrave;ve une id&eacute;e du mot utile, nous avons une grande prise de plus pour le gouverner; car ce mot le frappe beaucoup, attendu qu’il n’a pour lui qu’un sens relatif &agrave; son &acirc;ge, et qu’il en voit clairement le rapport &agrave; son bien-&ecirc;tre actuel. Vos enfants ne sont point frapp&eacute;s de ce mot parce que vous n’avez pas eu soin de leur en donner une id&eacute;e qui soit &agrave; leur port&eacute;e, et que d’autres se chargeant toujours de pourvoir &agrave; ce qui leur est utile, ils n’ont jamais besoin d’y songer eux-m&ecirc;mes, et ne savent ce que c’est qu’utilit&eacute;.

[615:] A quoi cela est-il bon? Voil&agrave; d&eacute;sormais le mot sacr&eacute;, le mot d&eacute;terminant entre lui et moi dans toutes les actions de notre vie: voil&agrave; la question qui de ma part suit infailliblement toutes ses questions, et qui sert de frein &agrave; ces multitudes d’interrogations sottes et fastidieuses dont les enfants fatiguent sans rel&acirc;che et sans fruit tous ceux qui les environnent, plus pour exercer sur eux quelque esp&egrave;ce d’empire que pour en tirer quelque profit. Celui &agrave; qui, pour sa plus importante le&ccedil;on, l’on apprend &agrave; ne vouloir rien savoir que d’utile, interroge comme Socrate; il ne fait pas une question sans s’en rendre &agrave; lui-m&ecirc;me la raison qu’il sait qu’on lui en va demander avant que de la r&eacute;soudre.

[616:] Voyez quel puissant instrument je vous mets entre les mains pour agir sur votre &eacute;l&egrave;ve. Ne sachant les raisons de rien, le voil&agrave; presque r&eacute;duit au silence quand il vous pla&icirc;t; et vous, au contraire, quel avantage vos connaissances et votre exp&eacute;rience ne vous donnent-elles point pour lui montrer l’utilit&eacute; de tout ce que vous lui proposez! Car, ne vous y trompez pas, lui faire cette question, c’est lui apprendre &agrave; vous la faire &agrave; son tour; et vous devez compter, sur tout ce que vous lui proposerez dans la suite, qu’&agrave; votre exemple il ne manquera pas de dire: A quoi cela est-il bon?

[617:] C’est ici peut-&ecirc;tre le pi&egrave;ge le plus difficile &agrave; &eacute;viter pour un gouverneur. Si, sur la question de l’enfant, ne cherchant qu’&agrave; vous tirer d’affaire, vous lui donnez une seule raison qu’il ne soit pas en &eacute;tat d’entendre, voyant que vous raisonnez sur vos id&eacute;es et non sur les siennes, il croira ce que vous lui dites bon pour votre &acirc;ge, et non pour le sien; il ne se fiera plus &agrave; vous, et tout est perdu. Mais o&ugrave; est le ma&icirc;tre qui veuille bien rester court et convenir de ses torts avec son &eacute;l&egrave;ve? tous se font une loi de ne pas convenir m&ecirc;me de ceux qu’ils ont; et moi je m’en ferais une de convenir m&ecirc;me de ceux que je n’aurais pas, quand je ne pourrais mettre mes raisons &agrave;sa port&eacute;e: ainsi ma conduite, toujours nette dans son esprit, ne lui serait jamais suspecte, et je me conserverais plus de cr&eacute;dit en me supposant des fautes, qu’ils ne font en cachant les leurs.

[618:] Premi&egrave;rement, songez bien que c’est rarement &agrave; vous de lui proposer ce qu’il doit apprendre; c’est &agrave; lui de le d&eacute;sirer, de le chercher, de le trouver; &agrave; vous de le mettre &agrave; sa port&eacute;e, de faire na&icirc;tre adroitement ce d&eacute;sir et de lui fournir les moyens de le satisfaire. Il suit de l&agrave; que vos questions doivent &ecirc;tre peu fr&eacute;quentes, mais bien choisies; et que, comme il en aura beaucoup plus &agrave; vous faire que vous &agrave; lui, vous serez toujours moins &agrave; d&eacute;couvert, et plus souvent dans le cas de lui dire: En quoi ce que vous me demandez est-il utile &agrave; savoir?

[619:] De plus, comme il importe peu qu’il apprenne ceci ou cela, pourvu qu’il con&ccedil;oive bien ce qu’il apprend, et l’usage de ce qu’il apprend, sit&ocirc;t que vous n’avez pas &agrave; lui donner sur ce que vous lui dites un &eacute;claircissement qui soit bon pour lui, ne lui en donnez point du tout. Dites-lui sans scrupule: Je n’ai pas de bonne r&eacute;ponse &agrave; vous faire; j’avais tort, laissons cela. Si votre instruction &eacute;tait r&eacute;ellement d&eacute;plac&eacute;e, il n’y a pas de mal &agrave; l’abandonner tout &agrave; fait; si elle ne l’&eacute;tait pas, avec un peu de soin vous trouverez bient&ocirc;t l’occasion de lui en rendre l’utilit&eacute; sensible.

[620:] Je n’aime point les explications en discours; les jeunes gens y font peu d’attention et ne les retiennent gu&egrave;re. Les choses! les choses! Je ne r&eacute;p&eacute;terai jamais assez que nous donnons trop de pouvoir aux mots; avec notre &eacute;ducation babillarde nous ne faisons que des babillards.

[621:] Supposons que, tandis que j’&eacute;tudie avec mon &eacute;l&egrave;ve le cours du soleil et la mani&egrave;re de s’orienter, tout &agrave; coup il m’interrompe pour me demander &agrave; quoi sert tout cela. Quel beau discours je vais lui faire! de combien de choses je saisis l’occasion de l’instruire en r&eacute;pondant &agrave; sa question, surtout si nous avons des t&eacute;moins de notre entretien. Je lui parlerai de l’utilit&eacute; des voyages, des avantages du commerce, des productions particuli&egrave;res &agrave; chaque climat, des moeurs des diff&eacute;rents peuples, de l’usage du calendrier, de la supputation du retour des saisons pour l’agriculture, de l’art de la navigation, de la mani&egrave;re de se conduire sur mer et de suivre exactement sa route, sans savoir o&ugrave; l’on est. La politique, l’histoire naturelle, l’astronomie, la morale m&ecirc;me et le droit des gens entreront dans mon explication, de mani&egrave;re &agrave; donner &agrave; mon &eacute;l&egrave;ve une grande id&eacute;e de toutes ces sciences et un grand d&eacute;sir de les apprendre. Quand j’aurai tout dit, j’aurai fait l’&eacute;talage d’un vrai p&eacute;dant, auquel il n’aura pas compris une seule id&eacute;e. Il aurait grande envie de me demander comme auparavant &agrave; quoi sert de s’orienter; mais il n’ose, de peur que je me f&acirc;che. Il trouve mieux son compte &agrave; feindre d’entendre ce qu’on l’a forc&eacute; d’&eacute;couter. Ainsi se pratiquent les belles &eacute;ducations.

[622:] Mais notre Emile, plus rustiquement &eacute;lev&eacute;, et &agrave; qui nous donnons avec tant de peine une conception dure, n ‘&eacute;coutera rien de tout cela. Du premier mot qu’il n’entendra pas, il va s’enfuir, il va fol&acirc;trer par la chambre, et me laisser p&eacute;rorer tout seul. Cherchons une solution plus grossi&egrave;re; mon appareil scientifique ne vaut rien pour lui.

[623:] Nous observions la position de la for&ecirc;t au nord de Montmorency, quand il m’a interrompu par son importune question: A quoi sert cela? Vous avez raison, lui dis-je, il y faut penser &agrave; loisir; et si nous trouvons que ce travail n’est bon &agrave; rien, nous ne le reprendrons plus, car nous ne manquons pas d’amusements utiles. On s’occupe d’autre chose, et il n’est plus question de g&eacute;ographie du reste de la journ&eacute;e.

[624:] Le lendemain matin, je lui propose un tour de promenade avant le d&eacute;jeuner; il ne demande pas mieux; pour courir, les enfants sont toujours pr&ecirc;ts, et celui-ci a de bonnes jambes. Nous montons dans la for&ecirc;t, nous parcourons les Champeaux, nous nous &eacute;garons, nous ne savons plus o&ugrave; nous sommes; et, quand il s’agit de revenir, nous ne pouvons plus retrouver notre chemin. Le temps se passe, la chaleur vient, nous avons faim; nous nous pressons, nous errons vainement de c&ocirc;t&eacute; et d’autre, nous ne trouvons partout que des bois, des carri&egrave;res, des plaines, nul renseignement pour nous reconna&icirc;tre. Bien &eacute;chauff&eacute;s, bien recrus, bien affam&eacute;s, nous ne faisons avec nos courses que nous &eacute;garer davantage. Nous nous asseyons enfin pour nous reposer, pour d&eacute;lib&eacute;rer. Emile, que je suppose &eacute;lev&eacute; comme un autre enfant, ne d&eacute;lib&egrave;re point, il pleure; il ne sait pas que nous sommes &agrave; la porte de Montmorency, et qu’un simple taillis nous le cache; mais ce taillis est une for&ecirc;t pour lui, un homme de sa stature est enterr&eacute; dans des buissons.

[625:] Apr&egrave;s quelques moments de silence, je lui dis d’un air inquiet: Mon cher Emile, comment ferons-nous pour sortir d’ici ?

[626:] &Eacute;MILE, en nage, et pleurant &agrave; chaudes larmes:

Je n’en sais rien. Je suis las; j’ai faim; j’ai soif; je n’en puis plus.

JEAN-JACQUES:

Me croyez-vous en meilleur &eacute;tat que vous? et pensez-vous que je me fisse faute de pleurer, si je pouvais d&eacute;jeuner de mes larmes? Il ne s’agit pas de pleurer, il s’agit de se reconna&icirc;tre. Voyons votre montre; quelle heure est-il ?

&Eacute;MILE:

Il est midi, et je suis &agrave; jeun.

JEAN-JACQUES:

Cela est vrai, il est midi, et je suis &agrave; jeun.

&Eacute;MILE:

Oh! que vous devez avoir faim!

JEAN-JACQUES:

Le malheur est que mon d&icirc;ner ne viendra pas me chercher ici. Il est midi: c’est justement l’heure o&ugrave; nous observions hier de Montinorency la position de la for&ecirc;t. Si nous pouvions de m&ecirc;me observer de la for&ecirc;t la position de Montmorency!...

&Eacute;MILE:

Oui; mais hier nous voyions la for&ecirc;t, et d’ici nous ne voyons pas la ville.

JEAN-JACQUES:

Voil&agrave; le mal... Si nous pouvions nous passer de la voir pour trouver sa position!

&Eacute;MILE:

O mon bon ami!

JEAN-JACQUES:

Ne disions-nous pas que la for&ecirc;t &eacute;tait...

&Eacute;MILE:

Au nord de Montmorency.

JEAN-JACQUES:

Par cons&eacute;quent Montmorency doit &ecirc;tre...

&Eacute;MILE:

Au sud de la for&ecirc;t.

JEAN-JACQUES:

Nous avons un moyen de trouver le nord &agrave; midi?

&Eacute;MILE:

Oui, par la direction de l’ombre.

JEAN-JACQUES:

Mais le sud ?

&Eacute;MILE:

Comment faire?

JEAN-JACQUES:

Le sud est l’oppos&eacute; du nord.

&Eacute;MILE:

Cela est vrai; il n’y a qu’&agrave; chercher l’oppos&eacute; de l’ombre. Oh! voil&agrave; le sud! voil&agrave; le sud! s&ucirc;rement Montmorency est de ce c&ocirc;t&eacute;.

JEAN-JACQUES:

Vous pouvez avoir raison: prenons ce sentier &agrave; travers le bois.

&Eacute;MILE, frappant des mains, et poussant un cri de joie:

Ah! je vois Montmorency! le voil&agrave; tout devant nous, tout &agrave; d&eacute;couvert. Allons d&eacute;jeuner, allons d&icirc;ner, courons vite: l’astronomie est bonne &agrave; quelque chose.

[627:] Prenez garde que, s’il ne dit pas cette derni&egrave;re phrase, il la pensera; peu importe, pourvu que ce ne soit pas moi qui la dise. Or soyez s&ucirc;r qu’il n’oubliera de sa vie la le&ccedil;on de cette journ&eacute;e; au lieu que, si je n’avais fait que lui supposer tout cela dans sa chambre, mon discours e&ucirc;t &eacute;t&eacute; oubli&eacute; d&egrave;s le lendemain. Il faut parler tant qu’on peut par les actions, et ne dire que ce qu’on ne saurait faire.

[628:] Le lecteur ne s’attend pas que je le m&eacute;prise assez pour lui donner un exemple sur chaque esp&egrave;ce d’&eacute;tude: mais, de quoi qu’il soit question, je ne puis trop exhorter le gouverneur &agrave; bien mesurer sa preuve sur la capacit&eacute; de l’&eacute;l&egrave;ve; car, encore une fois, le mal n’est pas dans ce qu’il n’entend point, mais dans ce qu’il croit entendre.

[629:] Je me souviens que, voulant donner &agrave; un enfant du go&ucirc;t pour la chimie, apr&egrave;s lui avoir montr&eacute; plusieurs pr&eacute;cipitations m&eacute;talliques, je lui expliquais comment se faisait l’encre. Je lui disais que sa noirceur ne venait que d’un fer tr&egrave;s divis&eacute;, d&eacute;tach&eacute; du vitriol, et pr&eacute;cipit&eacute; par une liqueur alcaline. Au milieu de ma docte explication, le petit tra&icirc;tre m’arr&ecirc;ta tout court avec ma question que je lui avais apprise: me voil&agrave; fort embarrass&eacute;.

[630:] Apr&egrave;s avoir un peu r&ecirc;v&eacute;, je pris mon parti; j’envoyai chercher du vin dans la cave du ma&icirc;tre de la maison, et d’autre vin &agrave; huit sous chez un marchand de vin. Je pris dans un petit flacon de la dissolution d’alcali fixe; puis, ayant devant moi, dans deux verres, de ces deux diff&eacute;rents vins, je lui parlai ainsi :

[631:] On falsifie plusieurs denr&eacute;es pour les faire para&icirc;tre meilleures qu’elles ne sont. Ces falsifications trompent l’oeil et le go&ucirc;t; mais elles sont nuisibles, et rendent la chose falsifi&eacute;e pire, avec sa belle apparence, qu’elle n ‘&eacute;tait auparavant.

[632:] On falsifie surtout les boissons, et surtout les vins, parce que la tromperie est plus difficile &agrave; conna&icirc;tre, et donne plus de profit au trompeur.

[633:] La falsification des vins verts ou aigres se fait avec de la litharge, la litharge est une pr&eacute;paration de plomb. Le plomb uni aux acides fait un sel fort doux, qui corrige au go&ucirc;t la verdeur du vin, mais qui est un poison pour ceux qui le boivent. Il importe donc, avant de boire du vin suspect, de savoir s’il est lithargir&eacute; ou s’il ne l’est pas. Or voici comment je raisonne pour d&eacute;couvrir cela.

[634:] La liqueur du vin ne contient pas seulement de l’esprit inflammable, comme vous l’avez vu par l’eau-de-vie qu on en tire; elle contient encore de l’acide, comme vous pouvez le conna&icirc;tre par le vinaigre et le tartre qu’on en tire aussi.

[635:] L’acide a du rapport aux substances m&eacute;talliques, et s’unit avec elles par dissolution pour former un sel compos&eacute;, tel, par exemple, que la rouille, qui n’est qu’un fer dissous par l’acide contenu dans l’air ou dans l’eau, et tel aussi que le vert-de-gris, qui n’est qu’un cuivre dissous par le vinaigre.

[636:] Mais ce m&ecirc;me acide a plus de rapport encore aux substances alcalines qu’aux substances m&eacute;talliques, en sorte que, par l’intervention des premi&egrave;res dans les sels compos&eacute;s dont je viens de vous parler, l’acide est forc&eacute; de l&acirc;cher le m&eacute;tal auquel il est uni, pour s’attacher &agrave; l’alcali.

[637:] Alors la substance m&eacute;tallique, d&eacute;gag&eacute;e de l’acide qui la tenait dissoute, se pr&eacute;cipite et rend la liqueur opaque.

[638:] Si donc un de ces deux vins est lithargir&eacute;, son acide tient la litharge en dissolution. Que j’y verse de la liqueur alcaline, elle forcera l’acide de quitter prise pour s’unir &agrave; elle; le plomb, n’&eacute;tant plus tenu en dissolution, repara&icirc;tra, troublera la liqueur, et se pr&eacute;cipitera enfin dans le fond du verre.

[639:] S’il n’y a point de plomb ni d’aucun m&eacute;tal dans le vin, l’alcali s’unira paisiblement avec l’acide, le tout restera dissous, et il ne se fera aucune pr&eacute;cipitation.

[640:] Ensuite je versai de ma liqueur alcaline successivement dans les deux verres: celui du vin de la maison resta clair et diaphane; l’autre en un moment fut trouble, et au bout d’une heure on vit clairement le plomb pr&eacute;cipit&eacute; dans le fond du verre.

[641:] Voil&agrave;, repris-je, le vin naturel et pur dont on peut boire, et voici le vin falsifi&eacute; qui empoisonne. Cela se d&eacute;couvre par les m&ecirc;mes connaissances dont vous me demandiez l’utilit&eacute;: celui qui sait bien comment se fait l’encre sait conna&icirc;tre aussi les vins frelat&eacute;s.

[642:] J’&eacute;tais fort content de mon exemple, et cependant je m’aper&ccedil;us que l’enfant n’en &eacute;tait point frapp&eacute;. J’eus besoin d’un peu de temps pour sentir que je n’avais fait qu’une sottise: car, sans parler de l’impossibilit&eacute; qu’&agrave; douze ans un enfant p&ucirc;t suivre mon explication, l’utilit&eacute; de cette exp&eacute;rience n’entrait pas dans son esprit, parce qu’ayant go&ucirc;t&eacute; des deux vins, et les trouvant bons tous deux, il ne joignait aucune id&eacute;e &agrave; ce mot de falsification que je pensais lui avoir si bien expliqu&eacute;. Ces autres mots malsain, poison, n’ava&icirc;ent m&ecirc;me aucun sens pour lui; il &eacute;tait l&agrave;-dessus dans le cas de l’historien du m&eacute;decin Philippe: c’est le cas de tous les enfants.

[643:] Les rapports des effets aux causes dont nous n’apercevons pas la liaison, les biens et les maux dont nous n’avons aucune id&eacute;e, les besoins que nous n’avons jamais sentis, sont pour nous; il est impossible de nous int&eacute;resser par eux &agrave; rien faire qui s’y rapporte. On voit &agrave; quinze ans le bonheur d’un homme sage, comme &agrave;trente la gloire du paradis. Si l’on ne con&ccedil;oit bien l’un et l’autre, on fera peu de chose pour les acqu&eacute;rir; et quand m&ecirc;me on les concevrait, on fera peu de chose encore si on ne les d&eacute;sire, si on ne les sent convenables &agrave;soi. Il est ais&eacute; de convaincre un enfant que ce qu’on lui veut enseigner est utile: mais ce n’est rien de le convaincre, si l’on ne sait le persuader. En vain la tranquille raison nous fait approuver ou bl&acirc;mer; il n’y a que la passion qui nous fasse agir; et comment se passionner pour des int&eacute;r&ecirc;ts qu’on n’a point encore?

[644:] Ne montrez jamais rien &agrave; l’enfant qu’il ne puisse voir. Tandis que l’humanit&eacute; lui est presque &eacute;trang&egrave;re, ne pouvant l’&eacute;lever &agrave; l’&eacute;tat d’homme, rabaissez pour lui l’homme &agrave; l’&eacute;tat d’enfant. En songeant &agrave; ce qui lui peut &ecirc;tre utile dans un autre &acirc;ge, ne lui parlez que de ce dont il voit d&egrave;s &agrave; pr&eacute;sent l’utilit&eacute;. Du reste, jamais de comparaisons avec d’autres enfants, point de rivaux, point de concurrents, m&ecirc;me &agrave; la course, aussit&ocirc;t qu’il commence &agrave; raisonner; j’ aime cent fois mieux qu’il n’apprenne pomt ce qu’il n’apprendrait que par jalousie ou par vanit&eacute;. Seulement je marquerai tous les ans les progr&egrave;s qu’il aura faits; je les comparerai &agrave; ceux qu’il fera l’ann&eacute;e suivante; je lui dirai: Vous &ecirc;tes grandi de tant de lignes; voil&agrave; le foss&eacute; que vous sautiez, le fardeau que vous portiez; voici la distance o&ugrave; vous lanciez un caillou, la carri&egrave;re que vous parcouriez d’une haleine, etc.; voyons maintenant ce que vous ferez. Je l’excite ainsi sans le rendre jaloux de personne. Il voudra se surpasser, il le doit; je ne vois nul inconv&eacute;nient qu’il soit &eacute;mule de luim&ecirc;me.

[645:] Je hais les livres; ils n’apprennent qu’&agrave; parler de ce qu’on ne sait pas. On dit qu’Herm&egrave;s grava sur des colonnes les &eacute;l&eacute;ments des sciences, pour mettre ses d&eacute;couvertes &agrave; l’abri d’un d&eacute;luge. S’il les e&ucirc;t bien imprim&eacute;es dans la t&ecirc;te des hommes, elles s’y seraient conserv&eacute;es par tradition. Des cerveaux bien pr&eacute;par&eacute;s sont les monuments o&ugrave; se gravent le plus s&ucirc;rement les connaissances humaines. N’y aurait-il point moyen de rapprocher tant de le&ccedil;ons &eacute;parses dans tant de livres, de les r&eacute;unir sous un objet commun qui p&ucirc;t &ecirc;tre facile &agrave; voir, int&eacute;ressant &agrave; suivre, et qui p&ucirc;t servir de stimulant, m&ecirc;me &agrave; cet &acirc;ge? Si l’on peut inventer une situation o&ugrave; tous les besoins naturels de l’homme se montrent d’une mani&egrave;re sensible &agrave; l’esprit d’un enfant, et o&ugrave; les moyens de pourvoir &agrave; ces m&ecirc;mes besoins se d&eacute;veloppent successivement avec la m&ecirc;me facilit&eacute;, c’est par la peinture vive et na&iuml;ve de cet &eacute;tat qu’il faut donner le premier exercice &agrave; son imagination.

[646:] Philosophe ardent, je vois d&eacute;j&agrave; s’allumer la v&ocirc;tre. Ne vous mettez pas en frais; cette situation est trouv&eacute;e, elle est d&eacute;crite, et, sans vous faire tort, beaucoup mieux que vous ne la d&eacute;cririez vous-m&ecirc;me, du moins avec plus de v&eacute;rit&eacute; et de simplicit&eacute;. Puisqu’il nous faut absolument des livres, il en existe un qui fournit, &agrave; mon gr&eacute;, le plus heureux trait&eacute; d’&eacute;ducation naturelle. Ce livre sera lc premier que lira mon Emile; seul il composera durant longtemps toute sa biblioth&egrave;que, et il y tiendra toujours une place distingu&eacute;e. Il sera le texte auquel tous nos entretiens sur les sciences naturelles ne serviront que de commentaire. Il servira d’&eacute;preuve durant nos progr&egrave;s &agrave; l’&eacute;tat de notre jugement; et, tant que notre go&ucirc;t ne sera pas g&acirc;t&eacute;, sa lecture nous plaira toujours. Quel est donc ce merveilleux livre? Est-ce Aristote? est-ce Pline? est-ce Buffon? Non; c’est Robinson Cruso&eacute;.

[647:] Robinson Cruso&eacute; dans son 11e, seul, d&eacute;pourvu de l’assistance de ses semblables et des instruments de tous les arts, pourvoyant cependant &agrave; sa subsistance, &agrave; sa conservation, et se procurant m&ecirc;me une sorte de bien-&ecirc;tre, voil&agrave; un objet int&eacute;ressant pour tout &acirc;ge, et qu’on a mille moyens de rendre agr&eacute;able aux enfants. Voil&agrave; comment nous r&eacute;alisons l’&icirc;le d&eacute;serte qui me servait d’abord de comparaison. Cet &eacute;tat n’est pas, j’en conviens, celui de l’homme social; vraisemblablement il ne doit pas &ecirc;tre celui d’Emile: mais c’est sur ce m&ecirc;me &eacute;tat qu’il doit appr&eacute;cier tous les autres. Le plus s&ucirc;r moyen de s’&eacute;lever au-dessus des pr&eacute;jug&eacute;s et d’ordonner ses jugements sur les vrais rapports des choses, est de se mettre &agrave; la place d’un homme isol&eacute;, et de juger de tout comme cet homme en doit juger lui-m&ecirc;me, eu &eacute;gard &agrave; sa propre utilit&eacute;.

[648:] Ce roman, d&eacute;barrass&eacute; de tout son fatras, commen&ccedil;ant au naufrage de Robinson pr&egrave;s de son &icirc;le, et finissant &agrave;l’arriv&eacute;e du vaisseau qui vient l’en tirer, sera tout &agrave; la fois l’amusement et l’instruction d’Emile durant l’&eacute;poque dont il est ici question. Je veux que la t&ecirc;te lui en tourne, qu’il s’occupe sans cesse de son ch&acirc;teau, de ses ch&egrave;vres, de ses plantations; qu’il apprenne en d&eacute;tail, non dans ses livres, mais sur les choses, tout ce qu’il faut savoir en pareil cas; qu’il pense &ecirc;tre Robinson lui-m&ecirc;me; qu’il se voie habill&eacute; de peaux, portant un grand bonnet, un grand sabre, tout le grotesque &eacute;quipage de la figure, au parasol pr&egrave;s, dont il n’aura pas besoin. Je veux qu’il s’inqui&egrave;te des mesures &agrave; prendre, si ceci ou cela venait &agrave; lui manquer, qu’il examine la conduite de son h&eacute;ros, qu’il cherche s’il n’a rien omis, s’il n’y avait rien de mieux &agrave; faire; qu’il marque attentivement ses fautes, et qu’il en profite pour n’y pas tomber lui-m&ecirc;me en pareil cas; car ne doutez point qu’il ne projette d’aller faire un &eacute;tablissement semblable; c’est le vrai ch&acirc;teau en Espagne de cet heureux &acirc;ge, o&ugrave; l’on ne conna&icirc;t d’autre bonheur que le n&eacute;cessaire et la libert&eacute;.

[649:] Quelle ressource que cette folie pour un homme habile, qui n’a su la faire na&icirc;tre qu’afin de la mettre &agrave; profit! L’enfant, press&eacute; de se faire un magasin pour son &icirc;le, sera plus ardent pour apprendre. que le ma&icirc;tre pour enseigner. Il voudra savoir tout ce qui est utile, et ne voudra savoir que cela; vous n’aurez plus besoin de le guider, vous n’aurez qu’&agrave; le retenir. Au reste, d&eacute;p&ecirc;chons-nous de l’&eacute;tablir dans cette &icirc;le, tandis qu’il y borne sa f&eacute;licit&eacute;; car le jour approche o&ugrave;, s’il y veut vivre encore, il n’y voudra plus vivre seul, et o&ugrave; Vendredi, qui maintenant ne le touche gu&egrave;re, ne lui suffira pas longtemps.

[650:] La pratique des arts naturels, auxquels peut suffire un seul homme, m&egrave;ne &agrave; la recherche des arts d’industrie, et qui ont besoin du concours de plusieurs mains. Les premiers peuvent s’exercer par des solitaires, par des sauvages; mais les autres ne peuvent na&icirc;tre que dans la soci&eacute;t&eacute;, et la rendent n&eacute;cessaire. Tant qu’on ne conna&icirc;t que le besoin physique, chaque homme se suffit &agrave; lui-m&ecirc;me; l’introduction du superflu rend indispensable le partage et la distribution du travail; car, bien qu’un homme travaillant seul ne gagne que la subsistance d’un homme, cent hommes, travaillant de concert, gagneront de quoi en faire subsister deux cents. Sit&ocirc;t donc qu’une partie des hommes se repose, il faut que le concours des bras de ceux qui travaillent suppl&eacute;e &agrave; l’oisivet&eacute; de ceux qui ne font rien.

[651:] Votre plus grand soin doit &ecirc;tre d’&eacute;carter de l’esprit de votre &eacute;l&egrave;ve toutes les notions des relations sociales qui ne sont pas &agrave; sa port&eacute;e; mais, quand l’encha&icirc;nement des connaissances vous force &agrave; lui montrer la mutuelle d&eacute;pendance des hommes, au lieu de la lui montrer par le c&ocirc;t&eacute; moral, tournez d’abord toute son attention vers l’industrie et les arts m&eacute;caniques, qui les rendent utiles les uns aux autres. En le promenant d’atelier en atelier, ne souffrez jamais qu’il voie aucun travail sans mettre lui-m&ecirc;me la main &agrave; l’oeuvre, ni qu’il en sorte sans savoir parfaitement la raison de tout ce qui s’y fait, ou du moins de tout ce qu’il a observ&egrave;. Pour cela, travaillez vousm&ecirc;me, donnez-lui partout l’exemple; pour le rendre ma&icirc;tre, soyez partout apprenti, et comptez qu’une heure de travail lui apprendra plus de choses qu’il n’en retiendrait d’un jour d’explications.

[652:] Il y a une estime publique attach&eacute;e aux diff&eacute;rents arts en raison inverse de leur utilit&eacute; r&eacute;elle. Cette estime se mesure directement sur leur inutilit&eacute; m&ecirc;me, et cela doit &ecirc;tre. Les arts les plus utiles sont ceux qui gagnent le moins, parce que le nombre des ouvriers se proportionne au besoin des hommes, et que le travail n&eacute;cessaire &agrave; tout le monde reste forc&eacute;ment &agrave; un prix que le pauvre peut payer. Au contraire, ces importants qu’on n’appelle pas artisans, mais artistes, travaillant uniquement pour les oisifs et les riches, mettent un prix arbitraire &agrave; leurs babioles; et, comme le m&eacute;rite de ces vains travaux n’est que dans l’opinion, leur prix m&ecirc;me fait partie de ce m&eacute;rite, et on les estime &agrave; proportion de ce qu’ils co&ucirc;tent. Le cas qu’en fait le riche ne vient pas de leur usage, mais de ce que le pauvre ne les peut payer. Nolo habere bona nisi quibus populus inviderit.

[653:] Que deviendront vos &eacute;l&egrave;ves, si vous leur laissez adopter ce sot pr&eacute;jug&eacute;, si vous le favorisez vous-m&ecirc;me, s’ils vous voient, par exemple, entrer avec plus d’&eacute;gards dans la boutique d’un orf&egrave;vre que dans celle d’un serrurier? Quel jugement porteront-ils du vrai m&eacute;rite des arts et de la v&eacute;ritable valeur des choses, quand ils verront partout le prix de fantaisie en contradiction avec le prix tir&eacute; de l’utilit&eacute; r&eacute;elle, et que plus la chose co&ucirc;te, moins elle vaut? Au premier moment que vous laisserez entrer ces id&eacute;es dans leur t&ecirc;te, abandonnez le reste de leur &eacute;ducation; malgr&eacute; vous ils seront &eacute;lev&eacute;s comme tout le monde; vous avez perdu quatorze ans de soins.

[654:] Emile songeant &agrave; meubler son &icirc;le aura d’autres mani&egrave;res de voir. Robinson e&ucirc;t fait beaucoup plus de cas de la boutique d’un taillandier que de tous les colifichets de Saide. Le premier lui e&ucirc;t paru un homme tr&egrave;s respectable, et l’autre un petit charlatan.

[655:] « Mon fils est fait pour vivre dans le monde; il ne vivra pas avec des sages, mais avec des fous; il faut donc qu’il connaisse leurs folies, puisque c’est par elles qu’ils veulent &ecirc;tre conduits. La connaissance r&eacute;elle des choses peut &ecirc;tre bonne, mais celle des hommes et de leurs jugements vaut encore mieux; car, dans la soci&eacute;t&eacute; humaine, le plus grand instrument de l’homme est l’homme, et le plus sage est celui qui se sert le mieux de cet instrument. A quoi bon donner aux enfants l’id&eacute;e d’un ordre imaginaire tout contraire &agrave; celui qu’ils trouveront &eacute;tabli, et sur lequel il faudra qu’ils se r&eacute;glent? Donnez-leur premi&egrave;rement des le&ccedil;ons pour &ecirc;tre sages, et puis vous leur en donnerez pour juger en quoi les autres sont fous. »

[656:] Voil&agrave; les sp&eacute;cieuses maximes sur lesquelles la fausse prudence des p&egrave;res travaille &agrave; rendre leurs enfants esclaves des pr&eacute;jug&eacute;s dont ils les nourrissent, et jouets eux-m&ecirc;mes de la tourbe insens&eacute;e dont ils pensent faire l’instrument de leurs passions. Pour parvenir &agrave; conna&icirc;tre l’homme, que de choses il faut conna&icirc;tre avant lui! L’homme est la derni&egrave;re &eacute;tude du sage, et vous pr&eacute;tendez en faire la premi&egrave;re d’un enfant! Avant de l’instruire de nos sentiments, commencez par lui apprendre &agrave; les appr&eacute;cier. Est-ce conna&icirc;tre une folie que de la prendre pour la raison! Pour &ecirc;tre sage il faut discerner ce qui ne l’est pas. Comment votre enfant conna&icirc;tra-t-il les hommes, s’il ne sait ni juger leurs jugements ni d&eacute;m&ecirc;ler leurs erreurs? C’est un mal de savoir ce qu’ils pensent, quand on ignore si ce qu’ils pensent est vrai ou faux. Apprenez-lui donc premi&egrave;rement ce que sont les choses en elles-m&ecirc;mes, et vous lui apprendrez apr&egrave;s ce qu’elles sont &agrave; nos yeux; c’est ainsi qu’il saura comparer l’opinion &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, et s’&eacute;lever au-dessus du vulgaire; car on ne conna&icirc;t point les pr&eacute;jug&eacute;s quand on les adopte, et l’on ne m&egrave;ne point le peuple quand on lui ressemble. Mais si vous commencez par l’instruire de l’opinion publique avant de lui apprendre &agrave; l’appr&eacute;cier, assurez-vous que, quoi que vous puissiez faire, elle deviendra la sienne, et que vous ne la d&eacute;truirez plus. Je conclus que, pour rendre un jeune homme judicieux, il faut bien former ses jugements, au lieu de lui dicter les n&ocirc;tres.

[657:] Vous voyez que jusqu’ici je n’ai point parl&eacute; des hommes &agrave; mon &eacute;l&egrave;ve, il aurait eu trop de bon sens pour m’entendre; ses relations avec son esp&egrave;ce ne lui sont pas encore assez sensibles pour qu’il puisse juger des autres par lui. Il ne conna&icirc;t d’&ecirc;tre humain que lui seul, et m&ecirc;me il est bien &eacute;loign&eacute; de se conna&icirc;tre; mais s’il porte peu de jugements sur sa personne, au moins il n’en porte que de justes. Il ignore quelle est la place des autres, mais il sent la sienne et s’y tient. Au lieu des lois sociales qu’il ne peut conna&icirc;tre, nous l’avons li&eacute; des cha&icirc;nes de la n&eacute;cessit&eacute;. Il n’est presque encore qu’un &ecirc;tre physique, continuons de le traiter comme tel.

[658:] C’est par leur rapport sensible avec son utilit&eacute;, sa s&ucirc;ret&eacute;, sa conservation, son bien-&ecirc;tre, qu’il doit appr&eacute;cier tous les corps de la nature et tous les travaux des hommes. Ainsi le fer doit &ecirc;tre &agrave; ses yeux d’un beaucoup plus grand prix que l’or, et le verre que le diamant; de m&ecirc;me, il honore beaucoup plus un cordonnier, un ma&ccedil;on, qu’un Lempereur, un Le Blanc, et tous les joailliers de l’Europe; un p&acirc;tissier est surtout &agrave; ses yeux une homme tr&egrave;s important, et il donnerait toute l’acad&eacute;mie des sciences pour le moindre confiseur de la rue des Lombards. Les orf&egrave;vres, les graveurs, les doreurs, les brodeurs, ne sont &agrave; son avis que des fain&eacute;ants qui s’amusent &agrave; des jeux parfaitement inutiles; il ne fait pas m&ecirc;me un grand cas de l’horlogerie. L’heureux enfant jouit du temps sans en &ecirc;tre esclave: il en profite et n’en conna&icirc;t pas le prix. Le calme des passions qui rend pour lui sa succession toujours &eacute;gale lui tient lieu d’instrument pour le mesurer au besoin. En lui supposant une montre, aussi bien qu’en le faisant pleurer, je me donnais un Emile vulgaire, pour &ecirc;tre utile et me faire entendre; car, quant au v&eacute;ritable, un enfant si diff&eacute;rent des autres ne servirait d’exemple &agrave; rien.

[659:] Il y a un ordre non moins naturel et plus judicieux encore, par lequel on consid&egrave;re les arts selon les rapports de n&eacute;cessit&eacute; qui les lient, mettant au premier rang les plus ind&eacute;pendants, et au dernier ceux qui d&eacute;pendent d’un plus grand nombre d’autres. Cet ordre, qui fournit d’importantes consid&eacute;rations sur celui de la soci&eacute;t&eacute; g&eacute;n&eacute;rale, est semblable au pr&eacute;c&eacute;dent, et soumis au m&ecirc;me renversement dans l’estime des hommes; en sorte que l’emploi des mati&egrave;res premi&egrave;res se fait dans des m&eacute;tiers sans honneur, presque sans profit, et que plus elles changent de mains, plus la main-d’oeuvre augmente de prix et devient honorable. Je n’examine pas s’il est vrai que l’industrie soit plus grande et m&eacute;rite plus de r&eacute;compense dans les arts minutieux qui donnent la derni&egrave;re forme &agrave; ces mati&egrave;res, que dans le premier travail qui les convertit &agrave; l’usage des hommes: mais je dis qu’en chaque chose l’art dont l’usage est le plus g&eacute;n&eacute;ral et le plus indispensable est incontestablement celui qui m&eacute;rite le plus d’estime, et que celui &agrave; qui moins d’autres arts sont n&eacute;cessaires, la m&eacute;rite encore par-dessus les plus subordonn&eacute;s, parce qu’il est plus libre et plus pr&egrave;s de l’ind&eacute;pendance. Voil&agrave; les v&eacute;ritables r&egrave;gles de l’appr&eacute;ciation des arts et de l’industrie; tout le reste est arbitraire et d&eacute;pend de l’opinion.

[660:] Le premier et le plus respectable de tous les arts est l’agriculture: je mettrais la forge au second rang, la charpente au troisi&egrave;me, et ainsi de suite. L’enfant qui n’aura point &eacute;t&eacute; s&eacute;duit par les pr&eacute;jug&eacute;s vulgaires en jugera pr&eacute;cis&eacute;ment ainsi. Que de r&eacute;flexions importantes notre Emile ne tirera-t-il point l&agrave;-dessus de son Robin-son! Que pensera-t-il en voyant que les arts ne se perfectionnent qu’en se subdivisant, en multipliant &agrave; l’infini les instruments des uns et des autres? Il se dira: Tous ces gens-l&agrave; sont sottement ing&eacute;nieux: on croirait qu’ils ont peur que leurs bras et leurs doigts ne leur servent &agrave;quelque chose, tant ils inventent d’instruments pour s’en passer. Pour exercer un seul art ils sont asservis &agrave;mille autres; il faut une ville &agrave; chaque ouvrier. Pour mon camarade et moi, nous mettons notre g&eacute;nie dans notre adresse; nous nous faisons des outils que nous puissions porter partout avec nous. Tous ces gens si fiers de leurs talents dans Paris ne sauraient rien dans notre &icirc;le, et seraient nos apprentis &agrave; leur tour.

[661:] Lecteur, ne vous arr&ecirc;tez pas &agrave; voir ici l’exercice du corps et l’adresse des mains de notre &eacute;l&egrave;ve; mais consid&eacute;rez quelle direction nous donnons &agrave; ses curiosit&eacute;s enfantines; consid&eacute;rez le sens, l’esprit inventif, la pr&eacute;voyance; consid&eacute;rez quelle t&ecirc;te nous allons lui former. Dans tout ce qu’il verra, dans tout ce qu’il fera, il voudra tout conna&icirc;tre, il voudra savoir la raison de tout; d’instrument en instrument, il voudra toujours remonter au premier; il n’admettra rien par supposition; il refuserait d’apprendre ce qui demanderait une connaissance ant&eacute;rieure qu’il n’aurait pas: s’il voit faire un ressort, il voudra savoir comment l’acier a &eacute;t&eacute; tir&eacute; de la mine; s’il voit assembler les pi&egrave;ces d’un coffre, il voudra savoir comment l’arbre a &eacute;t&eacute; coup&eacute;; s’il travaille lui-m&ecirc;me, &agrave; chaque outil dont il se sert, il ne manquera pas de se dire: Si je n’avais pas cet outil, comment m’y prendrais-je pour en faire un semblable ou pour m’en passer?

[662:] Au reste, une erreur difficile &agrave; &eacute;viter dans les occupations pour lesquelles le maitre se passionne est de supposer toujours le m&ecirc;me go&ucirc;t &agrave; l’enfant: gardez, quand l’amusement du travail vous emporte, que lui cependant ne s’ennuie sans vous l’oser t&eacute;moigner. L’enfant doit &ecirc;tre tout &agrave; la chose; mais vous devez &ecirc;tre tout &agrave; l’enfant, l’observer, l’&eacute;pier sans rel&acirc;che et sans qu’il y paraisse, pressentir tous -ses sentiments d’avance, et pr&eacute;venir ceux qu’il ne doit pas avoir, l’occuper enfin de mani&egrave;re que non seulement il se sente utile &agrave; la chose, mais qu’il s’y plaise &agrave; force de bien comprendre &agrave; quoi sert ce qu’il fait.

[663:] La soci&eacute;t&eacute; des arts consiste en &eacute;changes d’industrie, celle du commerce en &eacute;changes de choses, celle des banques en &eacute;changes de signes et d’argent: toutes ces id&eacute;es se tiennent, et les notions &eacute;l&eacute;mentaires sont d&eacute;j&agrave; prises; nous avons jet&eacute; les fondements de tout cela d&egrave;s le premier &acirc;ge, &agrave; l’aide du jardinier Robert. Il ne nous reste maintenant qu’&agrave; g&eacute;n&eacute;raliser ces m&ecirc;mes id&eacute;es, et les &eacute;tendre &agrave; plus d’exemples, pour lui faire comprendre le jeu du trafic pris en lui-m&ecirc;me, et rendu sensible par les d&eacute;tails d’histoire naturelle qui regardent les productions particuli&egrave;res &agrave; chaque pays, par les d&eacute;tails d’arts et de sciences qui regardent la navigation, enfin, par le plus grand ou moindre embarras du transport, selon l’&eacute;loignement des lieux, selon la situation des terres, des mers, des rivi&egrave;res, etc.

[664:] Nulle soci&eacute;t&eacute; ne peut exister sans &eacute;change, nul &eacute;change sans mesure commune, et nulle mesure commune sans &eacute;galit&eacute;. Ainsi, toute soci&eacute;t&eacute; a pour premi&egrave;re loi quelque &eacute;galit&eacute; conventionnelle, soit dans les hommes, soit dans les choses.

[665:] L’&eacute;galit&eacute; conventionnelle entre les hommes, bien diff&eacute;rente de l’&eacute;galit&eacute; naturelle, rend n&eacute;cessaire le droit positif, c’est-&agrave;-dire le gouvernement et les lois. Les connaissances politiques d’un enfant doivent &ecirc;tre nettes et born&eacute;es; il ne doit conna&icirc;tre du gouvernement en g&eacute;n&eacute;ral que ce qui se rapporte au droit de propri&eacute;t&eacute;, dont il a d&eacute;j&agrave; quelque id&eacute;e.

[666:] L’&eacute;galit&eacute; conventionnelle entre les choses a fait inventer la monnaie; car la monnaie n’est qu’un terme de comparaison pour la valeur des choses de diff&eacute;rentes esp&egrave;ces; et en ce sens la monnaie est le vrai lien de la soci&eacute;t&eacute;; mais tout peut &ecirc;tre monnaie; autrefois le b&eacute;tail l’&eacute;tait, des coquillages le sont encore chez plusieurs peuples; le fer fut monnaie &agrave; Sparte, le cuir l’a &eacute;t&eacute; en Su&egrave;de, l’or et l’argent le sont parmi nous.

[667:] Les m&eacute;taux, comme plus faciles &agrave; transporter, ont &eacute;t&eacute; g&eacute;n&eacute;ralement choisis pour termes moyens de tous les &eacute;changes; et l’on a converti ces m&eacute;taux en monnaie, pour &eacute;pargner la mesure ou le poids &agrave; chaque &eacute;change: car la marque de la monnaie n’est qu’une attestation que la pi&egrave;ce ainsi marqu&eacute;e est d’un tel poids; et le prince seul a droit de battre monnaie, attendu que lui seul a droit d’exiger que son t&eacute;moignage fasse autorit&eacute; parmi tout un peuple.

[668:] L’usage de cette invention ainsi expliqu&eacute; se fait sentir au plus stupide. Il est difficile de comparer imm&eacute;diatement des choses de diff&eacute;rentes natures, du drap, par exemple, avec du bl&eacute;; mais, quand on a trouv&eacute; une mesure commune, savoir la monnaie, il est ais&eacute; au fabricant et au laboureur de rapporter la valeur des choses qu’ils veulent &eacute;changer &agrave; cette mesure commune. Si telle quantit&eacute; de drap vaut une telle somme d’argent et que telle quantit&eacute; de bl&eacute; vaille aussi la m&ecirc;me somme d’argent, il s’ensuit que le marchand, recevant ce bl&eacute; pour son drap, fait un &eacute;change &eacute;quitable. Ainsi, c’est par la monnaie que les biens d’esp&egrave;ces diverses deviennent commensurables et peuvent se comparer.

[669:] N’allez pas plus loin que cela, et n’entrez point dans l’explication des effets moraux de cette institution. En toute chose il importe de bien exposer les usages avant de montrer les abus. Si vous pr&eacute;tendiez expliquer aux enfants comment les signes font n&eacute;gliger les choses, comment de la monnaie sont n&eacute;es toutes les chim&egrave;res de l’opinion, comment les pays riches d’argent doivent &ecirc;tre pauvres de tout, vous traiteriez ces enfants non seulement en philosophes, mais en hommes sages, et vous pr&eacute;tendriez leur faire entendre ce que peu de philosophes m&ecirc;me ont bien con&ccedil;u.

[670:] Sur quelle abondance d’objets int&eacute;ressants ne peut-on point tourner ainsi la curiosit&eacute; d’un &eacute;l&egrave;ve, sans jamais quitter les rapports r&eacute;els et mat&eacute;riels qui sont &agrave; sa port&eacute;e, ni souffrir qu’il s’&eacute;l&egrave;ve dans son esprit une seule id&eacute;e qu’il ne puisse pas concevoir! L’art du ma&icirc;tre est de ne laisser jamais appesantir ses observations sur des minuties qui ne tiennent &agrave; rien, mais de le rapprocher sans cesse des grandes relations qu’il doit conna&icirc;tre un jour pour bien juger du bon et du mauvais ordre de la soci&eacute;t&eacute; civile. Il faut savoir assortir les entretiens dont on l’amuse au tour d’esprit qu’on lui a donn&eacute;. Telle question, qui ne pourrait pas m&ecirc;me effleurer l’attention d’un autre, va tourmenter Emile pendant six mois.

[671:] Nous allons d&icirc;ner dans une maison opulente; nous trouvons les appr&ecirc;ts d’un festin, beaucoup de monde, beaucoup de laquais, beaucoup de plats, un service &eacute;l&eacute;gant et fin. Tout cet appareil de plaisir et de f&ecirc;te a quelque chose d’enivrant qui porte &agrave; la t&ecirc;te quand on n’y est pas accoutum&eacute;. Je pressens l’effet de tout cela sur mon jeune &eacute;l&egrave;ve. Tandis que le repas se prolonge, tandis que les services se succ&egrave;dent, tandis qu’autour de la table r&egrave;gnent mille propos bruyants, je m’approche de son oreille, et je lui dis: Par combien de mains estimeriez-vous bien qu’ait pass&eacute; tout ce que vous voyez sur cette table avant que d’y arriver? Quelle foule d’id&eacute;es j’&eacute;veille dans son cerveau par ce peu de mots! A l’instant voil&agrave; toutes les vapeurs du d&eacute;lire abattues. Il r&ecirc;ve, il r&eacute;fl&eacute;chit, il calcule, il s’inqui&egrave;te. Tandis que les philosophes, &eacute;gay&eacute;s par le vin, peut-&ecirc;tre par leurs voisines, radotent et font les enfants, le voil&agrave;, lui, philosophant tout seul dans son coin; il m’interroge; je refuse de r&eacute;pondre, j e le renvoie &agrave; un autre temps; il s’impatiente, il oublie de manger et de boire, il br&ucirc;le d’&ecirc;tre hors de table pour m’entretenir &agrave; son aise. Quel objet pour sa curiosit&eacute;! Quel texte pour son instruction! Avec un jugement sain que rien n’a pu corrompre, que pensera-t-il du luxe, quand il trouvera que toutes les r&eacute;gions du monde ont &eacute;t&eacute; mises &agrave; contribution, que vingt millions de mains ont peut-&ecirc;tre, ont longtemps travaill&eacute;, qu’il en a co&ucirc;t&eacute; la vie peut-&ecirc;tre &agrave; des milliers d’hommes, et tout cela pour lui pr&eacute;senter en pompe &agrave; midi ce qu’il va d&eacute;poser le soir dans sa garde-robe?

[672:] Epiez avec soin les conclusions secr&egrave;tes qu’il tire en son coeur de toutes ces observations. Si vous l’avez moins bien gard&eacute; que je ne le suppose, il peut &ecirc;tre tent&eacute; de tourner ses r&eacute;flexions dans un autre sens, et de se regarder comme un personnage important au monde, en voyant tant de soins concourir pour appr&ecirc;ter son d&icirc;ner. Si vous pressentez ce raisonnement, vous pouvez ais&eacute;ment le pr&eacute;venir avant qu’il le fasse, ou du moins en effacer aussit&ocirc;t l’impression. Ne sachant encore s’approprier les choses que par une jouissance mat&eacute;rielle, il ne peut juger de leur convenance ou disconvenance avec lui que par des rapports sensibles. La comparaison d’un d&icirc;ner simple et rustique, pr&eacute;par&eacute; par l’exercice, assaisonn&eacute; par la faim, par la libert&eacute;, par la joie, avec son festin si magnifique et si compass&eacute;, suffira pour lui faire sentir que tout l’appareil du festin ne lui ayant donn&eacute; aucun profit r&eacute;el, et son estomac sortant tout aussi content de la table du paysan que de celle du financier, il n’y avait rien &agrave; l’un de plus qu’&agrave; l’autre qu’il p&ucirc;t appeler v&eacute;ritablement sien.

[673:] Imaginons ce qu’en pareil cas un gouverneur pourra lui dire. Rappelez-vous bien ces deux repas, et d&eacute;cidez en vous-m&ecirc;me lequel vous avez fait avec le plus de plaisir; auquel avez-vous remarqu&eacute; le plus de joie? auquel a-t-on mang&eacute; de plus grand app&eacute;tit, bu plus gaiement, n de meilleur coeur? lequel a dur&eacute; le plus longtemps sans ennui, et sans avoir besoin d’&ecirc;tre renouvel&eacute; par d’autres services? Cependant voyez la diff&eacute;rence: ce pain bis, que vous trouvez si bon, vient du bl&eacute; recueilli par ce paysan; son vin noir et grossier, mais d&eacute;salt&eacute;rant et sain, est du cru de sa vigne; le linge vient de son chanvre, fil&eacute; l’hiver par sa femme, par ses filles, par sa servante; nulles autres mains que celles de sa famille n’ont fait les appr&ecirc;ts de sa table; le moulin le plus proche et le march&eacute; voisin sont les bornes de l’univers pour lui. En quoi donc avez-vous r&eacute;ellement joui de tout ce qu’ont fourni de plus la terre &eacute;loign&eacute;e et la main des hommes sur l’autre table? Si tout cela ne vous a pas fait faire un meilleur repas, qu’avez-vous gagn&eacute; &agrave; cette abondance? qu’y avait-il l&agrave; qui f&ucirc;t fait pour vous? Si vous eussiez &eacute;t&eacute; le maitre de la maison, pourra-t-il ajouter, tout cela vous f&ucirc;t rest&eacute; plus &eacute;tranger encore: car le soin d’&eacute;taler aux yeux des autres votre jouissance e&ucirc;t achev&eacute; de vous l’&ocirc;ter: vous auriez eu la peine, et eux le plaisir.

[674:] Ce discours peut &ecirc;tre fort beau; mais il ne vaut rien pour Emile, dont il passe la port&eacute;e, et &agrave; qui l’on ne dicte point ses r&eacute;flexions. Parlez-lui donc plus simplement. Apr&egrave;s ces deux &eacute;preuves, dites-lui quelque matin: O&ugrave; d&icirc;nerons-nous aujourd’hui? autour de cette montagne d’argent qui couvre les trois quarts de la table, et de ces parterres de fleurs de papier qu’on sert au dessert sur des miroirs, parmi ces femmes en grand panier qui vous traitent en marionnette, et veulent que vous ayez dit ce que vous ne savez pas; ou bien dans ce village &agrave; deux lieues d’ici, chez ces bonnes gens qui nous re&ccedil;oivent si joyeusesement et nous donnent de si bonne cr&egrave;me? Le choix d’Emile n’est pas douteux; car il n’est ni babillard ni vain; il ne peut souffrir la g&ecirc;ne, et tous nos rago&ucirc;ts fins ne lui plaisent point: mais il est toujours pr&ecirc;t &agrave; courir en campagne, et il aime fort les bons fruits, les bons l&eacute;gumes, la bonne cr&egrave;me, et les bonnes gens. Chemin faisant, la r&eacute;flexion vient d’elle-m&ecirc;me. Je vois que ces foules d’hommes qui travaillent &agrave; ces grands repas perdent bien leurs peines, ou qu’ils ne songent gu&egrave;re &agrave; nos plaisirs.

[675:] Mes exemples, bons peut-&ecirc;tre pour un sujet, seront mauvais pour mille autres. Si l’on en prend l’esprit, on saura bien les varier au besoin; le choix tient &agrave; l’&eacute;tude du g&eacute;nie propre &agrave; chacun, et cette &eacute;tude tient aux occasions qu’on leur offre de se montrer. On n’imaginera pas que, dans l’espace de trois ou quatre ans que nous avons &agrave;remplir ici, nous puissions donner &agrave; l’enfant le plus heureusement n&eacute; une id&eacute;e de tous les arts et de toutes les sciences naturelles, suffisante pour les apprendre un jour lui-m&ecirc;me; mais en faisant ainsi passer devant lui tous les objets qu’il lui importe de conna&icirc;tre, nous le mettons dans le cas de d&eacute;velopper son go&ucirc;t, son talent, de faire les premiers pas vers l’objet o&ugrave; le porte son g&eacute;nie, et de nous indiquer la route qu’il lui faut ouvrir pour seconder la nature.

[676:] Un autre avantage de cet encha&icirc;nement de connaissances born&eacute;es, mais justes, est de les lui montrer par leurs liaisons, par leurs rapports, de les mettre toutes &agrave;leur place dans son estime, et de pr&eacute;venir en lui les pr&eacute;jug&eacute;s qu’ont la plupart des hommes pour les talents qu’ils cultivent, contre ceux qu’ils ont n&eacute;glig&eacute;s. Celui qui voit bien l’ordre du tout voit la place o&ugrave; doit &ecirc;tre chaque partie; celui qui voit bien une partie, et qui la conna&icirc;t &agrave; fond, peut &ecirc;tre un savant homme: l’autre est un homme judicieux; et vous vous souvenez que ce que nous nous proposons d’acqu&eacute;rir est moins la science que le jugement.

[677:] Quoi qu’il en soit, ma m&eacute;thode est ind&eacute;pendante de mes exemples; elle est fond&eacute;e sur la mesure des facult&eacute;s de l’homme &agrave; ses diff&eacute;rents &acirc;ges, et sur le choix des occupations qui conviennent &agrave; ses facult&eacute;s. Je crois qu’on trouverait ais&eacute;ment une autre m&eacute;thode avec laquelle on para&icirc;trait faire mieux; mais si elle &eacute;tait moins appropri&eacute;e &agrave; l’esp&egrave;ce, &agrave; l’&acirc;ge, au sexe, je doute qu’elle e&ucirc;t le m&ecirc;me succes.

[678:] En commen&ccedil;ant cette seconde p&eacute;riode, nous avons profit&eacute; de la surabondance de nos forces sur nos besoins pour nous porter hors de nous; nous nous sommes &eacute;lanc&eacute;s dans les cieux; nous avons mesur&eacute; la terre; nous avons recueilli les lois de la nature, en un mot nous avons parcouru l’&icirc;le enti&egrave;re: maintenant nous revenons &agrave; nous; nous nous rapprochons insensiblement de notre habitation. Trop heureux, en y rentrant, de n’en pas trouver encore en possession l’ennemi qui nous menace, et qui s’appr&ecirc;te &agrave; s’en emparer!

[679:] Que nous reste-t-il &agrave; faire apr&egrave;s avoir observ&eacute; tout ce qui nous environne? d’en convertir &agrave; notre usage tout ce que nous pouvons nous approprier, et de tirer parti de notre curiosit&eacute; pour l’avantage de notre bien-&ecirc;tre. Jusqu’ici nous avons fait provision d’instruments de toute esp&egrave;ce, sans savoir desquels nous aurions besoin. Peut-&ecirc;tre, inutiles &agrave; nous-m&ecirc;mes, les n&ocirc;tres pourront-ils servir &agrave; d’autres; et peut-&ecirc;tre, &agrave; notre tour, aurons-nous besoin des leurs. Ainsi nous trouverions tous notre compte &agrave; ces &eacute;changes: mais, pour les faire, il faut conna&icirc;tre nos besoins mutuels, il faut que chacun sache ce que d’autres ont &agrave; son usage, et ce qu’il peut leur offrir en retour. Supposons dix hommes, dont chacun a dix sortes de besoins. Il faut que chacun, pour son n&eacute;cessaire, s’applique &agrave; dix sortes de travaux; mais, vu la diff&eacute;rence de g&eacute;nie et de talent, l’un r&eacute;ussira moins &agrave; quelqu’un de ces travaux, l’autre &agrave; un autre. Tous, propres &agrave; diverses choses, feront les m&ecirc;mes, et seront mal servis. Formons une soci&eacute;t&eacute; de ces dix hommes, et que chacun s’applique, pour lui seul et pour les neuf autres, au genre d’occupation qui lui convient le mieux; chacun profitera des talents des autres comme si lui seul les avait tous; chacun perfectionnera le sien par un continuel exercice; et il arrivera que tous les dix, parfaitement bien pourvus, auront encore du surabondant pour d’autres. Voil&agrave; le principe apparent de toutes nos institutions. Il n’est pas de mon sujet d’en examiner ici les cons&eacute;quences: c’est ce que j’ai fait dans un autre &eacute;crit.

[680:] Sur ce principe, un homme qui voudrait se regarder comme un &ecirc;tre isol&eacute;, ne tenant du tout &agrave; rien et se suffisant &agrave; lui-m&ecirc;me, ne pourrait &ecirc;tre que mis&eacute;rable. Il lui serait m&ecirc;me impossible de subsister; car, trouvant la terre enti&egrave;re couverte du tien et du mien, et n’ayant rien &agrave; lui que son corps, d’o&ugrave; tirerait-il son n&eacute;cessaire? En sortant de l’&eacute;tat de nature, nous for&ccedil;ons nos semblables d’en sortir aussi; nul n’y peut demeurer malgr&eacute; les autres; et ce serait r&eacute;ellement en sortir, que d’y vouloir rester dans l’impossibilit&eacute; d’y vivre; car la premi&egrave;re loi de la nature est le soin de se conserver.

[681:] Ainsi se forment peu &agrave; peu dans l’esprit d’un enfant les id&eacute;es des relations sociales, m&ecirc;me avant qu’il puisse &ecirc;tre r&eacute;ellement membre actif de la soci&eacute;t&eacute;. Emile voit que, pour avoir des instruments &agrave; son usage, il lui en faut encore &agrave; l’usage des autres, par lesquels il puisse obtenir en &eacute;change les choses qui lui sont n&eacute;cessaires et qui sont en leur pouvoir. Je l’am&egrave;ne ais&eacute;ment &agrave; sentir le besoin de ces &eacute;changes, et &agrave; se mettre en &eacute;tat d’en profiter.

[682:] Monseigneur, il faut que je vive, disait un malheureux auteur satirique au ministre qui lui reprochait l’infamie de ce m&eacute;tier. — Je n’en vois pas la n&eacute;cessit&eacute;, lui repartit froidement l’homme en place. Cette r&eacute;ponse, excellente pour un ministre, e&ucirc;t &eacute;t&eacute; barbare et fausse en toute autre bouche. Il faut que tout homme vive. Cet argument, auquel chacun donne plus ou moins de force &agrave; proportion qu’il a plus ou moins d’humanit&eacute;, me para&icirc;t sans r&eacute;plique pour celui qui le fait relativement &agrave; lui-m&ecirc;me. Puisque, de toutes les aversions que nous donne la nature, la plus forte est celle de mourir, il s’ensuit que tout est permis par elle &agrave; quiconque n’a nul autre moyen possible pour vivre. Les principes sur lesquels l’homme vertueux apprend &agrave; m&eacute;priser sa vie et &agrave; l’immoler &agrave; son devoir sont bien loin de cette simplicit&eacute; primitive. Heureux les peuples chez lesquels on peut &ecirc;tre bon sans effort et juste sans vertu! S’il est quelque mis&eacute;rable &eacute;tat au monde o&ugrave; chacun ne puisse pas vivre sans mal faire et o&ugrave; les citoyens soient fripons par n&eacute;cessit&eacute;, ce n’est pas le malfaiteur qu’il faut pendre, c’est celui qui le force &agrave; le devenir.

[683:] Sit&ocirc;t qu’Emile saura ce que c’est que la vie, mon premier soin sera de lui apprendre &agrave; la conserver. Jusqu’ici je n’ai point distingu&eacute; les &eacute;tats, les rangs, les fortunes; et je ne les distinguerai gu&egrave;re plus dans la suite, parce que l’homme est le m&ecirc;me dans tous les &eacute;tats; que le riche n’a pas l’estomac plus grand que le pauvre et ne dig&egrave;re pas mieux que lui; que le ma&icirc;tre n’a pas les bras plus longs ni plus forts que ceux de son esclave; qu’un grand n’est pas plus grand qu’un homme du peuple; et qu’enfin les besoins naturels &eacute;tant partout les m&ecirc;mes, les moyens d’y pourvoir doivent &ecirc;tre partout &eacute;gaux. Appropriez l’&eacute;ducation de l’homme &agrave; l’homme, et non pas &agrave; ce qui n’est point lui. Ne voyez-vous pas qu’en travaillant &agrave; le former exclusivement pour un &eacute;tat, vous le rendez inutile &agrave; tout autre, et que, s’il pla&icirc;t &agrave; la fortune, vous n’aurez travaill&eacute; qu’&agrave; le rendre malheureux? Qu’y a-t-il de plus ridicule qu’un grand seigneur devenu gueux, qui porte dans sa mis&egrave;re les pr&eacute;jug&eacute;s de sa naissance? Qu’y a-t-il de plus vil qu’un riche appauvri, qui, se souvenant du m&eacute;pris qu’on doit &agrave; la pauvret&eacute;, se sent devenu le dernier des hommes? L’un a pour toute ressource le m&eacute;tier de fripon public, l’autre celui de valet rampant avec ce beau mot: Il faut que je vive.

[684:] Vous vous fiez &agrave; l’ordre actuel de la soci&eacute;t&eacute; sans songer que cet ordre est sujet &agrave; des r&eacute;volutions in&eacute;vitables, et qu’il vous est impossible de pr&eacute;voir ni de pr&eacute;venir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet: les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en &ecirc;tre exempt? Nous approchons de l’&eacute;tat de crise et du si&egrave;cle des r&eacute;volutions. Qui peut vous r&eacute;pondre de ce que vous deviendrez alors? Tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le d&eacute;truire: il n’y a de caract&egrave;res ineffa&ccedil;ables que ceux qu’imprime la nature, et la nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands seigneurs. Que fera donc dans la bassesse ce satrape que vous n’avez &eacute;lev&eacute; que pour la grandeur? Que fera, dans la pauvret&eacute;, ce publicain qui ne sait vivre que d’or? Que fera, d&eacute;pourvu de tout, ce fastueux imb&eacute;cile qui ne sait point user de lui-m&ecirc;me, et ne met son &ecirc;tre que dans ce qui est &eacute;tranger &agrave; lui? Heureux celui qui sait quitter alors l’&eacute;tat qui le quitte, et rester homme en d&eacute;pit du sort! Qu’on loue tant qu’on voudra ce roi vaincu qui veut s’enterrer en furieux sous les d&eacute;bris de son tr&ocirc;ne; moi je le m&eacute;prise; je vois qu’il n’existe que par sa couronne, et qu’il n’est rien du tout s’il n’est roi: mais celui qui la perd et s’en passe est alors au-dessus d’elle. Du rang de roi, qu’un l&acirc;che, un m&eacute;chant, un fou peut remplir comme un autre, il monte &agrave; l’&eacute;tat d’homme, que si peu d’hommes savent remplir. Alors il triomphe de la fortune, il la brave; il ne doit rien qu’&agrave; lui seul; et, quand il ne lui reste &agrave; montrer que lui, il n’est point nul; il est quelque chose. Oui, j’aime mieux cent fois le roi de Syracuse ma&icirc;tre d’&eacute;cole &agrave; Corinthe, et le roi de Mac&eacute;doine greffier &agrave; Rome, qu’un malheureux Tarquin, ne sachant que devenir s’il ne r&egrave;gne pas, que l’h&eacute;ritier du possesseur de trois royaumes, jouet de quiconque ose insulter &agrave;sa mis&egrave;re, errant de cour en cour, cherchant partout des secours, et trouvant partout des affronts, faute de savoir faire autre chose qu’un m&eacute;tier qui n’est plus en son pouvoir.

[685:] L’homme et le citoyen, quel qu’il soit, n’a d’autre bien &agrave; mettre dans la soci&eacute;t&eacute; que lui-m&ecirc;me; tous ses autres biens y sont malgr&eacute; lui; et quand un homme est riche, ou il ne jouit pas de sa richesse, ou le public en jouit aussi. Dans le premier cas il vole aux autres ce dont il se prive; et dans le second, il ne leur donne rien. Ainsi la dette sociale lui reste tout enti&egrave;re tant qu’il ne paye que de son bien. Mais mon p&egrave;re, en le gagnant, a servi la societe... Soit, il a pay&eacute; sa dette, mais non pas la v&ocirc;tre. Vous devez plus aux autres que si vous fussiez n&eacute; sans bien, puisque vous &ecirc;tes n&eacute; favoris&eacute;. Il n’est point juste que ce qu’un homme a fait pour la soci&eacute;t&eacute; en d&eacute;charge un autre de ce qu’il lui doit; car chacun, se devant tout entier, ne peut payer que pour lui, et nul p&egrave;re ne peut transmettre &agrave; son fils le droit d’&ecirc;tre inutile &agrave; ses semblables; or, c’est pourtant ce qu’il fait, selon vous, en lui transmettant ses richesses, qui sont la preuve et le prix du travail. Celui qui mange dans l’oisivet&eacute; ce qu’il n’a pas gagn&eacute; lui-m&ecirc;me le vole; et un rentier que l’Etat paye pour ne rien faire ne diff&egrave;re gu&egrave;re, &agrave; mes yeux, d’un brigand qui vit aux d&eacute;pens des passants. Hors de la soci&eacute;t&eacute;, l’homme isol&eacute;, ne devant rien &agrave; personne, a droit de vivre comme il lui pla&icirc;t; mais dans la soci&eacute;t&eacute;, o&ugrave; il vit n&eacute;cessairement aux d&eacute;pens des autres, il leur doit en travail le prix de son entretien; cela est sans exception. Travailler est donc un devoir indispensable &agrave; l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon.

[686:] Or, de toutes les occupations qui peuvent fournir la subsistance &agrave; l’homme, celle qui le rapproche le plus de l’&eacute;tat de nature est le travail des mains: de toutes les conditions, la plus ind&eacute;pendante de la fortune et des hommes est celle de l’artisan. L’artisan ne d&eacute;pend que de son travail; il est libre, aussi libre que le laboureur est esclave; car celui-ci tient &agrave; son champ, dont la r&eacute;colte est &agrave; la discr&eacute;tion d’autrui. L’ennemi, le prince, un voisin puissant, un proc&egrave;s, lui peut enlever ce champ; par ce champ on peut le vexer en mille mani&egrave;res; mais partout. o&ugrave; l’on veut vexer l’artisan, son bagage est bient&ocirc;t fait; il emporte ses bras et s’en va. Toutefois, l’agriculture est le premier m&eacute;tier de l’homme: c’est le plus honn&ecirc;te, le plus utile, et par cons&eacute;quent le plus noble qu’il puisse exercer. Je ne dis pas &agrave; Emile: Apprends l’agriculture; il la sait. Tous les travaux rustiques lui sont familiers; c’est par eux qu’il a commenc&eacute;, c’est &agrave; eux qu’il revient sans cesse. Je lui dis donc: Cultive l’h&eacute;ritage de tes p&egrave;res. Mais si tu perds cet h&eacute;ritage, ou si tu n’en as point, que faire? Apprends un m&eacute;tier.

[687:] Un m&eacute;tier &agrave; mon fils! mon fils artisan! Monsieur, y pensez-vous? J’y pense mieux que vous, madame, qui voulez le r&eacute;duire &agrave; ne pouvoir jamais &ecirc;tre qu’un lord, un marquis, un prince, et peut-&ecirc;tre un jour moins que rien: moi, je lui veux donner un rang qu’il ne puisse perdre, un rang qui l’honore dans tous les temps; je veux l’&eacute;lever &agrave; l’&eacute;tat d’homme; et, quoi que vous en puissiez dire, il aura moins d’&eacute;gaux &agrave; ce titre qu’&agrave; tous ceux qu’il tiendra de vous.

[688:] La lettre tue, et l’esprit vivifie. Il s’agit moins d’apprendre un m&eacute;tier pour savoir un m&eacute;tier, que pour vaincre les pr&eacute;jug&eacute;s qui le m&eacute;prisent. Vous ne serez jamais r&eacute;duit &agrave; travailler pour vivre. Eh! tant pis, tant pis pour vous! Mais n’importe; ne travaillez point par n&eacute;cessit&eacute;, travaillez par gloire. Abaissez-vous &agrave; l’&eacute;tat d’artisan, pour &ecirc;tre au-dessus du v&ocirc;tre. Pour vous soumettre la fortune et les choses, commencez par vous en rendre ind&eacute;pendant. Pour r&eacute;gner par l’opinion, commencez par r&eacute;gner sur elle.

[689:] Souvenez-vous que ce n’est point un talent que je vous demande: c’est un m&eacute;tier, un vrai m&eacute;tier, un art purement m&eacute;canique, o&ugrave; les mains travaillent plus que la t&ecirc;te, et qui ne m&egrave;ne point &agrave; la fortune, mais avec lequel on peut s’en passer. Dans des maisons fort au-dessus du danger de manquer de pain, j’ai vu des p&egrave;res pousser la pr&eacute;voyance jusqu’&agrave; joindre au soin d’instruire leurs enfants celui de les pourvoir de connaissances dont, &agrave; tout &eacute;v&eacute;nement, ils pussent tirer parti pour vivre. Ces p&egrave;res pr&eacute;voyants croient beaucou aire; ils ne font rien, parce que les ressources qu’ils pensent m&eacute;nager &agrave; leurs enfants d&eacute;pendent de cette m&ecirc;me fortune au-dessus de laquelle ils les veulent mettre. En sorte qu’avec tous ces beaux talents, si celui qui les a ne se trouve dans des circonstances favorables pour en faire usage, il p&eacute;rira de mis&egrave;re comme s’il n’en avait aucun.

[690:] D&egrave;s qu’il est question de man&egrave;ge et d’intrigues, autant vaut les employer &agrave; se maintenir dans l’abondance qu’&agrave; regagner, du sein de la mis&egrave;re, de quoi remonter &agrave; son premier &eacute;tat. Si vous cultivez des arts dont le succ&egrave;s tient &agrave; la r&eacute;putation de l’artiste; si vous vous rendez propre &agrave;des emplois qu’on n’obtient que par la faveur, que vous servira tout cela, quand, justement d&eacute;go&ucirc;t&eacute; du monde, vous d&eacute;daignerez les moyens sans lesquels on n’y peut r&eacute;ussir? Vous avez &eacute;tudi&eacute; la politique et les int&eacute;r&ecirc;ts des prmces. Voil&agrave; qui va fort bien; mais que ferez-vous de ces connaissances, si vous ne savez parvenir aux ministres, aux femmes de la cour, aux chefs des bureaux; si vous n’avez le secret de leur plaire, si tous ne trouvent en vous le fripon qui leur convient? Vous &ecirc;tes architecte ou peintre: soit, mais il faut faire conna&icirc;tre votre talent. Pensez-vous aller de but en blanc exposer un ouvrage au Salon? Oh! qu’il n’en va pas ainsi! Il faut &ecirc;tre de l’Acad&eacute;mie; il y faut m&ecirc;me &ecirc;tre prot&eacute;g&eacute; pour obtenir au coin d’un mur quelque place obscure. Quittez-moi la r&egrave;gle et le pinceau; prenez un fiacre, et courez de porte en porte: c’est ainsi qu’on acquiert la c&eacute;l&eacute;brit&eacute;. Or vous devez savoir que toutes ces illustres portes ont des suisses ou des portiers qui n’entendent que par geste, et dont les oreilles sont dans leurs mains. Voulez-vous enseigner ce que vous avez appris, et devenir ma&icirc;tre de g&eacute;ographie, ou de math&eacute;matiques, ou de langues, ou de musique, ou de dessin? pour cela m&ecirc;me il faut trouver des &eacute;coliers, par cons&eacute;quent des pr&ocirc;neurs. Comptez qu’il importe plus d’&ecirc;tre charlatan qu’habile, et que, si vous ne savez de m&eacute;tier que le v&ocirc;tre, jamais vous ne serez qu’un ignorant.

[691:] Voyez donc combien toutes ces brillantes ressources sont peu solides, et combien d’autres ressources vous sont n&eacute;cessaires pour tirer parti de celles-l&agrave;. Et puis, que deviendrez-vous dans ce l&acirc;che abaissement? Les revers, sans vous instruire, vous avilissent; jouet plus que jamais de l’opinion publique, comment vous &eacute;l&egrave;verez-vous au-dessus des pr&eacute;jug&eacute;s, arbitres de votre sort? Comment m&eacute;priserez-vous la bassesse et les vices dont vous avez besoin pour subsister? Vous ne d&eacute;pendiez que des richesses, et maintenant vous d&eacute;pendez des riches; vous n’avez fait qu’empirer votre esclavage et le surcharger de votre mis&egrave;re. Vous voil&agrave; pauvre sans &ecirc;tre libre; c' est le pire &eacute;tat o&ugrave; l’homme puisse tomber.

[692:] Mais, au lieu de recourir pour vivre &agrave; ces hautes connaissances qui sont faites pour nourrir l’&acirc;me et non le corps, si vous recourez, au besoin, &agrave; vos mains et &agrave;l’usage que vous en savez faire, toutes les difficult&eacute;s disparaissent, tous les man&egrave;ges deviennent inutiles; la ressource est toujours pr&ecirc;te au moment d’en user; la probit&eacute;, l’honneur, ne sont plus obstacle &agrave; la vie; vous n’avez plus besoin d’&ecirc;tre l&acirc;che et menteur devant les grands, souple et rampant devant les fripons, vil complaisant de tout le monde, emprunteur ou voleur, ce qui est &agrave; peu pr&egrave;s la m&ecirc;me chose quand on n’a rien; l’opinion des autres ne vous touche point; vous n’avez &agrave; faire votre cour &agrave; personne, point de sot &agrave; flatter, point de suisse &agrave; fl&eacute;chir, point de courtisane &agrave; payer, et, qui pis est, &agrave;encenser. Que des coquins m&egrave;nent les grandes affaires, peu vous importe; cela ne vous emp&ecirc;chera pas, vous, dans votre vie obscure, d’&ecirc;tre honn&ecirc;te homme et d’avoir du pain. Vous entrez dans la premi&egrave;re boutique du m&eacute;tier que vous avez appris: Ma&icirc;tre, j’ai besoin d’ouvrage. Compagnon, mettez-vous l&agrave;, travaillez. Avant que l’heure du d&icirc;ner soit venue, vous avez gagn&eacute; votre d&icirc;ner; si vous &ecirc;tes diligent et sobre, avant que huit jours se passent, vous aurez de quoi vivre huit autres jours: vous aurez v&eacute;cu libre, sain, vrai, laborieux, juste. Ce n’est pas perdre son temps que d’en gagner ainsi.

[693:] Je veux absolument qu’Emile apprenne un m&eacute;tier. Un m&eacute;tier honn&ecirc;te, au moins, direz-vous? Que signifie ce mot? Tout m&eacute;tier utile au public n’est-il pas honn&ecirc;te? Je ne veux point qu’il soit brodeur, ni doreur, ni vernisseur, comme le gentilhomme de Locke; je ne veux qu’il soit ni musicien, ni com&eacute;dien, ni faiseur de livres. A ces professions pr&egrave;s et les autres qui leur ressemblent, qu’il prenne celle qu’il voudra; je ne pr&eacute;tends le g&ecirc;ner en rien. J'aime mieux qu’il soit cordonnier que po&egrave;te; j’aime mieux qu’il pave les grands chemins que de faire des fleurs de porcelaine. Mais, direz-vous, les archers, les espions, les bourreaux sont des gens utiles. Il ne tient qu’au gouvernement qu’ils ne le soient point. Mais passons; j’avais tort: il ne suffit pas de choisir un m&eacute;tier utile, il faut encore qu’il n’exige pas des gens qui l’exercent des qualit&eacute;s d’&acirc;me odieuses et incompatibles avec l’humanit&eacute;. Ainsi, revenant au premier mot, prenons un m&eacute;tier honn&ecirc;te; mais souvenons-nous toujours qu’il n’y a point d’honn&ecirc;tet&eacute; sans l’utilit&eacute;.

[694:] Un c&eacute;l&egrave;bre auteur de ce si&egrave;cle, dont les livres sont pleins de grands projets et de petites vues, avait fait voeu, comme tous les pr&ecirc;tres de sa communion, de n'avoir point de femme en propre; mais, se trouvant plus scrupuleux que les autres sur l’adult&egrave;re, on dit qu’il prit le parti d’avoir de jolies servantes, avec lesquelles il r&eacute;parait de son mieux l’outrage qu’il avait fait &agrave; son esp&egrave;ce par ce t&eacute;m&eacute;raire engagement. Il regardait comme un devoir du citoyen d’en donner d’autres &agrave; la patrie, et du tribut qu’il lui payait en ce genre il peuplait la classe des artisans. Sit&ocirc;t que ces enfants &eacute;taient en &acirc;ge, il leur faisait apprendre &agrave; tous un m&eacute;tier de leur go&ucirc;t, n’excluant que les professions oiseuses, futiles ou sujettes &agrave; la mode, telles, par exemple, que celle de perruquier, qui n’est jamais n&eacute;cessaire, et qui peut devenir inutile d’un jour &agrave; l’autre, tant que la nature ne se rebutera pas de nous donner des cheveux.

[695:] Voil&agrave; l’esprit qui doit nous guider dans le choix du m&eacute;tier d’Emile, ou plut&ocirc;t ce n’est pas &agrave; nous de faire ce choix, c’est &agrave; lui; car les maximes dont il est imbu conservant en lui le m&eacute;pris naturel des choses inutiles, jamais il ne voudra consumer son temps en travaux de nulle valeur et il ne conna&icirc;t de valeur aux choses que celle de leur utilit&eacute; r&eacute;elle; il lui faut un m&eacute;tier qui p&ucirc;t servir &agrave; Robin-son dans son &icirc;le.

[696:] En faisant passer en revue devant un enfant les productions de la nature et de l’art, en irritant sa curiosit&eacute;, en le suivant o&ugrave; elle le porte, on a l’avantage d’&eacute;tudier ses go&ucirc;ts, ses inclinations, ses penchants, et de voir briller la premi&egrave;re &eacute;tincelle de son g&eacute;nie, s’il en a quelqu’un qui soit bien d&eacute;cid&eacute;. Mais une erreur commune et dont il faut vous pr&eacute;server, c’est d’attribuer &agrave; l’ardeur du talent l’effet de l’occasion, et de prendre pour une inclination marqu&eacute;e vers tel ou tel art l’esprit imitatif commun &agrave;l’homme et au singe, et qui porte machinalement l’un et l’autre &agrave; vouloir faire tout ce qu’il voit faire, sans trop savoir &agrave; quoi cela est bon. Le monde est plein d’artisans, et surtout d’artistes, qui n’ont point le talent naturel de l’art qu’ils exercent, et dans lequel on les a pouss&eacute;s d&egrave;s leur bas &acirc;ge, soit d&eacute;termin&eacute; par d’autres convenances, soit tromp&eacute; par un z&egrave;le apparent qui les e&ucirc;t port&eacute;s de m&ecirc;me vers tout autre art, s’ils l’avaient vu pratiquer aussit&ocirc;t. Tel entend un tambour et se croit g&eacute;n&eacute;ral; tel voit b&acirc;tir et veut &ecirc;tre architecte. Chacun est tent&eacute; du m&eacute;tier qu’il voit faire, qaund il le croit estim&eacute;.

[697:] J’ai connu un laquais qui, voyant peindre et dessiner son ma&icirc;tre, se mit dans la t&ecirc;te d’&ecirc;tre peintre et dessinateur. D&egrave;s l’instant qu’il eut form&eacute; cette r&eacute;solution, il prit le crayon, qu’il n’a plus quitt&eacute; que pour reprendre le pinceau, qu’il ne quittera de sa vie. Sans le&ccedil;ons et sans r&egrave;gles, il se mit &agrave; dessiner tout ce qui lui tombait sous la main. Il passa trois ans entiers coll&eacute; sur ses barbouillages, sans que jamais rien p&ucirc;t l’en arracher que son service, et sans jamais se rebuter du peu de progr&egrave;s que de m&eacute;diocres dispositions lui laissaient faire. Je l’ai vu durant six mois d’un &eacute;t&eacute; tr&egrave;s ardent, dans une petite antichambre au midi, o&ugrave; l’on suffoquait au passage, assis, ou plut&ocirc;t clou&eacute; tout le jour sur sa chaise, devant un globe, dessiner ce globe, le redessiner, commencer et recommencer sans cesse avec une invincible obstination, jusqu’&agrave; ce qu’il e&ucirc;t rendu la ronde-bosse assez bien pour &ecirc;tre content de son travail. Enfin, favoris&eacute; de son ma&icirc;tre et guid&eacute; par un artiste, il est parvenu au point de quitter la livr&eacute;e et de vivre de son pinceau. Jusqu’&agrave; certain terme la pers&eacute;v&eacute;rance suppl&eacute;e au talent: il a atteint ce terme et ne le passera jamais. La constance et l’&eacute;mulation de cet honn&ecirc;te gar&ccedil;on sont louables. Il se fera toujours estimer par son assiduit&eacute;, par sa fid&eacute;lit&eacute;, par ses moeurs; mais il ne peindra jamais que des dessus de porte. Qui est-ce qui n’e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; tromp&eacute; par son z&egrave;le et ne l’e&ucirc;t pas pris pour un vrai talent? Il y a bien de la diff&eacute;rence entre se plaire &agrave; un travail et y &ecirc;tre propre. Il faut des observations plus fines qu’on ne pense pour s’assurer du vrai g&eacute;nie et du vrai go&ucirc;t d’un enfant qui montre bien plus ses d&eacute;sirs que ses dispositions, et qu’on juge toujours par les premiers, faute de savoir &eacute;tudier les autres. Je voudrais qu’un homme judicieux nous donn&acirc;t un trait&eacute; de l’art d’observer les enfants. Cet art serait tr&egrave;s important &agrave; conna&icirc;tre: les p&egrave;res et les ma&icirc;tres n’en ont pas encore les &eacute;l&eacute;ments.

[698:] Mais peut-&ecirc;tre donnons-nous ici trop d’importance au choix d’un m&eacute;tier. Puisqu’il ne s’agit que d’un travail des mains, ce choix n’est rien pour Emile; et son apprentissage est d&eacute;j&agrave; plus d’&agrave; moiti&eacute; fait, par les exercices dont nous l’avons occup&eacute; jusqu’&agrave; pr&eacute;sent. Que voulez-vous qu’il fasse? Il est pr&ecirc;t &agrave; tout: il sait d&eacute;j&agrave; manier la b&ecirc;che et la houe; il sait se servir du tour, du marteau, du rabot, de la lime; les outils de tous les m&eacute;tiers lui sont d&eacute;j&agrave; familiers. Il ne s’agit plus que d’acqu&eacute;rir de quelqu’un de ces outils un usage assez prompt, assez facile, pour &eacute;galer en diligence les bons ouvriers qui s’en servent; et il a sur ce point un grand avantage par-dessus tous, c’est d’avoir le corps agile, les membres flexibles, pour prendre sans peine toutes sortes d’attitudes et prolonger sans effort toutes sortes de mouvements. De plus, il a les organes justes et bien exerc&eacute;s; toute la m&eacute;canique des arts lui est d&eacute;j&agrave; connue. Pour savoir travailler en ma&icirc;tre, il ne lui manque que de l’habitude, et l’habitude ne se gagne qu’avec le temps. Auquel des m&eacute;tiers, dont le choix nous reste &agrave; faire, donnera-t-il donc assez de temps pour s’y rendre diligent? Ce n’est plus que de cela qu’il s’agit.

[699:] Donnez &agrave; l’homme un m&eacute;tier qui convienne &agrave; son sexe, et au jeune homme un m&eacute;tier qui convienne &agrave;son &acirc;ge: toute profession s&eacute;dentaire et casani&egrave;re, qui eff&eacute;mine et ramollit le corps, ne lui pla&icirc;t ni ne lui convient. Jamais jeune gar&ccedil;on n’aspira de lui-m&ecirc;me &agrave;&ecirc;tre tailleur; il faut de l’art pour porter &agrave; ce m&eacute;tier de femmes le sexe pour lequel il n’est pas fait. L’aiguille et l’&eacute;p&eacute;e ne sauraient &ecirc;tre mani&eacute;es par les m&ecirc;mes mains. Si j’&eacute;tais souverain, je ne permettrais la couture et les m&eacute;tiers &agrave; l’aiguille qu’aux femmes et aux boiteux r&eacute;duits &agrave; s’occuper comme elles. En supposant les eunuques n&eacute;cessaires, je trouve les Orientaux bien fous d’en faire expr&egrave;s. Que ne se contentent-ils de ceux qu’a faits la nature, de ces foules d’hommes l&acirc;ches dont elle a mutil&eacute; le coeur? ils en auraient de reste pour le besoin. Tout homme faible, d&eacute;licat, craintif, est condamn&eacute; par elle &agrave;la vie s&eacute;dentaire; il est fait pour vivre avec les femmes ou &agrave; leur mani&egrave;re. Qu’il exerce quelqu’un des m&eacute;tiers qui leur sont propres, &agrave; la bonne heure; et, s’il faut absolument de vrais eunuques, qu’on r&eacute;duise &agrave; cet &eacute;tat les hommes qui d&eacute;shonorent leur sexe en prenant des emplois qui ne lui conviennent pas. Leur choix annonce l’erreur de la nature: corrigez cette erreur de mani&egrave;re ou d’autre, vous n’aurez fait que du bien.

[700:] J’interdis &agrave; mon &eacute;l&egrave;ve les m&eacute;tiers malsains, mais non pas les m&eacute;tiers p&eacute;nibles, ni m&ecirc;me les m&eacute;tiers p&eacute;rilleux. Ils exercent &agrave; la fois la force et le courage; ils sont propres aux hommes seuls; les femmes n’y pr&eacute;tendent point: comment n‘ont-ils pas honte d’empi&eacute;ter sur ceux qu’elles font?

Luctantur paucae, comedunt coliphia paucae.
Vos lanam trahitis, calathis que peracta refertis
Vellera...

[701:] En Italie on ne voit point de femmes dans les boutiques; et l’on ne peut rien imaginer de plus triste que le coup d’oeil des rues de ce pays-l&agrave; pour ceux qui sont accoutum&eacute;s &agrave; celles de France et d’Angleterre. En voyant des marchands de modes vendre aux dames des rubans, des pompons, du r&eacute;seau, de la chenille, je trouvais ces parures d&eacute;licates bien ridicules dans de grosses mains, faites pour souffler la forge et frapper sur l’enclume. Je me disais: Dans ce pays les femmes devraient, par repr&eacute;sailles, lever des boutiques de fourbisseurs et d’armuriers. Eh! que chacun fasse et vende les armes de son sexe. Pour les conna&icirc;tre, il les faut employer.

[702:] Jeune homme, imprime &agrave; tes travaux la main de l’homme. Apprends &agrave; manier d’un bras vigoureux la hache et la scie, &agrave; &eacute;quarrir une poutre, &agrave; monter sur un comble, &agrave; poser le fa&icirc;te, &agrave; l’affermir de jambes de force et d’entraits; puis crie &agrave; ta soeur de venir t’aider &agrave; ton ouvrage, comme elle te disait de travailler &agrave; son point croise.

[703:] J’en dis trop pour mes agr&eacute;ables contemporains, je le sens; mais je me laisse quelquefois entra&icirc;ner &agrave; la force des cons&eacute;quences. Si quelque homme que ce soit a honte de travailler en public arm&eacute; d’une doloire et ceint d’un tablier de peau, je ne vois plus en lui qu’un esclave de l’opinion, pr&ecirc;t &agrave; rougir de bien faire, sit&ocirc;t qu’on se rira des honn&ecirc;tes gens. Toutefois c&eacute;dons au pr&eacute;jug&eacute; des p&egrave;res tout ce qui ne peut nuire au jugement des enfants. Il n’est pas n&eacute;cessaire d’exercer toutes les professions utiles pour les honorer toutes; il suffit de n’en estimer aucune audessous de soi. Quand on a le choix et que rien d’ailleurs ne nous d&eacute;termine, pourquoi ne consulterait-on pas l’agr&eacute;ment, l’inclination, la convenance entre les professions de m&ecirc;me rang? Les travaux des m&eacute;taux sont utiles, et m&ecirc;me les plus utiles de tous; cependant, &agrave; moins qu’une raison particuli&egrave;re ne m’y porte, je ne ferai point de votre fils un mar&eacute;chal, un serrurier, un forgeron; je n’aimerais pas &agrave; lui voir dans sa forge la figure d’un cyclope. De m&ecirc;me je n’en ferai pas un ma&ccedil;on, encore moins un cordonnier. Il faut que tous les m&eacute;tiers se fassent; mais qui peut choisir doit avoir &eacute;gard &agrave; la propret&eacute;, car il n’y a point l&agrave; d’opinion; sur ce point les sens nous d&eacute;cident. Enfin je n’aimerais pas ces stupides professions dont les ouvriers, sans industrie et presque automates, n’exercent jamais leurs mains qu’au m&ecirc;me travail; les tisserands, les faiseurs de bas, les scieurs de pierres: &agrave; quoi sert d’employer &agrave; ces m&eacute;tiers des hommes de sens? c’est une machine qui en m&egrave;ne une autre.

[704:] Tout bien consid&eacute;r&eacute;, le m&eacute;tier que j’aimerais le mieux qui f&ucirc;t du go&ucirc;t de mon &eacute;l&egrave;ve est celui de menuisier. Il est propre, il est utile, il peut s’exercer dans la maison; il tient suffisamment le corps en haleine; il exige dans l’ouvrier de l’adresse et l’industrie, et dans la forme des ouvrages que l’utilit&eacute; d&eacute;termine, l’&eacute;l&eacute;gance et le go&ucirc;t ne sont pas exclus.

[705:] Que si par hasard le g&eacute;nie de votre &eacute;l&egrave;ve &eacute;tait d&eacute;cid&eacute;ment tourn&eacute; vers les sciences sp&eacute;culatives, alors je ne bl&acirc;merais pas qu’on lui donn&acirc;t un m&eacute;tier conforme &agrave;ses inclinations; qu’il appr&icirc;t, par exemple, &agrave; faire des instruments de math&eacute;matiques, des lunettes, des t&eacute;lescopes, etc.

[706:] Quand Emile apprendra son m&eacute;tier, je veux l’apprendre avec lui; car je suis convaincu qu’il n’apprendra jamais bien que ce que nous apprendrons ensemble. Nous nous mettrons donc tous deux en apprentissage, et nous ne pr&eacute;tendrons point &ecirc;tre trait&eacute;s en messieurs, mais en vrais apprentis qui ne le sont pas pour rire; pourquoi ne le serions-nous pas tout de bon? Le czar Pierre &eacute;tait charpentier au chantier, et tambour dans ses propres troupes; pensez-vous que ce prince ne vous val&ucirc;t pas par la naissance ou par le m&eacute;rite? Vous comprenez que ce n’est point &agrave; Emile que je dis cela; c’est &agrave; vous, qui que vous puissiez &ecirc;tre.

[707:] Malheureusement nous ne pouvons passer tout notre temps &agrave; l’&eacute;tabli. Nous ne sommes pas apprentis ouvriers, nous sommes apprentis hommes; et l’apprentissage de ce dernier m&eacute;tier est plus p&eacute;nible et plus long que l’autre. Comment ferons-nous donc? Prendrons-nous un ma&icirc;tre de rabot une heure par jour, comme on prend un ma&icirc;tre &agrave; danser? Non. Nous ne serions pas des apprentis, mais des disciples; et notre ambition n’est pas tant d’apprendre la menuiserie que de nous &eacute;lever &agrave; l’&eacute;tat de menuisier. J e suis donc d’avis que nous allions toutes les semaines une ou deux fois au moins passer la journ&eacute;e enti&egrave;re chez le ma&icirc;tre, que nous nous levions &agrave; son heure, que nous soyons &agrave; l’ouvrage avant lui, que nous mangions &agrave; sa table, que nous travaillions sous ses ordres, et qu’apr&egrave;s avoir eu l’honneur de souper avec sa famille, nous retournions, si nous voulons, coucher dans nos lits durs. Voil&agrave; comment on apprend plusieurs m&eacute;tiers &agrave; la fois, et comment on s’exerce au travail des mains sans n&eacute;gliger l’autre apprentissage.

[708:] Soyons simples en faisant bien. N’allons pas reproduire la vanit&eacute; par nos soins pour la combattre. S’enorgueillir d’avoir vaincu les pr&eacute;jug&eacute;s, c’est s’y soumettre. On dit que, par un ancien usage de la maison ottomane, le Grand Seigneur est oblig&eacute; de travailler de ses mains; et chacun sait que les ouvrages d’une main royale ne peuvent &ecirc;tre que des chefs-d’oeuvre. Il distribue donc magnifiquement ces chefs-d’oeuvre aux grands de la Porte; et l’ouvrage est pay&eacute; selon la qualit&eacute; de l’ouvrier. Ce que je vois de mal &agrave; cela n’est pas cette pr&eacute;tendue vexation; car, au contraire, elle est un bien. En for&ccedil;ant les grands de partager avec lui les d&eacute;pouilles du peuple, le prince est d’autant moins oblig&eacute; de piller le peuple directement. C’est un soulagement n&eacute;cessaire au despotisme, et sans lequel cet horrible gouvernement ne saurait subsister.

[709:] Le vrai mal d’un pareil usage est l’id&eacute;e qu’il donne &agrave; ce pauvre homme de son m&eacute;rite. Comme le roi Midas, il voit changer en or tout ce qu’il touche, mais il n’aper&ccedil;oit pas quelles oreilles cela fait pousser. Pour en conserver de courtes &agrave; notre Emile, pr&eacute;servons ses mains de ce riche talent; que ce qu’il fait ne tire pas son prix de l’ouvrier, mais de l’ouvrage. Ne souffrons jamais qu’on juge du sien qu’en le comparant &agrave; celui des bons ma&icirc;tres. Que son travail soit pris&eacute; par le travail m&ecirc;me, et non parce qu’il est de lui. Dites de ce qui est bien fait: Voil&agrave; qui est bien fait; mais n’ajoutez point: Qui est-ce qui a fait cela? S’il dit lui-m&ecirc;me d’un air fier et content de lui: C’est moi qui l’ai fait, ajoutez froidement: Vous ou un autre, il n’importe; c’est toujours un travail bien fait.

[710:] Bonne m&egrave;re, pr&eacute;serve-toi surtout des mensonges qu’on te pr&eacute;pare. Si ton fils sait beaucoup de choses, d&eacute;fie-toi de tout ce qu’il sait; s’il a le malheur d’&ecirc;tre &eacute;lev&eacute; dans Paris, et d’&ecirc;tre riche, il est perdu. Tant qu’il s’y trouvera d’habiles artistes, il aura tous leurs talents; mais loin d’eux il n’en aura plus. A Paris, le riche sait tout; il n’y a d’ignorant que le pauvre. Cette capitale est pleine d’amateurs, et surtout d’amatrices, qui font leurs ouvrages comme M. Guillaume inventait ses couleurs. Je connais &agrave; ceci trois exceptions honorables parmi les hommes, il y en peut avoir davantage; mais je n’en connais aucune parmi les femmes, et je doute qu’il y en ait. En g&eacute;n&eacute;ral, on acquiert un nom dans les arts comme dans la robe; on devient artiste et juge des artistes comme on devient docteur en droit et magistrat.

[711:] Si donc il &eacute;tait une fois &eacute;tabli qu’il est beau de savo&icirc;r un m&eacute;tier, vos enfants le sauraient bient&ocirc;t sans l’apprendre; ils passeraient ma&icirc;tres comme les conseillers de Zurich. Point de tout ce c&eacute;r&eacute;monial pour Emile; point d’apparence, et toujours de la r&eacute;alit&eacute;. Qu’on ne dise pas qu’il sait, mais qu’il apprenne en silence. Qu’il fasse toujours son chef-d’oeuvre, et que jamais il ne passe ma&icirc;tre; qu’il ne se montre pas ouvrier par son titre, mais par son travail.

[712:] Si jusqu’ici je me suis fait entendre, on doit concevoir comment avec l’habitude de l’exercice du corps et du travail des mains, je donne insensiblement &agrave; mon &eacute;l&egrave;ve le go&ucirc;t de la r&eacute;flexion et de la m&eacute;ditation, pour balancer en lui la paresse qui r&eacute;sulterait de son indiff&eacute;rence pour les jugements des hommes et du calme de ses passions. Il faut qu’il travaille en paysan et qu’il pense en philosophe, pour n’&ecirc;tre pas aussi fain&eacute;ant qu’un sauvage. Le grand secret de l’&eacute;ducation est de faire que les exercices du corps et ceux de l’esprit servent toujours de d&eacute;lassement les uns aux autres.

[713:] Mais gardons-nous d’anticiper sur les instructions qui demandent un esprit plus m&ucirc;r. Emile ne sera pas longtemps ouvrier, sans ressentir par lui-m&ecirc;me l’in&eacute;galit&eacute; des conditions, qu’il n’avait d’abord qu’aper&ccedil;ue. Sur les maximes que je lui donne et qui sont &agrave; sa port&eacute;e, il voudra m’examiner &agrave; mon tour. En recevant tout de moi seul, en se voyant si pr&egrave;s de l’&eacute;tat des pauvres, il voudra savoir pourquoi j’en suis si loin. Il me fera peut&ecirc;tre, au d&eacute;pourvu, des questions scabreuses: « Vous &ecirc;tes riche, vous me l’avez dit, et je le vois. Un riche doit aussi son travail &agrave; la soci&eacute;t&eacute;, puisqu’il est homme. Mais vous, que faites-vous donc pour elle? » Que dirait &agrave; cela un beau gouverneur? Je l’ignore. Il serait peut-&ecirc;tre assez sot pour parler &agrave; l’enfant des soins qu’il lui rend. Quant &agrave; moi, l’atelier me tire d’affaire: « Voil&agrave;, cher Emile, une excellente question; je vous promets d’y r&eacute;pondre pour moi, quand vous y ferez pour vous-m&ecirc;me une r&eacute;ponse dont vous soyez content. En attendant, j’aurai soin de rendre &agrave; vous et aux pauvres ce que j’ai de trop, et de faire une table ou un banc par semaine, afin de n’&ecirc;tre pas tout &agrave; fait inutile &agrave; tout. »

[714:]Nous voici revenus &agrave; nous-m&ecirc;mes. Voil&agrave; notre enfant pr&ecirc;t &agrave; cesser de l’&ecirc;tre, rentr&eacute; dans son individu. Le voil&agrave; sentant plus que jamais la n&eacute;cessit&eacute; qui l’attache aux choses. Apr&egrave;s avoir commenc&eacute; par exercer son corps et ses sens, nous avons exerc&eacute; son esprit et son jugement. Enfin nous avons r&eacute;uni l’usage de ses membres &agrave; celui de ses facult&eacute;s; nous avons fait un &ecirc;tre agissant et pensant; il ne nous reste plus, pour achever l’homme, que de faire un &ecirc;tre aimant et sensible, c’est-&agrave;-dire de perfectionner la raison par le sentiment. Mais avant d’entrer dans ce nouvel ordre de choses, jetons les yeux sur celui d’o&ugrave; nous sortons et voyons, le plus exactement qu’il est possible, jusqu’o&ugrave; nous sommes parvenus.

[715:] Notre &eacute;l&egrave;ve n’avait d’abord que des sensations, maintenant il a des id&eacute;es: il ne faisait que sentir, maintenant il juge. Car de la comparaison de plusieurs sensations successives ou simultan&eacute;es, et du jugement qu’on en porte, na&icirc;t une sorte de sensation mixte ou complexe, que j’appelle id&eacute;e.

[716:] La mani&egrave;re de former les id&eacute;es est ce qui donne un caract&egrave;re &agrave; l’esprit humain. L’esprit qui ne forme ses id&eacute;es que sur des rapports r&eacute;els est un esprit solide; celui qui se contente des rapports apparents est un esprit superficiel; celui qui voit les rapports tels qu’ils sont est un esprit juste; celui qui les appr&eacute;cie mal est un esprit faux; celui qui controuve des rapports imaginaires qui n’ont ni r&eacute;alit&eacute; ni apparence est un fou; celui qui ne compare point est un imb&eacute;cile. L’aptitude plus ou moins grande &agrave; comparer des id&eacute;es et &agrave; trouver des rapports est ce qui fait dans les hommes le plus ou le moins d’esprit, etc.

[717:] Les id&eacute;es simples ne sont que des sensations compar&eacute;es. Il y a des jugements dans les simples sensations aussi bien que dans les sensations complexes, que j ‘appelle id&eacute;es simples. Dans la sensation, le jugement est purement passif, il affirme qu’on sent ce qu’on sent. Dans la perception ou id&eacute;e, le jugement est actif; il rapproche, il compare, il d&eacute;termine des rapports que le sens ne d&eacute;termine pas. Voil&agrave; toute la diff&eacute;rence; mais elle est grande. Jamais la nature ne nous trompe; c’est toujours nous qui nous trompons.

[718:] Je vois servir &agrave; un enfant de huit ans d’un fromage glac&eacute;; il porte la cuiller &agrave; sa bouche, sans savoir ce que c’est, et, saisi de froid, s’&eacute;crie: Ah! cela me br&ucirc;le! Il &eacute;prouve une sensation tr&egrave;s vive; il n'en conna&icirc;t point de plus vive que la chaleur du feu, et il croit sentit celle-l&agrave;. Cependant il s’abuse; le saisissement du froid le blesse, mais il ne le br&ucirc;le pas; et ces deux sensations ne sont pas semblables, puisque ceux qui ont &eacute;prouv&eacute; l’une et l’autre ne les confondent point. Ce n’est donc pas la sensation qui le trompe, mais le jugement qu’il en porte.

[719:] Il en est de m&ecirc;me de celui qui voit pour la premi&egrave;re fois un miroir ou une machine d’optique, ou qui entre dans une cave profonde au coeur de l’hiver ou de l’&eacute;t&eacute;, ou qui trempe dans l’eau ti&egrave;de une main tr&egrave;s chaude ou tr&egrave;s froide, ou qui fait rouler entre deux doigts crois&eacute;s une petite boule, etc. S’il se contente de dire ce qu’il aper&ccedil;oit, ce qu’il sent, son jugement &eacute;tant purement passif, il est impossible qu’il se trompe; mais quand il juge de la chose par l’apparence, il est actif, il compare, il &eacute;tablit par induction des rapports qu’il n’aper&ccedil;oit pas; alors il se trompe ou peut se tromper. Pour corriger ou pr&eacute;venir l’erreur, il a besoin de l’exp&eacute;rience.

[720:] Montrez de nuit &agrave; votre &eacute;l&egrave;ve des nuages passant entre la lune et lui, il croira que c’est la lune qui passe en sens contraire et que les nuages sont arr&ecirc;t&eacute;s. Il le croira par une induction pr&eacute;cipit&eacute;e, parce qu’il voit ordinairement les petits objets se mouvoir pr&eacute;f&eacute;rablement aux grands, et que les nuages lui semblent plus grands que la lune, dont il ne peut estimer l’&eacute;loignement. Lorsque, dans un bateau qui vogue, il regarde d’un peu loin le rivage, il tombe dans l’erreur contraire, et croit voir courir la terre, parce que, ne se sentant point en mouvement, il regarde le bateau, la mer ou la rivi&egrave;re, et tout son horizon, comme un tout immobile, dont le rivage qu’il voit courir ne lui semble qu’une partie.

[721:] La premi&egrave;re fois qu’un enfant voit un b&acirc;ton &agrave; moiti&eacute; plong&eacute; dans l’eau, il voit un b&acirc;ton bris&eacute;: la sensation est vraie; et elle ne laisserait pas de l’&ecirc;tre, quand m&ecirc;me nous ne saurions point la raison de cette apparence. Si donc vous lui demandez ce qu’il voit, il dit: Un b&acirc;ton bris&eacute;, et il dit vrai, car il est tr&egrave;s s&ucirc;r qu’il a la sensation d’un b&acirc;ton bris&eacute;. Mais quand, tromp&eacute; par son jugement, il va plus loin, et qu’apr&egrave;s avoir affirm&eacute; qu’il voit un b&acirc;ton bris&eacute;, il affirme encore que ce qu’il voit est en effet un b&acirc;ton bris&eacute;, alors il dit faux. Pourquoi cela? parce qu’alors il devient actif, et qu’il ne juge plus par inspection, mais par induction, en affirmant ce qu’il ne sent pas, savoir que le jugement qu’il re&ccedil;oit par un sens serait confirm&eacute; par un autre.

[722:] Puisque toutes nos erreurs viennent de nos jugements, il est clair que si nous n’avions jamais besoin de juger, nous n'aurions nul besoin d’apprendre; nous ne serions jamais dans le cas de nous tromper; nous serions plus heureux de notre ignorance que nous ne pouvons l’&ecirc;tre de notre savoir. Qui est-ce qui nie que les savants ne sachent mille choses vraies que les ignorants ne sauront jamais? Les savants sont-ils pour cela plus pr&egrave;s de la v&eacute;rit&eacute;? Tout au contraire, ils s’en &eacute;loignent en avan&ccedil;ant; parce que, la vanit&eacute; de juger faisant encore plus de progr&egrave;s que les lumi&egrave;res, chaque v&eacute;rit&eacute; qu’ils apprennent ne vient qu’avec cent jugements faux. Il est de la derni&egrave;re &eacute;vidence que les compagnies savantes de l’Europe ne sont que des &eacute;coles publiques de mensonges; et tr&egrave;s s&ucirc;rement il y a plus d’erreurs dans l’Acad&eacute;mie des sciences que dans tout un peuple de Hurons.

[723:] Puisque plus les hommes savent, plus ils se trompent, le seul moyen d’&eacute;viter l’erreur est l’ignorance. Ne jugez point, vous ne vous abuserez jamais. C’est la le&ccedil;on de la nature aussi bien que de la raison. Hors les rapports imm&eacute;diats en tr&egrave;s petit nombre et tr&egrave;s sensibles que les choses ont avec nous, nous n’avons naturellement qu’une profonde indiff&eacute;rence pour tout le reste. Un sauvage ne tournerait pas le pied pour aller voir le jeu de la plus belle machine et tous les prodiges de l’&eacute;lectricit&eacute;. Que m’importe? est le mot le plus familier &agrave; l’ignorant et le plus convenable au sage.

[724:] Mais malheureusement ce mot ne nous va plus. Tout nous importe, depuis que nous sommes d&eacute;pendants de tout; et notre curiosit&eacute; s’&eacute;tend n&eacute;cessairement avec nos besoins. Voil&agrave; pourquoi j’en donne une tr&egrave;s grande au philosophe, et n’en donne point au sauvage. Celui-ci n’a besoin de personne; l’autre a besoin de tout le monde, et surtout d’admirateurs.

[725:] On me dira que je sors de la nature; je n’en crois rien. Elle choisit ses instruments, et les r&egrave;gle, non sur l’opinion, mais sur le besoin. Or, les besoins changent selon la situation des hommes. Il y a bien de la diff&eacute;rence entre l’homme naturel vivant dans l’&eacute;tat de nature, et l’homme naturel vivant dans l’&eacute;tat de soci&eacute;t&eacute;. Emile n’est pas un sauvage &agrave; rel&eacute;guer dans les d&eacute;serts, c’est un sauvage fait pour habiter les villes. Il faut qu’il sache y trouver son n&eacute;cessaire, tirer parti de leurs habitants, et vivre, sinon comme eux, du moins avec eux.

[726:] Puisque, au milieu de tant de rapports nouveaux dont il va d&eacute;pendre, il faudra malgr&eacute; lui qu’il juge, apprenons lui donc &agrave; bien juger.

La meilleure mani&egrave;re d’apprendre &agrave; bien juger est celle qui tend le plus &agrave; simplifier nos exp&eacute;riences, et &agrave; [727:] pouvoir m&ecirc;me nous en passer sans tomber dans l’erreur. D’o&ugrave; il suit qu’apr&egrave;s avoir longtemps v&eacute;rifi&eacute; les rapports des sens l’un par l’autre, il faut encore apprendre &agrave; v&eacute;rifier les rapports de chaque sens par lui-m&ecirc;me, sans avoir besoin de recourir &agrave; un autre sens; alors chaque sensation deviendra pour nous une id&eacute;e, et cette id&eacute;e sera toujours conforme &agrave; la v&eacute;rit&eacute;. Telle est la sorte d’acquis dont j’ai t&acirc;ch&eacute; de remplir ce troisi&egrave;me &acirc;ge de la vie humaine.

[728:] Cette mani&egrave;re de proc&eacute;der exige une patience et une circonspection dont peu de ma&icirc;tres sont capables, et sans laquelle jamais le disciple n’apprendra &agrave; juger. Si, par exemple, lorsque celui-ci s’abuse sur l’apparence du b&acirc;ton bris&eacute;, pour lui montrer son erreur vous vous pressez de tirer le b&acirc;ton hors de l’eau, vous le d&eacute;tromperez peut-&ecirc;tre; mais que lui apprendrez-vous? rien que ce qu’il aurait bient&ocirc;t a p pris de lui-m&ecirc;me. Oh! que ce n’est pas l&agrave; ce qu’il faut faire! Il s’agit moins de lui apprendre une v&eacute;rit&eacute; que de lui montrer comment il faut s’y prendre pour d&eacute;couvrir toujours la v&eacute;rit&eacute;. Pour mieux l’instruire, il ne faut pas le d&eacute;tromper sit&ocirc;t. Prenons Emile et moi pour exemple.

[729:] Premi&egrave;rement, &agrave; la seconde des deux questions suppos&eacute;es, tout enfant &eacute;lev&eacute; &agrave; l’ordinaire ne manquera pas de r&eacute;pondre affirmativement. C’est s&ucirc;rement, dira-t-il, un b&acirc;ton bris&eacute;. Je doute fort qu’Emile me fasse la m&ecirc;me r&eacute;ponse. Ne voyant point la n&eacute;cessit&eacute; d’&ecirc;tre savant ni de le para&icirc;tre, il n’est jamais press&eacute; de juger; il ne juge que sur l’&eacute;vidence; et il est bien &eacute;loign&eacute; de la trouver dans cette occasion, lui qui sait combien nos jugements sur les apparences sont sujets &agrave; l’illusion, ne f&ucirc;t-ce que dans la perspective.

[730:] D’ailleurs, comme il sait par exp&eacute;rience que mes questions les plus frivoles ont toujours quelque objet qu’il n’aper&ccedil;oit pas d’abord, il n’a point pris l’habitude d’y r&eacute;pondre &eacute;tourdiment; au contraire, il s’en d&eacute;fie, il s’y rend attentif, il les examine avec grand soin avant d’y r&eacute;pondre. Jamais il ne me fait de r&eacute;ponse qu’il n’en soit content lui-m&ecirc;me; et il est difficile &agrave; contenter. Enfin nous ne nous piquons ni lui ni moi de savoir la v&eacute;rit&eacute; des choses, mais seulement de ne pas donner dans l’erreur. Nous serions bien plus confus de nous payer d’une raison qui n’est pas bonne, que de n’en point trouver du tout. Je ne sais est un mot qui nous va si bien &agrave; tous deux, et que nous r&eacute;p&eacute;tons si souvent, qu’il ne co&ucirc;te plus rien &agrave; l’un ni &agrave; l’autre. Mais, soit que cette &eacute;tourderie lui &eacute;chappe, ou qu’il l’&eacute;vite par notre commode Je ne sais, ma r&eacute;plique est la m&ecirc;me: Voyons, examinons.

[731:] Ce b&acirc;ton qui trempe &agrave; moiti&eacute; dans l’eau est fix&eacute; dans une situation perpendiculaire. Pour savoir s’il est bris&eacute;, comme il le para&icirc;t, que de choses n’avons-nous pas &agrave;faire avant de le tirer de l’eau ou avant d’y porter la main!

D’abord nous tournons tout autour du b&acirc;ton et nous voyons que la brisure tourne comme nous. C’est donc notre oeil seul qui la change, et les regards ne remuent pas les corps.

Nous regardons bien &agrave; plomb sur le bout du b&acirc;ton qui est hors de l’eau; alors le b&acirc;ton n’est plus courbe, le bout voisin de notre oeil nous cache exactement l’autre bout. Notre oeil a-t-il redress&eacute; le b&acirc;ton?

Nous agitons la surface de l’eau; nous voyons le b&acirc;ton se plier en plusieurs pi&egrave;ces, se mouvoir en zigzag, et suivre les ondulations de l’eau. Le mouvement que nous donnons &agrave; cette eau suffit-il pour briser, amollir, et fondre ainsi le b&acirc;ton?

Nous faisons &eacute;couler l’eau, et nous voyons le b&acirc;ton se redresser peu &agrave; peu, &agrave; mesure que l’eau baisse. N’en voil&agrave;-t-il pas plus qu’il ne faut pour &eacute;claircir le fait et trouver la r&eacute;fraction? Il n’est donc pas vrai que la vue nous trompe, puisque nous n’avons besoin que d’elle seule pour rectifier les erreurs que nous lui attribuons.

[732:] Supposons l’enfant assez stupide pour ne pas sentir le r&eacute;sultat de ces exp&eacute;riences; c’est alors qu’il faut appeler le toucher au secours de la vue. Au lieu de tirer le b&acirc;ton hors de l’eau, laissez-le dans sa situation, et que l’enfant y passe la main d’un bout &agrave; l’autre, il ne sentira point d’angle; le b&acirc;ton n’est donc pas bris&eacute;.

[733:] Vous me direz qu’il n’y a pas seulement ici des jugements, mais des raisonnements en forme. Il est vrai; mais ne voyez-vous pas que, sit&ocirc;t que l’esprit est parvenu jusqu’aux id&eacute;es, tout jugement est un raisonnement? La conscience de toute sensation est une proposition, un jugement. Donc, sit&ocirc;t que l’on compare une sensation &agrave; une autre, on raisonne. L’art de juger et l’art de raisonner sont exactement le m&ecirc;me.

[734:] Emile ne saura jamais la dioptrique, ou je veux qu’il l’apprenne autour de ce b&acirc;ton. Il n’aura point diss&eacute;qu&eacute; d’insectes; il n’aura point compt&eacute; les taches du soleil; il ne saura ce que c’est qu’un microscope et un t&eacute;lescope. Vos doctes &eacute;l&egrave;ves se moqueront de son ignorance. Ils n’auront pas tort; car avant de se servir de ces instruments, j’entends qu’il les invente, et vous vous doutez bien que cela ne viendra pas si t&ocirc;t.

[735:] Voil&agrave; l’esprit de toute ma m&eacute;thode dans cette partie. Si l’enfant fait rouler une petite boule entre deux doigts crois&eacute;s, et qu’il croie sentir deux boules, je ne lui permettrai point d’y regarder, qu’auparavant il ne soit convaincu qu’il n’y en a qu’une.

Ces &eacute;claircissements suffiront, je pense, pour marquer nettement le progr&egrave;s qu’a fait jusqu’ici l’esprit de [736:] mon &eacute;l&egrave;ve, et la route par laquelle il a suivi ce progr&egrave;s. Mais vous &ecirc;tes effray&eacute;s peut-&ecirc;tre de la quantit&eacute; de choses que j’ai fait passer devant lui. Vous craignez que je n’accable son esprit sous ces multitudes de connaissances. C’est tout le contraire; je lui apprends bien plus &agrave; les ignorer qu’&agrave; les savoir. Je lui montre la route de la science, ais&eacute;e &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, mais longue, immense, lente &agrave;parcourir. Je lui fais faire les premiers pas pour qu’il reconnaisse l’entr&eacute;e, mais je ne lui permets jamais d’aller loin.

[737:] Forc&eacute; d’apprendre de lui-m&ecirc;me, il use de sa raison et non de celle d’autrui; car, pour ne rien donner &agrave; l’opinion, il ne faut rien donner &agrave; l’autorit&eacute;; et la plupart de nos erreurs nous viennent bien moins de nous que des autres. De cet exercice continuel il doit r&eacute;sulter une vigueur d’esprit semblable &agrave; celle qu’on donne au corps par le travail et par la fatigue. Un autre avantage est qu’on n’avance qu’&agrave; proportion de ses forces. L’esprit, non plus que le corps, ne porte que ce qu’il peut porter. Quand l’entendement s’approprie les choses avant de les d&eacute;poser dans la m&eacute;moire, ce qu’il en tire ensuite est &agrave;lui; au lieu qu’en surchargeant la m&eacute;moire &agrave; son insu, on s’expose &agrave; n’en jamais rien tirer qui lui soit propre.

[738:] Emile a peu de connaissances, mais celles qu’il a sont v&eacute;ritablement siennes; il ne sait rien &agrave; demi. Dans le petit nombre des choses qu’il sait et qu’il sait bien, la plus importante est qu’il y en a beaucoup qu’il ignore et qu’il peut savoir un jour, beaucoup plus que d’autres hommes savent et qu’il ne saura de sa vie, et une infinit&eacute; d’autres qu’aucun homme ne saura jamais. Il a un esprit universel, non par les lumi&egrave;res, mais par la facult&eacute; d’en acqu&eacute;rir; un esprit ouvert, intelligent, pr&ecirc;t &agrave; tout, et, comme dit Montaigne, sinon instruit, du moins mstruisable. Il me suffit qu’il sache trouver l’&agrave; quoi bon sur tout ce qu’il fait, et le pourquoi sur tout ce qu’il croit. Car encore une fois, mon objet n’est point de lui donner la science, mais de lui apprendre &agrave; l’acqu&eacute;rir au besoin, de la lui faire estimer exactement ce qu’elle vaut, et de lui faire aimer la v&eacute;rit&eacute; par-dessus tout. Avec cette m&eacute;thode on avance peu, mais on ne fait jamais un pas inutile, et l’on n’est point forc&eacute; de r&eacute;trograder.

[739:] Emile n’a que des connaissances naturelles et purement physiques. Il ne sait pas m&ecirc;me le nom de l’histoire, ni ce que c’est que m&eacute;taphysique et morale. Il conna&icirc;t les rapports essentiels de l’homme aux choses, mais nul des rapports moraux de l’homme &agrave; l’homme. Il sait peu g&eacute;n&eacute;raliser d’id&eacute;es, peu faire d’abstractions. Il voit des qualit&eacute;s communes &agrave; certains corps sans raisonner sur ces qualit&eacute;s en elles-m&ecirc;mes. Il conna&icirc;t l’&eacute;tendue abstraite &agrave; l’aide des figures de la g&eacute;om&eacute;trie; il conna&icirc;t la quantit&eacute; abstraite &agrave; l’aide des signes de l’alg&egrave;bre. Ces figures et ces signes sont les supports de ces abstractions, sur lesquels ses sens se reposent. Il ne cherche point &agrave; conna&icirc;tre les choses par leur nature, mais seulement par les relations qui l’int&eacute;ressent. Il n’estime ce qui lui est &eacute;tranger que par rapport &agrave; lui; mais cette estimation est exacte et s&ucirc;re. La fantaisie, la convention, n’y entrent pour rien. Il fait plus de cas de ce qui lui est plus utile; et ne se d&eacute;partant jamais de cette mani&egrave;re d’appr&eacute;cier, il ne donne rien &agrave; l’opinion.

[740:] Emile est laborieux, temp&eacute;rant, patient, ferme, plein de courage. Son imagination, nullement allum&eacute;e, ne lui grossit jamais les dangers; il est sensible &agrave; peu de maux, et il sait souffrir avec constance, parce qu’il n’a point appris &agrave; disputer contre la destin&eacute;e. A l’&eacute;gard de la mort, il ne sait pas encore bien ce que c’est; mais, accoutum&eacute; &agrave;subir sans r&eacute;sistance la loi de la n&eacute;cessit&eacute;, quand il faudra mourir il mourra sans g&eacute;mir et sans se d&eacute;battre; c’est tout ce que la nature permet dans ce moment abhorr&eacute; de tous. Vivre libre et peu tenir aux choses humaines est le meilleur moyen d’apprendre &agrave; mourir.

[741:] En un mot, Emile a de la vertu tout ce qui se rapporte &agrave; lui-m&ecirc;me. Pour avoir aussi les vertus sociales, il lui manque uniquement de conna&icirc;tre les relations qui les exigent; il lui manque uniquement des lumi&egrave;res que son esprit est tout pr&ecirc;t &agrave; recevoir.

[742:] Il se consid&egrave;re sans &eacute;gard aux autres, et trouve bon que les autres ne pensent point &agrave; lui. Il n’exige rien de personne, et ne croit rien devoir &agrave; personne. Il est seul dans la soci&eacute;t&eacute; humaine, il ne compte que sur lui seul. Il a droit aussi plus qu’un autre de compter sur lui-m&ecirc;me, car il est tout ce qu’on peut &ecirc;tre &agrave; son &acirc;ge. Il n’a point d’erreurs, ou n’a que celles qui nous sont in&eacute;vitables; il n’a point de vices, ou n’a que ceux dont nul homme ne peut se garantir. Il a le corps sain, les membres agiles, l’esprit juste et sans pr&eacute;jug&eacute;s, le coeur libre et sans passions. L’amour-propre, la premi&egrave;re et la plus naturelle de toutes, y est encore &agrave; peine exalt&eacute;. Sans troubler le repos de personne, il a v&eacute;cu content, heureux et libre, autant que la nature l’a permis. Trouvez-vous qu’un enfant ainsi parvenu &agrave; sa quinzi&egrave;me ann&eacute;e ait perdu les pr&eacute;c&eacute;dentes ?

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Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou de l'éducation

Emile-fr

LIVRE QUATRI&Egrave;ME

[743:] Que nous passons rapidement sur cette terre! le premier quart de la vie est &eacute;coul&eacute; avant qu’on en connaisse l’usage; le dernier quart s’&eacute;coule encore apr&egrave;s qu’on a cess&eacute; d’en jouir. D’abord nous ne savons point vivre; bient&ocirc;t nous ne le pouvons plus; et, dans l’intervalle qui s&eacute;pare ces deux extr&eacute;mit&eacute;s inutiles, les trois quarts du temps qui nous reste sont consum&eacute;s par le sommeil, par le travail, par la douleur, par la contrainte, par les peines de toute esp&egrave;ce. La vie est courte, moins par le peu de temps qu’elle dure, que parce que de ce peu de temps, nous n’en avons presque point pour la go&ucirc;ter. L’instant de la mort a beau &ecirc;tre &eacute;loign&eacute; de celui de la naissance, la vie est toujours trop courte quand cet espace est mal rempli.

[744:] Nous naissons, pour ainsi dire, en deux fois: l’une pour exister, et l’autre pour vivre; l’une pour l’esp&egrave;ce, et l’autre pour le sexe. Ceux qui regardent la femme comme un homme imparfait ont tort sans doute: mais l’analogie ext&eacute;rieure est pour eux. Jusqu’&agrave; l’&acirc;ge nubile, les enfants des deux sexes n’ont rien d’apparent qui les distingue; m&ecirc;me visage, m&ecirc;me figure, m&ecirc;me teint, m&ecirc;me voix, tout est &eacute;gal: les filles sont des enfants, les gar&ccedil;ons sont des enfants; le m&ecirc;me nom suffit &agrave; des &ecirc;tres si semblables. Les m&acirc;les en qui l’on emp&ecirc;che le d&eacute;veloppement ult&eacute;rieur du sexe gardent cette conformit&eacute; toute leur vie; ils sont toujours de grands enfants, et les femmes, ne perdant point cette m&ecirc;me conformit&eacute;, semblent, &agrave; bien des &eacute;gards, ne jamais &ecirc;tre autre chose.

[745:] Mais l’homme, en g&eacute;n&eacute;ral, n’est pas fait pour rester toujours dans l’enfance. Il en sort au temps prescrit par la nature; et ce moment de crise, bien qu’assez court, a de longues influences.

[746:] Comme le mugissement de la mer pr&eacute;c&egrave;de de loin la temp&ecirc;te, cette orageuse r&eacute;volution s’annonce par le murmure des passions naissantes; une fermentation sourde avertit de l’approche du danger. Un changement dans l’humeur, des emportements fr&eacute;quents, une continuelle agitation d’esprit, rendent l’enfant presque indisciplinable. Il devient sourd &agrave; la voix qui le rendait docile; c’est un lion dans sa fi&egrave;vre; il m&eacute;conna&icirc;t son guide, il ne veut plus &ecirc;tre gouvern&eacute;.

[747:] Aux signes moraux d’une humeur qui s’alt&egrave;re se joignent des changements sensibles dans la figure. Sa physionomie se d&eacute;veloppe et s’empreint d’un caract&egrave;re; le coton rare et doux qui cro&icirc;t au bas de ses joues brunit et prend de la consistance. Sa voix mue, ou plut&ocirc;t il la perd: il n’est ni enfant ni homme et ne peut prendre le ton d’aucun des deux. Ses yeux, ces organes de l’&acirc;me, qui n’ont rien dit jusqu’ici, trouvent un langage et de l’expression; un feu naissant les anime, leurs regards plus vifs ont encore une sainte innocence, mais ils n’ont plus leur premi&egrave;re imb&eacute;cillit&eacute;: il sent d&eacute;j&agrave; qu’ils peuvent trop dire; il commence &agrave; savoir les baisser et rougir; il devient sensible avant de savoir ce qu’il sent; il est inquiet sans raison de l’&ecirc;tre. Tout cela peut venir lentement et vous laisser du temps encore: mais si sa vivacit&eacute; se rend trop impatiente, si son emportement se change en fureur, s’il s’irrite et s’attendrit d’un instant &agrave; l’autre, s’il verse des pleurs sans sujet, si, pr&egrave;s des objets qui commencent &agrave; devenir dangereux pour lui, son pouls s’&eacute;l&egrave;ve et son oeil s’enflamme, si la main d’une femme se posant sur la sienne le fait frissonner, s’il se trouble ou s’intimide aupr&egrave;s d’elle, Ulysse, &ocirc; sage Ulysse, prends garde &agrave; toi; les outres que tu fermais avec tant de soin sont ouvertes; les vents sont d&eacute;j&agrave; d&eacute;cha&icirc;n&eacute;s; ne quitte plus un moment le gouvernail, ou tout est perdu.

[748:] C’est ici la seconde naissance dont j’ai parl&eacute;; c’est ici que l’homme na&icirc;t v&eacute;ritablement &agrave; la vie, et que rien d’humain n’est &eacute;tranger &agrave; lui. Jusqu’ici nos soins n’ont &eacute;t&eacute; que des jeux d’enfant; ils ne prennent qu’&agrave; pr&eacute;sent une v&eacute;ritable importance. Cette &eacute;poque o&ugrave; finissent les &eacute;ducations ordinaires est proprement celle o&ugrave; la n&ocirc;tre doit commencer; mais, pour bien exposer ce nouveau plan, reprenons de plus haut l’&eacute;tat des choses qui s’y rapportent.

[749:] Nos passions sont les principaux instruments de notre conservation: c’est donc une entreprise aussi vaine que ridicule de vouloir les d&eacute;truire; c’est contr&ocirc;ler la nature, c’est r&eacute;former l’ouvrage de Dieu. Si Dieu disait &agrave;l’homme d’an&eacute;antir les passions qu’il lui donne, Dieu voudrait et ne voudrait pas; il se contredirait lui-m&ecirc;me. Jamais il n’a donn&eacute; cet ordre insens&eacute;, rien de pareil n’est &eacute;crit dans le coeur humain; et ce que Dieu veut qu’un homme fasse, il ne le lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit lui-m&ecirc;me, il l’&eacute;crit au fond de son coeur.

[750:] Or je trouverais celui qui voudrait emp&ecirc;cher les passions de na&icirc;tre presque aussi fou que celui qui voudrait les an&eacute;antir; et ceux qui croiraient que tel a &eacute;t&eacute; mon projet jusqu’ici m’auraient s&ucirc;rement fort mal entendu.

[751:] Mais raisonnerait-on bien, si, de ce qu’il est dans la nature de l’homme d’avoir des passions, on allait conclure que toutes les passions que nous sentons en nous et que nous voyons dans les autres sont naturelles? Leur source est naturelle, il est vrai; mais mille ruisseaux &eacute;trangers l’ont grossie; c’est un grand fleuve qui s’accro&icirc;t sans cesse, et dans lequel on retrouverait &agrave; peine quelques gouttes de ses premi&egrave;res eaux. Nos passions naturelles sont tr&egrave;s born&eacute;es; elles sont les instruments de notre libert&eacute;, elles tendent &agrave; nous conserver. Toutes celles qui nous subjuguent et nous d&eacute;truisent nous viennent d’ailleurs; la nature ne nous les donne pas, nous nous les approprions &agrave; son pr&eacute;judice.

[752:] La source de nos passions, l’origine et le principe de toutes les autres,. la seule qui na&icirc;t avec l’homme et ne le quitte jamais tant qu’il vit, est l’amour de soi: passion primitive, inn&eacute;e, ant&eacute;rieure &agrave; toute autre, et dont toutes les autres ne sont, en un sens, que des modifications. En ce sens, toutes, si l’on veut, sont naturelles. Mais la plupart de ces modifications ont des causes &eacute;trang&egrave;res sans lesquelles elles n’auraient jamais lieu; et ces m&ecirc;mes modifications, loin de nous &ecirc;tre avantageuses, nous sont nuisibles; elles changent le premier objet et vont contre leur principe: c’est alors que l’homme se trouve hors de la nature, et se met en contradiction avec soi.

[753:] L’amour de soi-m&ecirc;me est toujours bon, et toujours conforme &agrave; l’ordre. Chacun &eacute;tant charg&eacute; sp&eacute;cialement de sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit &ecirc;tre d’y veiller sans cesse: et comment y veillerait-il ainsi, s’il n’y prenait le plus grand int&eacute;r&ecirc;t?

[754:] Il faut donc que nous nous aimions pour nous conserver, il faut que nous nous aimions plus que toute chose; et, par une suite imm&eacute;diate du m&ecirc;me sentiment, nous aimons ce qui nous conserve. Tout enfant s’attache &agrave;sa nourrice: Romulus devait s’attacher &agrave; la louve qui l’avait allait&eacute;. D’abord cet attachement est purement machinal. Ce qui favorise le bien-&ecirc;tre d’un individu l’attire ce qui lui nuit le repousse: ce n’est l&agrave; qu’un instinct aveugle. Ce qui transforme cet instinct en sentiment, l’attachement en amour, l’aversion en haine, c’est l’intention manifest&eacute;e de nous nuire ou de nous &ecirc;tre utile. On ne se passionne pas pour les &ecirc;tres insensibles qui ne suivent que l’impulsion qu’on leur donne; mais ceux dont on attend du bien ou du mal par leur disposition int&eacute;rieure, par leur volont&eacute;, ceux que nous voyons agir librement pour ou contre, nous inspirent des sentiments semblables &agrave; ceux qu’ils nous montrent. Ce qui nous sert, on le cherche; mais ce qui nous veut servir, on l’aime. Ce qui nous nuit, on le fuit; mais ce qui nous veut nuire, on le hait.

[755:] Le premier sentiment d’un enfant est de s’aimer lui-m&ecirc;me; et le second, qui d&eacute;rive du premier, est d’aimer ceux qui l’approchent; car, dans l’&eacute;tat de faiblesse o&ugrave; il est, il ne conna&icirc;t personne que par l’assistance et les soins qu’il re&ccedil;oit. D’abord l’attachement qu’il a pour sa nourrice et sa gouvernante n’est qu’habitude. Il les cherche, parce qu’il a besoin d’elles et qu’il se trouve bien de les avoir; c’est plut&ocirc;t de connaissance que bienveillance. Il lui faut beaucoup de temps pour comprendre que non seulement elles lui sont utiles, mais qu’elles veulent l’&ecirc;tre; et c’est alors qu’il commence &agrave; les aimer.

[756:] Un enfant est donc naturellement enclin &agrave; la bienveillance, parce qu’il voit que tout ce qui l’approche est port&eacute; &agrave; l’assister, et qu’il prend de cette observation l’habitude d’un sentiment favorable &agrave; son esp&egrave;ce; mais, &agrave; mesure qu’il &eacute;tend ses relations, ses besoins, ses d&eacute;pendances actives ou passives, le sentiment de ses rapports &agrave; autrui s‘&eacute;veille, et produit celui des devoirs et des pr&eacute;f&eacute;rences. Alors l’enfant devient imp&eacute;rieux, jaloux, trompeur, vindicatif. Si on le plie &agrave; l’ob&eacute;issance, ne voyant point l’utilit&eacute; de ce qu’on lui commande, il l’attribue au caprice, &agrave;l’intention de le tourmenter, et il se mutine. Si on lui ob&eacute;it &agrave; lui-m&ecirc;me, aussit&ocirc;t que quelque chose lui r&eacute;siste, il y voit une r&eacute;bellion, une intention de lui r&eacute;sister; il bat la chaise ou la table pour avoir d&eacute;sob&eacute;i. L’amour de soi, qui ne regarde qu’&agrave; nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits; mais l’amour-propre, qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’&ecirc;tre, parce que ce sentiment, en nous pr&eacute;f&eacute;rant aux autres, exige aussi que les autres nous pr&eacute;f&egrave;rent &agrave; eux; ce qui est impossible. Voil&agrave; comment les passions douces et affectueuses naissent de l’amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent de l’amour-propre. Ainsi, ce qui rend l’homme essentiellement bon est d’avoir peu de besoins, et de peu se comparer aux autres; ce qui le rend essentiellement m&eacute;chant est d’avoir beaucoup de besoins, et de tenir beaucoup &agrave; l’opinion. Sur ce principe il est ais&eacute; de voir comment on peut diriger au bien ou au mal toutes les passions des enfants et des hommes. Il est vrai que, ne pouvant vivre toujours seuls, ils vivront difficilement toujours bons: cette difficult&eacute; m&ecirc;me augmentera n&eacute;cessairement avec leurs relations; et c’est en ceci surtout que les dangers de la soci&eacute;t&eacute; nous rendent l’art et les soins plus indispensables pour pr&eacute;venir dans le coeur humain la d&eacute;pravation qui na&icirc;t de ses nouveaux besoins.

[757:] L’&eacute;tude convenable &agrave; l’homme est celle de ses rapports. Tant qu’il ne se conna&icirc;t que par son &ecirc;tre physique, il doit s‘&eacute;tudier par ses rapports avec les choses: c’est l’emploi de son enfance; quand il commence &agrave; sentir son &ecirc;tre moral, il doit s’&eacute;tudier par ses rapports avec les hommes: c’est l’emploi de sa vie enti&egrave;re, &agrave; commencer au point o&ugrave; nous voil&agrave; parvenus.

[758:] Sit&ocirc;t que l’homme a besoin d’une compagne, il n’est plus un &ecirc;tre isol&eacute;, son coeur n’est plus seul. Toutes ses relations avec son esp&egrave;ce, toutes les affections de son &acirc;me naissent avec celle-l&agrave;. Sa premi&egrave;re passion fait bient&ocirc;t fermenter les autres.

[759:] Le penchant de l’instinct est ind&eacute;termin&eacute;. Un sexe est attir&eacute; vers l’autre: voil&agrave; le mouvement de la nature. Le choix, les pr&eacute;f&eacute;rences, l’attachement personnel, sont l’ouvrage des lumi&egrave;res, des pr&eacute;jug&eacute;s, de l’habitude: il faut du temps et des .connaissances pour nous rendre capables d’amour: on n’aime qu’apr&egrave;s avoir jug&eacute;, on ne pr&eacute;f&egrave;re qu’apr&egrave;s avoir compar&eacute;. Ces jugements se font sans qu’on s’en aper&ccedil;oive, mais ils n’en sont pas moins r&eacute;els. Le v&eacute;ritable amour, quoi qu’on en dise, sera toujours honor&eacute; des hommes: car, bien que ses emportements nous &eacute;garent, bien qu’il n’exclue pas du coeur qui le sent des qualit&eacute;s odieuses, et m&ecirc;me qu’il en produise, il en supporte pourtant toujours d’estimables, sans lesquelles on serait hors d’&eacute;tat de le sentir. Ce choix qu’on met en opposition avec la raison nous vient d’elle. On a fait l’amour aveugle, parce qu’il a de meilleurs yeux que nous, et qu’il voit des rapports que nous ne pouvons apercevoir. Pour qui n’aurait nulle id&eacute;e de m&eacute;rite ni de beaut&eacute;, toute femme serait &eacute;galement bonne, et la premi&egrave;re venue serait toujours la plus aimable. Loin que l’amour vienne de la nature, il est la r&egrave;gle et le frein de ses penchants: c’est par lui qu’except&eacute; l’objet aim&eacute;, un sexe n’est p lus rien pour l’autre.

[760:] La pr&eacute;f&eacute;rence qu’on accorde, on veut l’obtenir; l’amour doit &ecirc;tre r&eacute;ciproque. Pour &ecirc;tre aim&eacute;, il faut se rendre aimable; pour &ecirc;tre pr&eacute;f&eacute;r&eacute;, il faut se rendre plus aimable qu’un autre, plus aimable que tout autre, au moins aux yeux de l’objet aim&eacute;. De l&agrave; les premiers regards sur ses semblables; de l&agrave; les premi&egrave;res comparaisons avec eux, de l&agrave; l’&eacute;mulation, les rivalit&eacute;s, la jalousie. Un coeur plein d’un sentiment qui d&eacute;borde aime &agrave;s’&eacute;pancher: du besoin d’une ma&icirc;tresse na&icirc;t bient&ocirc;t celui d’un ami. Celui qui sent combien il est doux d’&ecirc;tre aim&eacute; voudrait l’&ecirc;tre de tout le monde, et tous ne sauraient vouloir des pr&eacute;f&eacute;rences, qu’il n’y ait beaucoup de m&eacute;contents. Avec l’amour et l’amiti&eacute; naissent les dissensions, l’inimiti&eacute;, la haine. Du sein de tant de passions diverses je vois l’opinion s’&eacute;lever un tr&ocirc;ne in&eacute;branlable, et les stupides mortels, asservis &agrave; son empire, ne fonder leur propre existence que sur les jugements d’autrui.

[761:] Etendez ces id&eacute;es, et vous verrez d’o&ugrave; vient &agrave; notre amour-propre la forme que nous lui croyons naturelle; et comment l’amour de soi, cessant d’&ecirc;tre un sentiment absolu, devient orgueil dans les grandes &acirc;mes, vanit&eacute; dans les petites, et dans toutes se nourrit sans cesse aux d&eacute;pens du prochain. L’esp&egrave;ce de ces passions, n’ayant point son germe dans le coeur des enfants, n’y peut na&icirc;tre d’elle-m&ecirc;me; c’est nous seuls qui l’y portons, et jamais elles n’y prennent racine que par notre faute; mais il n’en est plus ainsi du coeur du jeune homme: quoi que nous puissions faire, elles y na&icirc;tront malgr&eacute; nous. Il est donc temps de changer de m&eacute;thode.

[762:] Commen&ccedil;ons par quelques r&eacute;flexions importantes sur l’&eacute;tat critique dont il s’agit ici. Le passage de l’enfance &agrave; la pubert&eacute; n’est pas tellement d&eacute;termin&eacute; par la nature qu’il ne varie dans les individus selon les temp&eacute;raments, et dans les peuples selon les climats. Tout le monde sait les distinctions observ&eacute;es sur ce point entre les pays chauds et les pays froids, et chacun voit que les temp&eacute;raments ardents sont form&eacute;s plus t&ocirc;t que les autres: mais on peut se tromper sur les causes, et souvent attribuer au physique ce qu’il faut imputer au moral; c’est un des abus les plus fr&eacute;quents de la philosophie de notre si&egrave;cle. Les instructions de la nature sont tardives et lentes; celles des hommes sont presque toujours pr&eacute;matur&eacute;es. Dans le premier cas, les sens &eacute;veillent l’imagination; dans le second, l’imagination &eacute;veille les sens; elle leur donne une activit&eacute; pr&eacute;coce qui ne peut manquer d’&eacute;nerver, d’affaiblir d’abord les individus, puis l’esp&egrave;ce m&ecirc;me &agrave; la longue. Une observation plus g&eacute;n&eacute;rale et plus s&ucirc;re que celle de l’effet des climats est que la pubert&eacute; et la puissance du sexe est toujours p lus h&acirc;tive chez les peuples instruits et polic&eacute;s que chez les peuples ignorants et barbares. Les enfants ont une sagacit&eacute; singuli&egrave;re pour d&eacute;m&ecirc;ler &agrave; travers toutes les singeries de la d&eacute;cence les mauvaises moeurs qu’elle couvre. Le langage &eacute;pur&eacute; qu’on leur dicte, les le&ccedil;ons d’honn&ecirc;tet&eacute; qu’on leur donne, le voile du myst&egrave;re qu’on affecte de tendre devant leurs yeux, sont autant d’aiguillons &agrave; leur curiosit&eacute;. A la mani&egrave;re dont on s’y prend, il est clair que ce qu’on feint de leur cacher n’est que pour le leur apprendre; et c’est, de toutes les instructions qu’on leur donne, celle qui leur profite le mieux.

[763:] Consultez l’exp&eacute;rience, vous comprendrez &agrave; quel point cette m&eacute;thode insens&eacute;e acc&eacute;l&egrave;re l’ouvrage de la nature et ruine le temp&eacute;rament. C’est ici l’une des principales causes qui font d&eacute;g&eacute;n&eacute;rer les races dans les villes. Les jeunes gens, &eacute;puis&eacute;s de bonne heure, restent petits, faibles, mal faits, vieillissent au lieu de grandir, comme la vigne &agrave; qui l’on fait porter du fruit au printemps languit et meurt avant l’automne.

[764:] Il faut avoir v&eacute;cu chez des peuples grossiers et simples pour conna&icirc;tre jusqu’&agrave; quel &acirc;ge une heureuse ignorance y peut prolonger l’innocence des enfants. C’est un spectacle &agrave; la fois touchant et risible d’y voir les deux sexes, livr&eacute;s &agrave; la s&eacute;curit&eacute; de leurs coeurs, prolonger dans la fleur de l’&acirc;ge et de la beaut&eacute; les jeux na&iuml;fs de l’enfance, et montrer par leur familiarit&eacute; m&ecirc;me la puret&eacute; de leurs plaisirs. Quand enfin cette aimable jeunesse vient &agrave; se marier, les deux &eacute;poux, se donnant mutuellement les pr&eacute;mices de leur personne, en sont plus chers l’un a l’autre; des multitudes d’enfants, sains et robustes, deviennent le gage d’une union que rien n’alt&egrave;re, et le fruit de la sagesse de leurs premiers ans.

[765:] Si l’&acirc;ge o&ugrave; l’homme acquiert la conscience de son sexe diff&egrave;re autant par l’effet de l’&eacute;ducation que par l’action de la nature, il suit de l&agrave; qu’on peut acc&eacute;l&eacute;rer et retarder cet &acirc;ge selon la mani&egrave;re dont on &eacute;l&egrave;vera les enfants; et si le corps gagne ou perd de la consistance &agrave; mesure qu’on retarde ou qu’on acc&eacute;l&egrave;re ce progr&egrave;s, il suit aussi que, plus on s’applique &agrave; le retarder, plus un jeune homme acquiert de vigueur et de force. Je ne parle encore que des effets purement physiques: on verra bient&ocirc;t qu’ils ne se bornent pas l&agrave;.

[766:] De ces r&eacute;flexions je tire la solution de cette question si souvent agit&eacute;e, s’il convient d’&eacute;clairer les enfants de bonne heure sur les objets de leur curiosit&eacute;, ou s’il vaut mieux leur donner le change par de modestes erreurs. Je pense qu’il ne faut faire ni l’un ni l’autre. Premi&egrave;rement, cette curiosit&eacute; ne leur vient point sans qu’on y ait donn&eacute; lieu. Il faut donc faire en sorte qu’ils ne l’aient pas. En second lieu, des questions qu’on n’est pas forc&eacute; de r&eacute;soudre n’exigent point qu’on trompe celui qui les fait: il vaut mieux lui imposer silence que de lui r&eacute;pondre en mentant. Il sera peu surpris de cette loi, si l’on a pris soin de l’y asservir dans les choses indiff&eacute;rentes. Enfin, si l’on prend le parti de r&eacute;pondre, que ce soit avec la plus grande simplicit&eacute;, sans myst&egrave;re, sans embarras, sans sourire. Il y a beaucoup moins de danger &agrave; satisfaire la curiosit&eacute; de l’enfant qu’&agrave; l’exciter.

[767:] Que vos r&eacute;ponses soient toujours graves, courtes, d&eacute;cid&eacute;es, et sans jamais para&icirc;tre h&eacute;siter. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’elles doivent &ecirc;tre vraies. On ne peut apprendre aux enfants le danger de mentir aux hommes, sans sentir, de la part des hommes, le danger plus grand de mentir aux enfants. Un seul mensonge av&eacute;r&eacute; du ma&icirc;tre &agrave; l’&eacute;l&egrave;ve ruinerait &agrave; jamais tout le fruit de l’&eacute;ducation.

[768:] Une ignorance absolue sur certaines mati&egrave;res est peut-&ecirc;tre ce qui conviendrait le mieux aux enfants: mais qu’ils apprennent de bonne heure ce qu’il est impossible de leur cacher toujours. Il faut, ou que leur curiosit&eacute; ne s’&eacute;veille en aucune mani&egrave;re, ou qu’elle soit satisfaite avant l’&acirc;ge o&ugrave; elle n’est plus sans danger. Votre conduite avec votre &eacute;l&egrave;ve d&eacute;pend beaucoup en ceci de sa situation particuli&egrave;re, des soci&eacute;t&eacute;s qui l’environnent, des circonstances o&ugrave; l’on pr&eacute;voit qu’il pourra se trouver, etc. Il importe ici de ne rien donner au hasard; et si vous n’&ecirc;tes pas s&ucirc;r de lui faire ignorer jusqu’&agrave; seize ans la diff&eacute;rence des sexes, ayez soin qu’il l’apprenne avant dix.

[769:] Je n’aime point qu’on affecte avec les enfants un langage trop &eacute;pur&eacute;, ni qu’on fasse de longs d&eacute;tours, dont ils s’aper&ccedil;oivent, pour &eacute;viter de donner aux choses leur v&eacute;ritable nom. Les bonnes moeurs, en ces mati&egrave;res, ont toujours beaucoup de simplicit&eacute;; mais des imaginations souill&eacute;es par le vice rendent l’oreille d&eacute;licate, et forcent de raffiner sans cesse sur les expressions. Les termes grossiers sont sans cons&eacute;quence; ce sont les id&eacute;es lascives qu’il faut &eacute;carter.

[770:] Quoique la pudeur soit naturelle &agrave; l’esp&egrave;ce humaine, naturellement les enfants n’en ont point. La pudeur ne na&icirc;t qu’avec la connaissance du mal: et comment les enfants, qui n’ont ni ne doivent avoir cette connaissance, auraient-ils le sentiment qui en est l’effet? Leur donner des le&ccedil;ons de pudeur et d’honn&ecirc;tet&eacute;, c’est leur apprendre qu’il y a des choses honteuses et d&eacute;shonn&ecirc;tes, c’est leur donner un d&eacute;sir secret de conna&icirc;tre ces choses-l&agrave;. T&ocirc;t ou tard ils en viennent &agrave; bout, et la premi&egrave;re &eacute;tincelle qui touche &agrave; l’imagination acc&eacute;l&egrave;re &agrave; coup s&ucirc;r l’embrasement des sens. Quiconque rougit est d&eacute;j&agrave; coupable; la vraie innocence n’a honte de rien.

[771:] Les enfants n’ont pas les m&ecirc;mes d&eacute;sirs que les hommes; mais, sujets comme eux &agrave; la malpropret&eacute; qui blesse les sens, ils peuvent de ce seul assujettisement recevoir les m&ecirc;mes le&ccedil;ons de biens&eacute;ance. Suivez l’esprit de la nature, qui, pla&ccedil;ant dans les m&ecirc;mes lieux les organes des plaisirs secrets et ceux des besoins d&eacute;go&ucirc;tants, nous inspire les m&ecirc;mes soins &agrave; diff&eacute;rents &acirc;ges, tant&ocirc;t par une id&eacute;e et tant&ocirc;t par une autre; &agrave; l’homme par la modestie, &agrave;l’enfant par la propret&eacute;.

[772:] Je ne vois qu’un bon moyen de conserver aux enfants leur innocence; c’est que tous ceux qui les entourent la respectent et l’aiment. Sans cela, toute la retenue dont on t&acirc;che d’user avec eux se d&eacute;ment t&ocirc;t ou tard; un sourire, un dm d’oeil, un geste &eacute;chapp&eacute;, leur disent tout ce qu’on cherche &agrave; leur taire; il leur suffit, pour l’apprendre, de voir qu’on le leur a voulu cacher. La d&eacute;licatesse de tours et d’expressions dont se servent entre eux les gens polis, supposant des lumi&egrave;res que les enfants ne doivent pas avoir, est tout &agrave; fait d&eacute;plac&eacute;e avec eux; mais quand on honore vraiment leur simplicit&eacute;, l’on prend ais&eacute;ment, en leur parlant, celle des termes qui leur conviennent. Il y a une certaine na&iuml;vet&eacute; de langage qui sied et qui pla&icirc;t &agrave;l’innocence: voil&agrave; le vrai ton qui d&eacute;tourne un enfant d’une dangereuse curiosit&eacute;. En lui parlant simplement de tout, on ne lui laisse pas soup&ccedil;onner qu’il reste rien de plus &agrave; lui dire. En joignant aux mots grossiers les id&eacute;es d&eacute;plaisantes qui leur conviennent, on &eacute;touffe le premier feu de l’imagination: on ne lui d&eacute;fend pas de prononcer ces mots et d’avoir ces id&eacute;es; mais on lui donne, sans qu’il y songe, de la r&eacute;pugnance &agrave; les rappeler. Et combien d’embarras cette libert&eacute; na&iuml;ve ne sauve-t-elle point &agrave; ceux qui, la tirant de leur propre coeur, disent toujours ce qu’il faut dire, et le disent toujours comme ils l’ont senti!

[773:] Comment se font les enfants? Question embarrassante qui vient assez naturellement aux enfants, et dont la r&eacute;ponse indiscr&egrave;te ou prudente d&eacute;cide quelquefois de leurs moeurs et de leur sant&eacute; pour toute leur vie. La mani&egrave;re la plus courte qu’une m&egrave;re imagine pour s’en d&eacute;barrasser sans tromper son fils, est de lui imposer silence. Cela serait bon, si on l’y e&ucirc;t accoutum&eacute; de longue main dans des questions indiff&eacute;rentes, et qu’il ne soup&ccedil;onn&acirc;t pas du myst&egrave;re &agrave; ce nouveau ton. Mais rarement elle s’en tient l&agrave;. C’est le secret des gens mari&eacute;s, lui dira-t-elle; de petits gar&ccedil;ons ne doivent point &ecirc;tre si curieux. Voil&agrave; qui est fort bien pour tirer d’embarras la m&egrave;re: mais qu’elle sache que, piqu&eacute; de cet air de m&eacute;pris, le petit gar&ccedil;on n’aura pas un moment de repos qu’il n’ait appris le secret des gens mari&eacute;s, et qu’il ne tardera pas de l’apprendre.

[774:] Qu’on me permette de rapporter une r&eacute;ponse bien diff&eacute;rente que j’ai entendu faire &agrave; la m&ecirc;me question, et qui me frappa d’autant plus, qu’elle partait d’une femme aussi modeste dans ses discours que dans ses mani&egrave;res, mais qui savait au besoin fouler aux pieds, pour le bien de son fils et pour la vertu, la fausse crainte du bl&acirc;me et les vains pro p os des plaisants. Il n’y avait pas longtemps que l’e an avait jet&eacute; par les urines une petite pierre qui lui avait d&eacute;chir&eacute; l’ur&egrave;tre; mais le mal pass&eacute; &eacute;tait oubli&eacute;. Maman, dit le petit &eacute;tourdi, comment se font les enfonts? Mon fils, r&eacute;pond la m&egrave;re sans h&eacute;siter, les femmes les pissent avec des douleurs qui leur co&ucirc;tent quelquefois la vie. Que les fous rient, et que les sots soient scandalis&eacute;s: mais que les sages cherchent si jamais ils trouveront une r&eacute;ponse plus judicieuse et qui aille mieux &agrave; ses fins.

[775:] D’abord l’id&eacute;e d’un besoin naturel et connu de l’enfant d&eacute;tourne celle d’une op&eacute;ration myst&eacute;rieuse. Les id&eacute;es accessoires de la douleur et de la mort couvrent celle-l&agrave; d’un voile de tristesse qui amortit l’imagination et r&eacute;prime la curiosit&eacute;; tout porte l’esprit sur les suites de l’accouchement, et non pas sur ses causes. Les infirmit&eacute;s de la nature humaine, des objets d&eacute;go&ucirc;tants, des images de souffrance, voil&agrave; les &eacute;claircissements o&ugrave; m&egrave;ne cette r&eacute;ponse, si la r&eacute;pugnance qu’elle inspire permet &agrave; l’enfant de les demander. Par o&ugrave; l’inqui&eacute;tude des d&eacute;sirs aura-t-elle occasion de na&icirc;tre dans des entretiens ainsi dirig&eacute;s? Et cependant vous voyez que la v&eacute;rit&eacute; n’a point &eacute;t&eacute; alt&eacute;r&eacute;e, et qu’on n’a point eu besoin d’abuser son &eacute;l&egrave;ve au lieu de l’instruire.

[776:] Vos enfants lisent; ils prennent dans leurs lectures des connaissances qu’ils n’auraient pas s’ils n’avaient point lu. S’ils &eacute;tudient, l’imagination s’allume et s’aiguise dans le silence du cabinet. S’ils vivent dans le monde, ils entendent un jargon bizarre, ils voient des exemples dont ils sont frapp&eacute;s: on leur a si bien persuad&eacute; qu’ils &eacute;taient hommes, que, dans tout ce que font les hommes en leur pr&eacute;sence, ils cherchent aussit&ocirc;t comment cela peut leur convenir: il faut bien que les actions d’autrui leur servent de mod&egrave;le, quand les jugements d’autrui leur servent de loi. Des domestiques qu’on fait d&eacute;pendre d’eux, par cons&eacute;quent int&eacute;ress&eacute;s &agrave; leur plaire, leur font leur cour aux d&eacute;pens des bonnes moeurs; des, gouvernantes rieuses leur tiennent &agrave; quatre ans des propos que la plus effront&eacute;e n’oserait leur tenir &agrave; quinze. Bient&ocirc;t elles oublient ce qu’elles ont dit; mais ils n’oublient pas ce qu’ils ont entendu. Les entretiens polissons pr&eacute;parent les moeurs libertines: le laquais fripon rend l’enfant d&eacute;bauch&eacute;; et le secret de l’un sert de garant &agrave; celui de l’autre.

[777:] L’enfant &eacute;lev&eacute; selon son &acirc;ge est seul. Il ne conna&icirc;t d’attachements que ceux de l’habitude; il aime sa soeur comme sa montre, et son ami comme son chien. Il ne se sent d’aucun sexe, d’aucune esp&egrave;ce: l’homme et la femme lui sont &eacute;galement &eacute;trangers; il ne rapporte &agrave;lui rien de ce qu’ils font ni de ce qu’ils disent: il ne le voit ni ne l’entend, ou n’y fait nulle attention; leurs discours ne l’int&eacute;ressent pas plus que leurs exemples: tout cela n’est point fait pour lui. Ce n’est pas une erreur artificieuse qu’on lui donne par cette m&eacute;thode, c’est l’ignorance de la nature. Le temps vient o&ugrave; la m&ecirc;me nature prend soin d’&eacute;clairer son &eacute;l&egrave;ve; et c’est alors seulement qu’elle l’a mis en &eacute;tat de profiter sans risque des le&ccedil;ons qu’elle lui donne. Voil&agrave; le principe: le d&eacute;tail des r&egrave;gles n’est pas de mon sujet; et les moyens que je propose en vue d’autres objets servent encore d’exemple pour celui-ci.

[778:] Voulez-vous mettre l’ordre et la r&egrave;gle dans les passions naissantes, &eacute;tendez l’espace durant lequel elles se d&eacute;veloppent, afin qu’elles aient le temps de s’arranger &agrave;mesure qu’elles naissent. Alors ce n’est pas l’homme qui les ordonne, c’est la nature elle-m&ecirc;me; votre soin n’est que de la laisser arranger son travail. Si votre &eacute;l&egrave;ve &eacute;tait seul, vous n’auriez rien &agrave; faire; mais tout ce qui l’environne enflamme son imagination. Le torrent des pr&eacute;jug&eacute;s l’entra&icirc;ne: pour le retenir, il faut le pousser en sens contraire. Il faut que le sentiment encha&icirc;ne l’imagination, et que la raison fasse taire l’opinion des hommes. La source de toutes les passions est la sensibilit&eacute;, l’imagination d&eacute;termine leur pente. Tout &ecirc;tre qui sent ses rapports doit &ecirc;tre affect&eacute; quand ces rapports s’alt&egrave;rent et qu’il en imagine ou qu’il en croit imaginer de plus convenables &agrave; sa nature. Ce sont les erreurs de l’imagination qui transforment en vices les passions de tous les &ecirc;tres born&eacute;s, m&ecirc;me des anges, s’ils en ont; car il faudrait qu’ils connussent la nature de tous les &ecirc;tres, pour savoir quels rapports conviennent le mieux &agrave; la leur.

[779:] Voici donc le sommaire de toute la sagesse humaine dans l’usage des passions: I° sentir les vrais rapports de l’homme tant dans l’esp&egrave;ce que dans l’individu; 2° ordonner toutes les affections de l’&acirc;me selon ces rapports.

[780:] Mais l’homme est-il maitre d’ordonner ses affections selon tels ou tels rapports? Sans doute, s’il est ma&icirc;tre de diriger son imagination sur tel ou tel objet, ou de lui donner telle ou telle habitude. D’ailleurs, il s’agit moins ici de ce qu’un homme peut faire sur lui-m&ecirc;me que de ce que nous pouvons faire sur notre &eacute;l&egrave;ve par le choix des circonstances o&ugrave; nous le pla&ccedil;ons. Exposer les moyens propres &agrave; maintenir dans l’ordre de la nature, c’est dire assez comment il en peut sortir.

[781:] Tant que sa sensibilit&eacute; reste born&eacute;e &agrave; son individu, il n’y a rien de moral dans ses actions; ce n’est que quand elle commence &agrave; s’&eacute;tendre hors de lui, qu’il prend d’abord les sentiments, ensuite les notions du bien et du mal, qui le constituent v&eacute;ritablement homme et partie int&eacute;grante de son esp&egrave;ce. C’est donc &agrave; ce premier point qu’il faut d’abord fixer nos observations.

[782:] Elles sont difficiles en ce que, pour les faire, il faut rejeter les exemples qui sont sous nos yeux, et chercher ceux o&ugrave; les d&eacute;veloppements successifs se font selon l’ordre de la nature.

[783:] Un enfant fa&ccedil;onn&eacute;, poli, civilis&eacute;, qui n’attend que la puissance de mettre en oeuvre les instructions pr&eacute;matur&eacute;es qu’il a re&ccedil;ues, ne se trompe jamais sur le moment o&ugrave; cette puissance lui survient. Loin de l’attendre, il l’acc&eacute;l&egrave;re, il donne &agrave; son sang une fermentation pr&eacute;coce, il sait quel doit &ecirc;tre l’objet de ses d&eacute;sirs, longtemps m&ecirc;me avant qu’il les &eacute;prouve. Ce n’est pas la nature qui l’excite, c’est lui qui la force: elle n’a plus rien &agrave; lui apprendre, en le faisant homme; il l’&eacute;tait par la pens&eacute;e longtemps avant de l’&ecirc;tre en effet.

[784:] La v&eacute;ritable marche de la nature est plus graduelle et plus lente. Peu &agrave; peu le sang s’enflamme, les esprits s’&eacute;laborent, le temp&eacute;rament se forme. Le sage ouvrier qui dirige la fabrique a soin de perfectionner tous ses instruments avant de les mettre en oeuvre: une longue inqui&eacute;tude pr&eacute;c&egrave;de les premiers d&eacute;sirs, une longue ignorance leur donne le change; on d&eacute;sire sans savoir quoi. Le sang fermente et s’agite; une surabondance de vie cherche &agrave; s’&eacute;tendre au dehors. L’oeil s’anime et parcourt les autres &ecirc;tres, on commence &agrave; prendre int&eacute;r&ecirc;t &agrave; ceux qui nous environnent, on commence &agrave; sentir qu’on n’est pas fait pour vivre seul: c’est ainsi que le coeur s’ouvre aux affections humaines, et devient capable d’attachement.

[785:] Le premier sentiment dont un jeune homme &eacute;lev&eacute; soigneusement est susceptible n’est pas l’amour, c’est l’amiti&eacute;. Le premier acte de son imagination naissante est de lui apprendre qu’il a des semblables, et l’esp&egrave;ce l’affecte avant le sexe. Voil&agrave; donc un autre avantage de l’innocence prolong&eacute;e: c’est de profiter de la sensibilit&eacute; naissante pour jeter dans le coeur du jeune adolescent les premi&egrave;res semences de l’humanit&eacute;: avantage d’autant plus pr&eacute;cieux que c’est le seul temps de la vie o&ugrave; les m&ecirc;mes soins puissent avoir un vrai succ&egrave;s.

[786:] J’ai toujours vu que les jeunes gens corrompus de bonne heure, et livr&eacute;s aux femmes et &agrave; la d&eacute;bauche, &eacute;taient inhumains et cruels; la fougue du temp&eacute;rament les rendait impatients, vindicatifs, furieux; leur imagination, pleine d’un seul objet, se refusait &agrave; tout le reste; ils ne connaissaient ni piti&eacute; ni mis&eacute;ricorde; ils auraient sacrifi&eacute; p&egrave;re, m&egrave;re, et l’univers entier au moindre de leurs plaisirs. Au contraire, un jeune homme &eacute;lev&eacute; dans une heureuse simplicit&eacute; est port&eacute; par les premiers mouvements de la nature vers les passions tendres et affectueuses: son coeur compatissant s‘&eacute;meut sur les peines de ses semblables; il tressaille d’aise quand il revoit son camarade, ses bras savent trouver des &eacute;treintes caressantes, ses yeux savent verser des larmes d’attendrissement; il est sensible &agrave; la honte de d&eacute;plaire, au regret d’avoir offens&eacute;. Si l’ardeur d’un sang qui s’enflamme le rend vif, emport&eacute;, col&egrave;re, on voit le moment d’apr&egrave;s toute la bont&eacute; de son coeur dans l’effusion de son repentir; il pleure, il g&eacute;mit sur la blessure qu’il a faite; il voudrait au prix de son sang racheter celui qu’il a vers&eacute;; tout son emportement s‘&eacute;teint, toute sa fiert&eacute; s’humilie devant le sentiment de sa faute. Est-il offens&eacute; lui-m&ecirc;me: au fort de sa fureur, une excuse, un mot le d&eacute;sarme; il pardonne les torts d’autrui d’aussi bon coeur qu’il r&eacute;pare les siens. L’adolescence n’est l’&acirc;ge ni de la vengeance ni de la haine; elle est celui de la commis&eacute;ration, de la cl&eacute;mence, de la g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;. Oui, je le soutiens et je ne crains point d’&ecirc;tre d&eacute;menti par l’exp&eacute;rience, un enfant qui n’est pas mal n&eacute;, et qui a conserv&eacute; jusqu’&agrave; vingt ans son innocence, est &agrave; cet &acirc;ge le plus g&eacute;n&eacute;reux, le meilleur, le plus aimant et le plus aimable des hommes. On ne vous a jamais rien dit de semblable; je le crois bien; vos philosophes, &eacute;lev&eacute;s dans toute la corruption des coll&egrave;ges, n’ont garde de savoir cela.

[787:] C’est la faiblesse de l’homme qui le rend sociable; ce sont nos mis&egrave;res communes qui portent nos coeurs &agrave;l’humanit&eacute;: nous ne lui devrions rien si nous n’&eacute;tions pas hommes. Tout attachement est un signe d’insuffisance: si chacun de nous n’avait nul besoin des autres, il ne songerait gu&egrave;re &agrave; s’unir &agrave; eux. Ainsi de notre infirmit&eacute; m&ecirc;me na&icirc;t notre fr&ecirc;le bonheur. Un &ecirc;tre vraiment heureux est un &ecirc;tre solitaire; Dieu seul jouit d’un bonheur absolu; mais qui de nous en a l’id&eacute;e? Si quelque &ecirc;tre imparfait pouvait se suffire &agrave; lui-m&ecirc;me, de quoi jouirait-il selon nous? Il serait seul, il serait mis&eacute;rable. Je ne con&ccedil;ois pas que celui qui n’a besoin de rien puisse aimer quelque chose: je ne con&ccedil;ois pas que celui qui n ‘aime rien puisse &ecirc;tre heureux.

[788:] Il suit de l&agrave; que nous nous attachons &agrave; nos semblables moins par le sentiment de leurs plaisirs que par celui de leurs peines; car nous y voyons bien mieux l’identit&eacute; de notre nature et les garants de leur attachement pour nous. Si nos besoins communs nous unissent par int&eacute;r&ecirc;t, nos mis&egrave;res communes nous unissent par affection. L’aspect d’un homme heureux inspire aux autres moins d’amour que d’envie; on l’accuserait volontiers d’usurper un droit qu’il n’a pas en se faisant un bonheur exclusif; et l’amour-propre souffre encore cn nous faisant sentir que cet homme n’a nul besoin de nous. Mais qui est-ce qui ne plaint pas le malheureux qu’il voit souffrir? Qui est-ce qui ne voudrait pas le d&eacute;livrer de ses maux s’il n’en co&ucirc;tait qu’un souhait pour cela? L’imagination nous met &agrave; la place du mis&eacute;rable plut&ocirc;t qu’&agrave; celle de l’homme heureux; on sent que l’un de ces &eacute;tats nous touche de plus pr&egrave;s que l’autre. La piti&eacute; est douce, parce qu’en se mettant &agrave; la place de celui qui souffre, on sent pourtant le plaisir de ne pas souffrir comme lui. L’envie est am&egrave;re, en ce que l’aspect d’un homme heureux, loin de mettre l’envieux &agrave; sa place, lui donne le regret de n’y pas &ecirc;tre. Il semble que l’un nous exempte des maux qu’il souffre, et que l’autre nous &ocirc;te les biens dont il jouit.

[789:] Voulez-vous donc exciter et nourrir dans le coeur d’un jeune homme les premiers mouvements de la sensibilit&eacute; naissante, et tourner son caract&egrave;re vers la bienfaisance et vers la bont&eacute;; n’allez point faire germer en lui l’orgueil, la vanit&eacute;, l’envie, par la trompeuse image du bonheur des hommes; n’exposez point d’abord &agrave; ses yeux la pompe des cours, le faste des palais, l’attrait des spectacles; ne le promenez point dans les cercles, dans les brillantes assembl&eacute;es, ne lui montrez l’ext&eacute;rieur de la grande soci&eacute;t&eacute; qu’apr&egrave;s l’avoir mis en &eacute;tat de l’appr&eacute;cier en elle-m&ecirc;me. Lui montrer le monde avant qu’il connaisse les hommes, ce n’est pas le former, c’est le corrompre; ce n’est pas l’instruire, c’est le tromper.

[790:] Les hommes ne sont naturellement ni rois, ni grands, ni courtisans, ni riches; tous sont n&eacute;s nus et pauvres, tous sujets aux mis&egrave;res de la vie, aux chagrins, aux maux, aux besoins, aux douleurs de toute esp&egrave;ce; enfin, tous sont condamn&eacute;s &agrave; la mort. Voil&agrave; ce qui est vraiment de l’homme; voil&agrave; de quoi nul mortel n’est exempt. Commencez donc par &eacute;tudier de la nature humaine ce qui en est le plus ins&eacute;parable, ce qui constitue le mieux l’humanit&eacute;.

[791:] A seize ans l’adolescent sait ce que c’est que souffrir; car il a souffert lui-m&ecirc;me; mais &agrave; peine sait-il que d’autres &ecirc;tres souffrent aussi; le voir sans le sentir n’est pas le savoir, et, comme je l’ai dit cent fois, l’enfant n’imaginant point ce que sentent les autres ne conna&icirc;t de maux que les siens: mais quand le premier d&eacute;veloppement des sens allume en lui le feu de l’imagination, il commence &agrave; se sentir dans ses semblables, &agrave; s’&eacute;mouvoir de leurs plaintes et a souffrir de leurs douleurs. C’est alors que le triste tableau de l’humanit&eacute; souffrante doit porter &agrave; son coeur le premier attendrissement qu’il ait jamais &eacute;prouv&eacute;.

[792:] Si ce moment n’est pas facile &agrave; remarquer dans vos enfants, &agrave; qui vous en prenez-vous? Vous les instruisez de si bonne heure &agrave; jouer le sentiment, vous leur en apprenez si t&ocirc;t le langage, que parlant toujours sur le m&ecirc;me ton, ils tournent vos le&ccedil;ons contre vous-m&ecirc;me, et ne vous laissent nul moyen de distinguer quand, cessant de mentir, ils commencent &agrave; sentir ce qu’ils disent. Mais voyez mon Emile; &agrave; l’&acirc;ge o&ugrave; je l’ai conduit il n’a ni senti ni menti. Avant de savoir ce que c’est qu’aimer, il n’a dit &agrave;personne: Je vous aime bien; on ne lui a point prescrit la contenance qu’il devait prendre en entrant dans la chambre de son p&egrave;re, de sa m&egrave;re, ou de son gouverneur malade; on ne lui a point montr&eacute; l’art d’affecter la tristesse qu’il n’avait pas. Il n’a feint de pleurer sur la mort de personne; car il ne sait ce que c’est que mourir. La m&ecirc;me insensibilit&eacute; qu’il a dans le coeur est aussi dans ses mani&egrave;res. Indiff&eacute;rent &agrave; tout, hors &agrave; lui-m&ecirc;me, comme tous les autres enfants, il ne prend int&eacute;r&ecirc;t &agrave; personne; tout ce qui le distingue est qu’il ne veut point para&icirc;tre en prendre, et qu’il n’est pas faux comme eux.

[793:] Emile, ayant peu r&eacute;fl&eacute;chi sur les &ecirc;tres sensibles, saura tard ce que c’est que souffrir et mourir. Les plaintes et les cris commenceront d’agiter ses entrailles; l’aspect du sang qui coule lui fera d&eacute;tourner les yeux; les convulsions d’un animal expirant lui donneront je ne sais quelle angoisse avant qu’il sache d’o&ugrave; lui viennent ces nouveaux mouvements. S’il &eacute;tait rest&eacute; stupide et barbare, il ne les aurait pas; s’il &eacute;tait plus instruit, il en conna&icirc;trait la source: il a d&eacute;j&agrave; trop compar&eacute; d’id&eacute;es pour ne rien sentir, et pas assez pour concevoir ce qu’il sent.

[794:] Ainsi na&icirc;t la piti&eacute;, premier sentiment relatif qui touche le coeur humain selon l’ordre de la nature. Pour devenir sensible et pitoyable, il faut que l’enfant sache qu’il y a des &ecirc;tres semblables &agrave; lui qui souffrent ce qu’il a souffert, qui sentent les douleurs qu’il a senties, et d’autres dont il doit avoir l’id&eacute;e comme pouvant les sentir aussi. En effet, comment nous laissons-nous &eacute;mouvoir &agrave; la piti&eacute;, si ce n’est en nous transportant hors de nous et nous identifiant avec l’animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre &ecirc;tre pour prendre le sien? Nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre; ce n’est pas dans nous, c’est dans lui que nous souffrons. Ainsi nul ne devient sensible que quand son imagination s’anime et commence &agrave; le transporter hors de lui.

[795:] Pour exciter et nourrir cette sensibilit&eacute; naissante, pour la guider ou la suivre dans sa pente naturelle, qu’avons-nous donc &agrave; faire, si ce n’est d’offrir au jeune homme des objets sur lesquels puisse agir la force expansive de son coeur, qui le dilatent, qui l’&eacute;tendent sur les autres &ecirc;tres, qui le fassent partout retrouver hors de lui; d’&eacute;carter avec soin ceux qui le resserrent, le concentrent, et tendent le ressort du moi humain; c’est-&agrave;-dire, en d’autres termes, d’exciter en lui la bont&eacute;, l’humanit&eacute;, la commis&eacute;ration, la bienfaisance, toutes les passions attirantes et douces qui plaisent naturellement aux hommes, et d’emp&ecirc;cher de na&icirc;tre l’envie, la convoitise, la haine, toutes les passions repoussantes et cruelles, qui rendent, pour ainsi dire, la sensibilit&eacute; non seulement nulle, mais n&eacute;gative, et font le tourment de celui qui les &eacute;prouve?

[796:] Je crois pouvoir r&eacute;sumer toutes les r&eacute;flexions pr&eacute;c&eacute;dentes en deux ou trois maximes pr&eacute;cises, claires et faciles &agrave; saisir.

PREMI&Egrave;RE MAXIME: Il n’est pas dans le coeur humain de se mettre &agrave; la place des gens qui sont plus heureux que nous, mais seulement de ceux qui sont plus &agrave; plaindre.

[797:] Si l’on trouve des exceptions &agrave; cette maxime, elles sont plus apparentes que r&eacute;elles. Ainsi l’on ne se met pas &agrave; la place du riche ou du grand auquel on s’attache; m&ecirc;me en s’attachant sinc&egrave;rement, on ne fait que s’approprier une partie de son bien-&ecirc;tre. Quelquefois on l’aime dans ses malheurs; mais, tant qu’il prosp&egrave;re, il n’a de v&eacute;ritable ami que celui qui n’est pas la dupe des apparences, et qui le plaint plus qu’il ne l’envie, malgr&eacute; sa prosp&eacute;rit&eacute;.

[798:] On est touch&eacute; du bonheur de certains &eacute;tats, par exemple de la vie champ&ecirc;tre et pastorale. Le charme de voir ces bonnes gens heureux n’est point empoisonn&eacute; par l’envie; on s’int&eacute;resse &agrave; eux v&eacute;ritablement. Pourquoi cela? Parce qu’on se sent ma&icirc;tre de descendre &agrave; cet &eacute;tat de paix et d’innocence, et de jouir de la m&ecirc;me f&eacute;licit&eacute;; c’est un pis-aller qui ne donne que des id&eacute;es agr&eacute;ables, attendu qu’il suffit d’en vouloir jouir pour le pouvoir. Il y a toujours du plaisir &agrave; voir ses ressources, &agrave; contempler son propre bien, m&ecirc;me quand on n’en veut pas user.

[799:] Il suit de l&agrave; que, pour porter un jeune homme &agrave; l’humanit&eacute;, loin de lui faire admirer le sort brillant des autres, il faut le lui montrer par les c&ocirc;t&eacute;s tristes; il faut le lui faire craindre. Alors, par une cons&eacute;quence &eacute;vidente, il doit se frayer une route au bonheur, qui ne soit sur les traces de personne.

DEUXI&Eacute;ME MAXIME: On ne plaint jamais dans autrui que les maux dont on ne se croit pas exempt sos-m&ecirc;me. « Non ignara mali, miseris succurrere disco. »

[800:] Je ne connais rien de si beau, de si profond, de si touchant, de si vrai, que ce vers-l&agrave;.

[801:] Pourquoi les rois sont-ils sans piti&eacute; pour leurs sujets? C’est qu’ils comptent de n’&ecirc;tre jamais hommes. Pourquoi les riches sont-ils si durs pour les pauvres? C’est qu’ils n’ont pas peur de le devenir. Pourquoi la noblesse a-t-elle un si grand m&eacute;pris pour le peuple? C’est qu’un noble ne sera jamais roturier. Pourquoi les Turcs sont-ils g&eacute;n&eacute;ralement plus humains, plus hospitaliers que nous? C’est que, dans leur gouvernement tout &agrave; fait arbitraire, la grandeur et la fortune des particuliers &eacute;tant toujours pr&eacute;caires et chancelantes, ils ne regardent point l’abaissement et la mis&egrave;re comme un &eacute;tat &eacute;tranger &agrave; eux; chacun peut &ecirc;tre demain ce qu’est aujourd’hui celui qu’il assiste. Cette r&eacute;flexion, qui revient sans cesse dans les romans orientaux, donne &agrave; leur lecture je ne sais quoi d’attendrissant que n’a point tout l’appr&ecirc;t de notre s&egrave;che morale.

[802:] N’accoutumez donc pas votre &eacute;l&egrave;ve &agrave; regarder du haut de sa gloire les peines des infortun&eacute;s, les travaux des mis&eacute;rables; et n’esp&eacute;rez pas lui apprendre &agrave; les plaindre, s’il les consid&egrave;re comme lui &eacute;tant &eacute;trangers. Faites-lui bien comprendre que le sort de ces malheureux peut &ecirc;tre le sien, que tous leurs maux sont sous ses pieds, que mille &eacute;v&eacute;nements impr&eacute;vus et in&eacute;vitables peuvent l’y plonger d’un moment &agrave; l’autre. Apprenez-lui &agrave; ne compter ni sur la naissance, ni sur la sant&eacute;, ni sur les richesses; montrez-lui toutes les vicissitudes de la fortune; cherchez lui les exemples toujours trop fr&eacute;quents de gens qui, d’un &eacute;tat plus &eacute;lev&eacute; que le sien, sont tomb&eacute;s au-dessous de celui de ces malheureux; que ce soit par leur faute ou non, ce n’est pas maintenant de quoi il est question; sait-il seulement ce que c’est que faute? N’empi&eacute;tez jamais sur l’ordre de ses connaissances, et ne l’&eacute;clairez que par les lumi&egrave;res qui sont &agrave; sa port&eacute;e: il n’a pas besoin d’&ecirc;tre fort savant pour sentir que toute la prudence humaine ne peut lui r&eacute;pondre si dans une heure il sera vivant ou mourant; si les douleurs de la n&eacute;phr&eacute;tique ne lui feront point grincer les dents avant la nuit; si dans un mois il sera riche ou pauvre, si dans un an peut-&ecirc;tre il ne ramera pomt sous le nerf de boeuf dans les gal&egrave;res d’Alger. Surtout n’allez pas lui dire tout cela froidement comme son cat&eacute;chisme; qu’il voie, qu’il sente les calamit&eacute;s humaines: &eacute;branlez, effrayez son imagination des p&eacute;rils dont tout homme est sans cesse environn&eacute;; qu’il voie autour de lui tous ces ab&icirc;mes, et qu’&agrave; vous les entendre d&eacute;crire, il se presse contre vous de peur d’y tomber. Nous le rendrons timide et poltron, direz-vous. Nous verrons dans la suite; mais quant &agrave; pr&eacute;sent, commen&ccedil;ons par le rendre humain; voil&agrave; surtout ce qui nous importe.

TROISI&Eacute;ME MAXIME: La piti&eacute; qu’on a du mal d’autrui ne se mesure pas sur la quantit&eacute; de ce mal, mais sur le sentiment qu’on pr&ecirc;te &agrave; ceux qui le souffrent.

[803:] On ne plaint un malheureux qu’autant qu’on croit qu’il se trouve &agrave; plaindre. Le sentiment physique de nos maux est plus born&eacute; qu’il ne semble; mais c’est par la m&eacute;moire qui nous en fait sentir la continuit&eacute;, c’est par l’imagination qui les &eacute;tend sur l’avenir, qu’ils nous rendent vraiment &agrave; plaindre. Voil&agrave;, je pense, une des causes qui nous endurcissent plus aux maux des animaux qu’&agrave; ceux des hommes, quoique la sensibilit&eacute; commune d&ucirc;t &eacute;galement nous identifier avec eux. On ne plaint gu&egrave;re un cheval de charretier dans son &eacute;curie, parce qu’on ne pr&eacute;sume pas qu’en mangeant son foin il songe aux coups qu’il a re&ccedil;us et aux fatigues qui l’attendent. On ne plaint pas non plus un mouton qu’on voit pa&icirc;tre, quoiqu’on sache qu’il sera bient&ocirc;t &eacute;gorg&eacute;, parce qu’on juge qu’il ne pr&eacute;voit pas son sort. Par extension l’on s’endurcit ainsi sur le sort des hommes; et les riches se consolent du mal qu’ils font aux pauvres, en les supposant assez stupides pour n’en rien sentir. En g&eacute;n&eacute;ral je juge du prix que chacun met au bonheur de ses semblables par le cas qu’il para&icirc;t faire d’eux. Il est naturel qu’on fasse bon march&eacute; du bonheur des gens qu’on m&eacute;prise. Ne vous &eacute;tonnez donc plus si les politiques parlent du peuple avec tant de d&eacute;dain, ni si la plupart des philosophes affectent de faire l’homme si m&eacute;chant.

[804:] C’est le peuple qui compose le genre humain; ce qui n’est pas peuple est si peu de chose que ce n’est pas la peine de le compter. L’homme est le m&ecirc;me dans tous les &eacute;tats: si cela est, les &eacute;tats les plus nombreux m&eacute;ritent le plus de respect. Devant celui qui pense, toutes les distinctions civiles disparaissent: il voit les m&ecirc;mes passions, les m&ecirc;mes sentiments dans le goujat et dans l’homme illustre; il n’y discerne que leur langage, qu’un coloris plus ou moins appr&ecirc;t&eacute;; et si quelque diff&eacute;rence essentielle les distingue, elle est au pr&eacute;judice des plus dissimul&eacute;s. Le peuple se montre tel qu’il est, et n’est pas aimable: mais il faut bien que les gens du monde se d&eacute;guisent; s’ils se montraient tels qu’ils sont, ils feraient horreur.

[805:] Il y a, disent encore nos sages, m&ecirc;me dose de bonheur et de peine dans tous les &eacute;tats. Maxime aussi funeste qu’insoutenable: car, si tous sont &eacute;galement heureux, qu’ai-je besoin de m’incommoder pour personne? Que chacun reste comme il est: que l’esclave soit maltrait&eacute;, que l’infirme souffre, que le gueux p&eacute;risse; il n’y a rien &agrave; gagner pour eux &agrave; changer d’&eacute;tat. Ils font l’&eacute;num&eacute;ration des peines du riche, et montrent l’inanit&eacute; de ses vains plaisirs: quel grossier sophisme! les peines du riche ne lui viennent point de son &eacute;tat, mais de lui seul, qui en abuse. F&ucirc;t-il plus malheureux que le pauvre m&ecirc;me, il n est point &agrave; plaindre, parce que ses maux sont tous son ouvrage, et qu’il ne tient qu’&agrave; lui d’&ecirc;tre heureux. Mais la peine du mis&eacute;rable lui vient des choses, de la rigueur du sort qui s’appesantit sur lui. Il n’y a point d’habitude qui lui puisse &ocirc;ter le sentiment physique de la fatigue, de l’&eacute;puisement, de la faim: le bon esprit ni la sagesse ne servent de rien pour l’exempter des maux de son &eacute;tat. Que gagne Epict&egrave;te de pr&eacute;voir que son ma&icirc;tre va lui casser la jambe? la lui casse-t-il moins pour cela? il a par-dessus son mal le mal de la pr&eacute;voyance. Quand le peuple serait aussi sens&eacute; que nous le supposons stupide, que pourrait-il &ecirc;tre autre que ce qu’il est? que pourrait-il faire autre que ce qu’il fait? Etudiez les gens de cet ordre, vous verrez que, sous un autre langage, ils ont autant d’esprit et plus de bon sens que vous. Respectez donc votre esp&egrave;ce; songez qu’elle est compos&eacute;e essentiellement de la collection des peuples; que, quand tous les rois et tous les philosophes en seraient &ocirc;t&eacute;s, il n’y para&icirc;trait gu&egrave;re, et que les choses n’en iraient pas plus mal. En un mot, apprenez &agrave;votre &eacute;l&egrave;ve &agrave; aimer tous les hommes, et m&ecirc;me ceux qui les d&eacute;prisent; faites en sorte qu’il ne se place dans aucune classe, mais qu’il se retrouve dans toutes; parlez devant lui du genre humain avec attendrissement, avec piti&eacute; m&ecirc;me, mais jamais avec m&eacute;pris. Homme, ne d&eacute;shonore point l’homme.

[806:] C’est par ces routes et d’autres semblables, bien contraires &agrave; celles qui sont fray&eacute;es, qu’il convient de p&eacute;n&eacute;trer dans le coeur d’un jeune adolescent pour y exciter les premiers mouvements de la nature, le d&eacute;velopper et l’&eacute;tendre sur ses semblables; &agrave; quoi j’ajoute qu’il importe de m&ecirc;ler &agrave; ces mouvements le moins d’int&eacute;r&ecirc;t personnel qu’il est possible; surtout point de vanit&eacute;, point d’&eacute;mulation, point de gloire, point de ces sentiments qui nous forcent de nous comparer aux autres; car ces comparaisons ne se font jamais sans quelque impression de haine contre ceux qui nous disputent la pr&eacute;f&eacute;rence, ne f&ucirc;t-ce que dans notre propre estime. Alors il faut s’aveugler ou s’irriter, &ecirc;tre un m&eacute;chant ou un sot: t&acirc;chons d’&eacute;viter cette alternative. Ces passions si dangereuses na&icirc;tront t&ocirc;t ou tard, me dit-on, malgr&eacute; nous. Je ne le nie pas: chaque chose a son temps et son lieu; je dis seulement qu on ne doit pas leur aider &agrave; na&icirc;tre.

[807:] Voil&agrave; l’esprit de la m&eacute;thode qu’il faut se prescrire. Ici les exemples et les d&eacute;tails sont inutiles, parce qu’ici commence la division presque infinie des caract&egrave;res, et que chaque exemple que je donnerais ne conviendrait pas peut-&ecirc;tre &agrave; un sur cent mille. C’est &agrave; cet &acirc;ge aussi que commence, dans l’habile ma&icirc;tre, la v&eacute;ritable fonction de l’observateur et du philosophe, qui sait l’art de sonder les coeurs en travaillant &agrave; les former. Tandis que le jeune homme ne songe point encore &agrave; se contrefaire, et ne l’a point encore appris, &agrave; chaque objet qu’on lui pr&eacute;sente on voit dans son air, dans ses yeux, dans son geste, l’impression qu’il en re&ccedil;oit: on lit sur son visage tous les mouvements de son &acirc;me; &agrave; force de les &eacute;pier, on parvient &agrave;les pr&eacute;voir, et enfin &agrave; les diriger.

[808:] On remarque en g&eacute;n&eacute;ral que le sang, les blessures, les cris, les g&eacute;missements, l’appareil des op&eacute;rations douloureuses, et tout ce qui porte aux sens des objets de souffrance, saisit plus t&ocirc;t et plus g&eacute;n&eacute;ralement tous les hommes. L’id&eacute;e de destruction, &eacute;tant plus compos&eacute;e, ne frappe pas de m&ecirc;me; l’image de la mort touche plus tard et plus faiblement, parce que nul n’a par devers soi l’exp&eacute;rience de mourir: il faut avoir vu des cadavres pour sentir les angoisses des agonisants. Mais quand une fois cette image s’est bien form&eacute;e dans notre esprit, il n’y a point de spectacle plus horrible &agrave; nos yeux, soit &agrave; cause de l’id&eacute;e de destruction totale qu’elle donne alors par les sens, soit parce que, sachant que ce moment est in&eacute;vitable pour tous les hommes, on se sent plus vivement affect&eacute; d’une situation &agrave; laquelle on est s&ucirc;r de ne pouvoir &eacute;chapper.

[809:] Ces impressions diverses ont leurs modifications et leurs degr&eacute;s, qui d&eacute;pendent du caract&egrave;re particulier de chaque individu et de ses habitudes ant&eacute;rieures; mais e es sont universelles, et nul n’en est tout &agrave; fait exempt. Il en est de plus tardives et de moins g&eacute;n&eacute;rales, qui sont plus propres aux &acirc;mes sensibles; ce sont celles qu’on re&ccedil;oit des peines morales, des douleurs internes, des afflictions, des langueurs, de la tristesse. Il y a des gens qui ne savent &ecirc;tre &eacute;mus que par des cris et des pleurs; les longs et sourds g&eacute;missements d’un coeur serr&eacute; de d&eacute;tresse ne leur ont jamais arrach&eacute; des soupirs; jamais l’aspect d’une contenance abattue, d’un visage h&acirc;ve et plomb&eacute;, d’un oeil &eacute;teint et qui ne peut plus pleurer, ne les fit pleurer euxm&ecirc;mes, les maux de l’&acirc;me ne sont rien pour eux: ils sont jug&eacute;s, la leur ne sent rien; n’attendez d’eux que rigueur inflexible, endurcissement, cruaut&eacute;. Ils pourront &ecirc;tre int&egrave;gres et justes, jamais cl&eacute;ments, g&eacute;n&eacute;reux, pitoyables. Je dis qu’ils pourront &ecirc;tre justes, si toutefois un homme peut l’&ecirc;tre quand il n’est pas mis&eacute;ricordieux.

[810:] Mais ne vous pressez pas de juger les jeunes gens par cette r&egrave;gle, surtout ceux qui, ayant &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;s comme ils doivent l’&ecirc;tre, n’ont aucune id&eacute;e des peines morales qu’on ne leur a jamais fait &eacute;prouver, car, encore une fois, ils ne peuvent plaindre que les maux qu’ils connaissent; et cette apparente insensibilit&eacute;, qui ne vient que de l’ignorance, se change bient&ocirc;t en attendrissement, quand ils commencent &agrave; sentir qu’il y a dans la vie humaine mille douleurs qu’ils ne connaissaient pas. Pour mon Emile, s’il a eu de la simplicit&eacute; et du bon sens dans son enfance, je suis s&ucirc;r qu’il aura de l’&acirc;me et de la sensibilit&eacute; dans sa jeunesse; car la v&eacute;rit&eacute; des sentiments tient beaucoup &agrave;la justesse des id&eacute;es.

[811:] Mais pourquoi le rappeler ici? Plus d’un lecteur me reprochera sans doute l’oubli de mes premi&egrave;res r&eacute;solutions et du bonheur constant que j’avais promis &agrave; mon &eacute;l&egrave;ve. Des malheureux, des mourants, des spectacles de douleur et de mis&egrave;re! quel bonheur, quelle jouissance pour un jeune coeur qui na&icirc;t &agrave; la vie! Son triste instituteur, qui lui destinait une &eacute;ducation si douce, ne le fait na&icirc;tre que pour souffrir. Voil&agrave; ce qu’on dira: que m importe? j’ai promis de le rendre heureux, non de faire qu’il par&ucirc;t l’&ecirc;tre. Est-ce ma faute si, toujours dupe de l’apparence, vous la prenez pour la r&eacute;alit&eacute;?

[812:] Prenons deux jeunes gens sortant de la premi&egrave;re &eacute;ducation et entrant dans le monde par deux portes directement oppos&eacute;es. L’un monte tout &agrave; coup sur l’Olympe et se r&eacute;pand dans la plus brillante soci&eacute;t&eacute;; on le m&egrave;ne &agrave; la cour, chez les grands, chez les riches, chez les jolies femmes. Je le suppose f&ecirc;t&eacute; partout, et je n’examine pas l’effet de cet accueil sur sa raison; je suppose qu’elle y r&eacute;siste. Les plaisirs volent au-devant de lui, tous les jours de nouveaux objets l’amusent; il se livre &agrave; tout avec un int&eacute;r&ecirc;t qui vous s&eacute;duit. Vous le voyez attentif, empress&eacute;, curieux; sa premi&egrave;re admiration vous frappe; vous l’estimez content: mais voyez l’&eacute;tat de son &acirc;me; vous croyez qu’il jouit; moi, je crois qu’il souffre.

[813:] Qu’aper&ccedil;oit-il d’abord en ouvrant les yeux? des multitudes de pr&eacute;tendus biens qu’il ne connaissait pas, et dont la plupart, n’&eacute;tant qu’un moment &agrave; sa port&eacute;e, ne semblent se montrer &agrave; lui que pour lui donner le regret d’en &ecirc;tre priv&eacute;. Se prom&egrave;ne-t-il dans un palais, vous voyez &agrave; son inqui&egrave;te curiosit&eacute; qu’il se demande pourquoi sa maison paternelle n’est pas ainsi. Toutes ses questions vous disent qu’il se compare sans cesse au ma&icirc;tre de cette maison, et tout ce qu’il trouve de mortifiant pour lui dans ce parall&egrave;le aiguise sa vanit&eacute; en la r&eacute;voltant. S’il rencontre un jeune homme mieux mis que lui, je le vois murmurer en secret contre l’avarice de ses parents. Est-il plus par&eacute; qu un autre, il a la douleur de voir cet autre l’effacer ou par sa naissance ou par son esprit, et toute sa dorure humili&eacute;e devant un simple habit de drap. Brille-t-il seul dans une assembl&eacute;e, s’&eacute;l&egrave;ve-t-il sur la pointe du pied pour &ecirc;tre mieux vu; qui est-ce qui n’a pas une disposition secr&egrave;te &agrave; rabaisser l’air superbe et vain d’un jeune fat? Tout s’unit bient&ocirc;t comme de concert; les regards inqui&eacute;tants d’un homme grave, les mots railleurs d’un caustique ne tardent pas d’arriver jusqu’&agrave; lui; et, ne f&ucirc;t-il d&eacute;daign&eacute; que d’un seul homme, le m&eacute;pris de cet homme empoisonne &agrave; l’instant les applaudissements des autres.

[814:] Donnons-lui tout, prodiguons-lui les agr&eacute;ments, le m&eacute;rite; qu’il soit bien fait, plein d’esprit, aimable: il sera recherch&eacute; des femmes; mais en le recherchant avant qu’il les aime, elles le rendront plut&ocirc;t fou qu’amoureux: il aura de bonnes fortunes; mais il n’aura ni transports ni passion pour les go&ucirc;ter. Ses d&eacute;sirs toujours pr&eacute;venus, n’ayant jamais le temps de na&icirc;tre, au sein des plaisirs il ne sent que l’ennui de la g&ecirc;ne: le sexe fait pour le bonheur du sien le d&eacute;go&ucirc;te et le rassasie m&ecirc;me avant qu’il le connaisse; s’il continue &agrave; le voir, ce n’est plus que par vanit&eacute;; et quand il s’y attacherait par un go&ucirc;t v&eacute;ritable, il ne sera pas seul jeune, seul brillant, seul aimable, et ne trouvera pas toujours dans ses ma&icirc;tresses des prodiges de fid&eacute;lit&eacute;.

[815:] Je ne dis rien des tracasseries, des trahisons, des noirceurs, des repentirs de toute esp&egrave;ce ins&eacute;parables d’une pareille vie. L’exp&eacute;rience du monde en d&eacute;go&ucirc;te, on le sait; je ne parle que des ennuis attach&eacute;s &agrave; la premi&egrave;re illusion.

[816:] Quel contraste pour celui qui, renferm&eacute; jusqu’ici dans le sein de sa famille et de ses amis, s’est vu l’unique objet de toutes leurs attentions, d’entrer tout &agrave; coup dans un ordre de choses o&ugrave; il est compt&eacute; pour si peu; de se trouver comme noy&eacute; dans une sph&egrave;re &eacute;trang&egrave;re, lui qui fit si longtemps le centre de la sienne! Que d’affronts, que d’humiliations ne faut-il pas qu’il essuie, avant de perdre, parmi les inconnus, les pr&eacute;jug&eacute;s de son importance pris et nourris parmi les siens! Enfant, tout lui c&eacute;dait, tout s’empressait autour de lui: jeune homme, il faut qu’il c&egrave;de &agrave; tout le monde; ou pour peu qu’il s’oublie et conserve ses anciens airs, que de dures le&ccedil;ons vont le faire rentrer en lui-m&ecirc;me! L’habitude d’obtenir ais&eacute;ment les objets de ses d&eacute;sirs le porte &agrave; beaucoup d&eacute;sirer, et lui fait sentir des privations continuelles. Tout ce qui le flatte le tente; tout ce que d’autres ont, il voudrait l’avoir: il convoite tout, il porte envie &agrave; tout le monde, il voudrait dominer partout; la vanit&eacute; le ronge, l’ardeur des d&eacute;sirs effr&eacute;n&eacute;s enflamme son jeune coeur; la jalousie et la haine y naissent avec eux; toutes les passions d&eacute;vorantes y prennent &agrave;la fois leur essor; il en porte l’agitation dans le tumulte du monde; il la rapporte avec lui tous les soirs; il rentre m&eacute;content de lui et des autres; il s’endort plein de mille vains projets, troubl&eacute; de mille fantaisies, et son orgueil lui peint jusque dans ses songes les chim&eacute;riques biens dont le d&eacute;sir le tourmente, et qu’il ne poss&eacute;dera de sa vie. Voil&agrave; votre &eacute;l&egrave;ve! voyons le mien.

[817:] Si le premier spectacle qui le frappe est un objet de tristesse, le premier retour sur lui-m&ecirc;me est un sentiment de plaisir. En voyant de combien de maux il est exempt, il se sent plus heureux qu’il ne pensait l’&ecirc;tre. Il partage les peines de ses semblables; mais ce partage est volontaire et doux. Il jouit &agrave; la fois de la piti&eacute; qu’il a pour leurs maux, et du bonheur qui l’en exempte; il se sent dans cet &eacute;tat de force qui nous &eacute;tend au-del&agrave; de nous, et nous fait porter ailleurs l’activit&eacute; superflue &agrave; notre bien-&ecirc;tre. Pour plaindre le mal d’autrui, sans doute il faut le conna&icirc;tre, mais il ne faut pas le sentir. Quand on a souffert, ou qu’on craint de souffrir, on plaint ceux qui souffrent; mais tandis qu’on souffre, on ne plaint que soi. Or si, tous &eacute;tant assujettis aux mis&egrave;res de la vie, nul n’accorde aux autres que la sensibilit&eacute; dont il n’a pas actuellement besoin pour lui-m&ecirc;me, il s’ensuit que la commis&eacute;ration doit &ecirc;tre un sentiment tr&egrave;s doux, puisqu’elle d&eacute;pose en notre faveur, et qu’au contraire un homme dur est toujours malheureux, puisque l’&eacute;tat de son coeur ne lui laisse aucune sensibilit&eacute; surabondante qu’il puisse accorder aux peines d’autrui.

[818:] Nous jugeons trop du bonheur sur les apparences: nous le supposons o&ugrave; il est le moins; nous le cherchons o&ugrave; il ne saurait &ecirc;tre: la gaiet&eacute; n’en est qu’un signe tr&egrave;s &eacute;quivoque. Un homme gai n’est souvent qu’un infortun&eacute; qui cherche &agrave; donner le change aux autres et &agrave; s’&eacute;tourdir lui-m&ecirc;me. Ces gens si riants, si ouverts, si sereins dans un cercle, sont presque tous tristes et grondeurs chez eux, et leurs domestiques portent la peine de l’amusement qu’ils donnent &agrave; leurs soci&eacute;t&eacute;s. Le vrai contentement n’est ni gai ni fol&acirc;tre; jaloux d’un sentiment si doux, en le go&ucirc;tant on y pense, on le savoure, on cramt de l’&eacute;vaporer. Un homme vraiment heureux ne parle gu&egrave;re et ne rit gu&egrave;re; il resserre, pour ainsi dire, le bonheur autour de son coeur. Les jeux bruyants, la turbulente joie, voilent les d&eacute;go&ucirc;ts et l’ennui. Mais la m&eacute;lancolie est amie de la volupt&eacute;: l’attendrissement et les larmes accompagnent les plus douces jouissances, et l’excessive joie elle-m&ecirc;me arrache plut&ocirc;t des pleurs que des cris.

[819:] Si d’abord la multitude et la vari&eacute;t&eacute; des amusements paraissent contribuer au bonheur, si l’uniformit&eacute; d’une vie &eacute;gale parait d’abord ennuyeuse, en y regardant mieux, on trouve, au contraire, que la plus douce habitude de l’&acirc;me consiste dans une mod&eacute;ration de jouissance qui laisse peu de prise au d&eacute;sir et au d&eacute;go&ucirc;t. L’inqui&eacute;tude des d&eacute;sirs produit la curiosit&eacute;, l’inconstance: le vide des turbulents plaisirs produit l’ennui. On ne s’ennuie jamais de son &eacute;tat quand on n’en conna&icirc;t point de plus agr&eacute;able. De tous les hommes du monde, les sauvages sont les moins curieux et les moins ennuy&eacute;s; tout leur est indiff&eacute;rent: ils ne jouissent pas des choses, mais d’eux; ils passent leur vie &agrave; ne rien faire, et ne s’ennuient jamais.

[820:] L’homme du monde est tout entier dans son masque. N’&eacute;tant presque jamais en lui-m&ecirc;me, il y est toujours &eacute;tranger, et mal &agrave; son aise quand il est forc&eacute; d’y rentrer. Ce qu’il est n’est rien, ce qu’il para&icirc;t est tout pour lui.

[821:] Je ne puis m’emp&ecirc;cher de me repr&eacute;senter, sur le visage du jeune homme dont j’ai parl&eacute; ci-devant, je ne sais quoi d’impertinent, de doucereux, d’affect&eacute;, qui d&eacute;pla&icirc;t, qui rebute les gens unis, et sur celui-ci du mien, une phys&icirc;onomie int&eacute;ressante et simple, qui montre le contentement, la v&eacute;ritable s&eacute;r&eacute;nit&eacute; de l’&acirc;me, qui inspire l’estime, la confiance, et qui semble n’attendre que l’&eacute;panchement de l’amiti&eacute; pour donner la sienne &agrave; ceux qui l’approchent. On croit que la physionomie n’est qu’un simple d&eacute;veloppement de traits d&eacute;j&agrave; marqu&eacute;s par la nature. Pour moi, je penserais qu’outre ce d&eacute;veloppement, les traits du visage d’un homme viennent insensiblement &agrave; se former et prendre de la physionomie par l’impression fr&eacute;quente et habituelle de certaines affections de l’&acirc;me. Ces affections se marquent sur le visage, rien n’est plus certain; et quand elles tournent en habitude, elles y doivent laisser des impressions durables. Voil&agrave; comment je con&ccedil;ois que la physionomie annonce le caract&egrave;re, et qu’on peut quelquefois juger de l’un par l’autre, sans aller chercher des explications myst&eacute;rieuses qui supposent des connaissances que nous n’avons pas.

[822:] Un enfant n’a que deux affections bien marqu&eacute;es, la joie et la douleur: il rit ou il pleure; les interm&eacute;diaires ne sont rien pour lui; sans cesse il passe de l’un de ces mouvements &agrave; l’autre. Cette alternative continuelle emp&ecirc;che qu’ils ne fassent sur son visage aucune impression constante, et qu’il ne prenne de la physionomie: mais dans l’&acirc;ge o&ugrave;, devenu plus sensible, il est plus vivement, ou plus constamment affect&eacute;, les impressions plus profondes laissent des traces plus difficiles &agrave; d&eacute;truire; et de l’&eacute;tat habituel de l’&acirc;me r&eacute;sulte un arrangement de traits que le temps rend ineffa&ccedil;ables. Cependant il n’est pas rare de voir des hommes changer de physionomie &agrave;diff&eacute;rents &acirc;ges. J’en ai vu plusieurs dans ce cas; et j’ai toujours trouv&eacute; que ceux que j’avais pu bien observer et suivre avaient aussi chang&eacute; de passions habituelles. Cette seule observation, bien confirm&eacute;e, me para&icirc;trait d&eacute;cisive, et n’est pas d&eacute;plac&eacute;e dans un trait&eacute; d’&eacute;ducation, o&ugrave; il importe d’apprendre &agrave; juger des mouvements de l’&acirc;me par les signes ext&eacute;rieurs.

[823:] Je ne sais si, pour n’avoir pas appris &agrave; imiter des mani&egrave;res de convention et &agrave; feindre des sentiments qu’il n’a pas, mon jeune homme sera moins aimable, ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici: je sais seulement qu’il sera plus aimant, et j’ai bien de la peine &agrave; croire que celui qui n’aime que lui puisse assez bien se d&eacute;guiser pour plaire autant que celui qui tire de son attachement pour les autres un nouveau sentiment de bonheur. Mais, quant &agrave; ce sentiment m&ecirc;me, je crois en avoir assez dit pour guider sur ce point un lecteur raisonnable, et montrer que je ne me suis pas contredit.

[824:] Je reviens donc &agrave; ma m&eacute;thode, et je dis: Quand l’&acirc;ge critique approche, offrez aux jeunes gens des spectacles qui les retiennent, et non des spectacles qui les excitent; donnez le change &agrave; leur imagination naissante par des objets qui, loin d’enflammer leurs sens, en r&eacute;priment l’activit&eacute;. Eloignez-les des grandes villes, o&ugrave; la parure et l’immodestie des femmes h&acirc;tent et pr&eacute;viennent les le&ccedil;ons de la nature, o&ugrave; tout pr&eacute;sente &agrave; leurs yeux des plaisirs qu’ils ne doivent conna&icirc;tre que quand ils sauront les choisir. Ramenez-les dans leurs premi&egrave;res habitations, o&ugrave; la simplicit&eacute; champ&ecirc;tre laisse les passions de leur &acirc;ge se d&eacute;velopper moins rapidement; ou si leur go&ucirc;t pour les arts les attache encore &agrave; la ville, pr&eacute;venez en eux, par ce go&ucirc;t m&ecirc;me, une dangereuse oisivet&eacute;. Choisissez avec soin leurs soci&eacute;t&eacute;s, leurs occupations, leurs plaisirs: ne leur montrez que des tableaux touchants, mais modestes, qui les remuent sans les s&eacute;duire, et qui nourrissent leur sensibilit&eacute; sans &eacute;mouvoir leurs sens. Songez aussi qu’il y a partout quelques exc&egrave;s &agrave; craindre, et que les passions immod&eacute;r&eacute;es ont toujours p lus de mal qu’on n’en veut &eacute;viter. Il ne s’agit pas de aire de votre &eacute;l&egrave;ve un garde-malade, un fr&egrave;re de la charit&eacute;, d’affliger ses regards par des objets continuels de douleurs et de souffrances, de le promener d’infirme en infirme, d’h&ocirc;pital en h&ocirc;pital, et de la Gr&egrave;ve aux prisons; il faut le toucher et non l’endurcir &agrave; l’aspect des mis&egrave;res humaines. Longtemps frapp&eacute; des m&ecirc;mes spectacles, on n’en sent plus les impressions; l’habitude accoutume &agrave; tout; ce qu’on voit trop on ne l’imagine plus, et ce n’est que l’imagination qui nous fait sentir les maux d’autrui: c’est ainsi qu’&agrave; force de voir mourir et souffrir, les pr&ecirc;tres et les m&eacute;decins deviennent impitoyables. Que votre &eacute;l&egrave;ve connaisse donc le sort de l’homme et les mis&egrave;res de ses semblables; mais qu’il n’en soit pas trop souvent le t&eacute;moin. Un seul objet bien choisi, et montr&eacute; dans un jour convenable, lui donnera pour un mois d’attendrissement et de r&eacute;flexions. Ce n’est pas tant ce qu’il voit, que son retour sur ce qu’il a vu, qui d&eacute;termine le jugement qu’il en porte; et l’impression durable qu’il re&ccedil;oit d’un objet lui vient moins de l’objet m&ecirc;me que du point de vue sous lequel on le porte &agrave; se le rappeler. C’est ainsi qu’en m&eacute;nageant les exemples, les le&ccedil;ons, les images, vous &eacute;mousserez longtemps l’aiguillon des sens, et donnerez le change &agrave; la nature en suivant ses propres directions.

[825:] A mesure qu’il acquiert des lumi&egrave;res, choisissez les id&eacute;es qui s’y rapportent; &agrave; mesure que nos d&eacute;sirs s’allument, choisissez des tableaux propres &agrave; les r&eacute;primer. Un vieux militaire, qui s’est distingu&eacute; par ses moeurs autant que par son courage, m’a racont&eacute; que, dans sa premi&egrave;re jeunesse, son p&egrave;re, homme de sens, mais tr&egrave;s d&eacute;vot, voyant son temp&eacute;rament naissant le livrer aux femmes, n’&eacute;pargna rien pour le contenir; mais enfin, malgr&eacute; tous ses soins, le sentant pr&ecirc;t &agrave; lui &eacute;chapper, il s’avisa de le mener dans un h&ocirc;pital de v&eacute;rol&eacute;s, et, sans le pr&eacute;venir de rien, le fit entrer dans une salle o&ugrave; une troupe de ces malheureux expiaient, par un traitement effroyable, le d&eacute;sordre qui les y avait expos&eacute;s. A ce hideux aspect, qui r&eacute;voltait &agrave; la fois tous les sens, le jeune homme faillit se trouver mal. « Va, mis&eacute;rable d&eacute;bauch&eacute;, lui dit alors le p&egrave;re d’un ton v&eacute;h&eacute;ment, suis le vil penchant qui t’entra&icirc;ne; bient&ocirc;t tu seras trop heureux d’&ecirc;tre admis dans cette salle, o&ugrave;, victime des plus inf&acirc;mes douleurs, tu forceras ton p&egrave;re &agrave; remercier Dieu de ta mort.

[826:] Ce peu de mots, joints &agrave; l’&eacute;nergique tableau qui frappait le jeune homme, lui firent une impression qui ne s’effa&ccedil;a jamais. Condamn&eacute; par son &eacute;tat &agrave; passer sa jeunesse dans les garnisons, il aima mieux essuyer toutes les railleries de ses camarades que d’imiter leur libertinage. «J’ai &eacute;t&eacute; homme, me dit-il, j’ai eu des faiblesses; mais parvenu jusqu’&agrave; mon &acirc;ge, je n’ai jamais pu voir une fille publique sans horreur. » Ma&icirc;tre, peu de discours; mais apprenez &agrave; choisir les lieux, les temps, les personnes, puis donnez toutes vos le&ccedil;ons en exemples, et soyez s&ucirc;r de leur effet.

[827:] L’emploi de l’enfance est peu de chose: le mal qui s’y glisse n’est point sans rem&egrave;de; et le bien qui s’y fait peut venir plus tard. Mais il n’en est pas ainsi du premier &acirc;ge o&ugrave; l’homme commence v&eacute;ritablement &agrave; vivre. Cet &acirc;ge ne dure jamais assez pour l’usage qu’on en doit faire, et son importance exige une attention sans rel&acirc;che: voil&agrave; pourquoi j’insiste sur l’art de le prolonger. Un des meilleurs pr&eacute;ceptes de la bonne culture est de tout retarder tant qu’il est possible. Rendez les progr&egrave;s lents et s&ucirc;rs; emp&ecirc;chez que l’adolescent ne devienne homme au moment o&ugrave; rien ne lui reste &agrave; faire pour le devenir. Tandis que le corps cro&icirc;t, les esprits destin&eacute;s &agrave; donner du baume au sang et de la force aux fibres se forment et s’&eacute;laborent. Si vous leur faites prendre un cours diff&eacute;rent, et que ce qui est destin&eacute; &agrave; perfectionner un individu serve &agrave; la formation d’un autre, tous deux restent dans un &eacute;tat de faiblesse, et l’ouvrage de la nature demeure imparfait. Les op&eacute;rations de l’esprit se sentent &agrave; leur tour de cette alt&eacute;ration; et l’&acirc;me, aussi d&eacute;bile que le corps, n’a que des fonctions faibles et languissantes. Des membres gros et robustes ne font ni le courage ni le g&eacute;nie; et je con&ccedil;ois que la force de l’&acirc;me n’accompagne pas celle du corps, quand d’ailleurs les organes de la communication des deux substances sont mal dispos&eacute;s. Mais, quelque bien dispos&eacute;s qu’ils puissent &ecirc;tre, ils agiront toujours faiblement, s’ils n’ont pour prmcipe qu’un sang &eacute;puis&eacute;, appauvri, et d&eacute;pourvu de cette substance qui donne de la force et du jeu &agrave; tous les ressorts de la machine. G&eacute;n&eacute;ralement on aper&ccedil;oit plus de vigueur d’&acirc;me dans les hommes dont les jeunes ans ont &eacute;t&eacute; pr&eacute;serv&eacute;s d’une corruption pr&eacute;matur&eacute;e, que dans ceux dont le d&eacute;sordre a commenc&eacute; avec le pouvoir de s’y livrer; et c’est sans doute une des raisons pourquoi les peuples qui ont des moeurs surpassent ordinairement en bon sens et en courage les peuples qui n’en ont pas. Ceux-ci brillent uniquement par je ne sais quelles petites qualit&eacute;s d&eacute;li&eacute;es, qu’ils appellent esprit, sagacit&eacute;, finesse; mais ces grandes et nobles fonctions de sagesse et de raison, qui distinguent et honorent l’homme par de belles actions, par des vertus, par des soins v&eacute;ritablement utiles, ne se trouvent gu&egrave;re que dans les premiers.

[828:] Les ma&icirc;tres se plaignent que le feu de cet &acirc;ge rend la jeunesse indisciplinable, et je le vois: mais n’est-ce pas leur faute? Sit&ocirc;t qu’ils ont laiss&eacute; prendre &agrave; ce feu son cours par les sens, ignorent-ils qu’on ne peut plus lui en donner un autre? Les longs et froids sermons d’un p&eacute;dant effaceront-ils dans l’esprit de son &eacute;l&egrave;ve l’image des plaisirs qu’il a con&ccedil;us? banniront-ils de son coeur les d&eacute;sirs qui le tourmentent? amortiront-ils l’ardeur d’un temp&eacute;rament dont il sait l’usage? ne s‘irritera—t—il pas contre les obstacles qui s’opposent au seul bonheur dont il ait l’id&eacute;e? Et, dans la dure loi qu’on lui prescrit sans pouvoir la lui faire entendre, que verra-t-il, sinon le caprice et la haine d’un homme qui cherche &agrave; le tourmenter? Est-il &eacute;trange qu’il se mutine et le ha&iuml;sse &agrave;son tour?

[829:] Je con&ccedil;ois bien qu’en se rendant facile on peut se rendre plus supportable, et conseryer une apparente autorit&eacute;. Mais je ne vois pas trop &agrave; quoi sert l’autorit&eacute; qu’on ne garde sur son &eacute;l&egrave;ve qu’en fomentant les vices qu’elle devrait r&eacute;primer; c’est comme si, pour calmer un cheval fougueux, l’&eacute;cuyer le faisait sauter dans un pr&eacute;cipice.

[830:] Loin que ce feu de l’adolescent soit un obstacle &agrave;l’&eacute;ducation, c’est par lui qu’elle se consomme et s’ach&egrave;ve; c‘ est lui qui vous donne une prise sur le coeur d’un jeune homme, quand il cesse d’&ecirc;tre moins fort que vous. Ses premi&egrave;res affections sont les r&ecirc;nes avec lesquelles vous dirigez tous ses mouvements: il &eacute;tait libre, et je le vois asservi. Tant qu’il n’aimait rien, il ne d&eacute;pendait que de lui-m&ecirc;me et de ses besoins; sit&ocirc;t qu’il aime, il d&eacute;pend de ses attachements. Ainsi se forment les premiers liens qui l’unissent &agrave; son esp&egrave;ce. En dirigeant sur elle sa sensibilit&eacute; naissante, ne croyez pas qu’elle embrassera d’abord tous les hommes, et que ce mot de genre humain signifiera pour lui quelque chose. Non, cette sensibilit&eacute; se bornera premi&egrave;rement &agrave; ses semblables; et ses semblables ne seront point pour lui des inconnus, mais ceux avec lesquels il a des liaisons, ceux que l’habitude lui a rendus chers ou n&eacute;cessaires, ceux qu’il voit &eacute;videmment avoir avec lui des mani&egrave;res de penser et de sentir communes, ceux qu’il voit expos&eacute;s aux peines qu’il a souffertes et sensibles aux plaisirs qu’il a go&ucirc;t&eacute;s, ceux, en un mot, en qui l’identit&eacute; de nature plus manifest&eacute;e lui donne une plus grande disposition &agrave; s’aimer. Ce ne sera qu’apr&egrave;s avoir cultiv&eacute; son naturel en mille mani&egrave;res, apr&egrave;s bien des r&eacute;flexions sur ses propres sentiments et sur ceux qu’il observera dans les autres, qu’il pourra parvenir &agrave; g&eacute;n&eacute;raliser ses notions individuelles sous l’id&eacute;e abstraite d’humanit&eacute;, et joindre &agrave; ses affections particuli&egrave;res celles qui peuvent l’identifier avec son esp&egrave;ce.

[831:] En devenant capable d’attachement, il devient sensible &agrave; celui des autres, et par l&agrave; m&ecirc;me attentif aux signes de cet attachement. Voyez-vous quel nouvel empire vous allez acqu&eacute;rir sur lui? Que de cha&icirc;nes vous avez mises autour de son coeur avant qu’il s’en aper&ccedil;&ucirc;t! Que ne sentira-t-il point quand, ouvrant les yeux sur lui-m&ecirc;me, il verra ce que vous avez fait pour lui; quand il pourra se comparer aux autres jeunes gens de son &acirc;ge, et vous comparer aux autres gouverneurs! Je dis quand il le verra, mais gardez-vous de le lui dire; si vous le lui dites, il ne le verra plus. Si vous exigez de lui de l’ob&eacute;issance en retour des soins que vous lui avez rendus, il croira que vous l’avez surpris: il se dira qu’en feignant de l’obliger gratuitement, vous avez pr&eacute;tendu le charger d’une dette, et le lier par un contrat auquel il n’a point consenti. En vain vous ajouterez que ce que vous exigez de lui n’est que pour lui-m&ecirc;me: vous exigez enfin, et vous exigez en vertu de ce que vous avez fait sans son aveu. Quand un malheureux prend l’argent qu’on feint de lui donner, et se trouve enr&ocirc;l&eacute; malgr&eacute; lui, vous criez &agrave;l’injustice: n ‘&ecirc;tes-vous pas plus injuste encore de demander &agrave; votre &eacute;l&egrave;ve le prix des soins qu’il n’a point accept&eacute;s?

[832:] L’ingratitude serait plus rare si les bienfaits &agrave; usure &eacute;taient moins connus. On aime ce qui nous fait du bien; c’est un sentiment si naturel! L’ingratitude n’est pas dans le coeur de l’homme, mais l’int&eacute;r&ecirc;t y est: il y a moins d’oblig&eacute;s ingrats que de bienfaiteurs int&eacute;ress&eacute;s. Si vous me vendez vos dons, je marchanderai sur le prix; mais si vous feignez de donner pour vendre ensuite &agrave; votre mot, vous usez de fraude: c’est d’&ecirc;tre gratuits qui les rend inestimables. Le coeur ne re&ccedil;oit de lois que de lui-m&ecirc;me; en voulant l’encha&icirc;ner on le d&eacute;gage; on l’encha&icirc;ne en le laissant libre.

[833:] Quand le p&ecirc;cheur amorce l’eau, le poisson vient, et reste autour de lui sans d&eacute;fiance; mais quand, pris &agrave;l’hame&ccedil;on cach&eacute; sous l’app&acirc;t, il sent retirer la ligne, il t&acirc;che de fuir. Le p&ecirc;cheur est-il le bienfaiteur? le poisson est-il l’ingrat? Voit-on jamais qu’un homme oubli&eacute; par son bienfaiteur l’oublie? Au contraire, il en parle toujours avec plaisir, il n’y songe point sans attendrissement: s’il trouve occasion de lui montrer par quelque service inattendu qu’il se ressouvient des siens, avec quel contentement int&eacute;rieur il satisfait alors sa gratitude! Avec quelle douce joie il se fait reconna&icirc;tre! Avec quel transport il lui dit: Mon tour est venu! Voil&agrave; vraiment la voix de nature; jamais un vrai bienfait ne fit d’ingrat.

[834:] Si donc la reconnaissance est un sentiment naturel, et que vous n’en d&eacute;truisiez pas l’effet par votre faute, assurez-vous que votre &eacute;l&egrave;ve, commen&ccedil;ant &agrave; voir le prix de vos soins, y sera sensible, pourvu que vous ne les ayez point mis vous-m&ecirc;me &agrave; prix, et qu’ils vous donneront dans son coeur une autorit&eacute; que rien ne pourra d&eacute;truire. Mais, avant de vous &ecirc;tre bien assur&eacute; de cet avantage, gardez de vous l’&ocirc;ter en vous faisant valoir aupr&egrave;s de lui. Lui vanter vos services, c’est les lui rendre insupportables; les oublier, c’est l’en faire souvenir. Jusqu’&agrave; ce qu’il soit temps de le traiter en homme, qu’il ne soit jamais question de ce qu’il vous doit, mais de ce qu’il se doit. Pour le rendre docile, laissez-lui toute sa libert&eacute;; d&eacute;robez-vous pour qu’il vous cherche; &eacute;levez son &acirc;me au noble sentiment de la reconnaissance, en ne lui parlant jamais que de son int&eacute;r&ecirc;t. Je n’ai point voulu qu’on lui d&icirc;t que ce qu’on faisait &eacute;tait pour son bien, avant qu’il f&ucirc;t en &eacute;tat de l’entendre; dans ce discours il n’e&ucirc;t vu que votre d&eacute;pendance, et il ne vous e&ucirc;t pris que pour son valet. Mais maintenant qu’il commence &agrave; sentir ce que c’est qu’aimer, il sent aussi quel doux lien peut unir un homme &agrave; ce qu’il aime; et, dans le z&egrave;le qui vous fait occuper de lui sans cesse, il ne voit plus l’attachement d’un esclave, mais l’affection d’un ami. Or rien n’a tant de poids sur le coeur humain que la voix de l’amiti&eacute; bien reconnue; car on sait qu’elle ne nous parle jamais que pour notre int&eacute;r&ecirc;t. On peut croire qu’un ami se trompe, mais non qu’il veuille nous tromper. Quelquefois on r&eacute;siste &agrave; ses conseils, mais jamais on ne les m&eacute;prise.

[835:] Nous entrons enfin dans l’ordre moral: nous venons de faire un second pas d’homme. Si c’en &eacute;tait ici le lieu, j’essayerais de montrer comment des premiers mouvements du coeur s’&eacute;l&egrave;vent les premi&egrave;res voix de la conscience, et comment des sentiments d’amour et de haine naissent les premi&egrave;res notions du bien et du mal: je ferais voir que justice et bont&eacute; ne sont point seulement des mots abstraits, de purs &ecirc;tres moraux form&eacute;s par l’entendement, mais de v&eacute;ritables affections de l’&acirc;me &eacute;clair&eacute;e par la raison, et qui ne sont qu’un progr&egrave;s ordonn&eacute; de nos affections primitives; que, par la raison seule, ind&eacute;pendamment de la conscience, on ne peut &eacute;tablir aucune loi naturelle; et que tout le droit de la nature n’est qu’une chim&egrave;re, s’il n’est fond&eacute; sur un besoin naturel au coeur humain. Mais je songe que je n’ai point &agrave; faire ici des trait&eacute;s de m&eacute;taphysique et de morale, ni des cours d’&eacute;tude d’aucune esp&egrave;ce; il me suffit de marquer l’ordre et le progr&egrave;s de nos sentiments et de nos connaissances relativement &agrave; notre constitution. D’autres d&eacute;montreront peut-&ecirc;tre ce que je ne fais qu’indiquer ici.

[836:] Mon Emile n’ayant jusqu’&agrave; pr&eacute;sent regard&eacute; que lui-m&ecirc;me, le premier regard qu’il jette sur ses semblables le porte &agrave; se comparer avec eux; et le premier sentiment qu’excite en lui cette comparaison est de d&eacute;sirer la premi&egrave;re place. Voil&agrave; le point o&ugrave; l’amour de soi se change en amour-propre, et o&ugrave; commencent &agrave; na&icirc;tre toutes les passions qui tiennent &agrave; celle-l&agrave;. Mais pour d&eacute;cider si celles de ces passions qui domineront dans son caract&egrave;re seront humaines et douces, ou cruelles et malfaisantes, si ce seront des passions de bienveillance et de commis&eacute;ration, ou d’envie et de convoitise, il faut savoir &agrave; quelle place il se sentira parmi les hommes, et quels genres d’obstacles il pourra croire avoir &agrave; vaincre pour parvenir &agrave; celle qu’il veut occuper.

[837:] Pour le guider dans cette recherche, apr&egrave;s lui avoir montr&eacute; les hommes par les accidents communs &agrave; l’esp&egrave;ce, il faut maintenant les lui montrer par leurs diff&eacute;rences. Ici vient la mesure de l’in&eacute;galit&eacute; naturelle et civile, et le tableau de tout l’ordre social.

[838:] Il faut &eacute;tudier la soci&eacute;t&eacute; par les hommes, et les hommes par la soci&eacute;t&eacute;: ceux qui voudront traiter s&eacute;par&eacute;ment la polititique et la morale n’entendront jamais rien &agrave;aucune des deux. En s’attachant d’abord aux relations primitives, on voit comment les hommes en doivent &ecirc;tre affect&eacute;s, et quelles passions en doivent na&icirc;tre: on voit que c’est r&eacute;ciproquement par le progr&egrave;s des passions que ces relations se multiplient et se resserrent. C’est moms la force des bras que la mod&eacute;ration des coeurs qui rend les hommes ind&eacute;pendants et libres. Quiconque d&eacute;sire peu de chose tient &agrave; peu de gens; mais confondant toujours nos vains d&eacute;sirs avec nos besoins physiques, ceux qui ont fait de ces derniers les fondements de la soci&eacute;t&eacute; humaine ont toujours pris les effets pour les causes, n’ont fait que s’&eacute;garer dans tous leurs raisonnements.

[839:] Il y a dans l’&eacute;tat de nature une &eacute;galit&eacute; de fait r&eacute;elle et indestructible, parce qu’il est impossible dans cet &eacute;tat que la seule diff&eacute;rence d’homme &agrave; homme soit assez grande pour rendre l’un d&eacute;pendant de l’autre. Il y a dans l’&eacute;tat civil une &eacute;galit&eacute; de droit chim&eacute;rique et vaine, parce que les moyens destin&eacute;s &agrave; la maintenir servent eux-m&ecirc;mes &agrave; la d&eacute;truire, et que la force publique ajout&eacute;e au plus fort pour opprimer le faible rompt l’esp&egrave;ce d’&eacute;quilibre que la nature avait mis entre eux. De cette premi&egrave;re contradiction d&eacute;coulent toutes celles qu’on remarque dans l’ordre civil entre l’apparence et la r&eacute;alit&eacute;. Toujours la multitude sera sacrifi&eacute;e au petit nombre, et l’int&eacute;r&ecirc;t public &agrave; l’int&eacute;r&ecirc;t particulier; toujours ces noms sp&eacute;cieux de justioe et de subordination serviront d’instruments &agrave; la violence et d’armes &agrave; l’iniquit&eacute;: d’o&ugrave; il suit que les ordres distingu&eacute;s qui se pr&eacute;tendent utiles aux autres ne sont en effet utiles qu’&agrave; eux-m&ecirc;mes aux d&eacute;pens des autres; par o&ugrave; l’on doit juger de la consid&eacute;ration qui leur est due selon la justice et la raison. Reste &agrave;voir si le rang qu’ils se sont donn&eacute; est plus favorable au bonheur de ceux qui l’occupent, pour savoir quel jugement chacun de nous doit porter de son propre sort. Voil&agrave; maintenant l’&eacute;tude qui nous importe; mais pour la bien faire, il faut commencer par conna&icirc;tre le coeur humain.

[840:] S’il ne s’agissait que de montrer aux jeunes gens l’homme par son masque, on n’aurait pas besoin de le leur montrer, ils le verraient toujours de reste; mais, puisque le masque n’est pas l’homme, et qu’il ne faut pas que son vernis le s&eacute;duise, en leur peignant les hommes, peignez-les leur tels qu’ils sont, non pas afin qu’ils les ha&iuml;ssent, mais afin qu’ils les plaignent et ne leur veuillent pas ressembler. C’est, &agrave; mon gr&eacute;, le sentiment le mieux entendu que l’homme puisse avoir sur son esp&egrave;ce.

[841:] Dans cette vue, il importe ici de prendre une route oppos&eacute;e &agrave; celle que nous avons suivie jusqu’&agrave; pr&eacute;sent, et d’instruire plut&ocirc;t le jeune homme par l’exp&eacute;rience d’autrui que par la sienne. Si les hommes le trompent, il les prendra en haine; mais si, respect&eacute; d’eux, il les voit se tromper mutuellement, il en aura piti&eacute;. Le spectacle du monde, disait Pythagore, ressemble &agrave; celui des jeux olympiques: les uns y tiennent boutique et ne songent qu’&agrave; leur profit; les autres y payent de leur personne et cherchent la gloire; d’autres se contentent de voir les jeux, et ceux-ci ne sont pas les pires.

[842:] Je voudrais qu’on chois&icirc;t tellement les soci&eacute;t&eacute;s d’un jeune homme, qu’il pens&acirc;t bien de ceux qui vivent avec lui; et qu’on lui appr&icirc;t &agrave; si bien conna&icirc;tre le monde, qu’il pens&acirc;t mal de tout ce qui s’y fait. Qu’il sache que l’homme est naturellement bon, qu’il le sente, qu’il juge de son prochain par lui-m&ecirc;me; mais qu’il voie comment la soci&eacute;t&eacute; d&eacute;prave et pervertit les hommes; qu’il trouve dans leurs pr&eacute;jug&eacute;s la source de tous leurs vices; qu’il soit port&eacute; &agrave; estimer chaque individu, mais qu’il m&eacute;prise la multitude; qu’il voie que tous les hommes portent &agrave;peu pr&egrave;s le m&ecirc;me masque, mais qu’il sache aussi qu’il y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre.

[843:] Cette m&eacute;thode, il faut l’avouer, a ses inconv&eacute;nients et n’est pas facile dans la pratique; car, s’il devient observateur de trop bonne heure, si vous l’exercez &agrave; &eacute;pier de trop pr&egrave;s les actions d’autrui, vous le rendrez m&eacute;disant et satirique, d&eacute;cisif et prompt &agrave; juger; il se fera un odieux plaisir de chercher &agrave; tout de sinistres interpr&eacute;tations, et &agrave; ne voir en bien rien m&ecirc;me de ce qui est bien. Il s’accoutumera du moins au spectacle du vice, et &agrave; voir les m&eacute;chants sans horreur, comme on s’accoutume &agrave; voir les malheureux sans piti&eacute;. Bient&ocirc;t la perversit&eacute; g&eacute;n&eacute;rale lui servira moins de le&ccedil;on que d’excuse: il se dira que si l’homme est ainsi, il ne doit pas vouloir &ecirc;tre autrement.

[844:] Que si vous voulez l’instruire par principe et lui faire conna&icirc;tre, avec la nature du coeur humain, l’application des causes externes qui tournent nos penchants en vices, en le transportant ainsi tout d’un coup des objets sensibles aux objets intellectuels, vous employez une m&eacute;taphysique qu’il n’est point en &eacute;tat de comprendre; vous retombez dans l’inconv&eacute;nient, &eacute;vit&eacute; si soigneusement jusqu’ici, de lui donner des le&ccedil;ons qui ressemblent &agrave; des le&ccedil;ons, de substituer dans son esprit l’exp&eacute;rience et l’autorit&eacute; du ma&icirc;tre &agrave; sa propre exp&eacute;rience et au progr&egrave;s de sa raison.

[845:] Pour lever &agrave; la fois ces deux obstacles et pour mettre le coeur humain &agrave; sa port&eacute;e sans risquer de g&acirc;ter le sien, je voudrais lui montrer les hommes au loin, les lui montrer dans d’autres temps ou dans d’autres lieux, et de sorte qu’il p&ucirc;t voir la sc&egrave;ne sans jamais y pouvoir agir. Voil&agrave; le moment de l’histoire; c’est par elle qu’il lira dans les coeurs sans les le&ccedil;ons de la philosophie; c’est par elle qu’il les verra, simple spectateur, sans int&eacute;r&ecirc;t et sans passion, comme leur juge, non comme leur complice ni comme leur accusateur.

[846:] Pour conna&icirc;tre les hommes il faut les voir agir. Dans le monde on les entend parler; ils montrent leurs discours et cachent leurs actions: mais dans l’histoire elles sont d&eacute;voil&eacute;es, et on les juge sur les faits. Leurs propos m&ecirc;me aident &agrave; les appr&eacute;cier; car, comparant ce qu’ils ont &agrave; ce qu’ils disent, on voit &agrave; la fois ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent para&icirc;tre: plus ils se d&eacute;guisent, mieux on les conna&icirc;t.

[847:] Malheureusement cette &eacute;tude a ses dangers, ses inconv&eacute;nients de plus d’une esp&egrave;ce. Il est difficile de se mettre dans un point de vue d’o&ugrave; l’on puisse juger ses semblables avec &eacute;quit&eacute;. Un des grands vices de l’histoire est qu’elle peint beaucoup plus les hommes par leurs mauvais c&ocirc;t&eacute;s que par les bons; comme elle n’est int&eacute;ressante que par les r&eacute;volutions, les catastrophes, tant qu’un peuple cro&icirc;t et prosp&egrave;re dans le calme d’un paisible gouvernement, elle n’en dit rien; elle ne commence &agrave; en parler que quand, ne pouvant plus se suffire &agrave; lui-m&ecirc;me, il prend part aux affaires de ses voisins, ou les laisse prendre part aux siennes; elle ne l’illustre que quand il est d&eacute;j&agrave; sur son d&eacute;clin: toutes nos histoires commencent o&ugrave; elles devraient finir. Nous avons fort exactement celle des peuples qui se d&eacute;truisent; ce qui nous manque est celle des peuples qui se multiplient; ils sont assez heureux et assez sages pour qu’elle n’ait rien &agrave; dire d’eux: et en effet nous voyons, m&ecirc;me de nos jours, que les gouvernements qui se conduisent le mieux sont ceux dont on parle le moins. Nous ne savons donc que le mal; &agrave; peine le bien fait-il &eacute;poque. Il n’y a que les m&eacute;chants de c&eacute;l&egrave;bres, les bons sont oubli&eacute;s ou tourn&eacute;s en ridicule: et voil&agrave; comment l’histoire, ainsi que la philosophie, calomnie sans cesse le genre humain.

[848:] De plus, il s’en faut bien que les faits d&eacute;crits dans l’histoire soient la peinture exacte des m&ecirc;mes faits tels qu’ils sont arriv&eacute;s: ils changent de forme dans la t&ecirc;te de l’historien, ils se moulent sur ses int&eacute;r&ecirc;ts, ils prennent la teinte de ses pr&eacute;jug&eacute;s. Qui est-ce qui sait mettre exactement le lecteur au lieu de la sc&egrave;ne pour voir un &eacute;v&eacute;nement tel qu’il s’est pass&eacute;? L’ignorance ou la partialit&eacute; d&eacute;guise tout. Sans alt&eacute;rer m&ecirc;me un trait historique, en &eacute;tendant ou resserrant des circonstances qui s’y rapportent, que de faces diff&eacute;rentes on peut lui donner! Mettez un m&ecirc;me objet &agrave; divers points de vue, &agrave; peine para&icirc;tra-t-il le m&ecirc;me, et pourtant rien n’aura chang&eacute; que l’oeil du spectateur. Suffit-il, pour l’honneur de la v&eacute;rit&eacute;, de me dire un fait v&eacute;ritable en me le faisant voir tout autrement qu’il n’est arriv&eacute;? Combien de fois un arbre de plus ou de moins, un rocher &agrave; droite ou &agrave; gauche, un tourbillon de poussi&egrave;re &eacute;lev&eacute; par le vent ont d&eacute;cid&eacute; de l’&eacute;v&eacute;nement d’un combat sans que personne s’en soit aper&ccedil;u! Cela emp&ecirc;che-t-il que l’historien ne vous dise la cause de la d&eacute;faite ou de la victoire avec autant d’assurance que s’il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; partout? Or que m’importent les faits en eux-m&ecirc;mes, quand la raison m’en reste inconnue? et quelles le&ccedil;ons puis-je tirer d’un &eacute;v&eacute;nement dont j’ignore la vraie cause? L’historien m’en donne une, mais il la controuve; et la critique elle-m&ecirc;me, dont on fait tant de bruit, n’est qu’un art de conjecturer, l’art de choisir entre plusieurs mensonges celui qui ressemble le mieux &agrave; la v&eacute;rit&eacute;.

[849:] N’avez-vous jamais lu Cl&eacute;op&acirc;tre ou Cassandre, ou d’autres livres de cette esp&egrave;ce? L’auteur choisit un &eacute;v&eacute;nement connu, puis, l’accommodant &agrave; ses vues, l’ornant de d&eacute;tails de son invention, de personnages qui n ont jamais exist&eacute;, et de portraits imaginaires, entasse fictions sur fictions pour rendre sa lecture agr&eacute;able. Je vois peu de diff&eacute;rence entre ces romans et vos histoires, si ce n’est que le romancier se livre davantage &agrave; sa propre imagination, et que l’historien s’asservit plus &agrave; celle d’autrui: &agrave; quoi j’ajouterai, si l’on veut, que le premier se propose un objet moral, bon ou mauvais, dont l’autre ne se soucie gu&egrave;re.

[850:] On me dira que la fid&eacute;lit&eacute; de l’histoire int&eacute;resse moins que la v&eacute;rit&eacute; des moeurs et des caract&egrave;res; pourvu que le coeur humain soit bien peint, il importe peu que les &eacute;v&eacute;nements soient fid&egrave;lement rapport&eacute;s: car, apres tout, ajoute-t-on, que nous font des faits arriv&eacute;s il y a deux mille ans? On a raison si les portraits sont bien rendus d’apr&egrave;s nature; mais si la plupart n’ont leur mod&egrave;le que dans l’imagination de l’historien, n’est-ce pas retomber dans l’inconv&eacute;nient que l’on voulait fuir, et rendre &agrave;l’autorit&eacute; des &eacute;crivains ce qu’on veut &ocirc;ter &agrave; celle du ma&icirc;tre? Si mon &eacute;l&egrave;ve ne doit voir que des tableaux de fantaisie, j’aime mieux qu’ils soient trac&eacute;s de ma main que d’une autre; ils lui seront du moins mieux appropries.

[851:] Les pires historiens pour un jeune homme sont ceux qui jugent. Les faits! les faits! et qu’il juge lui-m&ecirc;me; c’est ainsi qu’il apprend &agrave; conna&icirc;tre les hommes. Si le jugement de l’auteur le guide sans cesse, il ne fait que voir par l’oeil d’un autre; et quand cet oeil lui manque, il ne voit plus rien.

[852:] Je laisse &agrave; part l’histoire moderne, non seulement parce qu elle n’a plus de physionomie et que nos hommes se ressemblent tous, mais parce que nos historiens, umquement attentifs &agrave; briller, ne songent qu’&agrave; faire des portraits fortement colori&eacute;s, et qui souvent ne repr&eacute;sentent rien. G&eacute;n&eacute;ralement les anciens font moins de portraits, mettent moins d’esprit et plus de sens dans leurs jugements; encore y a-t-il entre eux un grand choix &agrave; faire, et il ne faut pas d’abord prendre les plus judicieux, mais les plus simples. Je ne voudrais mettre dans la main d’un jeune homme ni Polybe ni Salluste; Tacite est le livre des vieillards; les jeunes gens ne sont pas faits pour l’entendre: il faut apprendre &agrave; voir dans les actions humaines les premiers traits du coeur de l’homme, avant d’en vouloir sonder les profondeurs; il faut savoir bien lire dans les faits avant de lire dans les maximes. La philosophie en maximes ne convient qu’&agrave; l’exp&eacute;rience. La jeunesse ne doit rien g&eacute;n&eacute;raliser: toute son instruction doit &ecirc;tre en r&egrave;gles particuli&egrave;res.

[853:] Thucydide est, &agrave; mon gr&eacute;, le vrai mod&egrave;le des historiens. Il rapporte les faits sans les juger; mais il n’omet aucune des circonstances propres &agrave; nous en faire juger nous-m&ecirc;mes. Il met tout ce qu’il raconte sous les yeux du lecteur; loin de s’interposer entre les &eacute;v&eacute;nements et les lecteurs, il se d&eacute;robe; on ne croit plus lire, on croit voir. Malheureusement il parle toujours de guerre, et l’on ne voit presque dans ses r&eacute;cits que la chose du monde la moins instructive, savoir les combats. La Retraite des Dix mille et les Commentaires de C&eacute;sar ont &agrave; peu pr&egrave;s la m&ecirc;me sagesse et le m&ecirc;me d&eacute;faut. Le bon H&eacute;rodote, sans portraits, sans maximes, mais coulant, na&iuml;f, plein de d&eacute;tails les plus capables d’int&eacute;resser et de plaire, serait peut-&ecirc;tre le meilleur des historiens, si ces m&ecirc;mes d&eacute;tails ne d&eacute;g&eacute;n&eacute;raient souvent en simplicit&eacute;s pu&eacute;riles, plus propres &agrave; g&acirc;ter le go&ucirc;t de la jeunesse qu’&agrave; le former: il faut d&eacute;j&agrave; du discernement pour le lire. Je ne dis rien de Tite-Live, son tour viendra; mais il est politique, il est rh&eacute;teur, il est tout ce qui ne convient pas &agrave; cet &acirc;ge.

[854:] L’histoire en g&eacute;n&eacute;ral est d&eacute;fectueuse, en ce qu’elle ne tient registre que de faits sensibles et marqu&eacute;s, qu’on peut fixer par des noms, des lieux, des dates; mais les causes lentes et progressives de ces faits, lesquelles ne peuvent s’assigner de m&ecirc;me, restent toujours inconnues. On trouve souvent dans une bataille gagn&eacute;e ou perdue la raison d’une r&eacute;volution qui, m&ecirc;me avant cette bataille, &eacute;tait d&eacute;j&agrave; devenue in&eacute;vitable. La guerre ne fait gu&egrave;re que manifester des &eacute;v&eacute;nements d&eacute;j&agrave; d&eacute;termin&eacute;s par des causes morales que les historiens savent rarement voir.

[855:] L’esprit philosophique a tourn&eacute; de ce c&ocirc;t&eacute; les r&eacute;flexions de plusieurs &eacute;crivains de ce si&egrave;cle; mais je doute que la v&eacute;rit&eacute; gagne &agrave; leur travail. La fureur des syst&egrave;mes s’&eacute;tant empar&eacute;e d’eux tous, nul ne cherche &agrave; voir les choses comme elles sont, mais comme elles s’accordent avec son syst&egrave;me.

[856:] Ajoutez &agrave; toutes ces r&eacute;flexions que l’histoire montre bien plus les actions que les hommes, parce qu’elle ne saisit ceux-ci que dans certains moments choisis, dans leurs v&ecirc;tements de parade; elle n’expose que l’homme public qui s’est arrang&eacute; pour &ecirc;tre vu: elle ne le suit point dans sa maison, dans son cabinet, dans sa famille, au milieu de ses amis; elle ne le peint que quand il repr&eacute;sente: c’est bien plus son habit que sa personne qu’elle peint.

[857:] J’aimerais mieux la lecture des vies particuli&egrave;res pour commencer l’&eacute;tude du coeur humain; car alors l’homme a beau se d&eacute;rober, l’historien le poursuit partout; il ne lui laisse aucun moment de rel&acirc;che, aucun recoin pour &eacute;viter l’oeil per&ccedil;ant du spectateur; et c’est quand l’un croit mieux se cacher, que l’autre le fait mieux conna&icirc;tre. « Ceux, dit Montaigne, qui &eacute;crivent les vies, d’autant qu’ils s’amusent plus aux conseils qu’aux &eacute;v&eacute;nements, plus &agrave; ce qui part du dedans qu’&agrave; ce qui arrive au dehors, ceux-l&agrave; me sont plus propres: voil&agrave; pourquoi, en toutes sortes, c’est mon homme que Plutarque. »

[858:] Il est vrai que le g&eacute;nie des hommes assembl&eacute;s ou des peuples est fort diff&eacute;rent du caract&egrave;re de l’homme en particulier, et que ce serait conna&icirc;tre tr&egrave;s imparfaitement le coeur humain que de ne pas l’examiner aussi dans la multitude; mais il n’est pas moins vrai qu’il faut commencer par &eacute;tudier l’homme pour juger les hommes, et que qui conna&icirc;trait parfaitement les penchants de chaque individu pourrait pr&eacute;voir tous leurs effets combin&eacute;s dans le corps du peuple.

[859:] Il faut encore ici recourir aux anciens par les raisons ue j’ai d&eacute;j&agrave; dites, et de plus, parce que tous les d&eacute;tails familiers et bas, mais vrais et caract&eacute;ristiques, &eacute;tant bannis du style moderne, les hommes sont aussi par&eacute;s par nos auteurs dans leurs vies priv&eacute;es que sur la sc&egrave;ne du monde. La d&eacute;cence, non moins s&eacute;v&egrave;re dans les &eacute;crits que dans les actions, ne permet plus de dire en public que ce qu’elle permet d’y faire, et, comme on ne peut montrer les hommes que repr&eacute;sentant toujours, on ne les conna&icirc;t pas p lus dans nos livres que sur nos th&eacute;&acirc;tres. On aura beau faire e t refaire cent fois la vie des rois, nous n’aurons plus de Su&eacute;tones.

[860:] Plutarque excelle par ces m&ecirc;mes d&eacute;tails dans lesquels nous n’osons plus entrer. Il a une gr&acirc;ce inimitable &agrave;peindre les grands hommes dans les petites choses; et il est si heureux dans le choix de ses traits, que souvent un mot, un sourire, un geste lui suffit pour caract&eacute;riser son h&eacute;ros. Avec un mot plaisant Annibal rassure son arm&eacute;e effray&eacute;e, et la fait marcher en riant &agrave; la bataille qui lui livra l’Italie; Ag&eacute;silas, &agrave; cheval sur un b&acirc;ton, me fait aimer le vainqueur du grand roi; C&eacute;sar, traversant un pauvre village et causant avec ses amis, d&eacute;c&egrave;le, sans y penser, le fourbe qui disait ne vouloir qu’&ecirc;tre l’&eacute;gal de Pomp&eacute;e; Alexandre avale une m&eacute;decine et ne dit pas un seul mot: c’est le plus beau moment de sa vie; Aristide &eacute;crit son propre nom sur une coquille, et justifie ainsi son surnom; Philopoemen, le manteau bas, coupe du bois dans la cuisine de son h&ocirc;te. Voil&agrave; le v&eacute;ritable art de peindre. La physionomie ne se montre pas dans les grands traits, ni le caract&egrave;re dans les grandes actions; c’est dans les bagatelles que le naturel se d&eacute;couvre. Les choses publiques sont ou trop communes ou trop appr&ecirc;t&eacute;es, et c’est presque uniquement &agrave; celles-ci que la dignit&eacute; moderne permet &agrave; nos auteurs de s’arr&ecirc;ter.

[861:] Un des plus grands hommes du si&egrave;cle dernier fut incontestablement M. de Turenne. On a eu le courage de rendre sa vie int&eacute;ressante par de petits d&eacute;tails qui le font connaltre et aimer; mais combien s’est-on vu forc&eacute; d’en supprimer qui l’auraient fait conna&icirc;tre et aimer davantage! Je n’en citerai qu’un, que je tiens de bon lieu, et que Plutarque n’e&ucirc;t eu garde d’omettre, mais que Ramsai n’e&ucirc;t eu garde d’&eacute;crire quand il l’aurait su.

[862:] Un jour d’&eacute;t&eacute; qu’il faisait fort chaud, le vicomte de Turenne, en petite veste blanche et en bonnet, &eacute;tait &agrave;la fen&ecirc;tre dans son antichambre: un de ses gens survient, et, tromp&eacute; par l’habillement, le prend pour un aide de cuisine avec lequel ce domestique &eacute;tait familier. Il s’approche doucement par derri&egrave;re, et d’une main qui n’&eacute;tait pas l&eacute;g&egrave;re lui applique un grand coup sur les fesses. L’homme frapp&eacute; se retourne &agrave; l’instant. Le valet voit en fr&eacute;missant le visage de son ma&icirc;tre. Il se jette &agrave;genoux tout &eacute;perdu: Monseigneur, j’ai cru que c’&eacute;tait George. Et quand c’e&ucirc;t &eacute;t&eacute; George, s’&eacute;crie Turenne en se frottant le derri&egrave;re, il ne fallait pas frapper si fort. Voil&agrave; donc ce que vous n’osez dire, mis&eacute;rables? Soyez donc &agrave; jamais sans naturel, sans entrailles; trempez, durcissez vos coeurs de fer dans votre vile d&eacute;cence; rendez-vous m&eacute;prisables &agrave; force de dignit&eacute;. Mais toi, bon jeune homme qui lis ce trait, et qui sens avec attendrissement toute la douceur d’&acirc;me qu’il montre, m&ecirc;me dans le premier mouvement, lis aussi les petitesses de ce grand homme, d&egrave;s qu’il &eacute;tait question de sa naissance et de son nom. Songe que c’est le m&ecirc;me Turenne qui affectait de c&eacute;der partout le pas &agrave; son neveu, afin qu’on vit bien que cet enfant &eacute;tait le chef d’une maison souveraine. Rapproche ces contrastes, aime la nature, m&eacute;prise l’opinion, et connais l’homme.

[863:] Il y a bien peu de gens en &eacute;tat de concevoir les effets que des lectures ainsi dirig&eacute;es peuvent op&eacute;rer sur l’esprit tout neuf d’un jeune homme. Appesantis sur des livres d&egrave;s notre enfance, accoutum&eacute;s &agrave; lire sans penser, ce que nous lisons nous frappe d’autant moins que, portant d&eacute;j&agrave; dans nous-m&ecirc;mes les passions et les pr&eacute;jug&eacute;s qui remplissent l’histoire et les vies des hommes, tout ce qu’ils font nous para&icirc;t naturel, parce que nous sommes hors de la nature, et que nous jugeons des autres par nous. Mais qu’on se repr&eacute;sente un jeune homme &eacute;lev&eacute; selon mes maximes, qu’on se figure mon Emile, auquel dix-huit ans de soins assidus n’ont eu pour objet que de conserver un jugement int&egrave;gre et un coeur sain; qu’on se le figure, au lever de la toile, jetant pour la premi&egrave;re fois les yeux sur la sc&egrave;ne du monde, ou plut&ocirc;t, plac&eacute; derri&egrave;re le th&eacute;&acirc;tre, voyant les acteurs prendre et poser leurs habits, et comptant les cordes et les poulies dont le grossier prestige abuse les yeux des spectateurs: bient&ocirc;t &agrave; sa premi&egrave;re surprise succ&eacute;deront des mouvements de honte et de d&eacute;dain pour son esp&egrave;ce; il s’indignera de voir ainsi tout le genre humain, dupe de lui-m&ecirc;me, s’avilir &agrave; ces jeux d’enfants; il s’affligera de voir ses fr&egrave;res s’entre-d&eacute;chirer pour des r&ecirc;ves, et se changer en b&ecirc;tes f&eacute;roces pour n’avoir pas su se contenter d’&ecirc;tre hommes.

[864:] Certainement, avec les dispositions naturelles de l’&eacute;l&egrave;ve, pour peu que le ma&icirc;tre apporte de prudence et de choix dans ses lectures, pour peu qu’il le mette sur la voie des r&eacute;flexions qu’il en doit tirer, cet exercice sera pour lui un cours de philosophie pratique, meilleur s&ucirc;rement et mieux entendu que toutes les vaines sp&eacute;culations dont on brouille l’esprit des jeunes gens dans nos &eacute;coles. Qu’apr&egrave;s avoir suivi les romanesques projets de Pyrrhus, Cyn&eacute;as lui demande quel bien r&eacute;el lui procurera la conqu&ecirc;te du monde, dont il ne puisse jouir d&egrave;s &agrave; pr&eacute;sent sans tant de tourments; nous ne voyons l&agrave; qu’un bon mot qui passe. Mais Emile y verra une r&eacute;flexion tr&egrave;s sage, qu’il e&ucirc;t faite le premier, et qui ne s’effacera jamais de son esprit, parce qu’elle n’y trouve aucun pr&eacute;jug&eacute; contraire qui puisse en emp&ecirc;cher l’impression. Quand ensuite, en lisant la vie de cet insens&eacute;, il trouvera que tous ses grands desseins ont abouti &agrave; s’aller faire tuer par la main d’une femme, au lieu d’admirer cet h&eacute;ro&iuml;sme pr&eacute;tendu, que verra-t-il dans tous les exploits d’un si grand capitaine, dans toutes les intrigues d’un si grand politique, si ce n’est autant de pas pour aller chercher cette malheureuse tuile qui devait terminer sa vie et ses projets par une mort d&eacute;shonorante?

[865:] Tous les conqu&eacute;rants n’ont pas &eacute;t&eacute; tu&eacute;s; tous les usurpateurs n’ont pas &eacute;chou&eacute; dans leurs entreprises, plusieurs para&icirc;tront heureux aux esprits pr&eacute;venus des opinions vulgaires: mais celui qui, sans s’arr&ecirc;ter aux apparences, ne juge du bonheur des hommes que par l’&eacute;tat de leurs coeurs, verra leurs mis&egrave;res dans leurs succ&egrave;s m&ecirc;mes; il verra leurs d&eacute;sirs et leurs soucis rongeants s’&eacute;tendre et s’accro&icirc;tre avec leur fortune; il les verra perdre haleine en avan&ccedil;ant, sans jamais parvenir &agrave; leurs termes, il les verra semblables &agrave; ces voyageurs inexp&eacute;riment&eacute;s qui, s’engageant pour la premi&egrave;re fois dans les Alpes, pensent les franchir &agrave; chaque montagne, et, quand ils sont au sommet, trouvent avec d&eacute;couragement de plus hautes montagnes au-devant d’eux.

[866:] Auguste, apr&egrave;s avoir soumis ses concitoyens et d&eacute;truit ses rivaux, r&eacute;git durant quarante ans le plus grand empire qui ait exist&eacute;: mais tout cet immense pouvoir l’emp&ecirc;chait-il de frapper les murs de sa t&ecirc;te et de remplir son vaste palais de ses cris, en redemandant &agrave; Varus ses l&eacute;gions extermin&eacute;es? Quand il aurait vaincu tous ses ennemis, de quoi lui auraient servi ses vains triomphes, tandis que les peines de toute esp&egrave;ce naissaient sans cesse autour de lui, tandis que ses plus chers amis attentaient &agrave; sa vie et qu’il &eacute;tait r&eacute;duit &agrave; pleurer la honte ou la mort de tous ses proches? L’infortun&eacute; voulut gouverner le monde, et ne sut pas gouverner sa maison! Qu’arriva-t-il de cette n&eacute;gligence? Il vit p&eacute;rir &agrave; la fleur de l’&acirc;ge son neveu, son fils adoptif, son gendre; son petit-fils fut r&eacute;duit &agrave; manger la bourre de son lit pour prolonger de quelques heures sa mis&eacute;rable vie; sa fille et sa petite-fille, apr&egrave;s l’avoir couvert de leur infamie, moururent l’une de mis&egrave;re et de faim dans une &icirc;le d&eacute;serte, l’autre en prison par la main d’un archer. Lui-m&ecirc;me enfin, dernier reste de sa malheureuse famille, fut r&eacute;duit par sa propre femme &agrave; ne laisser apr&egrave;s lui qu’un monstre pour lui succ&eacute;der. Tel fut le sort de ce ma&icirc;tre du monde tant c&eacute;l&eacute;br&eacute; pour sa gloire et son bonheur. Croirai-je qu’un seul de ceux qui les admirent les voul&ucirc;t acqu&eacute;rir au m&ecirc;me prix?

[867:] J’ai pris l’ambition pour exemple; mais le jeu de toutes les passions humaines offre de semblables le&ccedil;ons &agrave; qui veut &eacute;tudier l’histoire pour se conna&icirc;tre et se rendre sage aux d&eacute;pens des morts. Le temps approche o&ugrave; la vie d’Antoine aura pour le jeune homme une instruction plus prochaine que celle d’Auguste. Emile ne se reconna&icirc;tra gu&egrave;re dans les &eacute;tranges objets qui frapperont ses regards durant ses nouvelles &eacute;tudes; mais il saura d’avance &eacute;carter l’illusion des passions avant qu’elles naissent; et, voyant que de tous les temps elles ont aveugl&eacute; les hommes, il sera pr&eacute;venu de la mani&egrave;re dont elles pourront l’aveugler &agrave; son tour, si jamais il s’y livre. Ces le&ccedil;ons, je le sais, lui sont mal appropri&eacute;es; peut-&ecirc;tre au besoin seront-elles tardives, insuffisantes: mais souvenez-vous que ce ne sont point celles que j’ai voulu tirer de cette &eacute;tude. En la commen&ccedil;ant, je me proposais un autre objet; et s&ucirc;rement, si cet objet est mal rempli, ce sera la faute du ma&icirc;tre.

[868:] Songez qu’aussit&ocirc;t que l’amour-propre est d&eacute;velopp&eacute;, le moi relatif se met en jeu sans cesse, et que jamais le jeune homme n’observe les autres sans revenir sur lui-m&ecirc;me et se comparer avec eux. Il s’agit donc de savoir &agrave; quel rang il se mettra parmi ses semblables apr&egrave;s les avoir examin&eacute;s. Je vois, &agrave; la mani&egrave;re dont on fait lire l’histoire aux jeunes gens, qu’on les transforme, pour ainsi dire, dans tous les personnages qu’ils voient, qu’on s’efforce de les faire devenir tant&ocirc;t Cic&eacute;ron, tant&ocirc;t Trajan, tant&ocirc;t Alexandre; de les d&eacute;courager lorsqu’ils rentrent dans eux-m&ecirc;mes; de donner &agrave; chacun le regret de n ‘&ecirc;tre que soi. Cette m&eacute;thode a certains avantages dont je ne disconviens pas; mais, quant &agrave; mon Emile, s’il arrive une seule fois, dans ces parall&egrave;les, qu’il aime mieux &ecirc;tre un autre que lui, cet autre f&ucirc;t-il Socrate, f&ucirc;t-il Caton, tout est manqu&eacute;: celui qui commence &agrave; se rendre &eacute;tranger &agrave;lui-m&ecirc;me ne tarde pas &agrave; s’oublier tout &agrave; fait.

[869:] Ce ne sont point les philosophes qui connaissent le mieux les hommes; ils ne les voient qu’&agrave; travers les pr&eacute;jug&eacute;s de la philosophie; et je ne sache aucun &eacute;tat o&ugrave; l’on en ait tant. Un sauvage nous juge plus sainement que ne fait un philosophe. Celui-ci sent ses vices, s’indigne des n&ocirc;tres, et dit en lui-m&ecirc;me: Nous sommes tous m&eacute;chants; l’autre nous regarde sans s’&eacute;mouvoir, et dit: Vous &ecirc;tes des fous. Il a raison, car nul ne fait le mal pour le mal. Mon &eacute;l&egrave;ve est ce sauvage, avec cette diff&eacute;rence qu’Emile, ayant plus r&eacute;fl&eacute;chi, plus compar&eacute; d’id&eacute;es, vu nos erreurs de plus pr&egrave;s, se tient plus en garde contre lui-m&ecirc;me et ne juge que de ce qu’il conna&icirc;t.

[870:] Ce sont nos passions qui nous irritent contre celles des autres; c’est notre int&eacute;r&ecirc;t qui nous fait ha&iuml;r les m&eacute;chants; s’ils ne nous faisaient aucun mal, nous aurions pour eux plus de piti&eacute; que de haine. Le mal que nous font les m&eacute;chants nous fait oublier celui qu’ils se font &agrave; euxm&ecirc;mes. Nous leur pardonnerions plus ais&eacute;ment leurs vices, si nous pouvions conna&icirc;tre combien leur propre coeur les en punit. Nous sentons l’offense et nous ne voyons pas le ch&acirc;timent; les avantages sont apparents, la peine est int&eacute;rieure. Celui qui croit jouir du fruit de ses vices n’est pas moins tourment&eacute; que s’il n’e&ucirc;t point r&eacute;ussi; l’objet est chang&eacute;, l’inqui&eacute;tude est la m&ecirc;me; ils ont beau montrer leur fortune et cacher leur coeur, leur conduite le montre en d&eacute;pit d’eux: mais pour le voir, il n’en faut pas avoir un semblable.

[871:] Les passions que nous partageons nous s&eacute;duisent; celles qui choquent nos int&eacute;r&ecirc;ts nous r&eacute;voltent, et, par une incons&eacute;quence qui nous vient d’elles, nous bl&acirc;mons dans les autres ce que nous voudrions imiter. L’aversion et l’illusion sont in&eacute;vitables, quand on est forc&eacute; de souffrir de la part d’autrui le mal qu’on ferait si l’on &eacute;tait &agrave; sa place.

[872:] Que faudrait-il donc pour bien observer les hommes? Un grand int&eacute;r&ecirc;t &agrave; les conna&icirc;tre, une grande impartialit&eacute; &agrave; les juger, un coeur assez sensible pour concevoir toutes les passions humaines, et assez calme pour ne les pas &eacute;prouver. S’il est dans la vie un moment favorable &agrave; cette &eacute;tude, c’est celui que j’ai choisi pour Emile: plus t&ocirc;t, ils lui eussent &eacute;t&eacute; &eacute;trangers, plus tard, il leur e&ucirc;t &eacute;t&eacute; semblable. L’opinion dont il voit le jeu n’a point encore acquis sur lui d’empire; les passions dont il sent l’effet n’ont point agit&eacute; son coeur. Il est homme, il s’int&eacute;resse &agrave;ses fr&egrave;res; il est &eacute;quitable, il juge ses pairs. Or, s&ucirc;rement, s’il les juge bien, il ne voudra &ecirc;tre &agrave; la place d’aucun d’eux; car le but de tous les tourments qu’ils se donnent, &eacute;tant fond&eacute; sur des pr&eacute;jug&eacute;s qu’il n’a pas, lui para&icirc;t un but en l’air. Pour lui, tout ce qu’il d&eacute;sire est &agrave; sa port&eacute;e. De qui d&eacute;pendrait-il, se su ffisant &agrave; lui-m&ecirc;me et libre de pr&eacute;jug&eacute;s? Il a des bras, de la sant&eacute;, de la mod&eacute;ration, peu de besoins et de quoi les satisfaire. Nourri dans la plus absolue libert&eacute;, le plus grand des maux qu’il con&ccedil;oit est la servitude. Il plaint ces mis&eacute;rables rois, esclaves de tout ce qui leur ob&eacute;it; il plaint ces faux sages encha&icirc;n&eacute;s &agrave; leur vaine r&eacute;putation; il plaint ces riches sots, martyrs de leur faste; il plaint ces voluptueux de parade qui livrent leur vie enti&egrave;re &agrave; l’ennui pour para&icirc;tre avoir du plaisir. Il plaindrait l’ennemi qui lui ferait du mal &agrave; lui-m&ecirc;me; car, dans ses m&eacute;chancet&eacute;s, il verrait sa mis&egrave;re. Il se dirait: En se donnant le besoin de me nuire, cet homme a fait d&eacute;pendre son sort du mien.

[873:] Encore un pas et nous touchons au but. L’amour-propre est un instrument utile, mais dangereux; souvent il blesse la main qui s’en sert, et fait rarement du bien sans mal. Emile, en consid&eacute;rant son rang dans l’esp&egrave;ce humaine et s’y voyant si heureusement plac&eacute;, sera tent&eacute; de faire honneur &agrave; sa raison de l’ouvrage de la v&ocirc;tre, et d’attribuer &agrave; son m&eacute;rite l’effet de son bonheur. Il se dira: Je suis sage, et les hommes sont fous. En les plaignant il les m&eacute;prisera, en se f&eacute;licitant il s’estimera davantage; et, se sentant plus heureux qu’eux, il se croira plus digne de l’&ecirc;tre. Voil&agrave; l’erreur la plus &agrave; craindre, parce qu’elle est la plus difficile &agrave; d&eacute;truire. S’il restait dans cet &eacute;tat il aurait peu gagn&eacute; &agrave; tous nos soins: et s’il fallait opter, je ne sais si je n’aimerais pas mieux encore l’illusion des pr&eacute;jug&eacute;s que celle de l’orgueil.

[874:] Les grands hommes ne s’abusent point sur leur sup&eacute;riorit&eacute;; ils la voient, la sentent, et n’en sont pas moins modestes. Plus ils ont, plus ils connaissent tout ce qui leur manque. Ils sont moins vains de leur &eacute;l&eacute;vation sur nous qu’humili&eacute;s du sentiment de leur mis&egrave;re; et, dans les biens exclusifs qu’ils poss&egrave;dent, ils sont trop sens&eacute;s pour tirer vanit&eacute; d’un don qu’ils ne se sont pas fait. L’homme de bien peut &ecirc;tre fier de sa vertu, parce qu’elle est &agrave; lui; mais de quoi l’homme d’esprit est-il fier? Qu’a fait Racine pour n’&ecirc;tre pas Pradon? Qu’a fait Boileau pour n’&ecirc;tre par Cotin?

[875:] Ici c’est tout autre chose encore. Restons toujours dans l’ordre commun. Je n’ai suppos&eacute; dans mon &eacute;l&egrave;ve ni un g&eacute;nie transcendant, ni un entendement bouch&eacute;. Je l’ai choisi parmi les esprits vulgaires pour montrer ce que peut l’&eacute;ducation sur l’homme. Tous les cas rares sont hors des r&egrave;gles. Quand donc, en cons&eacute;quence de mes soins, Emile pr&eacute;f&egrave;re sa mani&egrave;re d’&ecirc;tre, de voir, de sentir, &agrave; celle des autres hommes, Emile a raison; mais quand il se croit pour cela d’une nature plus excellente, et plus heureusement n&eacute; qu’eux, Emile a tort: il se trompe; il faut le d&eacute;tromper, ou plut&ocirc;t pr&eacute;venir l’erreur, de peur qu’il ne soit trop tard ensuite pour la d&eacute;truire.

[876:] Il n’y a point de folie dont on ne puisse gu&eacute;rir un homme qui n’est pas fou, hors la vanit&eacute;; pour celle-ci, rien n’en corrige que l’exp&eacute;rience, si toutefois quelque chose en peut corriger; &agrave; sa naissance, au moins, on peut l’emp&ecirc;cher de cro&icirc;tre. N’allez donc pas vous perdre en beaux raisonnements pour prouver &agrave; l’adolescent qu’il est homme comme les autres et sujet aux m&ecirc;mes faiblesses. Faites-le lui sentir, ou jamais il ne le saura. C’est encore ici un cas d’exception &agrave; mes propres r&egrave;gles; c’est le cas d’exposer volontairement mon &eacute;l&eacute;ve &agrave; tous les accidents qui peuvent lui prouver qu’il n’est pas plus sage que nous. L’aventure du bateleur serait r&eacute;p&eacute;t&eacute;e en mille mani&egrave;res, je laisserais aux flatteurs prendre tout leur avantage sur lui: si des &eacute;tourdis l’entra&icirc;naient dans quelque extravagance, je lui en laisserais courir le danger; si des filous l’attaquaient au jeu, je le leur livrerais pour en faire leur dupe; je le laisserais encenser, plumer, d&eacute;valiser par eux; et quand, l’ayant mis &agrave; sec, ils finiraient par se moquer de lui, je les remercierais encore en sa pr&eacute;sence des le&ccedil;ons qu’ils ont bien voulu lui donner. Les seuls pi&egrave;ges dont je le garantirais avec soin seraient ceux des courtisanes. Les seuls m&eacute;nagements que j’aurais pour lui seraient de partager tous les dangers que je lui laisserais courir et tous les affronts que je lui laisserais recevoir. J’endurerais tout en silence, sans plainte, sans reproche, sans jamais lui en dire un seul mot, et soyez s&ucirc;r qu’avec cette discr&eacute;tion bien soutenue, tout ce qu’il m’aura vu souffrir pour lui fera plus d’impression sur son coeur que ce qu’il aura souffert lui-m&ecirc;me.

[877:] Je ne puis m’emp&ecirc;cher de relever ici la fausse dignit&eacute; des gouverneurs qui, pour jouer sottement les sages, rabaissent leurs &eacute;l&egrave;ves, affectent de les traiter toujours en enfants, et de se distinguer toujours d’eux dans tout ce qu’ils leur font faire. Loin de ravaler ainsi leurs jeunes courages, n’&eacute;pargnez rien pour leur &eacute;lever l’&acirc;me; faitesen vos &eacute;gaux afin qu’ils le deviennent; et, s’ils ne peuvent encore s’&eacute;lever &agrave; vous, descendez &agrave; eux sans honte, sans scrupule. Songez que votre honneur n’est plus dans vous, mais dans votre &eacute;l&egrave;ve; partagez ses fautes pour l’en corriger; chargez-vous de sa honte pour l’effacer; imitez ce brave Romain qui, voyant fuir son arm&eacute;e et ne pouvant la rallier, se mit &agrave; fuir &agrave; la t&ecirc;te de ses soldats, en criant: ils ne fuient pas, ils suivent leur capitaine. Fut-il d&eacute;shonor&eacute; pour cela? Tant s’en faut: en sacrifiant ainsi sa gloire, il l’augmenta. La force du devoir, la beaut&eacute; de la vertu entra&icirc;nent malgr&eacute; nous nos suffrages et renversent nos insens&eacute;s pr&eacute;jug&eacute;s. Si je recevais un soufflet en remplissant mes fonctions aupr&egrave;s d’Emile, loin de me venger de ce soufflet, j’irais partout m’en vanter; et je doute qu’il y e&ucirc;t dans le monde un homme assez vil pour ne pas m’en respecter davantage.

[878:] Ce n’est pas que l’&eacute;l&egrave;ve doive supposer dans le ma&icirc;tre des lumi&egrave;res aussi born&eacute;es que les siennes et la m&ecirc;me facilit&eacute; &agrave; se laisser s&eacute;duire. Cette opinion est bonne pour un enfant, qui, ne sachant rien voir, rien comparer, met tout le monde &agrave; sa port&eacute;e, et ne donne sa confiance qu’&agrave; ceux qui savent s’y mettre en effet. Mais un jeune homme de l’&acirc;ge d’Emile, et aussi sens&eacute; que lui, n’est plus assez sot pour prendre ainsi le change, et il ne serait pas bon qu’il le pr&icirc;t. La confiance qu’il doit avoir en son gouverneur est d’une autre esp&eacute;ce: elle doit porter sur l’autorit&eacute; de la raison, sur la sup&eacute;riorit&eacute; des lumi&egrave;res, sur les avantages que le jeune homme est en &eacute;tat de conna&icirc;tre, et dont il sent l’utilit&eacute; pour lui. Une longue exp&eacute;rience l’a convaincu qu’il est aim&eacute; de son conducteur; que ce conducteur est un homme sage, &eacute;clair&eacute;, qui, voulant son bonheur, sait ce qui peut le lui procurer. Il doit savoir quc, pour son propre int&eacute;r&ecirc;t, il lui convient d’&eacute;couter ses avis. Or, si le ma&icirc;tre se laissait tromper comme le disciple, il perdrait le droit d’en exiger de la d&eacute;f&eacute;rence et de lui donner des le&ccedil;ons. Encore moins l’&eacute;l&egrave;ve doit-il supposer que le ma&icirc;tre le laisse &agrave; dessein tomber dans des pi&egrave;ges, et tend des emb&ucirc;ches &agrave; sa simplicit&eacute;. Que faut-il donc faire pour &eacute;viter &agrave; la fois ces deux inconv&eacute;nients? Ce qu’il y a de meilleur et de plus naturel: &ecirc;tre simple et vrai comme lui; l’avertir des p&eacute;rils auxquels il s’expose; les lui montrer clairement, sensiblement, mais sans exag&eacute;ration, sans humeur, sans p&eacute;dantesque &eacute;talage, surtout sans lui donner vos avis pour des ordres, jusqu’&agrave; ce qu’ils le so&icirc;ent devenus, et que ce ton imp&eacute;rieux soit absolument n&eacute;cessaire. S’obstine-t-il apr&egrave;s cela, comme il fera tr&egrave;s souvent? alors ne lui dites plus rien; laissez-le en libert&eacute; suivez-le, imitez-le, et cela gaiement, franchement; livrez-vous, amusez-vous autant que lui, s’il est possible. Si les cons&eacute;quences deviennent trop fortes, vous &ecirc;tes toujours l&agrave; pour les arr&ecirc;ter; et cependant combien le jeune homme, t&eacute;moin de votre pr&eacute;voyance et de votre complaisance, ne doit-il pas &ecirc;tre &agrave; la fois frapp&eacute; de l’une et touch&eacute; de l’autre! Toutes ses fautes sont autant de liens, qu’il vous fournit pour le retenir au besoin. Or, ce qui fait ici le plus grand art du ma&icirc;tre, c’est d’amener les occasions et de diriger les exhortations de mani&egrave;re qu’il sache d’avance quand le jeune homme c&eacute;dera, et quand il s’obstinera, afin de l’environner partout des le&ccedil;ons de l’exp&eacute;rience, sans jamais l’exposer &agrave; de trop grands dangers.

[879:] Avertissez-le de ses fautes avant qu’il y tombe: quand il y est tomb&eacute;, ne les lui reprochez point; vous ne feriez qu’enflammer et mutiner son amour-propre. Une le&ccedil;on qui r&eacute;volte ne profite pas. Je ne connais rien de plus inepte que ce mot: Je vous l’avais bien dit. Le meilleur moyen de faire qu’il se souvienne de ce qu’on lui a dit est de para&icirc;tre l’avoir oubli&eacute;. Tout au contraire, quand vous le verrez honteux de ne vous avoir pas cru, effacez doucement cette humiliation par de bonnes paroles. Il s’affectionnera s&ucirc;rement &agrave; vous en voyant que vous vous oubliez pour lui, et qu’au lieu d’achever e ‘&eacute;craser, vous le consolez. Mais si &agrave; son chagrin vous ajoutez des reproches, il vous prendra en haine, et se fera une loi de ne vous plus &eacute;couter, comme pour vous prouver qu’il ne pense pas comme vous sur l’importance de vos avis.

[880:] Le tour de vos consolations peut encore &ecirc;tre pour lui une instruction d’autant plus utile qu’il ne s’en d&eacute;fiera pas. En lui disant, je suppose, que mille autres font les m&ecirc;mes fautes, vous le mettez loin de son compte; vous le corrigez en ne paraissant que le plaindre: car, pour celui qui croit valoir mieux que les autres hommes, c’est une excuse bien mortifiante que de se consoler par leur exemple; c’est concevoir que le plus qu’il peut pr&eacute;tendre est qu’ils ne valent pas mieux que lui.

[881:] Le temps des fautes est celui des fables. En censurant le coupable sous un masque &eacute;tranger, on l’instruit sans l’offenser; et il comprend alors que l’apologue n’est pas un mensonge, par la v&eacute;rit&eacute; dont il se fait l’application. L’enfant qu’on n’a jamais tromp&eacute; par des louanges n’entend rien &agrave; la fable que j’ai ci-devant examin&eacute;e, mais l’&eacute;tourdi qui vient d’&ecirc;tre la dupe d’un flatteur con&ccedil;oit &agrave;merveille que le corbeau n’&eacute;tait qu’un sot. Ainsi, d’un fait il tire une maxime; et l’exp&eacute;rience qu’il e&ucirc;t bient&ocirc;t oubli&eacute;e se grave, au moyen de la fable, dans son jugement. Il n’y a point de connaissance morale qu’on ne puisse acqu&eacute;rir par l’exp&eacute;rience d’autrui ou par la sienne. Dans les cas o&ugrave; cette exp&eacute;rience est dangereuse, au lieu de la faire soi-m&ecirc;me, on tire sa le&ccedil;on de l’histoire. Quand l’&eacute;preuve est sans cons&eacute;quence, il est bon que le jeune homme y reste expos&eacute;; puis, au moyen de l’apologue, on r&eacute;dige en maximes les cas particuliers qui lui sont connus.

[882:] Je n’entends pas pourtant que ces maximes doivent &ecirc;tre d&eacute;velopp&eacute;es, ni m&ecirc;me &eacute;nonc&eacute;es. Rien n’est si vain, si mal entendu, que la morale par laquelle on termine la plupart des fables; comme si cette morale n’&eacute;tait pas ou ne devait pas &ecirc;tre entendue dans la fable m&ecirc;me, de mani&egrave;re &agrave; la rendre sensible au lecteur! Pourquoi donc, en ajoutant cette morale &agrave; la fln, lui &ocirc;ter le plaisir de la trouver de son chef? Le talent d’instruire est de faire que le disciple se plaise &agrave; l’instruction. Or, pour qu’il s’y plaise, il ne faut pas que son esprit reste tellement passif &agrave; tout ce que vous lui dites, qu’il n’ait absolument rien &agrave;faire pour vous entendre. Il faut que l’amour-propre du ma&icirc;tre laisse toujours quelque prise au sien; il faut qu’il se puisse dire: Je con&ccedil;ois, je p&eacute;n&egrave;tre, j’agis, je m’instruis. Une des choses qui rendent ennuyeux le Pantalon de la com&eacute;die italienne, est le soin qu’il prend d’interpr&eacute;ter au parterre des platises qu’on n’entend d&eacute;j&agrave; que trop. Je ne veux point qu’un gouverneur soit Pantalon, encore moins un auteur. Il faut toujours se faire entendre; mais il ne faut pas toujours tout dire: celui qui dit tout dit peu de choses, car &agrave; la fin on ne l’&eacute;coute plus. Que signifient ces quatre vers que La Fontaine ajoute &agrave; la fable de la grenouille qui s’enfle? A-t-il peur qu’on ne l’ait pas compris? A-t-il besoin, ce grand peintre, d’&eacute;crire les noms au-dessous des objets qu’il peint? Loin de g&eacute;n&eacute;raliser par l&agrave; sa morale, il la particularise, il la restreint en quelque sorte aux exemples cit&eacute;s, et emp&ecirc;che qu’on ne l’applique &agrave; d’autres. Je voudrais qu’avant de mettre les fables de cet auteur inimitable entre les mains d’un jeune homme, on en retranch&acirc;t toutes ces conclusions par lesquelles il prend la peine d’expliquer ce qu’il vient de dire aussi clairement qu’agr&eacute;ablement. Si votre &eacute;l&egrave;ve n’entend la fable qu’&agrave; l’aide de l’explication, soyez s&ucirc;r qu’il ne l’entendra pas m&ecirc;me ainsi.

[883:] Il importerait encore de donner &agrave; ces fables un ordre plus didactique et plus conforme aux progr&egrave;s des sentiments et des lumi&egrave;res du jeune adolescent. Con&ccedil;oit-on rien de moins raisonnable que d’aller suivre exactement l’ordre num&eacute;rique du livre, sans &eacute;gard au besoin ni &agrave;l’occasion? D’abord le corbeau, puis la cigale, puis la grenouille, puis les deux mulets, etc. J’ai sur le coeur ces deux mulets, parce que je me souviens d’avoir vu un enfant &eacute;lev&eacute; pour la finance, et qu’on &eacute;tourdissait de l’emploi qu’il allait remplir, lire cette fable, l’apprendre, la dire, la redire cent et cent fois, sans en tirer jamais la moindre objection contre le m&eacute;fier auquel il &eacute;tait destin&eacute;. Non seulement je n’ai jamais vu d’enfants faire aucune application solide des fables qu’ils apprenaient, mais je n’ai jamais vu que personne se souci&acirc;t de leur faire faire cette application. Le pr&eacute;texte de cette &eacute;tude est l’instruction morale; mais le v&eacute;ritable objet de la m&egrave;re et de l’enfant n’est que d’occuper de lui toute une compagnie, tandis qu’il r&eacute;cite ses fables; aussi les oublie-t-il toutes en grandissant, lorsqu’il n’est plus question de les r&eacute;citer, mais d’en profiter. Encore une fois, il n’appartient qu’aux hommes de s’instruire dans les fables; et voici pour Emile le temps de commencer.

[884:] Je montre de loin, car je ne veux pas non plus tout dire, les routes qui d&eacute;tournent de la bonne, afin qu’on apprenne &agrave; les &eacute;viter. Je crois qu’en suivant celle que j’ai marqu&eacute;e, votre &eacute;l&egrave;ve ach&egrave;tera la connaissance des hommes et de soi-m&ecirc;me au meilleur march&eacute; qu’il est possible; que vous le mettrez au point de contempler les jeux de la fortune sans envier le sort de ses favoris, et d’&ecirc;tre content de lui sans se croire plus sage que les autres. Vous avez aussi commenc&eacute; &agrave; le rendre acteur pour le rendre spectateur: il faut achever; car du parterre on voit les objets tels qu’ils paraissent, mais de la sc&egrave;ne on les voit tels qu’ils sont. Pour embrasser le tout, il faut se mettre dans le point de vue; il faut approcher pour voir les d&eacute;tails. Mais &agrave; quel titre un jeune homme entrera-t-il dans les affaires du monde? Quel droit a-t-il d’&ecirc;tre initi&eacute; dans ces myst&egrave;res t&eacute;n&eacute;breux? Des intrigues de plaisir bornent les int&eacute;r&ecirc;ts de son &acirc;ge; il ne dispose encore que de luim&ecirc;me; c’est comme s’il ne disposait de rien. L’homme est la plus vile des marchandises, et, parmi nos importants droits de propri&eacute;t&eacute;, celui de la personne est toujours le moindre de tous.

[885:] Quand je vois que, dans l’&acirc;ge de la plus grande activit&eacute;, l’on borne les jeunes gens &agrave; des &eacute;tudes purement sp&eacute;culatives, et qu’apr&egrave;s, sans la moindre exp&eacute;rience, ils sont tout d’un coup jet&eacute;s dans le monde et dans les affaires, je trouve qu’on ne choque pas moins la raison que la nature, et je ne suis plus surpris que si peu de gens sachent se conduire. Par quel bizarre tour d’esprit nous apprend-on tant de choses inutiles, tandis que l’art d’agir est compt&eacute; pour rien? On pr&eacute;tend nous former pour la soci&eacute;t&eacute;, et l’on nous instruit comme si chacun de nous devait passer sa vie &agrave; penser seul dans sa cellule, ou &agrave; traiter des sujets en l’air avec des indiff&eacute;rents. Vous croyez apprendre &agrave; vivre &agrave; vos enfants, en leur enseignant certaines contorsions du corps et certames formules de paroles qui ne signifient rien. Moi aussi, j’ai appris &agrave; vivre &agrave; mon Emile; car je lui ai appris &agrave; vivre avec lui-m&ecirc;me, et, de plus, &agrave; savoir gagner son pam. Mais ce n’est pas assez. Pour vivre dans le monde, il faut savoir traiter avec les hommes, il faut conna&icirc;tre les instruments qui donnent prise sur eux; il faut calculer l’action et r&eacute;action de l’int&eacute;r&ecirc;t particulier dans la soci&eacute;t&eacute; civile, et pr&eacute;voir si juste les &eacute;v&eacute;nements, qu’on soit rarement tromp&eacute; dans ses entreprises, ou qu’on ait du moins toujours pris les meilleurs moyens pour r&eacute;ussir. Les lois ne permettent pas aux jeunes gens de faire leurs propres affaires, et de disposer de leur propre bien: mais que leur serviraient ces pr&eacute;cautions, si, jusqu’&agrave; l’&acirc;ge prescrit, ils ne pouvaient acqu&eacute;rir aucune exp&eacute;rience? Ils n’auraient rien gagn&eacute; d’attendre, et seraient tout aussi neufs &agrave; vingt-cinq ans qu’&agrave; quinze. Sans doute il faut emp&ecirc;cher qu’un jeune homme, aveugl&eacute; par son ignorance, ou tromp&eacute; par ses passions, ne se fasse du mal &agrave; lui-m&ecirc;me; mais &agrave; tout &acirc;ge il est permis d’&ecirc;tre bienfaisant, &agrave; tout &acirc;ge on peut prot&eacute;ger, sous la direction d’un homme sage, les malheureux qui n’ont besoin que d’appui.

[886:] Les nourrices, les m&egrave;res s’attachent aux enfants par les soins qu’elles leur rendent; l’exercice des vertus sociales porte au fond des coeurs l’amour de l’humanit&eacute;: c’est en faisant le bien qu’on devient bon; je ne connais point de pratique plus s&ucirc;re. Occupez votre &eacute;l&egrave;ve &agrave; toutes les bonnes actions qui sont &agrave; sa port&eacute;e; que l’int&eacute;r&ecirc;t des indigents soit toujours le sien; qu’il ne les assiste pas seulement de sa bourse, mais de ses soins; qu’il les serve, qu’il les prot&egrave;ge, qu’il leur consacre sa personne et son temps; qu’il se fasse leur homme d’affaires: il ne remplira de sa vie un si noble emploi. Combien d’opprim&eacute;s, qu’on n’e&ucirc;t jamais &eacute;cout&eacute;s, obtiendront justice, quand il la demandera pour eux avec cette intr&eacute;pide fermet&eacute; que donne l’exercice de la vertu; quand il forcera les portes des grands et des riches, quand il ira, s’il le faut, jusqu’au pied du tr&ocirc;ne faire entendre la voix des infortun&eacute;s, &agrave; qui tous les abords sont ferm&eacute;s par leur mis&egrave;re, et que la crainte d’&ecirc;tre punis des maux qu’on leur fait emp&ecirc;che m&ecirc;me d’oser s’en plaindre!

[887:] Mais ferons-nous d’Emile un chevalier errant, un redresseur de torts, un paladin? Ira-t-il s’ing&eacute;rer dans les affaires publiques, faire le sage et le d&eacute;fenseur des lois chez les grands, chez les magistrats, chez le prince, faire le solliciteur chez les juges et l’avocat dans les tribunaux? Je ne sais rien de tout cela. Les noms badins et ridicules ne changent rien &agrave; la nature des choses. Il fera tout ce qu’il sait &ecirc;tre utile et bon. Il ne fera rien de plus, et il sait que rien n ’ est utile et bon pour lui de ce qui ne convient pas &agrave; son &acirc;ge; il sait que son premier devoir est envers lui-m&ecirc;me; que les jeunes gens doivent se d&eacute;fier d’eux, &ecirc;tre circonspects dans leur conduite, respectueux devant les gens plus &acirc;g&eacute;s, retenus et discrets &agrave; parler sans sujet, modestes dans les choses indiff&eacute;rentes, mais hardis &agrave; bien faire, et courageux &agrave; dire la v&eacute;rit&eacute;. Tels &eacute;taient ces illustres Romains qui, avant d’&ecirc;tre admis dans les charges, passaient leur jeunesse &agrave; poursuivre le crime et &agrave; d&eacute;fendre l’innocence, sans autre int&eacute;r&ecirc;t que celui de s’instruire en servant la justice et prot&eacute;geant les bonnes moeurs.

[888:] Emile n’aime ni le bruit ni les querelles, non seulement entre les hommes, pas m&ecirc;me entre les animaux. Il n’excita jamais deux chiens &agrave; se battre; jamais il ne fit poursuivre un chat par un chien. Cet esprit de paix est un effet de son &eacute;ducation, qui n’ayant point foment&eacute; l’amour-propre et la haute opinion de lui-m&ecirc;me, l’a d&eacute;tourn&eacute; de chercher ses plaisirs dans la domination et dans le malheur d’autrui. Il souffre quand il voit souffrir; c’est un sentiment naturel. Ce qui fait qu’un jeune homme s’endurcit et se compla&icirc;t &agrave; voir tourmenter un &ecirc;tre sensible, c’est quand un retour de vanit&eacute; le fait se regarder comme exempt des m&ecirc;mes peines par sa sagesse ou par sa sup&eacute;riorit&eacute;. Celui qu’on a garanti de ce tour d’esprit ne saurait tomber dans le vice qui en est l’ouvrage. Emile aime donc la paix. L’image du bonheur le flatte, et quand il peut contribuer &agrave; le produire, c’est un moyen de plus de le partager. Je n’ai pas suppos&eacute; qu’en voyant des malheureux il n’aurait pour eux que cette piti&eacute; st&eacute;rile et cruelle qui se contente de plaindre les maux qu’elle peut gu&eacute;rir. Sa bienfaisance active lui donne bient&ocirc;t des lumi&egrave;res qu’avec un coeur plus dur il n’e&ucirc;t point acquises, ou qu’il e&ucirc;t acquises beaucoup plus tard. S’il voit r&eacute;gner la discorde entre ses camarades, il cherche &agrave;les r&eacute;concilier; s’il voit des afflig&eacute;s, il s’informe du sujet de leurs peines; s’il voit deux hommes se ha&iuml;r, il veut conna&icirc;tre la cause de leur inimiti&eacute;; s’il voit un opprim&eacute; g&eacute;mir des vexations du puissant et du riche, il cherche de quelles manoeuvres se couvrent ces vexations; et, dans l’int&eacute;r&ecirc;t qu’il prend &agrave; tous les mis&eacute;rables, les moyens de finir leurs maux ne sont jamais indiff&eacute;rents pour lui. Qu’avons-nous donc &agrave; faire pour tirer parti de ces dispositions d’une mani&egrave;re convenable &agrave; son &acirc;ge? De r&eacute;gler ses soins et ses connaissances, et d’employer son z&egrave;le &agrave; les augmenter.

[889:] Je ne me lasse point de le redire: mettez toutes les le&ccedil;ons des jeunes gens en action plut&ocirc;t qu’en discours; qu’ils n’apprennent rien dans les livres de ce que l’exp&eacute;rience peut leur enseigner. Quel extravagant projet de les exercer &agrave; parler sans sujet de rien dire; de croire leur faire sentir, sur les bancs d’un coll&egrave;ge, l’&eacute;nergie du langage des passions et toute la force de l’art de persuader sans int&eacute;r&ecirc;t de rien persuader &agrave; personne! Tous les pr&eacute;ceptes de la rh&eacute;torique ne semblent qu’un pur verbiage &agrave; quiconque n’en sent pas l’usage pour son profit. Qu’importe &agrave; un &eacute;colier de savoir comment s’y prit Annibal pour d&eacute;terminer ses soldats &agrave; passer les Alpes? Si, au lieu de ces magnifiques harangues, vous lui disiez comment il doit s’y prendre pour porter son pr&eacute;fet &agrave; lui donner cong&eacute;, soyez s&ucirc;r qu’il serait plus attentif &agrave; vos r&egrave;gles.

[890:] Si je voulais enseigner la rh&eacute;torique &agrave; un jeune homme dont toutes les passions fussent d&eacute;j&agrave; d&eacute;velopp&eacute;es, je lui pr&eacute;senterais sans cesse des objets propres &agrave; flatter ses passions, et j’examinerais avec lui quel iangage il doit tenir aux autres hommes pour les engager &agrave; favoriser ses d&eacute;sirs. Mais mon Emile n’est pas dans- une situation si avantageuse &agrave; l’art oratoire; born&eacute; presque au seul n&eacute;cessaire physique, il a moins besoin des autres que les autres n ont besoin de lui; et n’ayant rien &agrave; leur demander pour lui-m&ecirc;me, ce qu’il veut leur persuader ne le touche pas d’assez pr&egrave;s pour l’&eacute;mouvoir excessivement. Il suit de l&agrave; qu’en g&eacute;n&eacute;ral il doit avoir un langage simple et peu figur&eacute;. Il parle ordinairement au propre et seulement pour &ecirc;tre entendu. Il est peu sentencieux, parce qu’il n’a pas appris &agrave; g&eacute;n&eacute;raliser ses id&eacute;es: il a peu d’images, parce qu’il est rarement passionn&eacute;.

[891:] Ce n’est pas pourtant qu’il soit tout &agrave; fait flegmatique et froid; ni son &acirc;ge, ni ses moeurs, ni ses go&ucirc;ts ne le permettent: dans le feu de l’adolescence, les esprits vivifiants, retenus, et cohob&eacute;s dans son sang, portent &agrave; son jeune coeur une chaleur qui brille dans ses regards, qu’on sent dans ses discours, qu’on voit dans ses actions. Son langage a pris de l’accent, et quelquefois de la v&eacute;h&eacute;mence. Le noble sentiment qui l’inspire lui donne de la force et de l’&eacute;l&eacute;vation: p&eacute;n&eacute;tr&eacute; du tendre amour de l’humanit&eacute;, il transmet en parlant les mouvements de son &acirc;me; sa g&eacute;n&eacute;reuse franchise a je ne sais quoi de plus enchanteur que l’artificieuse &eacute;loquence des autres; ou plut&ocirc;t lui seul est v&eacute;ritablement &eacute;loquent, puisqu’il n’a qu’&agrave; montrer ce qu’il sent pour le communiquer &agrave; ceux qui l’&eacute;coutent.

[892:] Plus j’y pense, plus je trouve qu’en mettant ainsi la bienfaisance en action et tirant de nos bons ou mauvais succ&egrave;s des r&eacute;flexions sur leurs causes, il y a peu de connaissances utiles qu’on ne puisse cultiver dans l’esprit d’un jeune homme, et qu’avec tout le vrai savoir qu’on peut acqu&eacute;rir dans les coll&egrave;ges, il acquerra de plus une science plus importante encore, qui est l’application de cet acquis aux usages de la vie. Il n’est pas possible que, prenant tant d’int&eacute;r&ecirc;t &agrave; ses semblables, il n’apprenne de bonne heure &agrave; peser et appr&eacute;cier leurs actions, leurs go&ucirc;ts, leurs plaisirs, et &agrave; donner en g&eacute;n&eacute;ral une plus juste valeur &agrave; ce qui peut contribuer ou nuire au bonheur des hommes, que ceux qui, ne s’int&eacute;ressant &agrave; personne, ne font lamais rien pour autrui. Ceux qui ne traitent jamais que leurs propres affaires se passionnent trop pour juger sainement des choses. Rapportant tout &agrave; eux seuls, et r&eacute;glant sur leur seul int&eacute;r&ecirc;t les id&eacute;es du bien et du mal, ils se remplissent l’esprit de mille pr&eacute;jug&eacute;s ridicules, et dans tout ce qui porte atteinte &agrave; leur moindre avantage, ils voient aussit&ocirc;t le bouleversement de tout l’univers.

[893:] Etendons l’amour-propre sur les autres &ecirc;tres, nous le transformerons en vertu, et il n’y a point de coeur d’homme dans lequel cette vertu n’ait sa racine. Moins l’objet de nos soins tient imm&eacute;diatement &agrave; nous-memes, moins l’illusion de l’int&eacute;r&ecirc;t particulier est &agrave; craindre; plus on g&eacute;n&eacute;ralise cet int&eacute;r&ecirc;t, plus il devient &eacute;quitable; et l’amour du genre humain n’est autre chose en nous que l’amour de la justice. Voulons-nous donc qu’Emile aime la v&eacute;rit&eacute;, voulons-nous qu’il la connaisse; dans les affaires tenons-le toujours loin de lui. Plus ses soins seront consacr&eacute;s au bonheur d’autrui, plus ils seront &eacute;clair&eacute;s et sages, et moins il se trompera sur ce qui est bien ou mal; mais ne souffrons jamais en lui de pr&eacute;f&eacute;rence aveugle, fond&eacute;e uniquement sur des acceptions de personnes ou sur d’injustes pr&eacute;ventions. Et pourquoi nuirait-il &agrave; l’un pour servir l’autre? Peu lui importe &agrave; qui tombe un plus grand bonheur en partage, pourvu qu’il concoure au plus grand bonheur de tous: c’est l&agrave; le premier int&eacute;r&ecirc;t du sage apr&egrave;s l’int&eacute;r&ecirc;t priv&eacute;; car chacun est partie de son esp&egrave;ce et non d’un autre individu.

[894:] Pour emp&ecirc;cher la piti&eacute; de d&eacute;g&eacute;n&eacute;rer en faiblesse, il faut donc la g&eacute;n&eacute;raliser et l’&eacute;tendre sur tout le genre humain. Alors on ne s‘y livre qu’autant qu’elle est d’accord avec la justice, parce que, de toutes les vertus, la justice est celle qui concourt le plus au bien commun des hommes. Il faut par raison, par amour pour nous, avoir piti&eacute; de notre esp&egrave;ce encore plus que de notre prochain; et c’est une tr&egrave;s grande cruaut&eacute; envers les hommes que la piti&eacute; pour les m&eacute;chants.

[895:] Au reste, il faut se souvenir que tous ces moyens, par lesquels je jette ainsi mon &eacute;l&egrave;ve hors de lui-m&ecirc;me, ont cependant toujours un rapport direct &agrave; lui, puisque non seulement il en r&eacute;sulte une jouissance int&eacute;rieure, mais qu’en le rendant bienfaisant au profit des autres, je travaille &agrave; sa propre instruction.

[896:] J’ai d’abord donn&eacute; les moyens, et maintenant j’en montre l’effet. Quelles grandes vues je vois s’arranger peu &agrave; peu dans sa t&ecirc;te! Quels sentiments sublimes &eacute;touffent dans son coeur le germe des petites passions! Quelle nettet&eacute; de judiciaire, quelle justesse de raison je vois se former en lui de ses penchants cultiv&eacute;s, de l’exp&eacute;rience qui concentre les voeux d’une &acirc;me grande dans l’&eacute;troite borne des possibles, et fait qu’un homme sup&eacute;rieur aux autres, ne pouvant les &eacute;lever &agrave; sa mesure, sait s’abaisser &agrave; la leur! Les vrais principes du juste, les vrais mod&egrave;les du beau, tous les rapports moraux des &ecirc;tres, toutes les id&eacute;es de l’ordre, se gravent dans son entendement; il voit la place de chaque chose et la cause qui l’en &eacute;carte: il voit ce qui peut faire le bien et ce qui l’emp&ecirc;che. Sans avoir &eacute;prouv&eacute; les passions humaines, il conna&icirc;t leurs illusions et leur jeu.

[897:] J’avance, attir&eacute; par la force des choses, mais sans m’en imposer sur les jugements des lecteurs. Depuis longtemps ils me voient dans le pays des chim&egrave;res; moi, je les vois toujours dans le pays des pr&eacute;jug&eacute;s. En m’&eacute;cartant si fort des opinions vulgaires, je ne cesse de les avoir pr&eacute;sentes &agrave; mon esprit: je les examine, je les m&eacute;dite, non pour les suivre ni pour les fuir, mais pour les peser &agrave; la balance du raisonnement. Toutes les fois qu’il me force &agrave; m’&eacute;carter d’elles, instruit par l’exp&eacute;rience, je me tiens d&eacute;j&agrave; pour dit qu’ils ne m’imiteront pas: je sais que, s’obstinant &agrave; n’imaginer possible que ce qu’ils voient, ils prendront le jeune homme que je figure pour un &ecirc;tre imaginaire et fantastique, parce qu’il diff&egrave;re de ceux auxquels ils le comparent; sans songer qu’il faut bien qu’il en diff&egrave;re, puisque, &eacute;lev&eacute; tout diff&eacute;remment, affect&eacute; de sentiments tout contraires, instruit tout autrement qu’eux, il serait beaucoup plus surprenant qu’il leur ressembl&acirc;t que d’&ecirc;tre tel que je le suppose. Ce n’est pas l’homme de l’homme, c’est l’homme de la nature. Assur&eacute;ment il doit &ecirc;tre fort &eacute;tranger &agrave; leurs yeux.

[898:] En commen&ccedil;ant cet ouvrage, je ne supposais rien que tout le monde ne p&ucirc;t observer ainsi que moi, parce qu’il est un point, savoir la naissance de l’homme, duquel nous partons tous &eacute;galement: mais plus nous avan&ccedil;ons, moi pour cultiver la nature, et vous pour la d&eacute;praver, plus nous nous &eacute;loignons les uns des autres. Mon &eacute;l&egrave;ve, &agrave; six ans, diff&eacute;rait peu des v&ocirc;tres, que vous n’aviez pas encore eu le temps de d&eacute;figurer; maintenant ils n’ont plus rien de semblable; et l’&acirc;ge de l’homme fait, dont il approche, doit le montrer sous une forme absolument diff&eacute;rente, si je n’ai pas perdu tous mes soins. La quantit&eacute; d’acquis est peut-&ecirc;tre assez &eacute;gale de part et d’autre; mais les choses acquises ne se ressemblent point. Vous &ecirc;tes &eacute;tonn&eacute;s de trouver &agrave; l’un des sentiments sublimes dont les autres n ‘ ont pas le moindre germe; mais consid&eacute;rez aussi que ceux-ci sont d&eacute;j&agrave; tous philosophes et th&eacute;ologiens, avant qu’Emile sache seulement ce que c’est que philosophie et qu’il ait m&ecirc;me entendu parler de Dieu.

[899:] Si donc on venait me dire: Rien de ce que vous supposez n’existe; les jeunes gens ne sont point faits ainsi; ils ont telle ou telle passion; ils font ceci ou cela: c’est comme si l’on niait que jamais poirier f&ucirc;t un grand arbre, parce qu’on n’en voit que de nains dans nos jardins.

[900:] Je prie ces juges, si prompts &agrave; la censure, de consid&eacute;rer que ce qu’ils disent l&agrave;, je le sais tout aussi bien qu’eux, que j’y ai probablement r&eacute;fl&eacute;chi plus longtemps, et que, n’ayant nul int&eacute;r&ecirc;t &agrave; leur en imposer, j’ai droit d’exiger qu’ils se donnent au moins le temps de chercher en quoi je me trompe. Qu’ils examinent bien la constitution de l’homme, qu’ils suivent les premiers d&eacute;veloppements du coeur dans telle ou telle circonstance, afin de voir combien un individu peut diff&eacute;rer d’un autre par la force de l’&eacute;ducation; qu’ensuite ils comparent la mienne aux effets que je lui donne; et qu’ils disent en quoi j’ai mal raisonn&eacute;: je n’aurai rien &agrave; r&eacute;pondre.

[901:] Ce qui me rend plus affirmatif, et, je crois, plus excusable de l’&ecirc;tre, c’est qu’au lieu de me livrer &agrave; l’esprit de syst&egrave;me, je donne le moins qu’il est possible au raisonnement et ne me fie qu’&agrave; l’observation. Je ne me fonde point sur ce que j’ai imagin&eacute;, mais sur ce que j’ai vu. Il est vrai que je n’ai pas renferm&eacute; mes exp&eacute;riences dans l’enceinte des murs d’une ville ni dans un seul ordre de gens; mais, apr&egrave;s avoir compar&eacute; tout autant de rangs et de peuples que j’en ai pu voir dans une vie pass&eacute;e &agrave; les observer, j’ai retranch&eacute; comme artificiel ce qui &eacute;tait d’un peuple et non pas d’un autre, d’un &eacute;tat et non pas d’un autre, et n’ai regard&eacute; comme appartenant incontestablement &agrave;l’homme, que ce qui &eacute;tait commun &agrave; tous, &agrave; quelque &acirc;ge, dans quelque rang, et dans quelque nation que ce f&ucirc;t.

[902:] Or, si, selon cette m&eacute;thode, vous suivez d&egrave;s l’enfance un jeune homme qui n’aura point re&ccedil;u de forme particuli&egrave;re, et qui tiendra le moins qu’il est possible &agrave; l’autorit&eacute; et &agrave; l’opinion d’autrui, &agrave; qui, de mon &eacute;l&egrave;ve ou des v&ocirc;tres, pensez-vous qu’il ressemblera le plus? Voil&agrave;, ce me semble, la question qu’il faut r&eacute;soudre pour savoir si je me suis &eacute;gare.

[903:] L’homme ne commence pas ais&eacute;ment &agrave; penser, mais sit&ocirc;t qu’il commence, il ne cesse plus. Quiconque a pens&eacute; pensera toujours, et l’entendement une fois exerc&eacute; &agrave; la r&eacute;flexion ne peut plus rester en repos. On pourrait donc croire que j’en fais trop ou trop peu, que l’esprit humain n’est point naturellement si prompt &agrave; s’ouvrir, et qu’apr&egrave;s lui avoir donn&eacute; des facilit&eacute;s qu’il n’a pas, je le tiens trop longtemps inscrit dans un cercle d’id&eacute;es qu’il doit avoir franchi.

[904:] Mais consid&eacute;rez premi&egrave;rement que, voulant former l’homme de la nature, il ne s’agit pas pour cela d’en faire un sauvage et de le rel&eacute;guer au fond des bois; mais qu’enferm&eacute; dans le tourbillon social, il suffit qu’il ne s’y laisse entra&icirc;ner ni par les passions ni par les opinions des hommes; qu’il voie par ses yeux, qu’il sente par son coeur; qu’aucune autorit&eacute; ne le gouverne, hors celle de sa propre raison. Dans cette position, il est clair que la multitude d’objets qui le frappent, les fr&eacute;quents sentiments dont il est affect&eacute;, les divers moyens de pourvoir &agrave; ses besoins r&eacute;els, doivent lui donner beaucoup d’id&eacute;es qu’il n’aurait jamais eues, ou qu’il e&ucirc;t acquises plus lentement. Le progr&egrave;s naturel &agrave; l’esprit est acc&eacute;l&eacute;r&eacute;, mais non renvers&eacute;. Le m&ecirc;me homme qui doit rester stupide dans les for&ecirc;ts doit devenir raisonnable et sens&eacute; dans les villes, quand il y sera simple spectateur. Rien n’est plus propre &agrave; rendre sage que les folies qu’on voit sans les partager; et celui m&ecirc;me qui les partage s’instruit encore, pourvu qu’il n’en soit pas la dupe et qu’il n’y porte pas l’erreur de ceux qui les font.

[905:] Consid&eacute;rez aussi que, born&eacute;s par nos facult&eacute;s aux choses sensibles, nous n’offrons presque aucune prise aux notions abstraites de la philosophie et aux id&eacute;es purement intellectuelles. Pour y atteindre il faut, ou nous d&eacute;gager du corps auquel nous sommes si fortement attach&eacute;s, ou faire d’objet en objet un progr&egrave;s graduel et lent, ou enfin franchir rapidement et presque d’un saut l’intervalle par un pas de g&eacute;ant dont l’enfance n’est pas capable, et pour lequel il faut m&ecirc;me aux hommes bien des &eacute;chelons faits expr&egrave;s pour eux. La premi&egrave;re id&eacute;e abstraite est le premier de ces &eacute;chelons; mais j’ai bien de la peine &agrave; voir comment on s’avise de les construire.

[906:] L’Etre incompr&eacute;hensible qui embrasse tout, qui donne le mouvement au monde et forme tout le syst&egrave;me des &ecirc;tres, n’est ni visible &agrave; nos yeux, ni palpable &agrave; nos mains; il &eacute;chappe &agrave; tous nos sens: l’ouvrage se montre, mais l’ouvrier se cache. Ce n’est pas une petite affaire de conna&icirc;tre enfin qu’il existe, et quand nous sommes parvenus l&agrave;, quand nous nous demandons: quel est-il? o&ugrave; est-il? notre esprit se confond, s’&eacute;gare, et nous ne savons plus que penser.

[907:] Locke veut qu’on commence par l’&eacute;tude des esprits, et qu’on passe ensuite &agrave; celle des corps. Cette m&eacute;thode est celle de la superstition, de pr&eacute;jug&eacute;s, de l’erreur: ce n’est point celle de la raison, ni m&ecirc;me de la nature bien ordonn&eacute;e; c’est se boucher les yeux pour apprendre &agrave; voir. Il faut avoir longtemps &eacute;tudi&eacute; les corps pour se faire une v&eacute;ritable notion des esprits, et soup&ccedil;onner qu’ils existent. L’ordre contraire ne sert qu’&agrave; &eacute;tablir le mat&eacute;rialisme.

[908:] Puisque nos sens sont les premiers instruments de nos connaissances, les &ecirc;tres corporels et sensibles sont les seuls dont nous ayons imm&eacute;diatement l’id&eacute;e. Ce mot esprit n’a aucun sens pour quiconque n’a pas philosoph&eacute;. Un esprit n’est qu’un corps pour le peuple et pour les enfants. N’imaginent-ils pas des esprits qui crient, qui parlent, qui battent, qui font du bruit? Or on m’avouera que des esprits qui ont des bras et des langues ressemblent beaucoup &agrave; des corps. Voil&agrave; pourquoi tous les peuples du monde, sans excepter les Juifs, se sont fait des dieux corporels. Nous-m&ecirc;mes, avec nos termes d’Esprit, de Trinit&eacute;, de Personnes, sommes pour la plupart de vrais anthropomorphites. J’avoue qu’on nous apprend &agrave; dire que Dieu est partout: mais nous croyons aussi que l’air est partout, au moins dans notre atmosph&egrave;re; et le mot esprit, dans son origine, ne signifie lui-m&ecirc;me que souffle et vent. Sit&ocirc;t qu’on accoutume les gens &agrave; dire des mots sans les entendre, il est facile apr&egrave;s cela de leur faire dire tout ce qu’on veut.

[909:] Le sentiment de notre action sur les autres corps a d&ucirc; d’abord nous faire croire que, quand ils agissaient sur nous, c’&eacute;tait d’une mani&egrave;re semblable &agrave; celle dont nous agissons sur eux. Ainsi l’homme a commenc&eacute; par animer tous les &ecirc;tres dont il sentait l’action. Se sentant moins fort que la plupart de ces &ecirc;tres, faute de conna&icirc;tre les bornes de leur puissance, il l’a suppos&eacute;e illimit&eacute;e, et il en fit des dieux aussit&ocirc;t qu’il en fit des corps. Durant les premiers &acirc;ges, les hommes, effray&eacute;s de tout, n’ont rien vu de mort dans la nature. L’id&eacute;e de la mati&egrave;re n’a pas &eacute;t&eacute; moins lente &agrave; se former en eux que celle de l’esprit, puisque cette premi&egrave;re id&eacute;e est une abstraction elle-m&ecirc;me. Ils ont ainsi rempli l’univers de dieux sensibles. Les astres, les vents, les montagnes, les fleuves, les arbres, les villes, les maisons m&ecirc;me, tout avait son &acirc;me, son dieu, sa vie. Les marmousets de Laban, les manitous des sauvages, les f&eacute;tiches des N&egrave;gres, tous les ouvrages de la nature et des hommes ont &eacute;t&eacute; les premi&egrave;res divinit&eacute;s des mortels; le polyth&eacute;isme a &eacute;t&eacute; leur premi&egrave;re religion, l’idol&acirc;trie leur premier culte. Ils n’ont pu reconna&icirc;tre un seul Dieu que quand, g&eacute;n&eacute;ralisant de plus en plus leurs id&eacute;es, ils ont &eacute;t&eacute; en &eacute;tat de remonter &agrave; une premi&egrave;re cause, de r&eacute;unir le syst&egrave;me total des &ecirc;tres sous une seule id&eacute;e, et de donner un sens au mot substance, lequel est au fond la plus grande des abstractions. Tout enfant qui croit en Dieu est donc n&eacute;cessairement idol&acirc;tre, ou du moins anthropomorphite; et quand une fois l’imagination a vu Dieu, il est bien rare que l’entendement le con&ccedil;oive. Voil&agrave; pr&eacute;cis&eacute;ment l’erreur o&ugrave; m&egrave;ne l’ordre de Locke.

[910:] Parvenu, je ne sais comment, &agrave; l’id&eacute;e abstraite de la substance, on voit que, pour admettre une substance unique, il lui faudrait supposer des qualit&eacute;s incompatibles qui s’excluent mutuellement, telles que la pens&eacute;e et l’&eacute;tendue, dont l’une est essentiellement divisible, et dont l’autre exclut toute divisibilit&eacute;. On con&ccedil;oit d’ailleurs que la pens&eacute;e, ou si l’on veut le sentiment, est une qualit&eacute; primitive et ins&eacute;parable de la substance &agrave; laquelle elle appartient; qu’il en est de m&ecirc;me de l’&eacute;tendue par rapport &agrave; sa substance. D’o&ugrave; l’on conclut que les &ecirc;tres qui perdent une de ces qualit&eacute;s perdent la substance &agrave;laquelle elle appartient, que par cons&eacute;quent la mort n’est qu’une s&eacute;paration de substances, et que les &ecirc;tres o&ugrave; ces deux qualit&eacute;s sont r&eacute;unies sont compos&eacute;s de deux substances auxquelles ces deux qualit&eacute;s appartiennent.

[911:] Or consid&eacute;rez maintenant quelle distance reste encore entre la notion des deux substances et celle de la nature divine; entre l’id&eacute;e incompr&eacute;hensible de l’action de notre &acirc;me sur notre corps et l’id&eacute;e de l’action de Dieu sur tous les &ecirc;tres. Les id&eacute;es de cr&eacute;ation, d’annihilation, d’ubiquit&eacute;, d’&eacute;ternit&eacute;, de toute-puissance, celle des attributs divins, toutes ces id&eacute;es qu’il appartient &agrave; Si peu d’hommes de voir aussi confuses et aussi obscures qu’elles le sont, et qui n’ont rien d’obscur pour le peuple, parce qu’il n’y comprend rien du tout, comment se pr&eacute;senteront-elles dans toute leur force, c’est-&agrave;-dire dans toute leur obscurit&eacute;, &agrave; de jeunes esprits encore occup&eacute;s aux premi&egrave;res op&eacute;rations des sens et qui ne con&ccedil;oivent que ce qu’ils touchent? C’est en vain que les ab&icirc;mes de l’infini sont ouverts tout autour de nous; un enfant n’en sait point &ecirc;tre &eacute;pouvant&eacute;; ses faibles yeux n’en peuvent sonder la profondeur. Tout est infini pour les enfants; ils ne savent mettre de bornes &agrave; rien; non qu’ils fassent la mesure fort longue, mais parce qu’ils ont l’entendement court. J’ai m&ecirc;me remarqu&eacute; qu’ils mettent l’infini moins au-del&agrave; qu’en de&ccedil;&agrave; des dimensions qui leur sont connues. Ils estimeront un espace immense bien plus par leurs pieds que par leurs yeux; il ne s’&eacute;tendra pas pour eux plus loin qu’ils ne pourront voir, mais plus loin qu’ils ne pourront aller. Si on leur parle de la puissance de Dieu, ils l’estimeront presque aussi fort que leur p&egrave;re. En toute chose, leur connaissance &eacute;tant pour eux la mesure des possibles, ils jugent ce qu’on leur dit toujours moindre que ce qu’ils savent. Tels sont les jugements naturels &agrave; l’ignorance et &agrave; la faiblesse d’esprit. Ajax e&ucirc;t craint de se mesurer avec Achille, et d&eacute;fie Jupiter au combat, parce qu’il conna&icirc;t Achille et ne conna&icirc;t pas Jupiter. Un paysan suisse qui se croyait le plus riche des hommes, et &agrave; qui l’on t&acirc;chait d’expliquer ce que c’&eacute;tait qu’un roi, demandait d’un air fier si le roi pourrait bien avoir cent vaches &agrave; la montagne.

[912:] Je pr&eacute;vois combien de lecteurs seront surpris de me voir suivre tout le premier &acirc;ge de mon &eacute;l&egrave;ve sans lui parler de religion. A quinze ans il ne savait s’il avait une &acirc;me, et peut-&ecirc;tre &agrave; dix-huit n’est-il pas encore temps qu’il l’apprenne; car, s’il l’apprend plus t&ocirc;t qu’il ne faut, il court risque de ne le savoir jamais.

[913:] Si j’avais &agrave; peindre la stupidit&eacute; f&acirc;cheuse, je peindrais un p&eacute;dant enseignant le cat&eacute;chisme &agrave; des enfants; si je voulais rendre un enfant fou, je l’obligerais d’expliquer ce qu’il dit en disant son cat&eacute;chisme. On m’objectera que, la plupart des dogmes du christianisme &eacute;tant des myst&egrave;res, attendre que l’esprit humain soit capable de les concevoir, ce n’est pas attendre que l’enfant soit homme, c’est attendre que l’homme ne soit plus. A cela je r&eacute;ponds premi&egrave;rement qu’il y a des myst&egrave;res qu’il est non seulement impossible &agrave; l’homme de concevoir, mais de croire, et que je ne vois pas ce qu’on gagne &agrave; les enseigner aux enfants, si ce n’est de leur apprendre &agrave; mentir de bonne heure. Je dis de plus que, pour admettre les myst&egrave;res, il faut comprendre au moins qu’ils sont incompr&eacute;hensibles; et les enfants ne sont pas m&ecirc;me capables de cette conception-l&agrave;. Pour l’&acirc;ge o&ugrave; tout est myst&egrave;re, il n’y a pas de myst&egrave;res proprement dits.

[914:] Il faut croire en Dieu pour &ecirc;tre sauv&eacute;. Ce dogme mal entendu est le principe de la sanguinaire intol&eacute;rance, et la cause de toutes ces vaines instructions qui portent le coup mortel &agrave; la raison humaine en l’accoutumant &agrave; se payer de mots. Sans doute il n’y a pas un moment &agrave;perdre pour m&eacute;riter le salut &eacute;ternel: mais si, pour l’obtenir, il suffit de r&eacute;p&eacute;ter certaines paroles, je ne vois pas ce qui nous emp&ecirc;che de peupler le ciel de sansonnets et de pies, tout aussi bien que d’enfants.

[915:] L’obligation de croire en suppose la possibilit&eacute;. Le philosophe qui ne croit pas a tort, parce qu’il use mal de la raison qu’il a cultiv&eacute;e, et qu’il est en &eacute;tat d’entendre les v&eacute;rit&eacute;s qu’il rejette. Mais l’enfant qui professe la religion chr&eacute;tienne, que croit-il? ce qu’il con&ccedil;oit; et il con&ccedil;oit si peu ce qu’on lui fait dire, que si vous lui dites le contraire, il l’adoptera tout aussi volontiers. La foi des enfants et de beaucoup d’hommes est une affaire de g&eacute;ographie. Seront-ils r&eacute;compens&eacute;s d’&ecirc;tre n&eacute;s &agrave; Rome plut&ocirc;t qu’&agrave; la Mecque? On dit &agrave; l’un que Mahomet est le proph&egrave;te de Dieu, et il dit que Mahomet est le proph&egrave;te de Dieu; on dit &agrave; l’autre que Mahomet est un fourbe, et il dit que Mahomet est un fourbe. Chacun des deux e&ucirc;t affirm&eacute; ce qu’affirme l’autre, s’ils se fussent trouv&eacute;s transpos&eacute;s. Peut-on partir de deux dispositions si semblables pour envoyer l’un en paradis, l’autre en enfer? Quand un enfant dit qu’il croit en Dieu, ce n’est pas en Dieu qu’il croit, c’est &agrave; Pierre ou &agrave; Jacques qui lui disent qu’il y a quelque chose qu’on appelle Dieu; et il le croit &agrave; la mani&egrave;re d’Euripide :

Incedo per ignes
Suppositos cineri doloso.

[923:] N’importe: le z&egrave;le et la bonne foi m’ont jusqu’ici tenu lieu de prudence: j’esp&egrave;re que ces garants ne m’abandonneront point au besoin. Lecteurs, ne craignez pas de moi des pr&eacute;cautions indignes d’un ami de la v&eacute;rit&eacute;: je n’oublierai jamais ma devise; mais il m’est trop permis de me d&eacute;fier de mes jugements. Au lieu de vous dire ici de mon chef ce que je pense, je vous dirai ce que pensait un homme qui valait mieux que moi. Je garantis la v&eacute;rit&eacute; des faits qui vont &ecirc;tre rapport&eacute;s, ils sont r&eacute;ellement arriv&eacute;s &agrave; l’auteur du papier que je vais transcrire: c’est &agrave; vous de voir si l’on peut en tirer des r&eacute;flexions utiles sur le sujet dont il s’agit. Je ne vous propose point le sentiment d’un autre ou le mien pour r&egrave;gle; je vous l’offre &agrave; examiner.

[924:] « Il y a trente ans que, dans une ville d’Italie, un jeune homme expatri&eacute; se voyait r&eacute;duit &agrave; la derni&egrave;re mis&egrave;re. Il &eacute;tait n&eacute; calviniste; mais, par les suites d’une &eacute;tourderie, se trouvant fugitif, en pays &eacute;tranger, sans ressource, il changea de religion pour avoir du pain. Il y avait dans cette ville un hospice pour les pros&eacute;lytes: il y fut admis. En l’instruisant sur la controverse, on lui donna des doutes qu’il n’avait pas, et on lui apprit le mal qu’il ignorait: il entendit des dogmes nouveaux, il vit des moeurs encore plus nouvelles; il les vit, et faillit en &ecirc;tre la victime. Il voulut fuir, on l’enferma; il se plaignit, on le punit de ses plaintes: &agrave; la merci de ses tyrans, il se vit traiter en criminel pour n’avoir pas voulu c&eacute;der au crime. Que ceux qui savent combien la premi&egrave;re &eacute;preuve de la violence et de l’injustice irrite un jeune coeur sans exp&eacute;rience se figurent l’&eacute;tat du sien. Des larmes de rage coulaient de ses yeux, l’indignation l’&eacute;touffait: il implorait le ciel et les hommes, il se confiait &agrave; tout le monde, et n’&eacute;tait &eacute;cout&eacute; de personne. Il ne voyait que de vils domestiques soumis &agrave; l’inf&acirc;me qui l’outrageait, ou des complices du m&ecirc;me crime qui se raillaient de sa r&eacute;sistance et l’excitaient &agrave;les imiter. Il &eacute;tait perdu sans un honn&ecirc;te eccl&eacute;siastique qui vint &agrave; l’hospice pour quelque affaire, et qu’il trouva le moyen de consulter en secret. L’eccl&eacute;siastique &eacute;tait pauvre et avait besoin de tout le monde: mais l’opprim&eacute; avait encore plus besoin de lui; et il n’h&eacute;sita pas &agrave; favoriser son &eacute;vasion, au risque de se faire un dangereux ennemi.

[925:] « Echapp&eacute; au vice pour rentrer dans l’indigence, le jeune homme luttait sans succ&egrave;s contre sa destin&eacute;e: un moment il se crut au-dessus d’elle. A la premi&egrave;re lueur de fortune ses maux et son protecteur furent oubli&eacute;s. Il fut bient&ocirc;t puni de cette ingratitude: toutes ses esp&eacute;rances s’&eacute;vanouirent; sa jeunesse avait beau le favoriser, ses id&eacute;es romanesques g&acirc;taient tout. N’ayant ni assez de talents, ni assez d’adresse pour se faire un chemin facile, ne sachant &ecirc;tre ni mod&eacute;r&eacute; ni m&eacute;chant, il pr&eacute;tendit &agrave; tant de choses qu’il ne sut parvenir &agrave; rien. Retomb&eacute; dans sa premi&egrave;re d&eacute;tresse, sans pain, sans asile, pr&ecirc;t &agrave; mourir de faim, il se ressouvint de son bienfaiteur.

[926:] « Il y retourne, il le trouve, il en est bien re&ccedil;u: sa vue rappelle &agrave; l’eccl&eacute;siastique une bonne action qu’il avait faite; un tel souvenir r&eacute;jouit toujours l’&acirc;me. Cet homme &eacute;tait naturellement humain, compatissant; il sentait les peines d’autrui par les siennes, et le bien-&ecirc;tre n’avait point endurci son coeur; enfin les le&ccedil;ons de la sagesse et une vertu &eacute;clair&eacute;e avaient affermi son bon naturel. Il accueille le jeune homme, lui cherche un g&icirc;te, l’y recommande; il partage avec lui son n&eacute;cessaire, &agrave; peine suffisant pour deux. Il fait plus, il l’instruit, le console, il lui apprend l’art difficile de supporter patiemment l’adversit&eacute;. Gens &agrave; pr&eacute;jug&eacute;s, est-ce d’un pr&ecirc;tre, est-ce en Italie que vous eussiez esp&eacute;r&eacute; tout cela ?

[927:] « Cet honn&ecirc;te eccl&eacute;siastique &eacute;tait un pauvre vicaire savoyard, qu’une aventure de jeunesse avait mis mal avec son &eacute;v&ecirc;que, et qui avait pass&eacute; les monts pour chercher les ressources qui lui manquaient dans son pays. Il n’&eacute;tait ni sans esprit ni sans lettres; et avec une figure int&eacute;ressante il avait trouv&eacute; des protecteurs qui le plac&egrave;rent chez un ministre pour &eacute;lever son fils. Il pr&eacute;f&eacute;rait la pauvret&eacute; &agrave; la d&eacute;pendance, et il ignorait comment il faut se conduire chez les grands. Il ne resta pas longtemps chez celui-ci; en le quittant, il ne perdit point son estime, et comme il vivait sagement et se faisait aimer de tout le monde, il se flattait de rentrer en gr&acirc;ce aupr&egrave;s de son &eacute;v&ecirc;que, et d’en obtenir quelque petite cure dans les montagnes pour y passer le reste de ses jours. Tel &eacute;tait le dernier terme de son ambition.

[928:] « Un penchant naturel l’int&eacute;ressait au jeune fugitif, et le lui fit examiner avec soin. Il vit que la mauvaise fortune avait d&eacute;j&agrave; fl&eacute;tri son coeur, que l’opprobre et le m&eacute;pris avaient abattu son courage, et que sa fiert&eacute;, chang&eacute;e en d&eacute;pit amer, ne lui montrait dans l’injustice et la duret&eacute; des hommes que le vice de leur nature et la chim&egrave;re de la vertu. Il avait vu que la religion ne sert que de masque &agrave; l’int&eacute;r&ecirc;t, et le culte sacr&eacute; de sauvegarde &agrave; l’hypocrisie; il avait vu, dans la subtilit&eacute; des vaines disputes, le paradis et l’enfer mis pour prix &agrave; des jeux de mots; il avait vu la sublime et primitive id&eacute;e de la Divinit&eacute; d&eacute;figur&eacute;e par les fantasques imaginations des hommes; et, trouvant que pour croire en Dieu il fallait renoncer au jugement qu on avait re&ccedil;u de lui, il prit dans le m&ecirc;me d&eacute;dain nos ridicules r&ecirc;veries et l’objet auquel nous les appliquons. Sans rien savoir de ce qui est, sans rien imaginer sur la g&eacute;n&eacute;ration des choses, il se plongea dans sa stupide ignorance avec un profond m&eacute;pris pour tous ceux qui pensaient en savoir plus que lui.

[929:] « L’oubli de toute religion conduit &agrave; l’oubli des devoirs de l’homme. Ce progr&egrave;s &eacute;tait d&eacute;j&agrave; plus d’&agrave; moiti&eacute; fait dans le coeur du libertin. Ce n’&eacute;tait pas pourtant un enfant mal n&eacute;; mais l’incr&eacute;dulit&eacute;, la mis&egrave;re, &eacute;touffant peu &agrave; peu le naturel, l’entra&icirc;naient rapidement &agrave; sa perte, et ne lui pr&eacute;paraient que les moeurs d’un gueux et la morale d’un ath&eacute;e.

[930:] « Le mal, presque in&eacute;vitable, n’&eacute;tait pas absolument consomm&eacute;. Le jeune homme avait des connaissances, et son &eacute;ducation n’avait pas &eacute;t&eacute; n&eacute;glig&eacute;e. Il &eacute;tait dans cet &acirc;ge heureux o&ugrave; le sang en fermentation commence d’&eacute;chauffer l’&acirc;me sans l’asservir aux fureurs des sens. La sienne avait encore tout son ressort. Une honte native, un caract&egrave;re timide suppl&eacute;aient &agrave; la g&ecirc;ne et prolongeaient pour lui cette &eacute;poque dans laquelle vous maintenez votre &eacute;l&egrave;ve avec tant de soins. L’exemple odieux d’une d&eacute;pravation brutale et d’un vice sans charme, loin d’animer son imagination, l’avait amortie. Longtemps le d&eacute;go&ucirc;t lui tint lieu de vertu pour conserver son innocence; elle ne devait succomber qu’&agrave; de plus douces s&eacute;ductions.

[931:] « L’eccl&eacute;siastique vit le danger et les ressources. Les difficult&eacute;s ne le rebut&egrave;rent point: il se complaisait dans son ouvrage; il r&eacute;solut de l’achever, et de rendre &agrave; la vertu la victime qu’il avait arrach&eacute;e &agrave; l’infamie. Il s’y prit de loin pour ex&eacute;cuter son projet: la beaut&eacute; du motif animait son courage et lui inspirait des moyens dignes de son z&egrave;le. Quel que f&ucirc;t le succ&egrave;s, il &eacute;tait s&ucirc;r de n’avoir pas perdu son temps. On r&eacute;ussit toujours quand on ne veut que bien faire.

[932:] « Il commen&ccedil;a par gagner la confiance du pros&eacute;lyte en ne lui vendant point ses bienfaits, en ne se rendant point importun, en ne lui faisant point de sermons, en se mettant toujours &agrave; sa port&eacute;e, en se faisant petit pour s’&eacute;galer &agrave;lui. C’&eacute;tait, ce me semble, un spectacle assez touchant de voir un homme grave devenir le camarade d’un polisson, et la vertu se pr&ecirc;ter au ton de la licence pour en triompher plus s&ucirc;rement. Quand l’&eacute;tourdi venait lui faire ses folles confidences, et s’&eacute;pancher avec lui, le pr&ecirc;tre l’&eacute;coutait, le mettait &agrave; son aise; sans approuver le mal il s’int&eacute;ressait &agrave; tout: jamais une indiscr&egrave;te censure ne venait arr&ecirc;ter son babil et resserrer son coeur; le plaisir avec lequel il se croyait &eacute;cout&eacute; augmentait celui qu’il prenait &agrave; tout dire. Ainsi se fit sa confession g&eacute;n&eacute;rale sans qu’il songe&acirc;t &agrave; rien confesser.

[933:] « Apr&egrave;s avoir bien &eacute;tudi&eacute; ses sentiments et son caract&egrave;re, le pr&ecirc;tre vit clairement que, sans &ecirc;tre ignorant pour son &acirc;ge, il avait oubli&eacute; tout ce qu’il lui importait de savoir, et que l’opprobre ou l’avait r&eacute;duit la fortune &eacute;touffait en lui tout vrai sentiment du bien et du mal. Il est un degr&eacute; d’abrutissement qui &ocirc;te la vie &agrave; l’&acirc;me; et la voix int&eacute;rieure ne sait point se faire entendre &agrave; celui qui ne songe qu’&agrave; se nourrir. Pour garantir le jeune infortun&eacute; de cette mort morale dont il &eacute;tait si pr&egrave;s, il commen&ccedil;a par r&eacute;veiller en lui l’amour-propre et l’estime de soi-m&ecirc;me: il lui montrait un avenir plus heureux dans le bon emploi de ses talents; il ranimait dans son coeur une ardeur g&eacute;n&eacute;reuse par le r&eacute;cit des belles actions d’autrui; en lui faisant admirer ceux qui les avaient faites, il lui rendait le d&eacute;sir d’en faire de semblables. Pour le d&eacute;tacher insensiblement de sa vie oisive et vagabonde, il lui faisait faire des extraits de livres choisis; et, feignant d’avoir besoin de ces extraits, il nourrissait en lui le noble sentiment de la reconnaissance. Il l’instruisait directement par ces livres; il lui faisait reprendre assez bonne opinion de lui-m&ecirc;me pour ne pas se croire un &ecirc;tre inutile &agrave; tout bien, et pour ne vouloir plus se rendre m&eacute;prisable &agrave; ses propres yeux.

[934:] « Une bagatelle fera juger de l’art qu’employait cet homme bienfaisant pour &eacute;lever insensiblement le coeur de son disciple au-dessus de la bassesse, sans para&icirc;tre songer &agrave; son instruction. L’eccl&eacute;siastique avait une probit&eacute; si bien reconnue et un discernement si s&ucirc;r, que plusieurs personnes aimaient mieux faire passer leurs aum&ocirc;nes par ses mains que par celles des riches cur&eacute;s des villes. Un jour qu’on lui avait donn&eacute; quelque argent &agrave; distribuer aux pauvres, le jeune homme eut, &agrave; ce titre, la l&acirc;chet&eacute; de lui en demander. Non, dit-il, nous sommes fr&egrave;res, vous m’appartenez, et je ne dois pas toucher &agrave; ce d&eacute;p&ocirc;t pour mon usage. Ensuite il lui donna de son propre argent autant qu’il en avait demand&eacute;. Des le&ccedil;ons de cette esp&egrave;ce sont rarement perdues dans le coeur des jeunes gens qui ne sont pas tout &agrave; fait corrompus.

[935:] « Je me lasse de parler en tierce personne; et c’cst un soin fort superflu; car vous sentez bien, cher concitoyen, que ce malheureux fugitif c’est moi-m&ecirc;me: je me crois assez loin des d&eacute;sordres de ma jeunesse pour oser les avouer, et la main qui m’en tira m&eacute;rite bien qu’aux d&eacute;pens d’un peu de honte je rende au moins quelque honneur &agrave; ses bienfaits.

[936:] « Ce qui me frappait le plus &eacute;tait de voir, dans la vie priv&eacute;e de mon digne ma&icirc;tre, la vertu sans hypocrisie, l’humanit&eacute; sans faiblesse, des discours toujours droits et simples, et une conduite toujours conforme &agrave; ces discours. Je ne le voyais point s’inqui&eacute;ter si ceux qu’il aidait allaient &agrave; v&ecirc;pres, s’ils se confessaient souvent, s’ils je&ucirc;naient les jours prescrits, s’ils faisaient maigre, ni leur imposer d’autres conditions semblables, sans lesquelles, d&ucirc;t-on mourir de mis&egrave;re, on n’a nulle assistance &agrave; esp&eacute;rer des d&eacute;vots.

[937:] « Encourag&eacute; par ses observations, loin d’&eacute;taler moim&ecirc;me &agrave; ses yeux le z&eacute;le affect&eacute; d’un nouveau converti, je ne lui cachais point trop mes mani&eacute;res de penser, et ne l’en voyais pas plus scandalis&eacute;. Quelquefois j’aurais pu me dire: il me passe mon indiff&eacute;rence pour le culte que j’ai embrass&eacute; en faveur de celle qu’il me voit aussi pour le culte dans lequel je suis n&eacute;; il sait que mon d&eacute;dain n’est plus une affaire de parti. Mais que devais-je penser quand je l’entendais quelquefois approuver des dogmes contraires &agrave; ceux de l’Eglise romaine, et para&icirc;tre estimer m&eacute;diocrement toutes ses c&eacute;r&eacute;monies? Je l’aurais cru protestant d&eacute;guis&eacute; si je l’avais vu moins fid&eacute;le &agrave; ces m&ecirc;mes usages dont il semblait faire assez peu de cas; mais, sachant qu’il s’acquittait sans t&eacute;moin de ses devoirs de pr&ecirc;tre aussi ponctuellement que sous les yeux du public, je ne savais plus que juger de ces contradictions. Au d&eacute;faut pr&egrave;s qui jadis avait attir&eacute; sa disgr&acirc;ce et dont il n’&eacute;tait pas trop bien corrig&eacute;, sa vie &eacute;tait exemplaire, ses moeurs &eacute;taient irr&eacute;prochables, ses discours honn&ecirc;tes et judicieux. En vivant avec lui dans la plus grande intimit&eacute;, j’apprenais &agrave;le respecter chaque jour davantage; et tant de bont&eacute;s m’ayant tout &agrave; fait gagn&eacute; le coeur, j’attendais avec une curieuse inqui&eacute;tude le moment d’apprendre sur quel principe il fondait l’uniformit&eacute; d’une vie aussi singuli&egrave;re.

[938:] « Ce moment ne vint pas sit&ocirc;t. Avant de s’ouvrir &agrave;son disciple, il s’effor&ccedil;a de faire germer les semences de raison et de bont&eacute; qu’il jetait dans son &acirc;me. Ce qu’il y avait en moi de plus difficile &agrave; d&eacute;truire &eacute;tait une orgueilleuse misanthropie, une certaine aigreur contre les riches et les heureux du monde, comme s’ils l’eussent &eacute;t&eacute; &agrave;mes d&eacute;pens, et que leur pr&eacute;tendu bonheur e&ucirc;t &eacute;t&eacute; usurp&eacute; sur le mien. La folle vanit&eacute; de la jeunesse, qui regimbe contre l’humiliation, ne me donnait que trop de penchant &agrave; cette humeur col&egrave;re, et l’amour-propre, que mon mentor t&acirc;chait de r&eacute;veiller en moi, me portant &agrave; la fiert&eacute;, rendait les hommes encore plus vils &agrave; mes yeux, et ne faisait qu’ajouter pour eux le m&eacute;pris &agrave; la haine.

[939:] « Sans combattre directement cet orgueil, il l’emp&ecirc;cha de se tourner en duret&eacute; d’&acirc;me; et sans m’&ocirc;ter l’estime de moi-m&ecirc;me, il la rendit moins d&eacute;daigneuse pour mon prochain. En &eacute;cartant toujours la vaine apparence et me montrant les maux r&eacute;els qu’elle couvre, il m’apprenait &agrave;d&eacute;plorer les erreurs de mes semblables, &agrave; m’attendrir sur leurs mis&egrave;res, et &agrave; les plaindre plus qu’&agrave; les envier. Emu de compassion sur les faiblesses humaines par le profond sentiment des siennes, il voyait partout des hommes victimes de leurs propres vices et de ceux d’autru&icirc;; il voyait les pauvres g&eacute;mir sous le joug des riches, et les riches sous le joug des pr&eacute;jug&eacute;s. Croyez-moi, disait-il, nos illusions, loin de nous cacher nos maux, les augmentent, en donnant un prix &agrave; ce qui n’en a point, et nous rendant sensibles &agrave; mille fausses privations que nous ne sentirions pas sans elles. La paix de l’&acirc;me consiste dans le m&eacute;pris de tout ce qui peut la troubler: l’homme qui fait le plus cas de la vie est celui qui sait le moins en jouir et celui qui aspire le plus avidement au bonheur est toujours le plus mis&eacute;rable.

[940:] « Ah! quels tristes tableaux! m’&eacute;criais-je avec amertume: s’il faut se refuser &agrave; tout, que nous a donc servi de na&icirc;tre? et s’il faut m&eacute;priser le bonheur m&ecirc;me, qui est-ce qui sait &ecirc;tre heureux? C’est moi, r&eacute;pondit un jour le pr&ecirc;tre d’un ton dont je fus frapp&eacute;. Heureux, vous! si peu fortun&eacute;, si pauvre, exil&eacute;, pers&eacute;cut&eacute;, vous &ecirc;tes heureux! Et qu’avez-vous fait pour l’&ecirc;tre? Mon enfant, reprit-il, je vous le dirai volontiers.

[941:] « L&agrave;-dessus il me fit entendre qu’apr&egrave;s avoir re&ccedil;u mes confessions il voulait me faire les siennes. J’&eacute;pancherai dans votre sein, me dit-il en m’embrassant, tous les sentiments de mon coeur. Vous me verrez, sinon tel que je suis, au moins tel que je me vois moi-m&ecirc;me. Quand vous aurez re&ccedil;u mon enti&egrave;re profession de foi, quand vous conna&icirc;trez bien l’&eacute;tat de mon &acirc;me, vous saurez pourquoi je m’estime heureux, et, si vous pensez comme moi, ce que vous avez &agrave; faire pour l’&ecirc;tre. Mais ces aveux ne sont pas l’affaire d’un moment; il faut du temps pour vous exposer tout ce que je pense sur le sort de l’homme et sur le vrai prix de la vie: prenons une heure, un lieu commode pour nous livrer paisiblement &agrave; cet entretien.

[942:] « Je marquai de l’empressement &agrave; l’entendre. Le rendez-vous ne fut pas renvoy&eacute; plus tard qu’au lendemain matin. On &eacute;tait en &eacute;t&eacute;, nous nous lev&acirc;mes &agrave; la pointe du jour. Il me mena hors de la ville, sur une haute colline, au-dessous de laquelle passait le P&ocirc;, dont on voyait le cours &agrave;travers les fertiles rives qu’il baigne; dans l’&eacute;loignement, l’immense cha&icirc;ne des Alpes couronnait le paysage; les rayons du soleil levant rasaient d&eacute;j&agrave; les plaines, et projetant sur les champs par longues ombres les arbres, les coteaux, les maisons, enrichissaient de mille accidents de lumi&egrave;re le plus beau tableau dont l’oeil humain puisse &ecirc;tre frapp&eacute;. On e&ucirc;t dit que la nature &eacute;talait &agrave; nos yeux toute sa magnificence pour en offrir le texte &agrave; nos entretiens. Ce fut l&agrave; qu’apr&egrave;s avoir quelque temps contempl&eacute; ces objets en silence, l’homme de paix me parla ainsi: »

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PROFESSION DE FOI DU VICAIRE SAVOYARD

[943:] Mon enfant, n’attendez de moi ni des discours savants ni de profonds raisonnements, Je ne suis pas un grand philosophe, et je me soucie peu de l’&ecirc;tre. Mais j’ai quelquefois du bon sens, et j’aime toujours la v&eacute;rit&eacute;. Je ne veux pas argumenter avec vous, ni m&ecirc;me tenter de vous convaincre; il me suffit de vous exposer ce que je pense dans la simplicit&eacute; de mon coeur. Consultez le v&ocirc;tre durant mon discours; c’est tout ce que je vous demande. Si je me trompe, c’est de bonne foi; cela suffit pour que mon erreur ne me soit point imput&eacute;e &agrave; crime: quand vous vous tromperiez de m&ecirc;me, il y aurait peu de mal &agrave; cela. Si je pense bien, la raison nous est commune, et nous avons le m&ecirc;me int&eacute;r&ecirc;t &agrave; l’&eacute;couter; pourquoi ne penseriez-vous pas comme moi?

[944:] Je suis n&eacute; pauvre et paysan, destin&eacute; par mon &eacute;tat &agrave;cultiver la terre; mais on crut plus beau que j’apprisse &agrave;gagner mon pain dans le m&eacute;tier de pr&ecirc;tre, et l’on trouva le moyen de me faire &eacute;tudier. Assur&eacute;ment ni mes parents ni moi ne songions gu&egrave;re &agrave; chercher en cela ce qui &eacute;tait bon, v&eacute;ritable, utile, mais ce qu’il fallait savoir pour &ecirc;tre ordonn&eacute;. J’appris ce qu’on voulait que j’apprisse, je dis ce qu’on voulait que je disse, je m’engageai comme on voulut, et je fus fait pr&ecirc;tre. Mais je ne tardai pas &agrave; sentir qu’en m’obligeant de n’&ecirc;tre pas homme j’avais promis plus que je ne pouvais tenir.

[945:] On nous dit que la conscience est l’ouvrage des pr&eacute;jug&eacute;s; cependant, je sais par mon exp&eacute;rience qu’elle s’obstine &agrave; suivre l’ordre de la nature contre toutes les lois des hommes. On a beau nous d&eacute;fendre ceci ou cela, le remords nous reproche toujours faiblement ce que nous permet la nature bien ordonn&eacute;e, &agrave; plus forte raison ce qu’elle nous prescrit. O bon jeune homme, elle n’a rien dit encore &agrave; vos sens: vivez longtemps dans l’&eacute;tat heureux o&ugrave; sa voix est celle de l’innocence. Souvenez-vous qu’on l’offense encore plus quand on la pr&eacute;vient que quand on la combat; il faut commencer par apprendre &agrave; r&eacute;sister pour savoir quand on peut c&eacute;der sans crime.

[946:] D&egrave;s ma jeunesse j’ai respect&eacute; le mariage comme la premi&egrave;re et la plus sainte institution de la nature. M’&eacute;tant &ocirc;t&eacute; le droit de m’y soumettre, je r&eacute;solus de ne le point profaner; car, malgr&eacute; mes classes et mes &eacute;tudes, ayant toujours men&eacute; une vie uniforme et simple, j’avais conserv&eacute; dans mon esprit toute la clart&eacute; des lumi&egrave;res primitives: les maximes du monde ne les avaient point obscurcies, et ma pauvret&eacute; m’&eacute;loignait des tentations qui dictent les sophismes du vice.

[947:] Cette r&eacute;solution fut pr&eacute;cis&eacute;ment ce qui me perdit; mon respect pour le lit d’autrui laissa mes fautes &agrave; d&eacute;couvert. Il fallut expier le scandale: arr&ecirc;t&eacute;, interdit, chass&eacute;, je fus bien plus la victime de mes scrupules que de mon incontinence; et j’eus lieu de comprendre, aux reproches dont ma disgr&acirc;ce fut accompagn&eacute;e, qu’il ne faut souvent qu’aggraver la faute pour &eacute;chapper au ch&acirc;timent.

[948:] Peu d’exp&eacute;riences pareilles m&egrave;nent loin un esprit qui r&eacute;fl&eacute;chit. Voyant par de tristes observations renverser les id&eacute;es que j’avais du juste, de l’honn&ecirc;te, et de tous les devoirs de l’homme, je perdais chaque jour quelqu’une des opinions que j’avais re&ccedil;ues; celles qui me restaient ne suffisant plus pour faire ensemble un corps qui p&ucirc;t se soutenir par lui-m&ecirc;me, je sentis peu &agrave; peu s’obscurcir dans mon esprit l’&eacute;vidence des principes, et, r&eacute;duit enfin &agrave; ne savoir plus que penser, je parvins au m&ecirc;me point o&ugrave; vous &ecirc;tes; avec cette diff&eacute;rence, que mon incr&eacute;dulit&eacute;, fruit tardif d’un &acirc;ge plus m&ucirc;r, s’&eacute;tait form&eacute;e avec plus de peine, et devait &ecirc;tre plus difficile &agrave; d&eacute;truire.

[949:] J’&eacute;tais dans ces dispositions d’incertitude et de doute que Descartes exige pour la recherche de la v&eacute;rit&eacute;. Cet &eacute;tat est peu fait pour durer, il est inqui&eacute;tant et p&eacute;nible; il n’y a que l’int&eacute;r&ecirc;t du vice ou la paresse de l’&acirc;me qui nous y laisse. Je n’avais point le coeur assez corrompu pour m’y plaire; et rien ne conserve mieux l’habitude de r&eacute;fl&eacute;chir que d’&ecirc;tre plus content de soi que de sa fortune.

[950:] Je m&eacute;ditais donc sur le triste sort des mortels flottant sur cette mer des opinions humaines, sans gouvernail, sans boussole, et livr&eacute;s &agrave; leurs passions orageuses, sans autre guide qu’un pilote inexp&eacute;riment&eacute; qui m&eacute;conna&icirc;t sa route, et qui ne sait ni d’o&ugrave; il vient ni o&ugrave; il va. Je me disais: J’aime la v&eacute;rit&eacute;, je la cherche, et ne puis la reconna&icirc;tre; qu’on me la montre et j’y demeure attach&eacute;: pourquoi faut-il qu’elle se d&eacute;robe &agrave; l’empressement d’un coeur fait pour l’adorer?

[951:] Quoique j’aie souvent &eacute;prouv&eacute; de plus grands maux, je n’ai jamais men&eacute; une vie aussi constamment d&eacute;sagr&eacute;able que dans ces temps de trouble et d’anxi&eacute;t&eacute;, o&ugrave;, sans cesse errant de doute en doute, je ne rapportais de mes longues m&eacute;ditations qu’incertitude, obscurit&eacute;, contradictions sur la cause de mon &ecirc;tre et sur la r&egrave;gle de mes devoirs.

[952:] Comment peut-on &ecirc;tre sceptique par syst&egrave;me et de bonne foi? je ne saurais le comprendre. Ces philosophes, ou n’existent pas, ou sont les plus malheureux des hommes. Le doute sur les choses qu’il nous importe de conna&icirc;tre est un &eacute;tat trop violent pour l’esprit humain: il n’y r&eacute;siste pas longtemps; il se d&eacute;cide malgr&eacute; lui de mani&egrave;re ou d’autre, et il aime mieux se tromper que ne rien croire.

[953:] Ce qui redoublait mon embarras, &eacute;tait qu’&eacute;tant n&eacute; dans une Eglise qui d&eacute;cide tout, qui ne permet aucun doute, un seul point rejet&eacute; me faisait rejeter tout le reste, et que l’impossibilit&eacute; d’admettre tant de d&eacute;cisions absurdes me d&eacute;tachait aussi de celles qui ne l’&eacute;taient pas. En me disant: Croyez tout, on m’emp&ecirc;chait de rien croire, et je ne savais plus o&ugrave; m’arr&ecirc;ter.

[954:] Je consultai les philosophes, je feuilletai leurs livres, j’examinai leurs diverses opinions; je les trouvai tous fiers, affirmatifs, dogmatiques, m&ecirc;me dans leur scepticisme pr&eacute;tendu, n’ignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns des autres; et ce point commun &agrave; tous me parut le seul sur lequel ils ont tous raison. Triomphants quand ils attaquent, ils sont sans vigueur en se d&eacute;fendant. Si vous pesez les raisons, ils n’en ont que pour d&eacute;truire; si vous comptez les voies, chacun est r&eacute;duit &agrave; la sienne; ils ne s’accordent que pour disputer; les &eacute;couter n’&eacute;tait pas le moyen de sortir de mon incertitude.

[955:] Je con&ccedil;us que l’insuffisance de l’esprit humain est la premi&egrave;re cause de cette prodigieuse diversit&eacute; de sentiments, et que l’orgueil est la seconde. Nous n’avons point la mesure de cette machine immense, nous n’en pouvons calculer les rapports; nous n’en connaissons ni les premi&egrave;res lois ni la cause finale; nous nous ignorons nous-m&ecirc;mes; nous ne connaissons ni notre nature ni notre principe actif; &agrave; peine savons-nous si l’homme est un &ecirc;tre simple ou compos&eacute;: des myst&egrave;res imp&eacute;n&eacute;trables nous environnent de toutes parts; ils sont au-dessus de la r&eacute;gion sensible; pour les percer nous croyons avoir de l’intelligence, et nous n’avons que de l’imagination. Chacun se fraye, &agrave; travers ce monde imaginaire, une route qu’il cro&icirc;t la bonne; nul ne peut savoir si la sienne m&egrave;ne au but. Cependant nous voulons tout p&eacute;n&eacute;trer, tout conna&icirc;tre. La seule chose que nous ne savons point, est d’ignorer ce que nous ne pouvons savoir. Nous aimons mieux nous d&eacute;terminer au hasard, et croire ce qui n’est pas, que d’avouer qu’aucun de nous ne peut voir ce qui est. Petite partie d’un grand tout dont les bornes nous &eacute;chappent, et que son auteur livre &agrave; nos folles disputes, nous sommes assez vains pour vouloir d&eacute;cider ce qu’est ce tout en lui-m&ecirc;me, et ce que nous sommes par rapport &agrave; lui.

[956:] Quand les philosophes seraient en &eacute;tat de d&eacute;couvrir la vent&eacute;, qui d’entre eux prendrait int&eacute;r&ecirc;t &agrave; elle? Chacun sait bien que son syst&egrave;me n’est pas mieux fond&eacute; que les autres; mais il le soutient parce qu’il est &agrave; lui. Il n’y en a pas un seul qui, venant &agrave; conna&icirc;tre le vrai et le faux, ne pr&eacute;f&eacute;r&acirc;t le mensonge qu’il a trouv&eacute; &agrave; la v&eacute;rit&eacute; d&eacute;couverte par un autre. O&ugrave; est le philosophe qui, pour sa gloire, ne tromperait pas volontiers le genre humain? O&ugrave; est celui qui, dans le secret de son coeur, se propose un autre objet que de se distinguer? Pourvu qu’il s’&eacute;l&egrave;ve au-dessus du vulgaire, pourvu qu’il efface l’&eacute;clat de ses concurrents, que demande-t-il de plus? L’essentiel est de penser autrement que les autres. Chez les croyants il est ath&eacute;e, chez les ath&eacute;es il serait croyant.

[957:] Le premier fruit que je tirai de ces r&eacute;flexions fut d’apprendre &agrave; borner mes recherches &agrave; ce qui m’int&eacute;ressait imm&eacute;diatement, &agrave; me reposer dans une profonde ignorance sur tout le reste, et &agrave; ne m’inqui&eacute;ter, jusqu’au doute, que des choses qu’il m’importait de savoir.

[958:] Je compris encore que, loin de me d&eacute;livrer de mes doutes inutiles, les philosophes ne feraient que multiplier ceux qui me tourmentaient et n’en r&eacute;soudraient aucun. Je pris donc un autre guide et je me dis: Consultons la lumi&egrave;re int&eacute;rieure, elle m’&eacute;garera moins qu’ils ne m’&eacute;garent, ou, du moins, mon erreur sera la mienne, et je me d&eacute;praverai moins en suivant mes propres illusions qu’en me livrant &agrave; leurs mensonges.

[959:] Alors, repassant dans mon esprit les diverses opinions qui m’avaient tour &agrave; tour entra&icirc;n&eacute; depuis ma naissance, je vis que, bien qu’aucune d’elles ne f&ucirc;t assez &eacute;vidente pour produire imm&eacute;diatement la conviction, elles avaient divers degr&eacute;s de vraisemblance, et que l’assentiment int&eacute;rieur s’y pr&ecirc;tait ou s’y refusait &agrave; diff&eacute;rentes mesures. Sur cette premi&egrave;re observation, comparant entre elles toutes ces diff&eacute;rentes id&eacute;es dans le silence des pr&eacute;jug&eacute;s, je trouvai que la premi&egrave;re et la plus commune &eacute;tait aussi la plus simple et la plus raisonnable, et qu’il ne lui manquait, pour r&eacute;unir tous les suffrages, que d’avoir &eacute;t&eacute; propos&eacute;e la derni&egrave;re. Imaginez tous vos philosophes anciens et modernes ayant d’abord &eacute;puis&eacute; leurs bizarres syst&egrave;mes de force, de chances, de fatalit&eacute;, de n&eacute;cessit&eacute;, d’atomes, de monde anim&eacute;, de mati&egrave;re vivante, de mat&eacute;rialisme de toute esp&egrave;ce, et apr&egrave;s eux tous, l’illustre Clarke &eacute;clairant le monde, annon&ccedil;ant enfin l’Etre des &ecirc;tres et le dispensateur des choses: avec quelle universelle admiration, avec quel applaudissement unanime n’e&ucirc;t point &eacute;t&eacute; re&ccedil;u ce nouveau syst&egrave;me, si grand, si consolant, si sublime, si propre &agrave; &eacute;lever l’&acirc;me, &agrave; donner une base &agrave; la vertu, et en m&ecirc;me temps si frappant, si lumineux, si simple, et, ce me semble, offran moins de choses incompr&eacute;hensibles &agrave; l’esprit humain qu’il n’en trouve d’absurdes en tout autre syst&egrave;me! Je me disais: Les objections insolubles sont communes &agrave; tous, parce que l’esprit de l’homme est trop born&eacute; pour les r&eacute;soudre; elles ne prouvent donc contre aucun par pr&eacute;f&eacute;rence: mais quelle diff&eacute;rence entre les preuves directes! celui-l&agrave; seul qui explique tout ne doit-il pas &ecirc;tre pr&eacute;f&eacute;r&eacute; quand il n’a pas plus de difficult&eacute; que les autres?

[960:] Portant donc en moi l’amour de la v&eacute;rit&eacute; pour toute philosophie, et pour toute m&eacute;thode une r&egrave;gle facile et simple qui me dispense de la vaine subtilit&eacute; des arguments, je reprends sur cette r&egrave;gle l’examen des connaissances qui m’int&eacute;ressent, r&eacute;solu d’admettre pour &eacute;videntes toutes celles auxquelles, dans la sinc&eacute;rit&eacute; de mon coeur, je ne pourrai refuser mon consentement, pour vraies toutes celles qui me para&icirc;tront avoir une liaison n&eacute;cessaire avec ces premi&egrave;res, et de laisser toutes les autres dans l’incertitude, sans les rejeter ni les admettre, et sans me tourmenter &agrave; les &eacute;claircir quand elles ne m&egrave;nent &agrave; rien d’utile pour la pratique.

[961:] Mais qui suis-je? quel droit ai-je de juger les choses? et qu’est-ce qui d&eacute;termine mes jugements? S’ils sont entra&icirc;n&eacute;s, forc&eacute;s par les impressions que je re&ccedil;ois, je me fatigue en vain &agrave; ces recherches, elles ne se feront point, ou se feront d’elles-m&ecirc;mes sans que je me m&ecirc;le de les diriger. Il faut donc tourner d’abord mes regards sur moi pour conna&icirc;tre l’instrument dont je veux me servir, et jusqu’&agrave; quel point je puis me fier &agrave; son usage.

[962:] J’existe, et j’ai des sens par lesquels je suis affect&eacute;. Voil&agrave; la premi&egrave;re v&eacute;rit&eacute; qui me frappe et &agrave; laquelle je suis forc&eacute; d’acquiescer. Ai-je un sentiment propre de mon existence, ou ne la sens-je que par mes sensations? Voil&agrave; mon premier doute, qu’il m’est, quant &agrave; pr&eacute;sent, impossible de r&eacute;soudre. Car, &eacute;tant continuellement affect&eacute; de sensations, ou imm&eacute;diatement, ou par la m&eacute;moire, comment puis-je savoir si le sentiment du moi est quelque chose hors de ces m&ecirc;mes sensations, et s’il peut &ecirc;tre ind&eacute;pendant d’elles?

[963:] Mes sensations se passent en moi, puisqu’elles me font sentir mon existence; mais leur cause m’est &eacute;trang&egrave;re, puisqu’elles m’affectent malgr&eacute; que j’en aie, et qu’il ne d&eacute;pend de moi ni de les produire ni de les an&eacute;antir. Je con&ccedil;ois donc clairement que ma sensation qui est en moi, et sa cause ou son objet qui est hors de moi, ne sont pas la m&ecirc;me chose.

[964:] Ainsi, non seulement j’existe, mais il existe d’autres &ecirc;tres, savoir, les objets de mes sensations; et quand ces objets ne seraient que des id&eacute;es, toujours est-il vrai que ces id&eacute;es ne sont pas moi.

[965:] Or, tout ce que je sens hors de moi et qui agit sur mes sens, je l’appelle mati&egrave;re; et toutes les portions de mati&egrave;re que je con&ccedil;ois r&eacute;unies en &ecirc;tres individuels, je les appelle des corps. Ainsi toutes les disputes des id&eacute;alistes et des mat&eacute;rialistes ne signifient rien pour moi: leurs distinctions sur l’apparence et la r&eacute;alit&eacute; des corps sont des chim&egrave;res.

[966:] Me voici d&eacute;j&agrave; tout aussi s&ucirc;r de l’existence de l’univers que de la mienne. Ensuite je r&eacute;fl&eacute;chis sur les objets de mes sensations; et, trouvant en moi la facult&eacute; de les comparer, je me sens dou&eacute; d’une force active que je ne savais pas avoir auparavant.

[967:] Apercevoir, c’est sentir; comparer, c’est juger; juger et sentir ne sont pas la m&ecirc;me chose. Par la sensation, les objets s’offrent &agrave; moi s&eacute;par&eacute;s, isol&eacute;s, tels qu’ils sont dans la nature; par la comparaison, je les remue, je les transporte pour ainsi dire, je les pose l’un sur l’autre pour prononcer sur leur diff&eacute;rence ou sur leur similitude, et g&eacute;n&eacute;ralement sur tous leurs rapports. Selon moi la facult&eacute; distinctive de l’&ecirc;tre actif ou intelligent est de pouvoir donner un sens &agrave; ce mot est. Je cherche en vain dans l’&ecirc;tre purement sensitif cette force intelligente qui superpose et puis qui prononce; je ne la saurais voir dans sa nature. Cet &ecirc;tre passif sentira chaque objet s&eacute;par&eacute;ment, ou m&ecirc;me il sentira l’objet total form&eacute; des deux; mais, n’ayant aucune force pour les replier l’un sur l’autre, il ne les comparera jamais, il ne les jugera point.

[968:] Voir deux objets &agrave; la fois, ce n’est pas voir leurs rapports ni juger de leurs diff&eacute;rences; apercevoir plusieurs objets les uns hors des autres n’est pas les nombrer. Je puis avoir au m&ecirc;me instant l’id&eacute;e d’un grand b&acirc;ton et d’un petit b&acirc;ton sans les comparer, sans juger que l’un est plus petit que l’autre, comme je puis voir &agrave; la fois ma main enti&egrave;re, sans faire le compte de mes doigts. Ces id&eacute;es comparatives, plus grand, plus petit, de m&ecirc;me que les id&eacute;es num&eacute;riques d’un, de deux, etc., ne sont certainement pas des sensations, quoique mon esprit ne les produise qu’&agrave; l’occasion de mes sensations.

[969:] On nous dit que l’&ecirc;tre sensitif distingue les sensations les unes des autres par les diff&eacute;rences qu’ont entre elles ces m&ecirc;mes sensations: ceci demande explication. Quand les sensations sont diff&eacute;rentes, l’&ecirc;tre sensitif les distingue par leurs diff&eacute;rences: quand elles sont semblables, il les distingue parce qu’il sent les unes hors des autres. Autrement, comment dans une sensation simultan&eacute;e distinguerait-il deux objets &eacute;gaux? il faudrait n&eacute;cessairement qu’il confond&icirc;t ces deux objets et les pr&icirc;t pour le m&ecirc;me, surtout dans un syst&egrave;me o&ugrave; l’on pr&eacute;tend que les sensations repr&eacute;sentatives de l’&eacute;tendue ne sont point &eacute;tendues.

[970:] Quand les deux sensations &agrave; comparer sont aper&ccedil;ues, leur impression est faite, chaque objet est senti, les deux sont sentis, mais leur rapport n’est pas senti pour cela. Si le jugement de ce rapport n’&eacute;tait qu’une sensation, et me venait uniquement de l’objet, mes jugements ne me tromperaient jamais, puisqu’il n’est jamais faux que je sente ce que je sens.

[971:] Pourquoi donc est-ce que je me trompe sur le rapport de ces deux b&acirc;tons, surtout s’ils ne sont pas parall&egrave;les? Pourquoi dis-je, par exemple, que le petit b&acirc;ton est le tiers du grand, tandis qu’il n’en est que le quart? Pourquoi l’image, qui est la sensation, n’est-elle pas conforme &agrave; son mod&egrave;le, qui est l’objet? C’est que je suis actif quand je juge, que l’op&eacute;ration qui compare est fautive, et que mon entendement, qui juge les rapports, m&ecirc;le ses erreurs &agrave; la v&eacute;rit&eacute; des sensations, qui ne montrent que les objets.

[972:] Ajoutez &agrave; cela une r&eacute;flexion qui vous frappera, je m’assure, quand vous y aurez pens&eacute;; c’est que, si nous &eacute;tions purement passifs dans l’usage de nos sens, il n’y aurait entre eux aucune communication; il nous serait impossible de conna&icirc;tre que le corps que nous touchons et l’objet que nous voyons sont le m&ecirc;me. Ou nous ne sentirions jamais rien hors de nous, ou il y aurait pour nous cinq substances sensibles, dont nous n’aurions nul moyen d’apercevoir l’identit&eacute;.

[973:] Qu’on donne tel ou tel nom &agrave; cette force de mon esprit qui rapproche et compare mes sensations; qu’on l’appelle attention, m&eacute;ditation, r&eacute;flexion, ou comme on voudra; toujours est-il vrai qu’elle est en moi et non dans les choses, que c’est moi seul qui la produis, quoique je ne la produise qu’&agrave; l’occasion de l’impression que font sur moi les objets. Sans &ecirc;tre ma&icirc;tre de sentir ou de ne pas sentir, je le suis d’examiner plus ou moins ce que je sens.

[974:] Je ne suis donc pas simplement un &ecirc;tre sensitif et passif, mais un &ecirc;tre actif et intelligent, et, quoi qu’en dise la philosophie, j’oserai pr&eacute;tendre &agrave; l’honneur de penser. Je sais seulement que la v&eacute;rit&eacute; est dans les choses et non pas dans mon esprit qui les juge, et que moins je mets du mien dans les jugements que j’en porte, plus je suis s&ucirc;r d’approcher de la v&eacute;rit&eacute;: ainsi ma r&egrave;gle de me livrer au sentiment plus qu’&agrave; la raison est confirm&eacute;e par la raison m&ecirc;me.

[975:] M’&eacute;tant, pour ainsi dire, assur&eacute; de moi-m&ecirc;me, je commence &agrave; regarder hors de moi, et je me consid&egrave;re avec une sorte de fr&eacute;missement, jet&eacute;, perdu dans ce vaste univers, et comme noy&eacute; dans l’immensit&eacute; des &ecirc;tres, sans rien savoir de ce qu’ils sont, ni entre eux, ni par rapport &agrave; moi. Je les &eacute;tudie, je les observe; et le premier objet qui se pr&eacute;sente &agrave; moi pour les comparer, c’est moi-m&ecirc;me.

[976:] Tout ce que j’aper&ccedil;ois par les sens est mati&egrave;re, et je d&eacute;duis toutes les propri&eacute;t&eacute;s essentielles de la mati&egrave;re des qualit&eacute;s sensibles qui me la font apercevoir, et qui en sont ins&eacute;parables. Je la vois tant&ocirc;t en mouvement et tant&ocirc;t en repos, d’o&ugrave; j’inf&egrave;re que ni le repos ni le mouvement ne lui sont essentiels; mais le mouvement, &eacute;tant une action, est l’effet d’une cause dont le repos n’est que l’absence. Quand donc rien n’agit sur la mati&egrave;re, elle ne se meut point, et, par cela m&ecirc;me qu’elle est indiff&eacute;rente au repos et au mouvement, son &eacute;tat naturel est d’&ecirc;tre en repos.

[977:] J’aper&ccedil;ois dans les corps deux sortes de mouvements, savoir, mouvement communiqu&eacute;, et mouvement spontan&eacute; ou volontaire. Dans le premier, la cause motrice est &eacute;trang&egrave;re au corps m&ucirc;, et dans le second elle est en lui-m&ecirc;me. Je ne conclurai pas de l&agrave; que le mouvement d’une montre, par exemple, est spontan&eacute;; car si rien d’&eacute;tranger au ressort n’agissait sur lui, il ne tendrait point &agrave; se redresser, et ne tirerait pas la cha&icirc;ne. Par la m&ecirc;me raison, je n’accorderai point non plus la spontan&eacute;it&eacute; aux fluides, ni au feu m&ecirc;me qui fait leur fluidit&eacute;.

[978:] Vous me demanderez si les mouvements des animaux sont spontan&eacute;s; je vous dirai que je n’en sais rien, mais que l’analogie est pour l’affirmative. Vous me demanderez encore comment je sais donc qu’il y a des mouvements spontan&eacute;s; je vous dirai que je le sais parce que je le sens. Je veux mouvoir mon bras et je le meus, sans que ce mouvement ait d’autre cause imm&eacute;diate que ma volont&eacute;. C’est en vain qu’on voudrait raisonner pour d&eacute;truire en moi ce sentiment, il est plus fort que toute &eacute;vidence; autant vaudrait me prouver que je n’existe pas.

[979:] S’il n’y avait aucune spontan&eacute;it&eacute; dans les actions des hommes, ni dans rien de ce qui se fait sur la terre, on n’en serait que plus embarrass&eacute; &agrave; imaginer la premi&egrave;re cause de tout mouvement. Pour moi, je me sens tellement persuad&eacute; que l’&eacute;tat naturel de la mati&egrave;re est d’&ecirc;tre en repos, et qu’elle n’a par elle-m&ecirc;me aucune force pour agir, qu’en voyant un corps en mouvement je juge aussit&ocirc;t, ou que c’est un corps anim&eacute;, ou que ce mouvement lui a &eacute;te communiqu&eacute;. Mon esprit refuse tout acquiescement &agrave; l’id&eacute;e de la mati&egrave;re non organis&eacute;e se mouvant d’elle-m&ecirc;me, ou produisant quelque action.

[980:] Cependant cet univers visible est mati&egrave;re, mati&egrave;re &eacute;parse et morte, qui n’a rien dans son tout de l’union, de l’organisation, du sentiment commun des parties d’un corps anim&eacute;, puisqu’il est certain que nous qui sommes parties ne nous sentons nullement dans le tout. Ce m&ecirc;me univers est en mouvement, et dans ses mouvements r&eacute;gl&eacute;s, uniformes, assujettis &agrave; des lois constantes, il n’a rien de cette libert&eacute; qui para&icirc;t dans les mouvements spontan&eacute;s de l’homme et des animaux. Le monde n’est donc pas un grand animal qui se meuve de lui-m&ecirc;me; il y a donc de ses mouvements quelque cause &eacute;trang&egrave;re &agrave;lui, laquelle je n’aper&ccedil;ois pas; mais la persuation int&eacute;rieure me rend cette cause tellement sensible, que je ne puis voir rouler le soleil sans imaginer une force qui le pousse, ou que, si la terre tourne, je crois sentir une main qui la fait tourner.

[981:] S’il faut admettre des lois g&eacute;n&eacute;rales dont je n’aper&ccedil;ois point les rapports essentiels avec la mati&egrave;re, de quoi serai-je avanc&eacute;? Ces lois, n’&eacute;tant point des &ecirc;tres r&eacute;els, des substances, ont donc quelque autre fondement qui m’est inconnu. L’exp&eacute;rience et l’observation nous ont fait conna&icirc;tre les lois du mouvement; ces lois d&eacute;terminent les effets sans montrer les causes; elles ne suffisent point pour expliquer le syst&egrave;me du monde et la marche de l’univers. Descartes avec des d&eacute;s fermait le ciel et la terre; mais il ne put donner le premier branle &agrave; ces d&eacute;s, ni mettre en jeu sa force centrifuge qu’&agrave; l’aide d’un mouvement de rotation. Newton a trouv&eacute; la loi de l’attraction; mais l’attraction seule r&eacute;duirait bient&ocirc;t l’univers en une masse immobile: &agrave; cette loi il a fallu joindre une force projectile pour faire d&eacute;crire des courbes aux corps c&eacute;lestes. Que Des-cartes nous dise quelle loi physique a fait tourner ses tourbillons; que Newton nous montre la main qui lan&ccedil;a les plan&egrave;tes sur la tangente de leurs orbites.

[982:] Les premi&egrave;res causes du mouvement ne sont point dans la mati&egrave;re; elle re&ccedil;oit le mouvement et le communique, mais elle ne le produit pas. Plus j’observe l’action et r&eacute;action des forces de la nature agissant les unes sur les autres, plus je trouve que, d’effets en effets, il faut toujours remonter &agrave; quelque volont&eacute; pour premi&egrave;re cause; car supposer un progr&egrave;s de causes &agrave; l’infini, c’est n’en point supposer du tout. En un mot, tout mouvement qui n’est pas produit par un autre ne peut venir que d’un acte spontan&eacute;, volontaire; les corps inanim&eacute;s n’agissent que par le mouvement, et il n’y a point de v&eacute;ritable action sans volont&eacute;. Voil&agrave; mon premier principe. Je crois donc qu’une volont&eacute; meut l’univers et anime la nature. Voil&agrave; mon premier dogme, ou mon premier article de foi.

[983:] Comment une volont&eacute; produit-elle une action physique et corporelle? je n’en sais rien, mais j’&eacute;prouve en moi qu’elle la produit. Je veux agir, et j’agis; je veux mouvoir mon corps, et mon corps se meut; mais qu’un corps inanim&eacute; et en repos vienne &agrave; se mouvoir de lui-m&ecirc;me ou produise le mouvement, cela est incompr&eacute;hensible et sans exemple. La volont&eacute; m’est connue par ses actes, non par sa nature. Je connais cette volont&eacute; comme cause motrice; mais concevoir la mati&egrave;re productrice du mouvement, c’est clairement concevoir un effet sans cause, c’est ne concevoir absolument rien.

[984:] Il ne m’est pas plus possible de concevoir comment ma volont&eacute; meut mon corps, que comment mes sensations affectent mon &acirc;me. Je ne sais pas m&ecirc;me pourquoi l’un de ces myst&egrave;res a paru plus explicable que l’autre. Quant &agrave; moi, soit quand je suis passif, soit quand je suis actif le moyen d’union des deux substances me para&icirc;t absolument incompr&eacute;hensible. Il est bien &eacute;trange qu’on parte de cette incompr&eacute;hensibilit&eacute; m&ecirc;me pour confondre les deux substances, comme si des op&eacute;rations de natures si diff&eacute;rentes s’expliquaient mieux dans un seul sujet que dans deux.

[985:] Le dogme que je viens d’&eacute;tablir est obscur, il est vrai; mais enfin il offre un sens, et il n’a rien qui r&eacute;pugne &agrave; la raison ni &agrave; l’observation: en peut-on dire autant du mat&eacute;rialisme? N’est-il pas clair que si le mouvement &eacute;tait essentiel &agrave; la mati&egrave;re, il en serait ins&eacute;parable, il y serait toujours en m&ecirc;me degr&eacute;, toujours le m&ecirc;me dans chaque portion de mati&egrave;re, il serait incommunicable, il ne pourrait ni augmenter ni diminuer, et l’on ne pourrait pas m&ecirc;me concevoir la mati&egrave;re en repos? Quand on me dit que le mouvement ne lui est pas essentiel, mais n&eacute;cessaire, on veut me donner le change par des mots qui seraient plus ais&eacute;s &agrave; r&eacute;futer s’ils avaient un peu plus de sens. Car, ou le mouvement de la mati&egrave;re lui vient d’elle-m&ecirc;me, et alors il lui est essentiel, ou, s’il lui vient d’une cause &eacute;trang&egrave;re, il n’est n&eacute;cessaire &agrave; la mati&egrave;re qu’autant que la cause motrice agit sur elle: nous rentrons dans la premi&egrave;re difficult&eacute;.

[986:] Les id&eacute;es g&eacute;n&eacute;rales et abstraites sont la source des plus grandes erreurs des hommes; jamais le jargon de la m&eacute;taphysique n’a fait d&eacute;couvrir une seule v&eacute;rit&eacute;, et il a rempli la philosophie d’absurdit&eacute;s dont on a honte, sit&ocirc;t qu’on les d&eacute;pouille de leurs grands mots. Dites-moi, mon ami, si, quand on vous parle d’une force aveugle r&eacute;pandue dans toute la nature, on porte quelque v&eacute;ritable id&eacute;e &agrave; votre esprit. On croit dire quelque chose par ces mots vagues de force universelle, de mouvement n&eacute;cessaire, et l’on ne dit rien du tout. L’id&eacute;e du mouvement n’est autre chose que l’id&eacute;e du transport d’un lieu &agrave; un autre: il n’y a point de mouvement sans quelque direction; car un &ecirc;tre individuel ne saurait se mouvoir &agrave; la fois dans tous les sens. Dans quel sens donc la mati&egrave;re se meut-elle n&eacute;cessairement? Toute la mati&egrave;re en corps a-t-elle un mouvement uniforme, ou chaque atome a-t-il son mouvement propre? Selon la premi&egrave;re id&eacute;e, l’univers entier doit former une masse solide et indivisible; selon la seconde, il ne doit former qu’un fluide &eacute;pars et incoh&eacute;rent, sans qu’il soit jamais possible que deux atomes se r&eacute;unissent. Sur quelle direction se fera ce mouvement commun de toute la mati&egrave;re? Sera-ce en droite ligne, en haut, en bas, &agrave; droite ou &agrave; gauche? Si chaque mol&eacute;cule de mati&egrave;re a sa direction particuli&egrave;re, quelles seront les causes de toutes ces directions et de toutes ces diff&eacute;rences? Si chaque atome ou mol&eacute;cule de mati&egrave;re ne faisait que tourner sur son propre centre, jamais rien ne sortirait de sa place, et il n’y aurait point de mouvement communiqu&eacute;; encore m&ecirc;me faudrait-il que ce mouvement circulaire f&ucirc;t d&eacute;termin&eacute; dans quelque sens. Donner &agrave; la mati&egrave;re le mouvement par abstraction, c’est dire des mots qui ne signifient rien; et lui donner un mouvement d&eacute;termin&eacute;, c’est supposer une cause qui le d&eacute;termine. Plus je multiplie les forces particuli&egrave;res, plus j’ai de nouvelles causes &agrave; expliquer, sans jamais trouver aucun agent commun qui les dirige. Loin de pouvoir imaginer aucun ordre dans le concours fortuit des &eacute;l&eacute;ments, je n’en puis pas m&ecirc;me imaginer le combat, et le chaos de l’univers m’est plus inconcevable que son harmonie. Je comprends que le m&eacute;canisme du monde peut n’&ecirc;tre pas intelligible &agrave;l’esprit humain; mais sit&ocirc;t qu’un homme se m&ecirc;le de l’expliquer, il doit dire des choses que les hommes entendent.

[987:] Si la mati&egrave;re mue me montre une volont&eacute;, la mati&egrave;re mue selon de certaines lois me montre une intelligence: c’est mon second article de foi. Agir, comparer, choisir, sont les op&eacute;rations d’un &ecirc;tre actif et pensant: donc cet &ecirc;tre existe. O&ugrave; le voyez-vous exister? m’allez-vous dire. Non seulement dans les cieux qui roulent, dans l’astre qui nous &eacute;claire; non seulement dans moi-m&ecirc;me, mais dans la brebis qui pa&icirc;t, dans l’oiseau qui vole, dans la pierre qui tombe, dans la feuille qu’emporte le vent.

[988:] Je juge de l’ordre du monde quoique j’en ignore la fln, parce que pour juger de cet ordre il me suffit de comparer les parties entre elles, d’&eacute;tudier leur concours, leurs rapports, d’en remarquer le concert. J’ignore pourquoi l’univers existe; mais je ne laisse pas de voir comment il est modifi&eacute;: je ne laisse pas d’apercevoir l’intime correspondance par laquelle les &ecirc;tres qui le composent se pr&ecirc;tent un secours mutuel. Je suis comme un homme qui verrait pour la premi&egrave;re fois une montre ouverte, et qui ne laisserait pas d’en admirer l’ouvrage, quoiqu’il ne conn&ucirc;t pas l’usage de la machine et qu’il n’e&ucirc;t point vu le cadran. Je ne sais, dirait-il, &agrave; quoi le tout est bon; mais je vois que chaque pi&egrave;ce est faite pour les autres; j’admire l’ouvrier dans le d&eacute;tail de son ouvrage, et je suis bien s&ucirc;r que tous ces rouages ne marchent ainsi de concert que pour une fin commune qu’il m’est impossible d’apercevoir.

[989:] Comparons les fins particuli&egrave;res, les moyens, les rapports ordonn&eacute;s de toute esp&egrave;ce, puis &eacute;coutons le sentiment int&eacute;rieur; quel esprit sain peut se refuser &agrave; son t&eacute;moignage? A quels yeux non pr&eacute;venus l’ordre sensible de l’univers n’annonce-t-il pas une supr&ecirc;me intelligence? Et que de sophismes ne faut-il point entasser pour m&eacute;conna&icirc;tre l’harmonie des &ecirc;tres et l’admirable concours de chaque pi&egrave;ce pour la conservation des autres? Qu’on me parle tant qu’on voudra de combinaisons et de chances; que vous sert de me r&eacute;duire au silence, si vous ne pouvez m’amener &agrave; la persuasion? Et comment m’&ocirc;terez-vous le sentiment involontaire qui vous d&eacute;ment toujours malgr&eacute; moi? Si les corps organis&eacute;s se sont combin&eacute;s fortuitement de mille mani&egrave;res avant de prendre des formes constantes, s’il s’est form&eacute; d’abord des estomacs sans bouches, des pieds sans t&ecirc;tes, des mains sans bras, des organes imparfaits de toute esp&egrave;ce qui sont p&eacute;ris faute de pouvoir se conserver, pourquoi nul de ces informes essais ne frappe-t-il plus nos regards? Pourquoi la nature s’est-elle enfin prescrit des lois auxquelles elle n’&eacute;tait pas d’abord assujettie? Je ne dois point &ecirc;tre surpris qu’une chose arrive lorsqu’elle est possible, et que la difficult&eacute; de l’&eacute;v&eacute;nement est compens&eacute;e par la quantit&eacute; des jets; j’en conviens. Cependant, si l’on venait me dire que des caract&egrave;res d’imprimerie projet&eacute;s au hasard ont donn&eacute; l’En&eacute;ide tout arrang&eacute;e, je ne daignerais pas faire un pas pour aller v&eacute;rifier le mensonge. Vous oubliez, me dira-t-on, la quantit&eacute; des jets. Mais de ces jets-l&agrave; combien faut-il que j’en suppose pour rendre la combinaison vraisemblable? Pour moi, qui n’en vois qu’un seul, j’ai l’infini &agrave; parier contre un que son produit n’est point l’effet du hasard. Ajoutez que des combinaisons et des chances ne donneront jamais que des produits de m&ecirc;me nature que les &eacute;l&eacute;ments combin&eacute;s, que l’organisation et la vie ne r&eacute;sulteront point d’un jet d’atomes, et qu’un chimiste combinant des mixtes ne les fera point sentir et penser dans son creuset.

[990:] J’ai lu Nieuwentit avec surprise, et presque avec scandale. Comment cet homme a-t-il pu vouloir faire un livre des merveilles de la nature, qui montrent la sagesse de son auteur? Son livre serait aussi gros que le monde, qu’il n’aurait pas &eacute;puis&eacute; son sujet; et sit&ocirc;t qu’on veut entrer dans les d&eacute;tails, la plus grande merveille &eacute;chappe, qui est l’harmonie et l’accord du tout. La seule g&eacute;n&eacute;ration des corps vivants et organis&eacute;s est l’ab&icirc;me de l’esprit humain; la barri&egrave;re insurmontable que la nature a mise entre les diverses esp&egrave;ces, afin qu’elles ne se confondissent pas, montre ses intentions avec la derni&egrave;re &eacute;vidence. Elle ne s’est pas content&eacute;e d’&eacute;tablir l’ordre, elle a pris des mesures certaines pour que rien ne p&ucirc;t le troubler.

[991:] Il n’y a pas un &ecirc;tre dans l’univers qu’on ne puisse, &agrave;quelque &eacute;gard, regarder comme le centre commun de tous les autres, autour duquel ils sont tous ordonn&eacute;s, en sorte qu’ils sont tous r&eacute;ciproquement fins et moyens les uns relativement aux autres. L’esprit se confond et se perd dans cette infinit&eacute; de rapports, dont pas un n’est confondu ni perdu dans la foule. Que d’absurdes suppositions pour d&eacute;duire toute cette harmonie de l’aveugle m&eacute;canisme de la mati&egrave;re mue fortuitement! Ceux qui nient l’unit&eacute; d’intention qui se manifeste dans les rapports de toutes les parties de ce grand tout, ont beau couvrir leur galimatias d’abstractions, de coordinations, de principes g&eacute;n&eacute;raux, de termes embl&eacute;matiques; quoi qu’ils fassent, il m’est impossible de concevoir un syst&egrave;me d’&ecirc;tres si constamment ordonn&eacute;s, que je ne con&ccedil;oive une intelligence qui l’ordonne. Il ne d&eacute;pend pas de moi de croire que la mati&egrave;re passive et morte a pu produire des &ecirc;tres vivants et sentants, qu’une fatalit&eacute; aveugle a pu produire des &ecirc;tres intelligents, que ce qui ne pense point a pu produire des &ecirc;tres qui pensent.

[992:] Je crois donc que le monde est gouvern&eacute; par une volont&eacute; puissante et sage; je le vois, ou plut&ocirc;t je le sens, et cela m’importe &agrave; savoir. Mais ce m&ecirc;me monde est-il &eacute;ternel ou cr&eacute;&eacute;? Y a-t-il un principe unique des choses? Y en a-t-il deux ou plusieurs? Et quelle est leur nature? Je n’en sais rien, et que m’importe. A mesure que ces connaissances me deviendront int&eacute;ressantes, je m’efforcerai de les acqu&eacute;rir; jusque-l&agrave; je renonce &agrave; des questions oiseuses qui peuvent inqui&eacute;ter mon amour-propre, mais qui sont inutiles &agrave; ma conduite et sup&eacute;rieures &agrave; ma raison.

[993:] Souvenez-vous toujours que je n’enseigne point mon sentiment, je l’expose. Que la mati&egrave;re soit &eacute;ternelle ou cr&eacute;&eacute;e, qu’il y ait un principe passif ou qu’il n’y en ait point; toujours est-il certain que le tout est un, et annonce une intelligence unique; car je ne vois rien qui ne soit ordonn&eacute; dans le m&ecirc;me syst&egrave;me, et qui ne concoure &agrave; la m&ecirc;me fln, savoir la conservation du tout dans l’ordre &eacute;tabli. Cet &ecirc;tre qui veut et qui peut, cet &ecirc;tre actif par lui-m&ecirc;me, cet &ecirc;tre enfin, quel qu’il soit, qui meut l’univers et ordonne toutes choses, je l’appelle Dieu. Je joins &agrave; ce nom les id&eacute;es d’intelligence, de puissance, de volont&eacute;, que j’ai rassembl&eacute;es, et celle de bont&eacute; qui en est une suite n&eacute;cessaire; mais je n’en connais pas mieux l’&ecirc;tre auquel je l’ai donn&eacute;; il se d&eacute;robe &eacute;galement &agrave; mes sens et &agrave; mon entendement; plus j’y pense, plus je me confonds; je sais tr&egrave;s certainement qu’il existe, et qu’il existe par lui-m&ecirc;me: je sais que mon existence est subordonn&eacute;e &agrave; la sienne, et que toutes les choses qui me sont connues sont absolument dans le m&ecirc;me cas. J’aper&ccedil;ois Dieu partout dans ses oeuvres; je le sens en moi, je le vois tout autour de moi; mais sit&ocirc;t que je veux le contempler en lui-m&ecirc;me, sit&ocirc;t que je veux chercher o&ugrave; il est, ce qu’il est, quelle est sa substance, il m’&eacute;chappe et mon esprit troubl&eacute; n’aper&ccedil;oit plus rien.

[994:] P&eacute;n&eacute;tr&eacute; de mon insuffisance, je ne raisonnerai jamais sur la nature de Dieu, que je n’y sois forc&eacute; par le sentiment de ses rapports avec moi. Ces raisonnements sont toujours t&eacute;m&eacute;raires, un homme sage ne doit s’y livrer qu’en tremblant, et s&ucirc;r qu’il n’est pas fait pour les approfondir: car ce qu’il y a de plus injurieux &agrave; la Divinit&eacute; n’est pas de n’y point penser, mais d’en mal penser.

[995:] Apr&egrave;s avoir d&eacute;couvert ceux de ses attributs par lesquels je con&ccedil;ois mon existence, je reviens &agrave; moi, et je cherche quel rang j’occupe dans l’ordre des choses qu’elle gouverne, et que je puis examiner. Je me trouve incontestablement au premier par mon esp&egrave;ce; car, par ma volont&eacute; et par les instruments qui sont en mon pouvoir pour l’ex&eacute;cuter, j’ai plus de force pour agir sur tous les corps qui m’environnent, ou pour me pr&ecirc;ter ou me d&eacute;rober comme il me pla&icirc;t &agrave; leur action, qu’aucun d’eux n’en a pour agir sur moi malgr&eacute; moi par la seule impulsion physique; et, par mon intelligence, je suis le seul qui ait inspection sur le tout. Quel &ecirc;tre ici-bas, hors l’homme, sait observer tous les autres, mesurer, calculer, pr&eacute;voir leurs mouvements, leurs effets, et joindre, pour ainsi dire, le sentiment de l’existence commune &agrave; celui de son existence individuelle? Qu’y a-t-il de si ridicule &agrave; penser que tout est fait pour moi, si je suis le seul qui sache tout rapporter &agrave; lui?

[996:] Il est donc vrai que l’homme est le roi de la terre qu’il habite; car non seulement il dompte tous les animaux, non seulement il dispose des &eacute;l&eacute;ments par son industrie, mais lui seul sur la terre en sait disposer, et il s’approprie encore, par la contemplation, les astres m&ecirc;mes dont il ne peut approcher. Qu’on me montre un autre animal sur la terre qui sache faire usage du feu, et qui sache admirer le soleil. Quoi! je puis observer, conna&icirc;tre les &ecirc;tres et leurs rapports? je puis sentir ce que c’est qu’ordre, beaut&eacute;, vertu; je puis contempler l’univers, m’&eacute;lever &agrave; la main qui le gouverne; je puis aimer le bien, le faire; et je me comparerais aux b&ecirc;tes! Ame abjecte, c’est ta triste philosophie qui te rend semblable &agrave; elles: ou plut&ocirc;t tu veux en vain t’avilir, ton g&eacute;nie d&eacute;pose contre tes principes, ton coeur bienfaisant d&eacute;ment ta doctrine, et l’abus m&ecirc;me de tes facult&eacute;s prouve leur excellence en d&eacute;pit de toi.

[997:] Pour moi qui n’ai point de syst&egrave;me &agrave; soutenir, moi, homme simple et vrai, que la fureur d’aucun parti n’entra&icirc;ne et qui n’aspire point &agrave; l’honneur d’&ecirc;tre chef de secte, content de la place o&ugrave; Dieu m’a mis, je ne vois rien, apr&egrave;s lui, de meilleur que mon esp&egrave;ce; et si j’ avais &agrave; choisir ma place dans l’ordre des &ecirc;tres, que pourrais-je choisir de plus que d’&ecirc;tre homme?

[998:] Cette r&eacute;flexion m’enorgueillit moins qu’elle ne me touche; car cet &eacute;tat n’est point de mon choix, et il n ‘&eacute;tait pas d&ucirc; au m&eacute;rite d’un &ecirc;tre qui n existait pas encore. Puis-je me voir ainsi distingu&eacute; sans me f&eacute;liciter de remplir ce poste honorable, et sans b&eacute;nir la main qui m’y a plac&eacute;? De mon premier retour sur moi na&icirc;t dans mon coeur un sentiment de reconnaissance et de b&eacute;n&eacute;diction pour l’auteur de mon esp&egrave;ce, et de ce sentiment mon premier hommage &agrave; la Divinit&eacute; bienfaisante. J’adore la puissance supr&ecirc;me et je m’attendris sur ses bienfaits. Je n’ai pas besoin qu’on m’enseigne ce culte, il m’est dict&eacute; par la nature elle-m&ecirc;me. N’est-ce pas une cons&eacute;quence naturelle de l’amour de soi, d’honorer ce qui nous prot&egrave;ge, et d’aimer ce qui nous veut du bien?

[999:] Mais quand, pour conna&icirc;tre ensuite ma place individuelle dans mon esp&egrave;ce, j’en consid&egrave;re les divers rangs et les hommes qui les remplissent, que deviens-je? Quel spectacle! O&ugrave; est l’ordre que j’avais observ&eacute;? Le tableau de la nature ne m’offrait qu’harmonie et proportions, celui du genre humain ne m’offre que confusion, d&eacute;sordre! Le concert r&egrave;gne entre les &eacute;l&eacute;ments, et les hommes sont dans le chaos! Les animaux sont heureux, leur roi seul est mis&eacute;rable! O sagesse, o&ugrave; sont tes lois? O Providence, est-ce ainsi que tu r&eacute;gis le monde? Etre bienfaisant, qu’est devenu ton pouvoir? Je vois le mal sur la terre.

[1000:] Croiriez-vous, mon bon ami, que de ces tristes r&eacute;flexions et de ces contradictions apparentes se form&egrave;rent dans mon esprit les sublimes id&eacute;es de l’&acirc;me, qui n’avaient point jusque-l&agrave; r&eacute;sult&eacute; de mes recherches? En m&eacute;ditant sur la nature de l’homme, j’y crus d&eacute;couvrir deux principes distincts, dont l’un l’&eacute;levait &agrave; l’&eacute;tude des v&eacute;rit&eacute;s &eacute;ternelles, &agrave; l’amour de la justice et du beau moral, aux r&eacute;gions du monde intellectuel dont la contemplation fait les d&eacute;lices du sage, et dont l’autre le ramenait bassement en lui-m&ecirc;me, l’asservissait &agrave; l’empire des sens, aux passions qui sont leurs ministres, et contrariait par elles tout ce que lui inspirait le sentiment du premier. En me sentant entra&icirc;n&eacute;, combattu par ces deux mouvements contraires, je me disais: Non, l’homme n’est point un: je veux et je ne veux pas, je me sens &agrave; la fois esclave et libre; je vois le bien, je l’aime, et je fais le mal; je suis actif quand j’&eacute;coute la raison, passif quand mes passions m’entra&icirc;nent; et mon pire tourment quand je succombe est de sentir que j’ai pu r&eacute;sister.

[1001:] Jeune homme, &eacute;coutez avec confiance, je serai toujours de bonne foi. Si la conscience est l’ouvrage des pr&eacute;jug&eacute;s, j’ai tort, sans doute, et il n’y a point de morale d&eacute;montr&eacute;e; mais si se pr&eacute;f&eacute;rer &agrave; tout est un penchant naturel &agrave; l’homme, et si pourtant le premier sentiment de la justice est inn&eacute; dans le coeur humain, que celui qui fait de l’homme un &ecirc;tre simple l&egrave;ve ces contradictions, et je ne reconnais plus qu’une substance.

[1002:] Vous remarquerez que, par ce mot de substance, j’entends en g&eacute;n&eacute;ral l’&ecirc;tre dou&eacute; de quelque qualit&eacute; primitive, et abstraction faite de toutes modifications particuli&egrave;res ou secondaires. Si donc toutes les qualit&eacute;s primitives qui nous sont connues peuvent se r&eacute;unir dans un m&ecirc;me &ecirc;tre, on ne doit admettre qu’une substance; mais s’il y en a qui s’excluent mutuellement, il y a autant de diverses substances qu’on peut faire de pareilles exclusions. Vous r&eacute;fl&eacute;chirez sur cela; pour moi, je n’ai besoin, quoi qu’en dise Locke, de conna&icirc;tre la mati&egrave;re que comme &eacute;tendue et divisible, pour &ecirc;tre assur&eacute; qu’elle ne peut penser; et quand un philosophe viendra me dire que les arbres sentent et que les roches pensent, il aura beau m’embarrasser dans ses arguments subtils, je ne puis voir en lui qu’un sophiste de mauvaise foi, qui aime mieux donner le sentiment aux pierres que d’accorder une &acirc;me &agrave;l’homme.

[1003:] Supposons un sourd qui nie l’existence des sons, parce qu’ils n’ont jamais frapp&eacute; son oreille. Je mets sous ses yeux un instrument &agrave; corde, dont je fais sonner l’unisson par un autre instrument cach&eacute;: le sourd voit fr&eacute;mir la corde; je lui dis: C’est le son qui fait cela. Point du tout, r&eacute;pond-il; la cause du fr&eacute;missement de la corde est en elle-m&ecirc;me; c’est une qualit&eacute; commune &agrave; tous les corps de fr&eacute;mir ainsi. Montrez-moi donc, reprends-je, ce fr&eacute;missement dans les autres corps, ou du moins sa cause dans cette corde. Je ne puis, r&eacute;plique le sourd; mais, parce que je ne con&ccedil;ois pas comment fr&eacute;mit cette corde, pourquoi faut-il que j’aille expliquer cela par vos sons, dont je n’ai pas la moindre id&eacute;e? C’est expliquer un fait obscur par une cause encore plus obscure. Ou rendez-moi vos sons sensibles, ou je dis qu’ils n’existent pas.

[1004:] Plus je r&eacute;fl&eacute;chis sur la pens&eacute;e et sur la nature de l’esprit humain, plus je trouve que le raisonnement des mat&eacute;rialistes ressemble &agrave; celui de ce sourd. Ils sont sourds, en effet, &agrave; la voix int&eacute;rieure qui leur crie d’un ton difficile &agrave;m&eacute;conna&icirc;tre: Une machine ne pense point, il n’y a ni mouvement ni figure qui produise la r&eacute;flexion: quelque chose en toi cherche &agrave; briser les liens qui le compriment; l’espace n’est pas ta mesure, l’univers entier n’est pas assez grand pour toi: tes sentiments, tes d&eacute;sirs, ton inqui&eacute;tude, ton orgueil m&ecirc;me, ont un autre principe que ce corps &eacute;troit dans lequel tu te sens encha&icirc;n&eacute;.

[1005:] Nul &ecirc;tre mat&eacute;riel n’est actif par lui-m&ecirc;me, et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et ce sentiment qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. J’ai un corps sur lequel les autres agissent et qui agit sur eux; cette action r&eacute;ciproque n’est pas douteuse; mais ma volont&eacute; est ind&eacute;pendante de mes sens; je consens ou je r&eacute;siste, je succombe ou je suis vainqueur, et je sens parfaitement en moi-m&ecirc;me quand je fais ce que j’ai voulu faire, ou quand je ne fais que c&eacute;der &agrave; mes passions. J’ai toujours la puissance de vouloir, non la force d’ex&eacute;cuter. Quand je me livre aux tentations, j’agis selon l’impulsion des objets externes. Quand je me reproche cette faiblesse, je n’&eacute;coute que mn volont&eacute;; je suis esclave par mes vices, et libre par mes remords; le sentiment de ma libert&eacute; ne s’efface en moi que quand je me d&eacute;prave, et que j’emp&ecirc;che enfin la voix de l’&acirc;me de s’&eacute;lever contre la loi du corps.

[1006:] Je ne connais la volont&eacute; que par le sentiment de la mienne, et l’entendement ne m’est pas mieux connu. Quand on me demande quelle est la cause qui d&eacute;termine ma volont&eacute;, je demande &agrave; mon tour quelle est la cause qui d&eacute;termine mon jugement: car il est clair que ces deux causes n’en font qu’une; et si l’on comprend bien que l’homme est actif dans ses jugements, que son entendement n’est que le pouvoir de comparer et de juger, on verra que sa fiert&eacute; n’est qu’un pouvoir semblable, ou d&eacute;riv&eacute; de celui-l&agrave;; il choisit le bon comme il a jug&eacute; le vrai; s’il juge faux, il choisit mal. Quelle est donc la cause qui d&eacute;termine sa volont&eacute;? C’est son jugement. Et quelle est la cause qui d&eacute;termine son jugement? C’est sa facult&eacute; intelligente, c’est sa puissance de juger; la cause d&eacute;terminante est en lui-m&ecirc;me. Pass&eacute; cela, je n’entends plus rien.

[1007:] Sans doute je ne suis pas libre de ne pas vouloir mon propre bien, je ne suis pas libre de vouloir mon mal; mais ma libert&eacute; consiste en cela m&ecirc;me que je ne puis vouloir que ce qui m’est convenable, ou que j’estime tel, sans que rien d’&eacute;tranger &agrave; moi me d&eacute;termine. S’ensuit-il que je ne sois pas mon ma&icirc;tre, parce que je ne suis pas le ma&icirc;tre d’&ecirc;tre un autre que moi?

[1008:] Le principe de toute action est dans la volont&eacute; d’un &ecirc;tre libre; on ne saurait remonter au del&agrave;. Ce n’est pas le mot de libert&eacute; qui ne signifie rien, c’est celui de n&eacute;cessit&eacute;. Supposer quelque acte, quelque effet qui ne d&eacute;rive pas d’un principe actif, c’est vraiment supposer des effets sans cause, c’est tomber dans le cercle vicieux. Ou il n’y a point de premi&egrave;re impulsion, ou toute premi&egrave;re impulsion n’a nulle cause ant&eacute;rieure, et il n’y a point de v&eacute;ritable volont&eacute; sans libert&eacute;. L’homme est donc libre dans ses actions, et, comme tel, anim&eacute; d’un substance immat&eacute;rielle, c’est mon troisi&egrave;me article de foi. De ces trois premiers vous d&eacute;duirez ais&eacute;ment tous les autres, sans que je continue &agrave; les compter.

[1009:] Si l’homme est actif et libre, il agit de lui-m&ecirc;me; tout ce qu’il fait librement n’entre point dans le syst&egrave;me ordonn&eacute; de la Providence, et ne peut lui &ecirc;tre imput&eacute;. Elle ne veut point le mal que fait l’homme, en abusant de la libert&eacute; qu’elle lui donne; mais elle ne l’emp&ecirc;che pas de le faire, soit que de la part d’un &ecirc;tre si faible ce mal soit nul &agrave; ses yeux, soit qu’elle ne p&ucirc;t l’emp&ecirc;cher sans g&ecirc;ner sa libert&eacute; et faire un mal plus grand en d&eacute;gradant sa nature. Elle l’a fait libre afin qu’il f&icirc;t non le mal, mais le bien par choix. Elle l’a mis en &eacute;tat de faire ce choix en usant bien des facult&eacute;s dont elle l’a dou&eacute;; mais elle a tellement born&eacute; ses forces, que l’abus de la libert&eacute; qu’elle lui laisse ne peut troubler l’ordre g&eacute;n&eacute;ral. Le mal que l’homme fait retombe sur lui sans rien changer au syst&egrave;me du monde, sans emp&ecirc;cher que l’esp&egrave;ce humaine elle-m&ecirc;me ne se conserve malgr&eacute; qu’elle en ait. Murmurer de ce que Dieu ne l’emp&ecirc;che pas de faire le mal, c’est murmurer de ce qu’il la fit d’une nature excellente, de ce qu’il mit &agrave; ses actions la moralit&eacute; qui les ennoblit, de ce qu’il lui donna droit &agrave; la vertu. La supr&ecirc;me jouissance est dans le contentement de soi-m&ecirc;me; c’est pour m&eacute;riter ce contentement que nous sommes plac&eacute;s sur la terre et dou&eacute;s de la libert&eacute;, que nous sommes tent&eacute;s par les passions et retenus par la conscience. Que pouvait de plus en notre faveur la puissance divine elle-m&ecirc;me? Pouvait-elle meure de la contradiction dans notre nature et donner le prix d’avoir bien fait &agrave; qui n’eut pas le pouvoir de mal faire? Quoi! pour emp&ecirc;cher l’homme d’&ecirc;tre m&eacute;chant, fallait-il le borner &agrave; l’instinct et le faire b&ecirc;te? Non, Dieu de mon &acirc;me, je ne te reprocherai jamais de l’avoir faite &agrave; ton image, afin que je pusse &ecirc;tre libre, bon et heureux comme toi.

[1010:] C’est l’abus de nos facult&eacute;s qui nous rend malheureux et m&eacute;chants. Nos chagrins, nos soucis, nos peines, nous viennent de nous. Le mal moral est incontestablement notre ouvrage, et le mal physique ne serait rien sans nos vices, qui nous l’ont rendu sensible. N’est-ce pas pour nous conserver que la nature nous fait sentir nos besoins? La douleur du corps n’est-elle pas un signe que la machine se d&eacute;range, et un avertissement d’y pourvoir? La mort... Les m&eacute;chants n’empoisonnent-ils pas leur vie et la n&ocirc;tre? Qui est-ce qui voudrait toujours vivre? La mort est le rem&egrave;de aux maux que vous vous faites; la nature a voulu que vous ne souffrissiez pas toujours. Combien l’homme vivant dans la simplicit&eacute; primitive est sujet &agrave; peu de maux! Il vit presque sans maladies ainsi que sans passions, et ne pr&eacute;voit ni ne sent la mort; quand il la sent, ses mis&egrave;res la lui rendent d&eacute;sirable: d&egrave;s lors elle n’est plus un mal pour lui. Si nous nous contentions d’&ecirc;tre ce que nous sommes, nous n’aurions point &agrave; d&eacute;plorer notre sort; mais pour chercher un bien-&ecirc;tre imaginaire, nous nous donnons mille maux r&eacute;els. Qui ne sait pas supporter un peu de souffrance doit s’attendre &agrave; beaucoup souffrir. Quand on a g&acirc;t&eacute; sa constitution par une vie d&eacute;r&eacute;gl&eacute;e, on la veut r&eacute;tablir par des rem&egrave;des; au mal qu’on sent on ajoute celui qu’on craint; la pr&eacute;voyance de la mort la rend horrible et l’acc&eacute;l&egrave;re; plus on la veut fuir, plus on la sent; et l’on meurt de frayeur durant toute sa vie, en murmurant contre la nature des maux qu’on s’est faits en l’offensant.

[1011:] Homme, ne cherche plus l’auteur du mal; cet auteur, c’est toi-m&ecirc;me. Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres, et l’un et l’autre te vient de toi. Le mal g&eacute;n&eacute;ral ne peut &ecirc;tre que dans le d&eacute;sordre, et je vois dans le syst&egrave;me du monde un ordre qui ne se d&eacute;ment point. Le mal particulier n’est que dans le sentiment de l’&ecirc;tre qui souffre; et ce sentiment, l’homme ne l’a pas re&ccedil;u de la nature, il se l’est donn&eacute;. La douleur a peu de prise sur quiconque, ayant peu r&eacute;fl&eacute;chi, n’a ni souvenir ni pr&eacute;voyance. Otez nos funestes progr&egrave;s, &ocirc;tez nos erreurs et nos vices, &ocirc;tez l’ouvrage de l’homme, et tout est bien.

[1012:] O&ugrave; tout est bien, rien n’est injuste. La justice est ins&eacute;parable de la bont&eacute;; or la bont&eacute; est l’effet n&eacute;cessaire d’une puissance sans borne et de l’amour de soi, essentiel &agrave; tout &ecirc;tre qui se sent. Celui qui peut tout &eacute;tend, pour ainsi dire, son existence avec celle des &ecirc;tres. Produire et conserver sont l’acte perp&eacute;tuel de la puissance; elle n’agit point sur ce qui n’est pas; Dieu n’est pas le Dieu des morts, il ne pourrait &ecirc;tre destructeur et m&eacute;chant sans se nuire. Celui qui peut tout ne peut vouloir que ce qui est bien. Donc l’Etre souverainement bon parce qu’il est souverainement puissant, doit &ecirc;tre aussi souverainement juste, autrement il se contredirait lui-m&ecirc;me; car l’amour de l’ordre qui le produit s’appelle bont&eacute;, et l’amour de l’ordre qui le conserve s’appelle justice.

[1013:] Dieu, dit-on, ne doit rien &agrave; ses cr&eacute;atures. Je crois qu’il leur doit tout ce qu’il leur promit en leur donnant l’&ecirc;tre. Or c’est leur promettre un bien que de leur en donner l’id&eacute;e et de leur en faire sentir le besoin. Plus je rentre en moi, plus je me consulte, et plus je lis ces mots &eacute;crits dans mon &acirc;me: Sois juste, et tu seras heureux. Il n’en est rien pourtant, &agrave; consid&eacute;rer l’&eacute;tat pr&eacute;sent des choses; le m&eacute;chant prosp&egrave;re, et le juste reste opprim&eacute;. Voyez aussi quelle indignation s’allume en nous quand cette attente est frustr&eacute;e! La conscience s’&eacute;l&egrave;ve et murmure contre son auteur; elle lui crie en g&eacute;missant: Tu m’as tromp&eacute;!

[1014:] Je t’ai tromp&eacute;, t&eacute;m&eacute;raire! et qui te l’a dit? Ton &acirc;me est-elle an&eacute;antie? As-tu cess&eacute; d’exister? O Brutus, &ocirc; mon fils! ne souille point ta noble vie en la finissant; ne laisse point ton espoir et ta gloire avec ton corps aux champs de Philippes. Pourquoi dis-tu: La vertu n’est rien, quand tu vas jouir du prix de la tienne? Tu vas mourir, penses-tu: non, tu vas vivre, et c’est alors que je tiendrai tout ce que je t’ai promis.

[1015:] On dirait, aux murmures des impatients mortels, que Dieu leur doit la r&eacute;compense avant le m&eacute;rite, et qu’il est oblig&eacute; de payer leur vertu d’avance. Oh! soyons bons premi&egrave;rement, et puis nous serons heureux. N’exigeons pas le prix avant la victoire, ni le salaire avant le travail. Ce n’est point dans la lice, disait Plutarque, que les vainqueurs de nos jeux sacr&eacute;s sont couronn&eacute;s, c’est apr&egrave;s qu’ils l’ont parcourue.

[1016:] Si l’&acirc;me est immat&eacute;rielle, elle peut survivre au corps; et si elle lui survit, la Providence est justifi&eacute;e. Quand je n’aurais d’autre preuve de l’immat&eacute;rialit&eacute; de l’&acirc;me que le triomphe du m&eacute;chant et l’oppression du juste en ce monde, cela seul m’emp&ecirc;cherait d’en douter. Une si choquante dissonance dans l’harmonie universelle me ferait chercher &agrave; la r&eacute;soudre. Je me dirais: Tout ne finit pas pour nous avec la vie, tout rentre dans l’ordre &agrave; la mort. J’aurais, &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, l’embarras de me demander o&ugrave; est l’homme, quand tout ce qu’il avait de sensible est d&eacute;truit. Cette question n’est plus une difficult&eacute; pour moi, sit&ocirc;t que j’ai reconnu deux substances. Il est tr&egrave;s simple que, durant ma vie corporelle, n’apercevant rien que par mes sens, ce qui ne leur est point soumis m’&eacute;chappe. Quand l’union du corps et de l’&acirc;me est rompue, je con&ccedil;ois que l’un peut se dissoudre, et l’autre se conserver. Pourquoi la destruction de l’un entra&icirc;nerait-elle la destruction de l’autre? Au contraire, &eacute;tant de natures si diff&eacute;rentes, ils &eacute;taient, par leur union, dans un &eacute;tat violent; et quand cette union cesse, ils rentrent tous deux dans leur &eacute;tat naturel: la substance active et vivante regagne toute la force qu’elle employait &agrave; mouvoir la substance passive et morte. H&eacute;las! je le sens trop par mes vices, l’homme ne vit qu’&agrave; moiti&eacute; durant sa vie, et la vie de l’&acirc;me ne commence qu’&agrave; la mort du corps.

[1017:] Mais quelle est cette vie? et l’&acirc;me est-elle immortelle par sa nature? Mon entendement born&eacute; ne con&ccedil;oit rien sans bornes: tout ce qu’on appelle infini m’&eacute;chappe. Que puis-je nier, affirmer? quels raisonnements puis-je faire sur ce que je ne puis concevoir? Je crois que l’&acirc;me survit au corps assez pour le maintien de l’ordre: qui sait si c’est assez pour durer toujours? Toutefois je con&ccedil;ois comment le corps s’use et se d&eacute;truit par la division des parties: mais je ne puis concevoir une destruction pareille de l’&ecirc;tre pensant; et n’imaginant point comment il peut mourir, je pr&eacute;sume qu’il ne meurt pas. Puisque cette pr&eacute;somption me console et n’a rien de d&eacute;raisonnable, pourquoi craindrais-je de m’y livrer?

[1018:] Je sens mon &acirc;me, je la connais par le sentiment et par la pens&eacute;e, je sais qu’elle est, sans savoir quelle est son essence; je ne puis raisonner sur des id&eacute;es que je n’ai pas. Ce que je sais bien, c’est que l’identit&eacute; du moi ne se prolonge que par la m&eacute;moire, et que, pour &ecirc;tre le m&ecirc;me en effet, il faut que je me souvienne d’avoir &eacute;t&eacute;. Or je ne saurais me rappeler, apr&egrave;s ma mort, ce que j’ai &eacute;t&eacute; durant ma vie, que je ne me rappelle aussi ce que j’ai senti, par cons&eacute;quent ce que j’ai fait; et je ne doute point que ce souvenir ne fasse un jour la f&eacute;licit&eacute; des bons et le tourment des m&eacute;chants. Ici-bas, mille passions ardentes absorbent le sentiment interne, et donnent le change aux remords. Les humiliations, les disgr&acirc;ces qu’attire l’exercice des vertus, emp&ecirc;chent d’en sentir tous les charmes. Mais quand, d&eacute;livr&eacute;s des illusions que nous font le corps et les sens, nous jouirons de la contemplation de l’Etre supr&ecirc;me et des v&eacute;rit&eacute;s &eacute;ternelles dont il est la source, quand la beaut&eacute; de l’ordre frappera toutes les puissances de notre &acirc;me, et que nous serons uniquement occup&eacute;s &agrave;comparer ce que nous avons fait avec ce que nous avons d&ucirc; faire, c’est alors que la voix de la conscience reprendra sa force et son empire, c’est alors que la volupt&eacute; pure qui na&icirc;t du contentement de soi-m&ecirc;me, et le regret amer de s‘&ecirc;tre avili, distingueront par des sentiments in&eacute;puisables le sort que chacun se sera pr&eacute;par&eacute;. Ne me demandez point, &ocirc; mon bon ami, s’il y aura d’autres sources de bonheur et de peines; je l’ignore; et c’est assez de celles que j’imagine pour me consoler de cette vie, et m’en faire esp&eacute;rer une autre. Je ne dis point que les bons seront r&eacute;compens&eacute;s; car quel autre bien peut attendre un &ecirc;tre excellent que d’exister selon sa nature? Mais je dis qu’ils seront heureux, parce que leur auteur, l’auteur de toute justice, les ayant faits sensibles, ne les a pas faits pour souffrir; et que, n’ayant point abus&eacute; de leur libert&eacute; sur la terre, ils n’ont pas tromp&eacute; leur destination par leur faute: ils ont souffert pourtant dans cette vie, ils seront donc d&eacute;dommag&eacute;s dans une autre. Ce sentiment est moins fond&eacute; sur le m&eacute;rite de l’homme que sur la notion de bont&eacute; qui me semble ins&eacute;parable de l’essence divine. Je ne fais que supposer les lois de l’ordre observ&eacute;es, et Dieu constant &agrave; lui-m&ecirc;me.

[1019:] Ne me demandez pas non plus si les tourments des m&eacute;chants seront &eacute;ternels; je l’ignore encore, et n’ai point la vaine curiosit&eacute; d’&eacute;claircir des questions inutiles. Que m’importe ce que deviendront les m&eacute;chants? Jeprends peu d’int&eacute;r&ecirc;t &agrave; leur sort. Toutefois j’ai peine &agrave; croire qu’ils soient condamn&eacute;s &agrave; des tourments sans fin. Si la supr&ecirc;me justice se venge, elle se venge d&egrave;s cette vie. Vous et vos erreurs, &ocirc; nations! &ecirc;tes ses ministres. Elle emploie les maux que vous vous faites &agrave; punir les crimes qui les ont attir&eacute;s. C’est dans vos coeurs insatiables, rong&eacute;s d’envie, d’avarice et d’ambition, qu’au sein de vos fausses prosp&eacute;rit&eacute;s les passions vengeresses punissent vos forfaits. Qu’est-il besoin d’aller chercher l’enfer dans l’autre vie? il est d&egrave;s celle-ci dans le coeur des m&eacute;chants.

[1020:] O&ugrave; finissent nos besoins p&eacute;rissables, o&ugrave; cessent nos d&eacute;sirs insens&eacute;s doivent cesser aussi nos passions et nos crimes. De quelle perversit&eacute; de purs esprits seraient-ils susceptibles? N’ayant besoin de rien, pourquoi seraient-ils m&eacute;chants? Si, destitu&eacute;s de nos sens grossiers, tout leur bonheur est dans la contemplation des &ecirc;tres, ils ne sauraient vouloir que le bien; et quiconque cesse d’&ecirc;tre m&eacute;chant peut-il &ecirc;tre &agrave; jamais mis&eacute;rable? Voil&agrave; ce que j’ai du penchant &agrave; croire, sans prendre peine &agrave; me d&eacute;cider l&agrave;-dessus. O Etre cl&eacute;ment et bon! quels que soient tes d&eacute;crets, je les adore; si tu punis les m&eacute;chants, j’an&eacute;antis ma faible raison devant ta justice. Mais si les remords de ces infortun&eacute;s doivent s’&eacute;teindre avec le temps, si leurs maux doivent finir, et si la m&ecirc;me paix nous attend tous &eacute;galement un jour, je t’en loue. Le m&eacute;chant n’est-il pas mon fr&egrave;re? Combien de fois j’ai &eacute;t&eacute; tent&eacute; de lui ressembler! Que, d&eacute;livr&eacute; de sa mis&egrave;re, il perde aussi la malignit&eacute; qui l’accompagne; qu’il soit heureux ainsi que moi: loin d’exciter ma jalousie, son bonheur ne fera qu’ajouter au mien.

[1021:] C’est ainsi que, contemplant Dieu dans ses oeuvres, et l’&eacute;tudiant par ceux de ses attributs qu’il m’importait de conna&icirc;tre, je suis parvenu &agrave; &eacute;tendre et augmenter par degr&eacute;s l’id&eacute;e, d’abord imparfaite et born&eacute;e, que je me faisais de cet &ecirc;tre immense. Mais si cette id&eacute;e est devenue plus noble et plus grande, elle est aussi moins proportionn&eacute;e &agrave; la raison humaine. A mesure que j’approche en esprit de l’&eacute;ternelle lumi&egrave;re, son &eacute;clat m’&eacute;blouit, me trouble, et je suis forc&eacute; d’abandonner toutes les notions terrestres qui m’aidaient &agrave; l’imaginer. Dieu n’est plus corporel et sensible; la supr&ecirc;me Intelligence qui r&eacute;git le monde n’est plus le monde m&ecirc;me: j’&eacute;l&egrave;ve et fatigue en vain mon esprit &agrave; concevoir son essence. Quand je pense que c’est elle qui donne la vie et l’activit&eacute; &agrave; la substance vivante et active qui r&eacute;git les corps anim&eacute;s; quand j’entends dire que mon &acirc;me est spirituelle et que Dieu est un esprit, je m’indigne contre cet avilissement de l’essence divine; comme si Dieu et mon &acirc;me &eacute;taient de m&ecirc;me nature; comme si Dieu n’&eacute;tait pas le seul &ecirc;tre absolu, le seul vraiment actif, sentant, pensant, voulant par lui-m&ecirc;me, et duquel nous tenons la pens&eacute;e, le sentiment, l’activit&eacute;, la volont&eacute;, la libert&eacute;, l’&ecirc;tre! Nous ne sommes libres que parce qu’il veut que nous le soyons, et sa substance inexplicable est &agrave; nos &acirc;mes ce que nos &acirc;mes sont &agrave; nos corps. S’il a cr&eacute;&eacute; la mati&egrave;re, les corps, les esprits, le monde, je n’en sais rien. L’id&eacute;e de cr&eacute;ation me confond et passe ma port&eacute;e: je la crois autant que je la puis concevoir; mais je sais qu’il a form&eacute; l’univers et tout ce qui existe, qu’il a tout fait, tout ordonn&eacute;. Dieu est &eacute;ternel, sans doute; mais mon esprit peut-il embrasser l’id&eacute;e de l’&eacute;ternit&eacute;? Pourquoi me payer de mots sans id&eacute;e? Ce que je con&ccedil;ois, c’est qu’il est avant les choses, qu’il sera tant qu’elles subsisteront, et qu’il serait m&ecirc;me au-del&agrave;, si tout devait finir un jour. Qu’un &ecirc;tre que je ne con&ccedil;ois pas donne l’existence &agrave; d’autres &ecirc;tres, cela n’est qu’obscur et incompr&eacute;hensible; mais que l’&ecirc;tre et le n&eacute;ant se convertissent d’eux-m&ecirc;mes l’un dans l’autre, c’est une contradiction palpable, c’est une claire absurdit&eacute;.

[1022:] Dieu est intelligent; mais comment l’est-il? l’homme est intelligent quand il raisonne, et la supr&ecirc;me Intelligence n’a pas besoin de raisonner; il n’y a pour elle ni pr&eacute;misses ni cons&eacute;quences, il n’y a pas m&ecirc;me de proposition: elle est purement intuitive, elle voit &eacute;galement tout ce qui est et tout ce qui peut &ecirc;tre; toutes les v&eacute;rit&eacute;s ne sont pour elle qu’une seule id&eacute;e, comme tous les lieux un seul point, et tous les temps un seul moment. La puissance humaine agit par des moyens, la puissance divine agit par elle-m&ecirc;me. Dieu peut parce qu’il veut; sa volont&eacute; fait son pouvoir. Dieu est bon, rien n’est plus manifeste: mais la bont&eacute; dans l’homme est l’amour de ses semblables, et la bont&eacute; de Dieu est l’amour de l’ordre; car c’est par l’ordre qu’il maintient ce qui existe, et lie chaque partie avec le tout. Dieu est juste; j’en suis convaincu, c’est une suite de sa bont&eacute;; l’injustice des hommes est leur oeuvre et non pas la sienne; le d&eacute;sordre moral, qui d&eacute;pose contre la Providence aux yeux des philosophes, ne fait que la d&eacute;montrer aux miens. Mais la justice de l’homme est de rendre &agrave; chacun ce qui lui appartient, et la justice de Dieu, de demander compte &agrave;chacun de ce qu’il lui a donn&eacute;.

[1023:] Que si je viens &agrave; d&eacute;couvrir successivement ces attributs dont je n’ai nulle id&eacute;e absolue, c’est par des cons&eacute;quences forc&eacute;es, c’est par le bon usage de ma raison; mais je les affirme sans les comprendre, et, dans le fond, c’est n’affirmer rien. J’ai beau me dire: Dieu est ansi, je le sens, je me le prouve; je n’en con&ccedil;ois pas mieux comment Dieu peut &ecirc;tre ainsi.

[1024:] Enfin, plus je m’efforce de contempler son essence infinie, moins je la con&ccedil;ois; mais elle est, cela me suffit; moins je la con&ccedil;ois, plus je l’adore. Je m’humilie, et lui dis: litre des &ecirc;tres, je suis parce que tu es; c’est m’&eacute;lever &agrave; ma source que de te m&eacute;diter sans cesse. Le plus digne usage de ma raison est de s’an&eacute;antir devant toi: c’est mon ravissement d’esprit, c’est le charme de ma faiblesse, de me sentir accabl&eacute; de ta grandeur.

[1025:] Apr&egrave;s avoir ainsi, de l’impression des objets sensibles et du sentiment int&eacute;rieur qui me porte &agrave; juger des causes selon mes lumi&egrave;res naturelles, d&eacute;duit les principales v&eacute;rit&eacute;s qu’il m’importait de conna&icirc;tre, il me reste &agrave; chercher quelles maximes j’en dois tirer pour ma conduite, et quelles r&egrave;gles je dois me prescrire pour remplir ma destination sur la terre, selon l’intention de celui qui m’y a plac&eacute;. En suivant toujours ma m&eacute;thode, je ne tire point ces r&egrave;gles des principes d’une haute philosophie, mais je les trouve au fond de mon coeur &eacute;crites par la nature en caract&egrave;res ineffa&ccedil;ables. Je n’ai qu’&agrave; me consulter sur ce que je veux faire: tout ce que je sens &ecirc;tre bien est bien, tout ce que je sens &ecirc;tre mal est mal: le meilleur de tous les casuistes est la conscience; et ce n’est que quand on marchande avec elle qu’on a recours aux subtilit&eacute;s du raisonnement. Le premier de tous les soins est celui de soi-m&ecirc;me: cependant combien de fois la voix int&eacute;rieure nous dit qu’en faisant notre bien aux d&eacute;pens d’autrui nous faisons mal! Nous croyons suivre l’impulsion de la nature, et nous lui r&eacute;sistons; en &eacute;coutant ce qu’elle dit &agrave; nos sens, nous m&eacute;prisons ce qu’elle dit &agrave; nos coeurs; l’&ecirc;tre actif ob&eacute;it, l’&ecirc;tre passif commande. La conscience est la voix de l’&acirc;me, les passions sont la voix du corps. Est-il &eacute;tonnant que souvent ces deux langages se contredisent? et alors lequel faut-il &eacute;couter? Trop souvent la raison nous trompe, nous n’avons que trop acquis le droit de la r&eacute;cuser; mais la conscience ne trompe jamais; elle est le vrai guide de l’homme: elle est &agrave; l’&acirc;me ce que l’instinct est au corps; qui la suit ob&eacute;it &agrave; la nature, et ne craint point de s’&eacute;garer. Ce point est important, poursuivit mon bienfaiteur, voyant que j’allais l’interrompre: souffrez que je m’arr&ecirc;te un peu plus &agrave;l’&eacute;claircir.

[1026:] Toute la moralit&eacute; de nos actions est dans le jugement que nous en portons nous-m&ecirc;mes. S’il est vrai que le bien soit bien, il doit &ecirc;tre au fond de nos coeurs comme dans nos oeuvres, et le premier prix de la justice est de sentir qu’on la pratique. Si la bont&eacute; morale est conforme &agrave;notre nature, l’homme ne saurait &ecirc;tre sain d’esprit ni bien constitu&eacute; qu’autant qu’il est bon. Si elle ne l’est pas, et que l’homme soit m&eacute;chant naturellement, il ne peut cesser de l’&ecirc;tre sans se corrompre, et la bont&eacute; n’est en lui qu’un vice contre nature. Fait pour nuire &agrave; ses semblables comme le loup pour &eacute;gorger sa proie, un homme humain serait un animal aussi d&eacute;prav&eacute; qu’un loup pitoyable; et la vertu seule nous laisserait des remords.

[1027:] Rentrons en nous-m&ecirc;mes, &ocirc; mon jeune ami! examinons, tout int&eacute;r&ecirc;t personnel &agrave; part, &agrave; quoi nos penchants nous portent. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tourments ou du bonheur d’autrui? Qu’est-ce qui nous est le plus doux &agrave; faire, et nous laisse une impression plus agr&eacute;able apr&egrave;s l’avoir fait, d’un acte de bienfaisance ou d’un acte de m&eacute;chancet&eacute;? Pour qui vous int&eacute;ressez-vous sur vos th&eacute;&acirc;tres? Est-ce aux forfaits que vous prenez plaisir? est-ce &agrave; leurs auteurs punis que vous donnez des larmes? Tout nous est indiff&eacute;rent, disent-ils, hors notre int&eacute;r&ecirc;t: et, tout au contraire, les douceurs de l’amiti&eacute;, de l’humanit&eacute;, nous consolent dans nos peines; et, m&ecirc;me dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop mis&eacute;rables, si nous n’avions avec qui les partager. S’il n’y a rien de moral dans le coeur de l’homme, d’o&ugrave; lui viennent donc ces transports d’admiration pour les actions h&eacute;ro&iuml;ques, ces ravissements d’amour pour les grandes &acirc;mes? Cet enthousiasme de la vertu, quel rapport a-t-il avec notre int&eacute;r&ecirc;t priv&eacute;? Pourquoi voudrais-je &ecirc;tre Caton qui d&eacute;chire ses entrailles, plut&ocirc;t que C&eacute;sar triomphant? Otez de nos coeurs cet amour du beau, vous &ocirc;tez tout le charme de la vie. Celui dont les viles passions ont &eacute;touff&eacute; dans son &acirc;me &eacute;troite ces sentiments d&eacute;licieux; celui qui, &agrave;force de se concentrer au dedans de lui, vient &agrave; bout de n’aimer que lui-m&ecirc;me, n’a plus de transports, son coeur glac&eacute; ne palpite plus de joie; un doux attendrissement n’humecte jamais ses yeux; il ne jouit plus de rien; le malheureux ne sent plus, ne vit plus; il est d&eacute;j&agrave; mort.

[1028:] Mais, quel que soit le nombre des m&eacute;chants sur la terre, il est peu de ces &acirc;mes cadav&eacute;reuses devenues insensibles, hors leur int&eacute;r&ecirc;t, &agrave; tout ce qui est juste et bon. L’iniquit&eacute; ne pla&icirc;t qu’autant qu’on en profite; dans tout le reste on veut que l’innocent soit prot&eacute;g&eacute;. Voit-on dans une rue ou sur un chemin quelque acte de violence et d’injustice; &agrave; l’instant un mouvement de col&egrave;re et d’indignation s’&eacute;l&egrave;ve au fond du coeur, et nous porte &agrave; prendre la d&eacute;fense de l’opprim&eacute;: mais un devoir plus puissant nous retient, et les lois nous &ocirc;tent le droit de prot&eacute;ger l’innocence. Au contraire, si quelque acte de cl&eacute;mence ou de g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; frappe nos yeux, quelle admiration, quel amour il nous inspire! Qui est-ce qui ne se dit pas: J’en voudrais avoir fait autant? Il nous importe s&ucirc;rement fort peu qu’un homme ait &eacute;t&eacute; m&eacute;chant ou juste il y a deux mille ans; et cependant le m&ecirc;me int&eacute;r&ecirc;t nous affecte dans l’histoire ancienne, que si tout cela s’&eacute;tait pass&eacute; de nos jours. Que me font &agrave; moi les crimes de Catilina? ai-je peur d’&ecirc;tre sa victime? Pourquoi donc ai-je de lui la m&ecirc;me horreur que s’il &eacute;tait mon contemporain? Nous ne ha&iuml;ssons pas seulement les m&eacute;chants parce qu’ils nous nuisent, mais parce qu’ils sont m&eacute;chants. Non seulement nous voulons &ecirc;tre heureux, nous voulons aussi le bonheur d’autrui, et quand ce bonheur ne co&ucirc;te rien au n&ocirc;tre, il l’augmente. Enfin l’on a, malgr&eacute; soi, piti&eacute; des infortun&eacute;s ;quand on est t&eacute;moin de leur mal, on en souffre. Les plus pervers ne sauraient perdre tout &agrave; fait ce penchant; souvent il les met en contradiction avec eux-m&ecirc;mes. Le voleur qui d&eacute;pouille les passants couvre encore la nudit&eacute; du pauvre; et le plus f&eacute;roce assassin soutient un homme tombant en d&eacute;faillance.

[1029:] On parle du cri des remords, qui punit en secret les crimes cach&eacute;s et les met si souvent en &eacute;vidence. H&eacute;las! qui de nous n’entendit jamais cette importune voix? On parle par exp&eacute;rience; et l’on voudrait &eacute;touffer ce sentiment tyrannique qui nous donne tant de tourment. Ob&eacute;issons &agrave; la nature, nous conna&icirc;trons avec quelle douceur elle r&egrave;gne, et quel charme on trouve, apr&egrave;s l’avoir &eacute;cout&eacute;e, &agrave; se rendre un bon t&eacute;moignage de soi. Le m&eacute;chant se craint et se fuit; il s’&eacute;gaye en se jetant hors de lui-m&ecirc;me; il tourne autour de lui des yeux inquiets, et cherche un objet qui l’amuse; sans la satire am&egrave;re, sans la raillerie insultante, il serait toujours triste; le ris moqueur est son seul plaisir. Au contraire, la s&eacute;r&eacute;nit&eacute; du juste est int&eacute;rieure; son ris n’est point de malignit&eacute;, mais de joie; il en porte la source en lui-m&ecirc;me; il est aussi gai seul qu’au milieu d’un cercle; il ne tire pas son contentement de ceux qui l’approchent, il le leur communique.

[1030:] Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires. Parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversit&eacute; de moeurs et de caract&egrave;res, vous trouverez partout les m&ecirc;mes id&eacute;es de justice et d’honn&ecirc;tet&eacute;, partout les m&ecirc;mes notions de bien et de mal. L’ancien paganisme enfanta des dieux abominables, qu’on e&ucirc;t punis ici-bas comme des sc&eacute;l&eacute;rats, et qui n’offraient pour tableau du bonheur supr&ecirc;me que des forfaits &agrave; commettre et des passions &agrave;contenter. Mais le vice, arm&eacute; d’une autorit&eacute; sacr&eacute;e, descendait en vain du s&eacute;jour &eacute;ternel, l’instinct moral le repoussait du coeur des humains. En c&eacute;l&eacute;brant les d&eacute;bauches de Jupiter, on admirait la continence de X&eacute;nocrate; la chaste Lucr&egrave;ce adorait l’impudique V&eacute;nus; l’intr&eacute;pide Romain sacrifiait &agrave; la Peur; il invoquait le dieu qui mutila son p&egrave;re et mourait sans murmure de la main du sien. Les plus m&eacute;prisables divinit&eacute;s furent servies par les plus grands hommes. La sainte voix de la nature, plus forte que celle des dieux, se faisait respecter sur la terre, et semblait rel&eacute;guer dans le ciel le crime avec les coupables.

[1031:] Il est donc au fond des &acirc;mes un principe inn&eacute; de justice et de vertu, sur lequel, malgr&eacute; nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est &agrave; ce principe que je donne le nom de consc&icirc;ence.

[1032:] Mais &agrave; ce mot j’entends s’&eacute;lever de toutes parts la clameur des pr&eacute;tendus sages: Erreurs de l’enfance, pr&eacute;jug&eacute;s de l’&eacute;ducation! s’&eacute;crient-ils tous de concert. Il n’y a rien dans l’esprit humain que ce qui s’y introduit par l’exp&eacute;rience, et nous ne jugeons d’aucune chose que sur des id&eacute;es acquises. Ils font plus: cet accord &eacute;vident et umversel de toutes les nations, ils l’osent rejeter; et, contre l’&eacute;clatante uniformit&eacute; du jugement des hommes, ils vont chercher dans les t&eacute;n&egrave;bres quelque exemple obscur et connu d’eux seuls; comme si tous les penchants de la nature &eacute;taient an&eacute;antis par la d&eacute;pravation d’un peuple, et que, sit&ocirc;t qu’il est des monstres, l’esp&egrave;ce ne f&ucirc;t plus rien. Mais que servent au sceptique Montaigne les tourments qu’il se donne pour d&eacute;terrer en un coin du monde une coutume oppos&eacute;e aux notions de la justice? Que lui sert de donner aux plus suspects voyageurs l’autorit&eacute; qu’il refuse aux &eacute;crivains les plus c&eacute;l&egrave;bres? Quelques usages incertains et bizarres fond&eacute;s sur des causes locales qui nous sont inconnues, d&eacute;truiront-ils l’induction g&eacute;n&eacute;rale tir&eacute;e du concours de tous les peuples, oppos&eacute;s en tout le reste, et d’accord sur ce seul point? O Montaigne! toi qui te piques de franchise et de v&eacute;rit&eacute;, sois sinc&egrave;re et vrai, si un philosophe peut l’&ecirc;tre, et dis-moi s’il est quelque pays sur la terre o&ugrave; ce soit un crime de garder sa foi, d’&ecirc;tre cl&eacute;ment, bienfaisant, g&eacute;n&eacute;reux; o&ugrave; l’homme de bien soit m&eacute;prisable, et le perfide honor&eacute;.

[1033:] Chacun, dit-on, concourt au bien public pour son int&eacute;r&ecirc;t. Mais d’o&ugrave; vient donc que le juste y concourt &agrave; son pr&eacute;judice? Qu’est-ce qu’aller &agrave; la mort pour son int&eacute;r&ecirc;t? Sans doute nul n’agit que pour son bien; mais s’il est un bien moral dont il faut tenir compte, on n’expliquera jamais par l’int&eacute;r&ecirc;t propre que les actions des m&eacute;chants. Il est m&ecirc;me &agrave; croire qu’on ne tentera point d’aller plus loin. Ce serait une trop abominable philosophie que celle o&ugrave; l’on serait embarrass&eacute; des actions vertueuses; o&ugrave; l’on ne pourrait se tirer d’affaire qu’en leur controuvant des intentions basses et des motifs sans vertu; o&ugrave; l’on serait forc&eacute; d’avilir Socrate et de calomnier R&eacute;gulus. Si jamais de pareilles doctrines pouvaient germer parmi nous, la voix de la nature, ainsi que celle de la raison, s’&eacute;l&egrave;veraient incessamment contre elles, et ne laisseraient jamais &agrave; un seul de leurs partisans l’excuse de l’&ecirc;tre de bonne foi.

[1034:] Mon dessein n’est pas d’entrer ici dans des discussions m&eacute;taphysiques qui passent ma port&eacute;e et la v&ocirc;tre, et qui, dans le fond, ne m&egrave;nent &agrave; rien. Je vous ai d&eacute;j&agrave; dit que je ne voulais pas philosopher avec vous, mais vous aider &agrave;consulter votre coeur. Quand tous les philosophes prouveraient que j’ai tort, si vous sentez que j’ai raison, je n’en veux pas davantage.

[1035:] Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos id&eacute;es acquises de nos sentiments naturels; car nous sentons avant de conna&icirc;tre; et comme nous n’apprenons point &agrave; vouloir notre bien et &agrave; fuir notre mal, mais que nous tenons cette volont&eacute; de la nature, de m&ecirc;me l’amour du bon et la haine du mauvais nous sont aussi naturels que l’amour de nous-m&ecirc;mes. Les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. Quoique toutes nos id&eacute;es nous viennent du dehors, les sentiments qui les appr&eacute;cient sont au dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir.

[1036:] Exister pour nous, c’est sentir; notre sensibilit&eacute; est incontestablement ant&eacute;rieure &agrave; notre intelligence, et nous avons eu des sentiments avant des id&eacute;es. Quelle que soit la cause de notre &ecirc;tre, elle a pourvu &agrave; notre conservation en nous donnant des sentiments convenables &agrave; notre nature; et l’on ne saurait nier qu’au moins ceux-l&agrave; ne soient inn&eacute;s. Ces sentiments, quant &agrave; l’individu, sont l’amour de soi, la crainte de la douleur, l’horreur de la mort, le d&eacute;sir du bien-&ecirc;tre. Mais si, comme on n’en peut douter, l’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir, il ne peut l’&ecirc;tre que par d’autres sentiments inn&eacute;s, relatifs &agrave; son esp&egrave;ce; car, &agrave; ne consid&eacute;rer que le besoin physique, il doit certainement disperser les hommes au lieu de les rapprocher. Or c’est du syst&egrave;me moral form&eacute; par ce double rapport &agrave; soi-m&ecirc;me et &agrave; ses semblables que na&icirc;t l’impulsion de la conscience. Conna&icirc;tre le bien, ce n’est pas l’aimer: l’homme n’en a pas la connaissance inn&eacute;e, mais sit&ocirc;t que sa raison le lui fait conna&icirc;tre, sa conscience le porte &agrave; l’aimer: c’est ce sentiment qui est inn&eacute;.

[1037:] Je ne crois donc pas, mon ami, qu’il soit impossible d’expliquer par des cons&eacute;quences de notre nature le principe imm&eacute;diat de la conscience, ind&eacute;pendant de la raison m&ecirc;me. Et quand cela serait impossible, encore ne serait-il pas n&eacute;cessaire: car, puisque ceux qui nient ce principe admis et reconnu par tout le genre humain ne prouvent point qu’il n’existe pas, mais se contentent de l’affirmer; quand nous affirmons qu’il existe, nous sommes tout aussi bien fond&eacute;s qu’eux, et nous avons de plus le t&eacute;moignage int&eacute;rieur, et la voix de la conscience qui d&eacute;pose pour elle-m&ecirc;me. Si les premi&egrave;res lueurs du jugement nous &eacute;blouissent et confondent d’abord les objets &agrave; nos regards, attendons que nos faibles yeux se rouvrent, se raffermissent; et bient&ocirc;t nous reverrons ces m&ecirc;mes objets aux lumi&egrave;res de la raison, tels que nous les montrait d’abord la nature: ou plut&ocirc;t soyons plus simples et moins vains; bornons-nous aux premiers sentiments que nous trouvons en nous-m&ecirc;mes, puisque c’est toujours &agrave; eux que l’&eacute;tude nous ram&egrave;ne quand elle ne nous a point &eacute;gar&eacute;s.

[1038:] Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et c&eacute;leste voix; guide assur&eacute; d’un &ecirc;tre ignorant et born&eacute;, mais intelligent et libre; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable &agrave; Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralit&eacute; de ses actions; sans toi je ne sens rien en moi qui m’&eacute;l&egrave;ve au-dessus des b&ecirc;tes, que le triste privil&egrave;ge de m’&eacute;garer d’erreurs en erreurs &agrave; l’aide d’un entendement sans r&egrave;gle et d’une raison sans principe.

[1039:] Gr&acirc;ce au ciel, nous voil&agrave; d&eacute;livr&eacute;s de tout cet effrayant appareil de philosophie: nous pouvons &ecirc;tre hommes sans &ecirc;tre savants; dispens&eacute;s de consumer notre vie &agrave; l’&eacute;tude de la morale, nous avons &agrave; moindres frais un guide plus assur&eacute; dans ce d&eacute;dale immense des opinions humaines. Mais ce n’est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconna&icirc;tre et le suivre. S’il parle &agrave; tous les coeurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l’entendent? Eh! c’est qu’il nous parle la langue de la nature, que tout nous a fait oublier. La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix; le monde et le bruit l’&eacute;pouvantent: les pr&eacute;jug&eacute;s dont on la fait na&icirc;tre sont ses plus cruels ennemis; elle fuit ou se tait devant eux: leur voix bruyante &eacute;touffe la sienne et l’emp&ecirc;che de se faire entendre; le fanatisme ose la contrefaire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin &agrave; force d’&ecirc;tre &eacute;conduite; elle ne nous parle plus, elle ne nous r&eacute;pond plus, et, apr&egrave;s de si longs m&eacute;pris pour elle, il en co&ucirc;te autant de la rappeler qu’il en co&ucirc;ta de la bannir.

[1040:] Combien de fois je me suis lass&eacute; dans mes recherches de la froideur que je sentais en moi! Combien de fois la tristesse et l’ennui, versant leur poison sur mes premi&egrave;res m&eacute;ditations, me les rendirent insupportables? Mon coeur aride ne donnait qu’un z&egrave;le languissant et ti&egrave;de &agrave; l’amour de la v&eacute;rit&eacute;. Je me disais: Pourquoi me tourmenter &agrave;chercher ce qui n’est pas? Le bien moral n’est qu’une chim&egrave;re; il n’y a rien de bon que les plaisirs des sens. O quand on a une fois perdu le go&ucirc;t des plaisirs de l’&acirc;me, qu’il est difficile de le reprendre! Qu’il est plus difficile encore de le prendre quand on ne l’a jamais eu! S’il existait un homme assez mis&eacute;rable pour n’avoir rien fait en toute sa vie dont le souvenir le rendit content de lui-m&ecirc;me et bien aise d’avoir v&eacute;cu, cet homme serait incapable de jamais se conna&icirc;tre; et, faute de sentir quelle bont&eacute; convient &agrave; sa nature, il resterait m&eacute;chant par force et serait &eacute;ternellement malheureux. Mais croyez-vous qu’il y ait sur la terre enti&egrave;re un seul homme assez d&eacute;prav&eacute; pour n’avoir jamais livr&eacute; son coeur &agrave; la tentation de bien faire? Cette tentation est si naturelle et si douce, qu’il est impossible de lui r&eacute;sister toujours; et le souvenir du plaisir qu’elle a produit une fois suffit pour la rappeler sans cesse. Malheureusement elle est d’abord p&eacute;nible &agrave; sat&icirc;sfaire; on a mille raisons pour se refuser au penchant de son coeur; la fausse prudence le resserre dans les bornes du moi humain; il faut mille efforts de courage pour oser les franchir. Se plaire &agrave; bien faire est le prix d’avoir bien fait, et ce prix ne s’obticnt qu’apr&egrave;s l’avoir m&eacute;rit&eacute;. Rien n’est plus aimable que la vertu; mais il en faut jouir pour la trouver telle. Quand on la veut embrasser semblable au Prot&eacute;e de la fable, elle prend d’abord mille formes effrayantes, et ne se montre enfin sous la sienne qu’&agrave; ceux qui n’ont point l&acirc;ch&eacute; prise.

[1041:] Combattu sans cesse par mes sentiments naturels qui parlaient pour l’int&eacute;r&ecirc;t commun, et par ma raison qui rapportait tout &agrave; moi, j’aurais flott&eacute; toute ma vie dans cette continuelle alternative, faisant le mal, a&icirc;mant le bien, et toujours contraire &agrave; moi-m&ecirc;me, si de nouvelles lumi&egrave;res n’eussent &eacute;clair&eacute; mon coeur, si la v&eacute;rit&eacute;, qui fixa mes opinions, n’e&ucirc;t encore assur&eacute; ma conduite et ne m’e&ucirc;t mis d’accord avec moi. On a beau vouloir &eacute;tablir la vertu par la raison seule, quelle solide base peut-on lui donner? La vertu, disent-ils, est l’amour de l’ordre. Mais cet amour peut-il donc et doit-il l’emporter en moi sur celui de mon bien-&ecirc;tre? Qu’ils me donnent une rat-son claire et suffisante pour le pr&eacute;f&eacute;rer. Dans le fond leur pr&eacute;tendu principe est un pur jeu de mots; car je dis aussi, moi, que le vice est l’amour de l’ordre, pris dans un sens diff&eacute;rent. Il y a quelque ordre moral partout o&ugrave; il y a sentiment et intelligence. La diff&eacute;rence est que le bon s’ordonne par rapport au tout, et que le m&eacute;chant ordonne le tout par rapport &agrave; lui. Celui-ci se fait le centre de toutes choses; l’autre mesure son rayon et se tient &agrave; la circonf&eacute;rence. Alors il est ordonn&eacute; par rapport au centre commun, qui est Dieu, et par rapport &agrave; tous les cercles concentriques, qui sont les cr&eacute;atures. Si la Divinit&eacute; n’est pas, il n’y a que le m&eacute;chant qui raisonne, le bon n’est qu’un insense.

[1042:] O mon enfant, puissiez-vous sentir un jour de quel poids on est soulag&eacute;, quand, apr&egrave;s avoir &eacute;puis&eacute; la vanit&eacute; des opinions humaines et go&ucirc;t&eacute; l’amertume des passions, on trouve enfin si pr&egrave;s de soi la route de la sagesse, le prix des travaux de cette vie, et la source du bonheur dont on a d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;! Tous les devoirs de la loi naturelle, presque effac&eacute;s de mon coeur par l’injustice des hommes, s’y retracent au nom de l’&eacute;ternelle justice qui me les impose et qui me les voit remplir. Je ne sens plus en moi que l’ouvrage et l’instrument du grand Etre qui veut le bien, qui le fait, qui fera le mien par le concours de mes volont&eacute;s aux siennes et par le bon usage de ma libert&eacute;: j’acquiesce &agrave; l’ordre qu’il &eacute;tablit, s&ucirc;r de jouir moi-m&ecirc;me un jour de cet ordre et d’y trouver ma f&eacute;licit&eacute;; car quelle f&eacute;licit&eacute; plus douce que de se sentir ordonn&eacute; dans un syst&egrave;me o&ugrave; tout est bien? En proie &agrave; la douleur, je la supporte avec patience, en songeant qu’elle est passag&egrave;re et qu’elle vient d’un corps qui n’est point &agrave; moi. Si je fais une bonne action sans t&eacute;moin, je sais qu’elle est vue, et je prends acte pour l’autre vie de ma conduite en celle-ci. En souffrant une injustice, je me dis: l’Etre juste qui r&eacute;git tout saura bien m’en d&eacute;dommager, les besoins de mon corps, les mis&egrave;res de ma vie me rendent l’id&eacute;e de la mort plus supportable. Ce seront autant de liens de moins &agrave; rompre quand il faudra tout quitter.

[1043:] Pourquoi mon &acirc;me est-elle soumise &agrave; mes sens et encha&icirc;n&eacute;e &agrave; ce corps qui l’asservit et la g&ecirc;ne? Je n’en sais rien: suis-je entr&eacute; dans les d&eacute;crets de Dieu? Mais je puis, sans t&eacute;m&eacute;rit&eacute;, former de modestes conjectures. Je me dis: Si l’esprit de l’homme f&ucirc;t rest&eacute; libre et pur, quel m&eacute;rite aurait-il d’aimer et suivre l’ordre qu’il verrait &eacute;tabli et qu’il n’aurait nul int&eacute;r&ecirc;t &agrave; troubler? Il serait heureux, il est vrai; mais il manquerait &agrave; son bonheur le degr&eacute; le plus sublime, la gloire de la vertu et le bon t&eacute;moignage de soi; il ne serait que comme les anges; et sans doute l’homme vertueux sera plus qu’eux. Unie &agrave; un corps mortel par des liens non moins puissants qu’incompr&eacute;hensibles, le soin de la conservation de ce corps excite l’&acirc;me &agrave; rapporter tout &agrave; lui, et lui donne un int&eacute;r&ecirc;t contraire &agrave; l’ordre g&eacute;n&eacute;ral, qu’elle est pourtant capable de voir et d’aimer; c’est alors que le bon usage de sa libert&eacute; devient &agrave; la fois le m&eacute;rite et la r&eacute;compense, et qu’elle se pr&eacute;pare un bonheur inalt&eacute;rable en combattant ses passions terrestres et se maintenant dans sa premi&egrave;re volont&eacute;.

[1044:] Que si, m&ecirc;me dans l’&eacute;tat d’abaissement o&ugrave; nous sommes durant cette vie, tous nos premiers penchants sont l&eacute;gitimes; si tous nos vices nous viennent de nous, pourquoi nous plaignons-nous d’&ecirc;tre subjugu&eacute;s par eux? pourquoi reprochons-nous &agrave; l’auteur des choses les maux que nous nous faisons et les ennemis que nous armons contre nous-m&ecirc;mes? Ah! ne g&acirc;tons point l’homme; il sera toujours bon sans peine, et toujours heureux sans remords. Les coupables qui se disent forc&eacute;s au crime sont aussi menteurs que m&eacute;chants: comment ne voient-ils point que la faiblesse dont ils se plaignent est leur propre ouvrage; que leur premi&egrave;re d&eacute;pravation vient de leur volont&eacute;; qu’&agrave; force de vouloir c&eacute;der &agrave; leurs tentations, ils leur c&egrave;dent enfin malgr&eacute; eux et les rendent irr&eacute;sistibles? Sans doute il ne d&eacute;pend plus d’eux de n’&ecirc;tre pas m&eacute;chants et faibles, mais il d&eacute;pendit d’eux de ne le pas devenir. O que nous resterions ais&eacute;ment ma&icirc;tres de nous et de nos passions, m&ecirc;me durant cette vie, si, lorsque nos habitudes ne sont point encore acquises, lorsque notre esprit commence &agrave; s’ouvrir, nous savions l’occuper des objets qu’il doit conna&icirc;tre pour appr&eacute;cier ceux qu’il ne conna&icirc;t pas; si nous voulions sinc&egrave;rement nous &eacute;clairer, non pour briller aux yeux des autres, mais pour &ecirc;tre bons et sages selon notre nature, pour nous rendre heureux en pratiquant nos devoirs! Cette &eacute;tude nous para&icirc;t ennuyeuse et p&eacute;nible, parce que nous n’y songeons que d&eacute;j&agrave; corrompus par le vice, d&eacute;j&agrave; livr&eacute;s &agrave; nos passions. Nous fixons nos jugements et notre estime avant de conna&icirc;tre le bien et le mal; et puis, rapportant tout &agrave; cette fausse mesure, nous ne donnons &agrave; rien sa juste valeur.

[1045:] Il est un &acirc;ge o&ugrave; le coeur, libre encore, mais ardent, inquiet, avide du bonheur qu’il ne conna&icirc;t pas, le cherche avec une curieuse incertitude, et, tromp&eacute; par les sens, se fixe enfin sur sa vaine image, et croit le trouver o&ugrave; il n’est point. Ces illusions ont dur&eacute; trop longtemps pour moi. H&eacute;las! je les ai trop tard connues, et n’ai pu tout &agrave; fait les d&eacute;truire: elles dureront autant que ce corps mortel qui les cause. Au moins elles ont beau me s&eacute;duire, elles ne m’abusent pas; je les connais pour ce qu’elles sont; en les suivant je les m&eacute;prise; loin d’y voir l’objet de mon bonheur, j’y vois son obstacle. J’aspire au moment o&ugrave;, d&eacute;livr&eacute; des entraves du corps, je serai moi sans contradiction, sans partage, et n’aurai besoin que de moi pour &ecirc;tre heureux; en attendant, je le suis d&egrave;s cette vie, parce que j’en compte pour peu tous les maux, que je la regarde comme presque &eacute;trang&egrave;re &agrave; mon &ecirc;tre, et que tout le vrai bien que j’en peux retirer d&eacute;pend de mol.

[1046:] Pour m’&eacute;lever d’avance autant qu’il se peut &agrave; cet &eacute;tat de bonheur, de force et de libert&eacute;, je m’exerce aux sublimes contemplations. Je m&eacute;dite sur l’ordre de l’univers, non pour l’expliquer par de vains syst&egrave;mes, mais pour l’admirer sans cesse, pour adorer le sage auteur qui s’y fait sentir. Je converse avec lui, je p&eacute;n&egrave;tre toutes mes facult&eacute;s de sa divine essence; je m’attendris &agrave; ses bienfaits, je le b&eacute;nis de ses dons; mais je ne le prie pas. Que lui demanderais-je? qu’il change&acirc;t pour moi le cours des choses, qu’il f&icirc;t des miracles en ma faveur? Moi qui dois aimer par-dessus tout l’ordre &eacute;tabli par sa sagesse et maintenu par sa providence, voudrais-je que cet ordre f&ucirc;t troubl&eacute; pour moi? Non, ce voeu t&eacute;m&eacute;raire m&eacute;riterait d’&ecirc;tre plut&ocirc;t puni qu’exauc&eacute;. Je ne lui demande pas non plus le pouvoir de bien faire: pourquoi lui demandcr ce qu’il m’a donn&eacute;? Ne m’a-t-il pas donn&eacute; la conscience pour aimer le bien, la raison pour le conna&icirc;tre, la libert&eacute; pour le choisir? Si je fais le mal, je n’ai point d’excuse; je le fais parce que je le veux: lui demander de changer nia volont&eacute;, c’est lui demander ce qu’il me demande; c’est vouloir qu’il fasse mon oeuvre et que j’en recueille le salaire; n’&ecirc;tre pas content de mon &eacute;tat, c’est ne vouloir plus &ecirc;tre homme, c’est vouloir autre chose que ce qui est, c’est vouloir le d&eacute;sordre et le mal. Source de justice et de v&eacute;rit&eacute;, Dieu cl&eacute;ment et bon! dans nia confiance en toi, le supr&ecirc;me voeu de mon coeur est que ta volont&eacute; soit faite. En y joignant la mienne, je fats ce que ru fais, j’acquiesce &agrave; ton bont&eacute;; je crois partager d’avance la supr&ecirc;me f&eacute;licit&eacute; qui en est le prix.

[1047:] Dans la juste d&eacute;fiance de moi-m&ecirc;me, la seule chose que je lui demande, ou plut&ocirc;t que j’attends de sa justice, est de redresser mon erreur si je m’&eacute;gare et si cette erreur m’est dangereuse. Pour &ecirc;tre de bonne foi je ne me crois pas infaillible: mes opinions qui me semblent les plus vrates sont peut-&ecirc;tre autant de mensonges; car quel homme ne tient pas aux siennes? et combien d’hommes sont d’accord en tout? L’illusion qui m’abuse a beau me venir de moi, c’est lui seul qui m’en peut gu&eacute;rir. J’ai fait ce que j’ai pu pour atteindre &agrave; la v&eacute;rit&eacute;; mais sa source est trop &eacute;lev&eacute;e: quand les forces me manquent pour aller plus loin, de quoi puis-je &ecirc;tre coupable? c’est &agrave; elle &agrave;s’approcher.

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[1048:] Le BON PR&Ecirc;TRE avait parl&eacute; avec v&eacute;h&eacute;mence; il &eacute;tait &eacute;mu, je l’&eacute;tais aussi. Je croyais entendre le divin Orph&eacute;e chanter les premiers hymnes, et apprendre aux hommes le culte des dieux. Cependant je voyais des foules d’objections &agrave; lui faire: je n’en fis pas une, parce qu’eiles &eacute;taient moins solides qu’embarrassantes, et que la persuasion &eacute;tait pour lui. A mesure qu’il me parlait selon sa conscience, la mienne semblait me confirmer ce qu’il m’avait dit.

[1049:] Les sentiments que vous venez de m’exposer, lui dis-je, me paraissent plus nouveaux par ce que vous avouez ignorer que par ce que vous dites croire. J’y vois, &agrave; peu de chose pr&egrave;s, le th&eacute;isme ou la religion naturelle, que les chr&eacute;tiens affectent de confondre avec l’ath&eacute;isme ou l’irr&eacute;ligion, qui est la doctrine directement oppos&eacute;e. Mais, dans l’&eacute;tat actuel de ma foi, j’ai plus &agrave; remonter qu’&agrave; descendre pour adopter vos opinions, et je trouve difficile de rester pr&eacute;cis&eacute;ment au point o&ugrave; vous &ecirc;tes, &agrave;moins d’&ecirc;tre aussi sage que vous. Pour &ecirc;tre au moins aussi sinc&egrave;re, je veux consulter avec moi. C’est le sentiment int&eacute;rieur qui doit me conduire &agrave; votre exemple; et vous m’avez appris vous-m&ecirc;me qu’apr&egrave;s lui avoir longtemps impos&eacute; silence, le rappeler n’est pas l’affaire d’un moment. J’emporte vos discours dans mon coeur, il faut que je les m&eacute;dite. Si, apr&egrave;s m’&ecirc;tre bien consult&eacute;, j’en demeure aussi convaincu que vous, vous serez mon dernier ap&ocirc;tre, et je serai votre pros&eacute;lyte jusqu’&agrave; la mort. Continuez cependant &agrave; m’instruire, vous ne m’avez dit que la moiti&eacute; de ce que je dois savoir. Parlez-moi de la r&eacute;v&eacute;lation, des &eacute;critures, de ces dogmes obscurs sur lesquels je vais errant d&egrave;s mon enfance, sans pouvoir les concevoir ni les croire, et sans savoir ni les admettre ni les rejeter.

[1050:] Oui, mon enfant, d&icirc;t-il en m’embrassant, j’ach&egrave;verai de vous dire ce que je pense; je ne veux point vous ouvrir mon coeur &agrave; demi: mais le d&eacute;sir que vous me t&eacute;moignez &eacute;tait n&eacute;cessaire pour m’autoriser &agrave; n’avoir aucune r&eacute;serve avec vous. Je ne vous ai rien dit jusqu’ici que je ne crusse pouvoir vous &ecirc;tre utile et dont je ne fusse intimement persuad&eacute;. L’examen qui me reste &agrave; faire est bien diff&eacute;rent; je n’y vois qu’embarras, myst&egrave;re, obscurit&eacute;; je n’y porte qu’incertitude et d&eacute;fiance. Je ne me d&eacute;termine qu’en tremblant et je vous dis plut&ocirc;t mes doutes que mon avis. Si vos sentiments &eacute;taient plus stables, j’h&eacute;siterais de vous exposer les miens; mais, dans l’&eacute;tat o&ugrave; vous &ecirc;tes, vous gagnerez &agrave; penser comme moi. Au reste, ne donnez &agrave;mes discours que l’autorit&eacute; de la raison; j’ignore si je suis dans l’erreur. Il est difficile, quand on discute, de ne pas prendre quelquefois le ton affirmatif; mais souvenez-vous qu’ici toutes mes affirmations ne sont que des raisons de douter. Cherchez la v&eacute;rit&eacute; vous-m&ecirc;me: pour moi, je ne vous promets que de la bonne foi.

[1051:] Vous ne voyez dans mon expos&eacute; que la religion naturelie: il est bien &eacute;trange qu’il en faille une autre. Par o&ugrave; conna&icirc;trai-je cette n&eacute;cessit&eacute;? De quoi puis-je &ecirc;tre coupable en servant Dieu selon les lumi&egrave;res qu’il donne &agrave;mon esprit et selon les sentiments qu’il inspire &agrave; mon coeur? Quelle puret&eacute; de morale, quel dogme utile &agrave;l’homme et honorable &agrave; son auteur puis-je tirer d’une doctrine positive, que je ne puisse tirer sans elle du bon usage de mes facult&eacute;s? Montrez-moi ce qu’on peut ajouter, pour la gloire de Dieu, pour le bien de la soci&eacute;t&eacute;, et pour mon propre avantage, aux devoirs de la loi naturelle, et quelle vertu vous ferez na&icirc;tre d’un nouveau culte, qui ne soit pas une cons&eacute;quence du mien. Les plus grandes id&eacute;es de la Divinit&eacute; nous viennent par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, &eacute;coutez la voix int&eacute;rieure. Dieu n’a-t-il pas tout dit &agrave; nos yeux, &agrave;notre conscience, &agrave; notre jugement? Qu’est-ce que les hommes nous diront de plus? Leurs r&eacute;v&eacute;lations ne font que d&eacute;grader Dieu, en lui donnant les passions humaines. Loin d’&eacute;claircir les notions du grand Etre, je vois que les dogmes particuliers les embrouillent; que loin de les ennoblir, ils les avilissent; qu’aux myst&egrave;res inconcevables qui l’environnent ils ajoutent des contradictions absurdes; qu’ils rendent l’homme orgueilleux, intol&eacute;rant, cruel; qu’au lieu d’&eacute;tablir la paix sur la terre, ils y portent le fer et le feu. Je me demande &agrave; quoi bon tout cela sans savoir me r&eacute;pondre. Je n’y vois que les crimes des hommes et les mis&egrave;res du genre humain.

[1052:] On me dit qu’il fallait une r&eacute;v&eacute;lation pour apprendre aux hommes la mani&egrave;re dont Dieu voulait &ecirc;tre servi; on assigne en preuve la diversit&eacute; des cultes bizarres qu’ils ont institu&eacute;s, et l’on ne voit pas que cette diversit&eacute; m&ecirc;me vient de la fantaisie des r&eacute;v&eacute;lations. D&egrave;s que les peuples se sont avis&eacute;s de faire parler Dieu, chacun l’a fait parler &agrave; sa mode et lui a fait dire ce qu’il a voulu. Si l’on n’e&ucirc;t &eacute;cout&eacute; que ce que Dieu dit au coeur de l’homme, il n’y aurait jamais eu qu’une religion sur la terre.

[1053:] Il fallait un culte uniforme; je le veux bien: mais ce point &eacute;tait-il donc si important qu’il fall&ucirc;t tout l’appareil de la puissance divine pour l’&eacute;tablir? Ne confondons point le c&eacute;r&eacute;monial de la religion avec la religion. Le culte que Dieu demande est celui du coeur; et celui-l&agrave;, quand il est sinc&egrave;re, est toujours uniforme. C’est avoir une vanit&eacute; bien folle de s’imaginer que Dieu prenne un si grand int&eacute;r&ecirc;t &agrave; la forme de l’habit du pr&ecirc;tre, &agrave; l’ordre des mots qu’il prononce, aux gestes qu’il fait &agrave; l’autel, et &agrave; toutes ses g&eacute;nuflexions. Eh! mon ami, reste de toute ta hauteur, tu seras toujours assez pr&egrave;s de terre. Dieu veut &ecirc;tre ador&eacute; en esprit et en v&eacute;rit&eacute;: ce devoir est de toutes les religions, de tous les pays, de tous les hommes. Quant au culte ext&eacute;rieur, s’il doit &ecirc;tre uniforme pour le bon ordre, c’est purement une affaire de police; il ne faut point de r&eacute;v&eacute;lation pour cela.

[1054:] Je ne commen&ccedil;ai pas par toutes ces r&eacute;flexions. Entra&icirc;n&eacute; par les pr&eacute;jug&eacute;s de l’&eacute;ducation et par ce dangereux amour-propre qui veut toujours porter l’homme au-dessus de sa sph&egrave;re, ne pouvant &eacute;lever mes faibles conceptions jusqu’au grand Etre, je m’effor&ccedil;ais de le rabaisser jusqu’&agrave; moi. Je rapprochais les rapports infiniment &eacute;loign&eacute;s qu’il a mis entre sa nature et la mienne. Je voulais des communications plus imm&eacute;diates, des instructions plus particuli&egrave;res; et non content de faire Dieu semblable &agrave;l’homme, pour &ecirc;tre privil&eacute;gi&eacute; moi-m&ecirc;me parmi mes semblables, je voulais des lumi&egrave;res surnaturelles; je voulais un culte exclusif; je voulais que Dieu m’e&ucirc;t dit ce qu’il n’avait pas dit &agrave; d’autres, ou ce que d’autres n’auraient pas entendu comme moi.

[1055:] Regardant le point o&ugrave; j’&eacute;tais parvenu comme le point commun d’o&ugrave; partaient tous les croyants pour arriver &agrave;un culte plus &eacute;clair&eacute;, je ne trouvais dans les dogmes de la religion naturelle que les &eacute;l&eacute;ments de toute religion. Je consid&eacute;rais cette diversit&eacute; de sectes qui r&egrave;gnent sur la terre et qui s’accusent mutuellement de mensonge et d’erreur; je demandais: Quelle est la bonne? Chacun me r&eacute;pondait: C’est la mienne; chacun disait: Moi seul et mes partisans pensons juste; tous les autres sont dans l’erreur. Et comment savez-vous que votre secte est la bonne? Parce que Dieu l’a d&icirc;t. Et qui vous dit que Dieu l’a dit? Mon pasteur, qui le sait bien. Mon pasteur me dit d’ainsi croire, et ainsi je crois: il m’assure que tous ceux qui disent autrement que lui mentent, et je ne les &eacute;coute pas.

[1056:] Quoi! pensais-je, la v&eacute;rit&eacute; n’est-elle pas une? et ce qui est vrai chez moi peut-il &ecirc;tre faux chez vous? Si la m&eacute;thode de celui qui suit la bonne route et celle de celui qui s’&eacute;gare est la m&ecirc;me, quel m&eacute;rite ou quel tort a l’un de plus que l’autre? Leur choix est l’effet du hasard; le leur imputer est iniquit&eacute;, c’est r&eacute;compenser ou punir pour &ecirc;tre n&eacute; dans tel ou tel pays. Oser dire que Dieu nous juge ainsi, c’est outrager sa justice.

[1057:] Ou toutes les religions sont bonnes et agr&eacute;ables &agrave; Dieu, ou, s’il en est une qu’il prescrive aux hommes, et qu’il les punisse de m&eacute;conna&icirc;tre, il lui a donn&eacute; des signes certains et manifestes pour &ecirc;tre distingu&eacute;e et connue pour la seule v&eacute;ritable. Ces signes sont de tous les temps et de tous les lieux, &eacute;galement sensibles &agrave; tous les hommes, grands et petits, savants et ignorants, Europ&eacute;ens, Indiens, Africains, Sauvages. S’il &eacute;tait une religion sur la terre hors de laquelle il n’y e&ucirc;t que peine &eacute;ternelle, et qu’en quelque lieu du monde un seul mortel de bonne foi n’e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; frapp&eacute; de son &eacute;vidence, le Dieu de cette religion serait le plus inique et le plus cruel des tyrans.

[1058:] Cherchons-nous donc sinc&egrave;rement la v&eacute;rit&eacute;? Ne donnons rien au droit de la naissance et &agrave; l’autorit&eacute; des p&egrave;res et des pasteurs, mais rappelons &agrave; l’examen de la conscience et de la raison tout ce qu’ils nous ont appris d&egrave;s notre enfance. Ils ont beau me crier: Soumets ta raison; autant m’en peut dire celui qui me trompe: il me faut des raisons pour soumettre ma raison.

[1059:] Toute la th&eacute;ologie que je puis acqu&eacute;rir de moi-m&ecirc;me par l’inspection de l’univers, et par le bon usage de mes facult&eacute;s, se borne &agrave; ce que je vous ai ci-devant expliqu&eacute;. Pour en savoir davantage, il faut recourir &agrave; des moyens extraordinaires. Ces moyens ne sauraient &ecirc;tre l’autorit&eacute; des hommes; car, nul homme n’&eacute;tant d’une autre esp&egrave;ce que moi, tout ce qu’un homme conna&icirc;t naturellement, je puis aussi le conna&icirc;tre, et un autre homme peut se tromper aussi bien que moi: quand je crois ce qu’il dit, ce n’est pas parce qu’il le dit, mais parce qu’il le prouve. Le t&eacute;moignage des hommes n’est donc au fond que celui de ma raison m&ecirc;me, et n’ajoute rien aux moyens naturels que Dieu m’a donn&eacute;s de conna&icirc;tre la v&eacute;rit&eacute;.

[1060:] Ap&ocirc;tre de la v&eacute;rit&eacute;, qu’avez-vous donc &agrave; me dire dont je ne reste pas le juge? Dieu lui-m&ecirc;me a parl&eacute;: &eacute;coutez sa r&eacute;v&eacute;lation. C’est autre chose. Dieu a parl&eacute;! voil&agrave; certes un grand mot. Et &agrave; qui a-t-il parl&eacute;? Il a parl&eacute; aux hommes. Pourquoi donc n’en ai-je rien entendu? Il a charg&eacute; d’autres hommes de vous rendre sa parole. J’entends! ce sont des hommes qui vont me dire ce que Dieu a dit. J’aimerais mieux avoir entendu Dieu lui-m&ecirc;me; il ne lui en aurait pas co&ucirc;t&eacute; davantage, et j’aurais &eacute;t&eacute; &agrave; l’abri de la s&eacute;duction. Il vous en garantit en manifestant la mission de ses envoy&eacute;s. Comment cela? Par des prodiges. Et o&ugrave; sont ces prodiges? Dans les livres. Et qui a fait ces livres? Des hommes. Et qui a vu ces prodiges? Des hommes qui les attestent. Quoi! toujours des t&eacute;moignages humains! toujours des hommes qui me rapportent ce que d’autres hommes ont rapport&eacute;! que d’hommes entre Dieu et moi! Voyons toutefois, examinons, comparons, v&eacute;rifions. O si Dieu e&ucirc;t daign&eacute; me dispenser de tout ce travail, l’en aurais-je servi de moins bon coeur?

[1061:] Consid&eacute;rez, mon ami, dans quelle horrible discussion me voil&agrave; engag&eacute;; de quelle immense &eacute;rudition j’ai besoin pour remonter dans les plus hautes antiquit&eacute;s, pour examiner, peser, confronter les proph&eacute;ties, les r&eacute;v&eacute;lations, les faits, tous les monuments de foi propos&eacute;s dans tous les pays du monde, pour en assigner les temps, les lieux, les auteurs, les occasions! Quelle justesse de critique m’est n&eacute;cessaire pour distinguer les pi&egrave;ces authentiques des pi&egrave;ces suppos&eacute;es; pour comparer les objections aux r&eacute;ponses, les traductions aux originaux; pour juger de l’impartialit&eacute; des t&eacute;moins, de leur bon sens, de leurs lumi&egrave;res; pour savoir si l’on n’a rien supprim&eacute;, rien ajout&eacute;, rien transpos&eacute;, chang&eacute;, falsifi&eacute;; pour lever les contradictions qui restent, pour juger quel poids doit avoir le silence des adversaires dans les faits all&eacute;gu&eacute;s contre eux; si ces all&eacute;gations leur ont &eacute;t&eacute; connues; s’ils en ont fait assez de cas pour daigner y r&eacute;pondre; si les livres &eacute;taient assez communs pour que les n&ocirc;tres leur parvinssent; s&icirc; nous avons &eacute;t&eacute; d’assez bonne foi pour donner cours aux leurs parmi nous, et pour y laisser leurs plus fortes objections telles qu’ils les avaient faites.

[1062:] Tous ces monuments reconnus pour incontestables, il faut passer ensuite aux preuves de la mission de leurs auteurs; il faut bien savoir les lois des sorts, les probabilit&eacute;s &eacute;ventives, pour juger quelle pr&eacute;diction ne peut s’accomplir sans miracle; le g&eacute;nie des langues originales pour distinguer ce qui est pr&eacute;diction dans ces langues, et ce qui n’est que figure oratoire; quels faits sont dans l’ordre de la nature, et quels autres faits n’y sont pas; pour dire jusqu’&agrave; quel point un homme adroit peut fasciner les yeux des simples, peut &eacute;tonner m&ecirc;me les gens &eacute;clair&eacute;s; chercher de quelle esp&egrave;ce doit &ecirc;tre un prodige, et quelle authenticit&eacute; il doit avoir, non seulement pour &ecirc;tre cru, mais pour qu’on soit punissable d’en douter; comparer les preuves des vrais et des faux prodiges, et trouver les r&egrave;gles s&ucirc;res pour les discerner; dire enfin pourquoi Dieu choisit, pour attester sa parole, des moyens qui ont eux-m&ecirc;mes si grand besoin d’attestation, comme s’il se jouait de la cr&eacute;dulit&eacute; des hommes, et qu’il &eacute;vit&acirc;t &agrave; dessein les vrais moyens de les persuader.

[1063:] Supposons que la majest&eacute; divine daigne s’abaisser assez pour rendre un homme l’organe de ses volont&eacute;s sacr&eacute;es; est-il raisonnable, est-il juste d’exiger que tout le genre humain ob&eacute;isse &agrave; la voix de ce ministre sans le lui faire conna&icirc;tre pour tel? Y a-t-il de l’&eacute;quit&eacute; &agrave; ne lui donner, pour toutes lettres de cr&eacute;ance, que quelques signes particuliers faits devant peu de gens obscurs, et dont tout le reste des hommes ne saura jamais rien que par oui-dire? Par tous les pays du monde, si l’on tenait pour vrais tous les prodiges que le peuple et les simples disent avoir vus, chaque secte serait la bonne; il y aurait plus de prodiges que d’&eacute;v&eacute;nements naturels; et le plus grand de tous les miracles serait que l&agrave; o&ugrave; il y a des fanatiques pers&eacute;cut&eacute;s, il n’y e&ucirc;t point de miracles. C’est l’ordre inalt&eacute;rable de la nature qui montre le mieux la sage main qui la r&eacute;git; s’il arrivait beaucoup d’exceptions, je ne saurais plus qu’en penser; et pour moi, je crois trop en Dieu pour croire &agrave; tant de miracles si peu dignes de lui.

[1064:] Qu’un homme vienne nous tenir ce langage: Mortels, je vous annonce la volont&eacute; du Tr&egrave;s-Haut; reconnaissez &agrave; ma voix celui qui m’envoie; j’ordonne au soleil de changer sa course, aux &eacute;toiles de former un autre arrangement, aux montagnes de s’aplanir, aux flots de s’&eacute;lever, &agrave; la terre de prendre un autre aspect. A ces merveilles, qui ne reconna&icirc;tra pas &agrave; l’instant le maitre de la nature! Elle n’ob&eacute;it point aux imposteurs; leurs miracles se font dans des carrefours, dans des d&eacute;serts, dans des chambres; et c’est l&agrave; qu’ils ont bon march&eacute; d’un petit nombre de spectateurs d&eacute;j&agrave; dispos&eacute;s &agrave; tout croire. Qui est-ce qui m’osera dire combien il faut de t&eacute;moins oculaires pour rendre un prodige digne de foi? Si vos miracles, faits pour prouver votre doctrine, ont eux-m&ecirc;mes besoin d’&ecirc;tre prouv&eacute;s, de quoi servent-ils? autant valait n’en point faire.

[1065:] Reste enfin l’examen le plus important dans la doctrine annonc&eacute;e; car, puisque ceux qui disent que Dieu fait ici-bas des miracles pr&eacute;tendent que le diable les imite quelquefois, avec les prodiges les mieux attest&eacute;s, nous ne sommes pas plus avanc&eacute;s qu’auparavant; et puisque les magiciens de Pharaon osaient, en pr&eacute;sence m&ecirc;me de Mo&icirc;se, faire les m&ecirc;mes signes qu’il faisait par l’ordre expr&egrave;s de Dieu, pourquoi, dans son absence, n’eussent-ils pas, aux m&ecirc;mes titres, pr&eacute;tendu la m&ecirc;me autorit&eacute;? Ainsi donc, apr&egrave;s avoir prouv&eacute; la doctrine par le miracle, il faut prouver le miracle par la doctrine, de peur de prendre l’oeuvre du d&eacute;mon pour l’oeuvre de Dieu. Que pensez-vous de ce diall&egrave;le?

[1066:] Cette doctrine, venant de Dieu, doit porter le sacr&eacute; caract&egrave;re de la Divinit&eacute;; non seulement elle doit nous &eacute;claircir les id&eacute;es confuses que le raisonnement en trace dans notre esprit, mais elle doit aussi nous proposer un culte, une morale et des maximes convenables aux attributs par lesquels seuls nous concevons son essence. Si donc elle ne nous apprenait que des choses absurdes et sans raison, si elle ne nous inspirait que des sentiments d’aversion pour nos semblables et de frayeur pour nousm&ecirc;mes, si elle ne nous peignait qu’un Dieu col&egrave;re, jaloux, vengeur, partial, ha&iuml;ssant les hommes, un Dieu de la guerre et des combats, toujours pr&ecirc;t &agrave; d&eacute;truire et foudroyer, toujours parlant de tourments, de peines, et se vantant de punir m&ecirc;me les innocents, mon coeur ne serait point attir&eacute; vers ce Dieu terrible, et je me garderais de quitter la religion naturelle pour embrasser celle-l&agrave;; car vous voyez bien qu’il faudrait n&eacute;cessairement opter. Votre Dieu n’est pas le n&ocirc;tre, dirais-je &agrave; ses sectateurs. Celui qui commence par se choisir un seul peuple et proscrire le reste du genre humain, n’est pas le p&egrave;re commun des hommes; celui qui destine au supplice &eacute;ternel le plus grand nombre de ses cr&eacute;atures n’est pas le Dieu cl&eacute;ment et bon que ma raison m’ a montr&eacute;.

[1067:] A l’&eacute;gard des dogmes, elle me dit qu’ils doivent &ecirc;tre clairs, lumineux, frappants par leur &eacute;vidence. Si la relig ion naturelle est insuffisante, c’est par l’obscurit&eacute; qu’elle laisse dans les grandes v&eacute;rit&eacute;s qu’elle nous enseigne: c’est &agrave; la r&eacute;v&eacute;lation de nous enseigner ces v&eacute;rit&eacute;s d’une mani&egrave;re sensible &agrave; l’esprit de l’homme, de les mettre &agrave; sa port&eacute;e, de les lui faire concevoir, afin qu’il les croie. La foi s’assure et s’affermit par l’entendement; la meilleure de toutes les religions est infailliblement la plus claire: celui qui charge de myst&egrave;res, de contradictions le culte qu’il me pr&ecirc;che, m’apprend par cela m&ecirc;me &agrave; m’en d&eacute;fier. Le Dieu que j’adore n’est point un Dieu de t&eacute;n&egrave;bres, il ne m’a point dou&eacute; d’un entendement pour m’en interdire l’usage: me dire de soumettre ma raison, c’est outrager son auteur. Le ministre de la v&eacute;rit&eacute; ne tyrannise point ma raison, il l’&eacute;claire.

[1068:] Nous avons mis &agrave; part toute autorit&eacute; humaine; et, sans elle, je ne saurais voir comment un homme en peut convaincre un autre en lui pr&ecirc;chant une doctrine d&eacute;raisonnable. Mettons un moment ces deux hommes aux prises, et cherchons ce qu’ils pourront se dire dans cette &acirc;pret&eacute; de langage ordinaire aux deux partis.

[1069:] L’INSPIR&Eacute;:

La raison vous apprend que le tout est plus grand que sa partie; mais moi je vous apprends, de la part de Dieu, que c’est la partie qui est plus grande que le tout.

LE RAISONNEUR:

Et qui &ecirc;tes-vous pour m’oser dire que Dieu se contredit? et &agrave; qui croirai-je par pr&eacute;f&eacute;rence, de lui qui m’apprend par la raison les v&eacute;rit&eacute;s &eacute;ternelles, ou de vous qui m’annoncez de sa part une absurdit&eacute;?

L’INSPIR&Eacute;:

A moi, car mon instruction est plus positive; et je vais vous prouver invinciblement que c’est lui qui m’envoie.

LE RAISONNEUR:

Comment? vous meprouverezquec’est Dieu qui vous envoie d&eacute;poser contre lui? Et de quel genre seront vos preuves pour me convaincre qu’il est plus cerain que Dieu me parle par votre bouche que par l’entendement qu’il m’a donn&eacute;?

L’INSPIR&Eacute;:

L’entendement qu’il vous a donn&eacute;! Homme petit et vain! comme si vous &eacute;tiez le premier impie qui s’&eacute;gare dans sa raison corrompue par le p&eacute;ch&eacute;!

LE RAISONNEUR:

Homme de Dieu, vous ne seriez pas non plus le premier fourbe qui donne son arrogance pour preuve de sa mission.

L’INSPIR&Eacute;:

Quoi! les philosophes disent aussi des injures!

LE RAISONNEUR:

Quelquefois, quand les saints leur en donnent l’exemple.

L’INSPIR&Eacute;:

Oh! moi, j’ai le droit d’en dire, je parle de la part de Dieu.

LE RAISONNEUR:

Il serait bon de montrer vos titres avant d’user de vos privil&egrave;ges.

L’INSPIR&Eacute;:

Mes titres sont authentiques, la terre et les cieux d&eacute;poseront pour moi. Suivez bien mes raisonnements, je vous prie.

LE RAISONNEUR:

Vos raisonnements! vous n’y pensez pas. M’apprendre que ma raison me trompe, n’est-ce pas r&eacute;futer ce qu’elle m’aura dit pour vous? Quiconque peut r&eacute;cuser la raison doit convaincre sans se servir d’elle. Car, supposons qu’en raisonnant vous m’ayez convaincu; comment saurai-je si ce n’est point ma raison corrompue par le p&eacute;ch&eacute; qui me fait acquiescer &agrave; ce que vous me dites? D’ailleurs, quelle preuve, quelle d&eacute;monstration pourrez-vous jamais employer plus &eacute;vidente que l’axiome qu’elle doit d&eacute;truire? Il est tout aussi croyable qu’un bon syllogisme est un mensonge, qu’il l’est que la partie est plus grande que le tout.

L’INSPIR&Eacute;:

Quelle diff&eacute;rence! Mes preuves sont sans r&eacute;plique; elles sont d’un ordre surnaturel.

LE RAISONNEUR:

Surnaturel! Que signifie ce mot? Je ne l’entends pas.

L’INSPIR&Eacute;:

Des changements dans l’ordre de la nature, des proph&eacute;ties, des miracles, des prodiges de toute esp&egrave;ce.

LE RAISONNEUR:

Des prodiges! des miracles! Je n’ai jamais rien vu de tout cela.

L’INSPIR&Eacute;:

D’autres l’ont vu pour vous. Des nu&eacute;es de t&eacute;moins... le t&eacute;moignage des peuples...

LE RAISONNEUR:

Le t&eacute;moignage des peuples est-il d’un ordre surnaturel ?

L’INSPIR&Eacute;:

Non; mais quand il est unanime, il est incontestable.

LE RAISONNEUR:

Il n’y a rien de plus incontestable que les principes de la raison, et l’on ne peut autoriser une absurdit&eacute; sur le t&eacute;moignage des hommes. Encore une fois, voyons des preuves surnaturelles, car l’attestation du genre humain n’en est pas une.

L’INSPIR&Eacute;:

O coeur endurci! la gr&acirc;ce ne vous parle point.

LE RAISONNEUR:

Ce n’est pas ma faute; car, selon vous, il faut avoir d&eacute;j&agrave; re&ccedil;u la gr&acirc;ce pour savoir la demander. Commencez donc &agrave; me parler au lieu d’elle.

L’INSPIR&Eacute;:

Ah! c’est ce que je fais, et vous ne m’&eacute;coutez pas. Mais que dites-vous des proph&eacute;ties?

LE RAISONNEUR:

Je dis premi&egrave;rement que je n’ai pas plus entendu de proph&eacute;ties que je n’ai vu de miracles. Je dis de plus qu’aucune proph&eacute;tie ne saurait faire autorit&eacute; pour moi.

L’INSPIR&Eacute;:

Satellite du d&eacute;mon! et pourquoi les proph&eacute;ties ne font-elle pas autorit&eacute; pour vous

LE RAISONNEUR:

Parce que, pour qu’elles la fissent, il faudrait trois choses dont le concours est impossible; savoir que j’eusse &eacute;t&eacute; t&eacute;moin de la proph&eacute;tie, que je fusse t&eacute;moin de l’&eacute;v&eacute;nement, et qu’il me f&ucirc;t d&eacute;montr&eacute; que cet &eacute;v&eacute;nement n’a pu cadrer fortuitement avec la proph&eacute;tie; car, f&ucirc;t-elle plus pr&eacute;cise, plus claire, plus lumineuse qu’un axiome de g&eacute;om&eacute;trie, puisque la clart&eacute; d’une pr&eacute;diction faite au hasard n’en rend pas l’accomplissement impossible, cet accomplissement, quand il a lieu, ne prouve rien &agrave; la rigueur pour celui qui l’a pr&eacute;dit.

[1070:] Voyez donc &agrave; quoi se r&eacute;duisent vos pr&eacute;tendues preuves surnaturelles, vos miracles, vos proph&eacute;ties. A croire tout cela sur la foi d’autrui, et &agrave; soumettre &agrave; l’autorit&eacute; des hommes l’autorit&eacute; de Dieu parlant &agrave; ma raison. Si les v&eacute;rit&eacute;s &eacute;ternelles que mon esprit con&ccedil;oit pouvaient souffrir quelque atteinte, il n’y aurait plus pour moi nulle esp&egrave;ce de certitude; et, loin d’&ecirc;tre s&ucirc;r que vous me parlez de la part de Dieu, je ne serais pas m&ecirc;me assur&eacute; qu’il existe.

[1071:] Voil&agrave; bien des difficult&eacute;s, mon enfant, et ce n’est pas tout. Parmi tant de religions diverses qui se proscrivent et s’excluent mutuellement, une seule est la bonne, si tant est qu’une le soit. Pour la reconna&icirc;tre il ne suffit pas d’en examiner une, il faut les examiner toutes; et, dans quelque mati&egrave;re que ce soit, on ne doit pas condamner sans entendre; il faut comparer les objections aux preuves; il faut savoir ce que chacun oppose aux autres, et ce qu’il leur r&eacute;pond. Plus un sentiment nous para&icirc;t d&eacute;montr&eacute;, plus nous devons chercher sur quoi tant d’hommes se fondent pour ne pas le trouver tel. Il faudrait &ecirc;tre bien simple pour croire qu’il suffit d’entendre les docteurs de son parti pour s’instruire des raisons du parti contraire. O&ugrave; sont les th&eacute;ologiens qui se piquent de bonne foi? O&ugrave; sont ceux qui, pour r&eacute;futer les raisons de leurs adversaires, ne commencent pas par les affaiblir? Chacun brille dans son parti: mais tel au milieu des siens est tout fier de ses preuves qui ferait un fort sot personnage avec ces m&ecirc;mes preuves parmi des gens d’un autre parti. Voulez-vous instruire dans les livres; quelle &eacute;rudition il faut acqu&eacute;rir! que de langues il faut apprendre! que de biblioth&egrave;ques il faut feuilleter! quelle immense lecture il faut faire! Qui me guidera dans le choix? Difficilement trouvera-t-on dans un pays les meilleurs livres du parti contraire, &agrave; plus forte raison ceux de tous les partis: quand on les trouverait, ils seraient bient&ocirc;t r&eacute;fut&eacute;s. L’absent a toujours tort et de mauvaises raisons dites avec assurance effacent ais&eacute;ment les bonnes expos&eacute;es avec m&eacute;pris. D’ailleurs souvent rien n’est plus trompeur que les livres et ne rend moins fid&egrave;lement les sentiments de ceux qui les ont &eacute;crits. Quand vous avez voulu juger de la foi catholique sur le livre de Bossuet, vous vous &ecirc;tes trouv&eacute; loin de compte apr&egrave;s avoir v&eacute;cu parmi nous. Vous avez vu que la doctrine avec laquelle on r&eacute;pond aux protestants n ‘ est point celle qu’on enseigne au peuple, et que le livre de Bossuet ne ressemble gu&egrave;re aux instructions du pr&ocirc;ne. Pour bien juger d’une religion, il ne faut pas l’&eacute;tudier dans les livres de ses sectateurs, il faut aller l’apprendre chez eux; cela est fort diff&eacute;rent. Chacun a ses traditions, son sens, ses coutumes, ses pr&eacute;jug&eacute;s, qui font l’esprit de sa croyance, et qu’il y faut joindre pour en juger.

[1072:] Combien de grands peuples n’impriment point de livres et ne lisent pas les n&ocirc;tres! Comment jugeront-ils de nos opinions? comment jugerons-nous des leurs? Nous les raillons, ils nous m&eacute;prisent, et, si nos voyageurs les tournent en ridicule, il ne leur manque, pour nous le rendre, que de voyager parmi nous. Dans quel pays n’y a-t-il pas des gens sens&eacute;s, des gens de bonne foi, d’honn&ecirc;tes gens amis de la v&eacute;rit&eacute;, qui, pour la professer, ne cherchent qu’&agrave; la conna&icirc;tre? Cependant chacun la voit dans son culte, et trouve absurdes les cultes des autres nations: donc ces cultes &eacute;trangers ne sont pas si extravagants qu’ils nous semblent, ou la raison que nous trouvons dans les n&ocirc;tres ne prouve rien.

[1073:] Nous avons trois principales religions en Europe. L’une admet une seule r&eacute;v&eacute;lation, l’autre en admet deux, l’autre en admet trois. Chacune d&eacute;teste, maudit les autres, les accuse d’aveuglement, d’endurcissement, d’opini&acirc;tret&eacute;, de mensonge. Quel homme impartial osera juger entre elles, s’il n’a premi&egrave;rement bien pes&eacute; leurs preuves, bien &eacute;cout&eacute; leurs raisons? Celle qui n’admet qu’une r&eacute;v&eacute;lation est la plus ancienne, et para&icirc;t la plus s&ucirc;re; celle qui en admet trois est la plus moderne, et para&icirc;t la plus cons&eacute;quente; celle qui en admet deux, et rejette la troisi&egrave;me, peut bien &ecirc;tre la meilleure, mais elle a certainement tous les pr&eacute;jug&eacute;s contre elle, l’incons&eacute;quence saute aux yeux.

[1074:] Dans les trois r&eacute;v&eacute;lations, les livres sacr&eacute;s sont &eacute;crits en des langues inconnues aux peuples qui les suivent. Les Juifs n’entendent plus l’h&eacute;breu, les Chr&eacute;tiens n’entendent ni l’h&eacute;breu ni le grec; les Turcs ni les Persans n’entendent point l’arabe; et les Arabes modernes eux-m&ecirc;mes ne parlent plus la langue de Mahomet. Ne voil&agrave;t-il pas une mani&egrave;re bien simple d’instruire les hommes, de leur parler toujours une langue qu’ils n’entendent point? On traduit ces livres, dira-t-on. Belle r&eacute;ponse! Qui m’assurera que ces livres sont fid&egrave;lement traduits, qu’il est m&ecirc;me possible qu’ils le soient? Et quand Dieu fait tant que de parler aux hommes, pourquoi faut-il qu’il ait besoin d’interpr&egrave;te?

[1075:] Je ne concevrai jamais que ce que tout homme est oblig&eacute; de savoir soit enferm&eacute; dans des livres, et que celui qui n’est &agrave; port&eacute;e ni de ces livres, ni des gens qui les entendent soit puni d’une ignorance involontaire. Toujours des livres! quelle manie! Parce que l’Europe est pleine de livres, les Europ&eacute;ens les regardent comme indispensables, sans songer que, sur les trois quarts de la terre, on n’en a jamais vu. Tous les livres n’ont-ils pas &eacute;t&eacute; &eacute;crits par des hommes? Comment donc l’homme en aurait-il besoin pour conna&icirc;tre ses devoirs? Et quels moyens avait-il de les conna&icirc;tre avant que ces livres fussent faits? Ou il apprendra ses devoirs de lui-m&ecirc;me, ou il est dispens&eacute; de les savoir.

[1076:] Nos catholiques font grand bruit de l’autorit&eacute; de l’Eglise; mais que gagnent-ils &agrave; cela, s’il leur faut un aussi grand appareil de preuves pour &eacute;tablir cette autorit&eacute;, qu’aux autres sectes pour &eacute;tablir directement leur doctrine? L’Eglise d&eacute;cide que l’Eglise a droit de d&eacute;cider. Ne voil&agrave;-t-il pas une autorit&eacute; bien prouv&eacute;e? Sortez de l&agrave;, vous rentrez dans toutes nos discussions.

[1077:] Connaissez-vous beaucoup de chr&eacute;tiens qui aient pris la peine d’examiner avec soin ce que le juda&icirc;sme all&egrave;gue contre eux? Si quelques-uns en ont vu quelque chose, c’est dans les livres des chr&eacute;tiens. Bonne mani&egrave;re de s’instruire des raisons de leurs adversaires! Mais comment faire? Si quelqu’un osait publier parmi nous des livres o&ugrave; l’on favoriserait ouvertement le juda&icirc;sme, nous punirions l’auteur, l’&eacute;diteur, le libraire. Cette police est commode et s&ucirc;re, pour avoir toujours raison. Il y a plaisir &agrave; r&eacute;futer des gens qui n’osent parler.

[1078:] Ceux d’entre nous qui sont &agrave; port&eacute;e de converser avec des Juifs ne sont gu&egrave;re plus avanc&eacute;s. Les malheureux se sentent &agrave; notre discr&eacute;tion; la tyrannie qu’on exerce envers eux les rend craintifs; ils savent combien peu l’injustice et la cruaut&eacute; co&ucirc;tent &agrave; la charit&eacute; chr&eacute;tienne: qu’oseront-ils dire sans s’exposer &agrave; nous faire crier au blasph&egrave;me? L’avidit&eacute; nous donne du z&egrave;le, et ils sont trop riches pour n’avoir pas tort. Les plus savants, les plus &eacute;clair&eacute;s sont toujours les plus circonspects. Vous convertirez quelque mis&eacute;rable, pay&eacute; pour calomnier sa secte; vous ferez parler quelques vils fripiers, qui c&eacute;deront pour vous flatter; vous triompherez de leur ignorance ou de leur l&acirc;chet&eacute;, tandis que leurs docteurs souriront en silence de votre ineptie. Mais croyez-vous que dans des lieux o&ugrave; ils se sentiraient en s&ucirc;ret&eacute; l’on e&ucirc;t aussi bon march&eacute; d’eux? En Sorbonne, il est clair comme le jour que les pr&eacute;dictions du Messie se rapportent &agrave; J&eacute;sus-Christ. Chez les rabbins d’Amsterdam, il est tout aussi clair qu’elles n’y ont pas le moindre rapport. Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs, qu’ils n’aient un Etat libre, des &eacute;coles, des universit&eacute;s, o&ugrave; ils puissent parler et disputer sans risque. Alors seulement nous pourrons savoir ce qu’ils ont &agrave; dire.

[1079:] A Constantinople les Turcs disent leurs raisons, mais nous n’osons dire les n&ocirc;tres; l&agrave; c’est notre tour de ramper. Si les Turcs exigent de nous pour Mahomet, auquel nous ne croyons point, le m&ecirc;me respect que nous exigeons pour J&eacute;sus-Christ des Juifs qui n’y croient pas davantage, les Turcs ont-ils tort? avons-nous raison? sur quel principe &eacute;quitable r&eacute;soudrons-nous cette question?

[1080:] Les deux tiers du genre humain ne sont ni Juifs, ni Mahom&eacute;tans, ni Chr&eacute;tiens; et combien de millions d’hommes n’ont jamais ou&iuml; parler de Mo&icirc;se, de J&eacute;sus-Christ, ni de Mahomet! On le nie; on soutient que nos missionnaires vont partout. Cela est bient&ocirc;t dit. Mais vont-ils dans le coeur de l’Afrique encore inconnue, et o&ugrave; jamais Europ&eacute;en n’a p&eacute;n&eacute;tr&eacute; jusqu’&agrave; pr&eacute;sent? Vont-ils dans la Tartarie m&eacute;diterran&eacute;e suivre &agrave; cheval les hordes ambulantes, dont jamais &eacute;tranger n’approche, et qui, loin d’avoir ou&iuml; parler du pape, connaissent &agrave; peine le grand lama? Vont-ils dans les continents immenses de l’Am&eacute;rique, o&ugrave; des nations enti&egrave;res ne savent pas encore que les peuples d’un autre monde ont mis les pieds dans le leur? Vont-ils au Japon, dont leurs manoeuvres les ont fait chasser pour jamais, et o&ugrave; leurs pr&eacute;d&eacute;cesseurs ne sont connus des g&eacute;n&eacute;rations qui naissent que comme des intrigants rus&eacute;s, venus avec un z&egrave;le hypocrite pour s’emparer doucement de l’empire? Vont-ils dans les harems des princes de l’Asie annoncer l’Evangile &agrave; des milliers de pauvres esclaves? Qu’ont fait les femmes de cette partie du monde pour qu’aucun missionnaire ne puisse leur pr&ecirc;cher la foi? Iront-elles toutes en enfer pour avoir &eacute;t&eacute; recluses?

[1081:] Quand il serait vrai que I’Evangile est annonc&eacute; par toute la terre, qu’y gagnerait-on? la veille du jour que le premier missionnaire est arriv&eacute; dans un pays, il y est s&ucirc;rement mort quelqu’un qui n’a pu l’entendre. Or, dites-moi ce que nous ferons de ce quelqu’un-l&agrave;. N’y e&ucirc;t-il dans tout l’univers qu’un seul homme &agrave; qui l’on n’aurait jamais pr&ecirc;ch&eacute; J&eacute;sus-Christ, l’objection serait aussi forte pour ce seul homme que pour le quart du genre humain.

[1082:] Quand les ministres de l’Evangile se sont fait entendre aux peuples &eacute;loign&eacute;s, que leur ont-ils dit qu’on p&ucirc;t raisonnablement admettre sur leur parole, et qui ne demand&acirc;t pas la plus exacte v&eacute;rification? Vous m’annoncez un Dieu n&eacute; et mort il y a deux mille ans, &agrave; l’autre extr&eacute;mit&eacute; du monde, dans je ne sais quelle petite ville, et vous me dites que tous ceux qui n’auront p oint cru &agrave; ce myst&egrave;re seront damn&eacute;s. Voil&agrave; des choses bien &eacute;tranges pour les croire si vite sur la seule autorit&eacute; d’un homme que je ne connais point! Pourquoi votre Dieu a-t-il fait arriver si loin de moi les &eacute;v&eacute;nements dont il voulait m’obliger d’&ecirc;tre instruit? Est-ce un crime d’ignorer ce qui se passe aux antipodes? Puis-je deviner qu’il y a eu dans un autre h&eacute;misph&egrave;re un peuple h&eacute;breu et une ville de J&eacute;rusalem? Autant voudrait m’obliger de savoir ce qui se fait dans la lune. Vous venez, dites-vous, me l’apprendre; mais pourquoi n ‘&ecirc;tes-vous pas venu l’apprendre &agrave; mon p&egrave;re? ou pourquoi damnez-vous ce bon vieillard pour n’en avoir jamais rien su? Doit-il &ecirc;tre &eacute;ternellement puni de votre paresse, lui qui &eacute;tait si bon, si bienfaisant, et qui ne cherchait que la v&eacute;rit&eacute;? Soyez de bonne foi, puis mettez-vous &agrave; usa place: voyez si je dois, sur votre seul t&eacute;moignage, croire toutes les choses incroyables que vous me dites, et concilier tant d’injustices avec le Dieu juste que vous m’annoncez. Laissez-moi, de gr&acirc;ce, aller voir ce pays lointain o&ugrave; s’op&eacute;r&egrave;rent tant de merveilles inou&iuml;es dans celui-ci, que j’aille savoir pourquoi les habitants de cette J&eacute;rusalem ont trait&eacute; Dieu comme un brigand. Ils ne l’ont pas, dites-vous, reconnu pour Dieu. Que ferai-je donc, moi qui n’en ai jamais entendu parler que par vous? Vous ajoutez qu’ils ont &eacute;t&eacute; punis, dispers&eacute;s, o p prim&eacute;s, asservis, qu’aucun d’eux n’approche plus de la m&ecirc;me ville. Assur&eacute;ment ils ont bien m&eacute;rit&eacute; tout cela; mais les habitants d’aujourd’hui, que disent-ils du d&eacute;icide de leurs pr&eacute;d&eacute;cesseurs? Ils le nient, ils ne reconnaissent pas non plus Dieu pour Dieu. Autant valait donc laisser les enfants des autres.

[1083:] Quoi! dans cette m&ecirc;me ville o&ugrave; Dieu est mort, les anciens ni les nouveaux habitants ne l’ont point reconnu, et vous voulez que je le reconnaisse, moi qui suis n&eacute; deux mille ans apr&egrave;s &agrave; deux mille lieues de l&agrave;! Ne voyezvous pas qu’avant que j’ajoute foi &agrave; ce livre que vous appelez sacr&eacute;, et auquel je ne comprends rien, je dois savoir par d’autres que vous quand et par qui il a &eacute;t&eacute; fait, comment il s’est conserv&eacute;, comment il vous est parvenu, ce que disent dans le pays, pour leurs raisons, ceux qui le rejettent, quoiqu’ils sachent aussi bien que vous tout ce que vous m’apprenez? Vous sentez bien qu’il faut n&eacute;cessairement que j’aille en Europe, en Asie, en Palestine, examiner tout par moi-m&ecirc;me: il faudrait que je fusse fou pour vous &eacute;couter avant ce temps-l&agrave;.

[1084:] Non seulement ce discours me para&icirc;t raisonnable, mais je soutiens que tout homme sens&eacute; doit, en pareil cas, parler ainsi et renvoyer bien loin le missionnaire qui, avant la v&eacute;rification des preuves, veut se d&eacute;p&ecirc;cher de l’instruire et de le baptiser. Or, je soutiens qu’il n’y a pas de r&eacute;v&eacute;lation contre laquelle les m&ecirc;mes objections n’aient autant et plus de force que contre le christianisme. D’o&ugrave; il suit que s’il n’y a qu’une religion v&eacute;ritable, et que tout homme soit oblig&eacute; de la suivre sous peine de damnation, il faut passer sa vie &agrave; les &eacute;tudier toutes, &agrave; les approfondir, &agrave; les comparer, &agrave; parcourir les pays o&ugrave; elles sont &eacute;tablies. Nul n’est exempt du premier devoir de l’homme, nul n’a droit de se fier au jugement d’autrui. L’artisan qui ne vit que de son travail, le laboureur qui ne sait pas lire, la jeune fille d&eacute;licate et timide, l’infirme qui peut &agrave; peine sortir de son lit, tous, sans exception, doivent &eacute;tudier, m&eacute;diter, disputer, voyager, parcourir le monde: il n’y aura plus de peuple fixe et stable; la terre enti&egrave;re ne sera couverte que de p&egrave;lerins allant &agrave; grands frais, et avec de longues fatigues, v&eacute;rifier, comparer, examiner par eux-m&ecirc;mes les cultes divers qu’on y suit. Alors, adieu les m&eacute;tiers, les arts, les sciences humaines, et toutes les occupations civiles: il ne peut plus y avoir d’autre &eacute;tude que celle de la religion: &agrave; grand-peine celui qui aura joui de la sant&eacute; la plus robuste, le mieux employ&eacute; son temps, le mieux us&eacute; de sa raison, v&eacute;cu le plus d’ann&eacute;es, saura-t-il dans sa vieillesse &agrave; quoi s’en tenir; et ce sera beaucoup s’il apprend avant sa mort dans quel culte il aurait d&ucirc; vivre.

[1085:] Voulez-vous mitiger cette m&eacute;thode, et donner la moindre prise &agrave; l’autorit&eacute; des hommes? A l’instant vous lui rendez tout; et si le fils d’un Chr&eacute;tien fait bien de suivre, sans un examen profond et impartial, la religion de son p&egrave;re, pourquoi le fils d’un Turc ferait-il mal de suivre de m&ecirc;me la religion du sien? Je d&eacute;fie tous les intol&eacute;rants de r&eacute;pondre &agrave; cela rien qui contente un homme sense.

[1086:] Press&eacute;s par ces raisons, les uns aiment mieux faire Dieu injuste, et punir les innocents du p&eacute;ch&eacute; de leur p&egrave;re, que de renoncer &agrave; leur barbare dogme. Les autres se tirent d’affaire en envoyant obligeamment un ange instruire quiconque, dans une ignorance invincible, aurait v&eacute;cu moralement bien. La belle invention que cet ange! Non contents de nous asservir &agrave; leurs machines, ils mettent Dieu lui-m&ecirc;me dans la n&eacute;cessit&eacute; d’en employer.

[1087:] Voyez, mon fils, &agrave; quelle absurdit&eacute; m&egrave;nent l’orgueil et l’intol&eacute;rance, quand chacun veut abonder dans son sens, et croire avoir raison exclusivement au reste du genre humain. Je prends &agrave; t&eacute;moin ce Dieu de paix que j’adore et que je vous annonce, que toutes mes recherches ont &eacute;t&eacute; sinc&egrave;res; mais voyant qu’elles &eacute;taient, qu’elles seraient toujours sans succ&egrave;s, et que je m’ab&icirc;mais dans un oc&eacute;an sans rives, je suis revenu sur mes pas, et j’ai resserr&eacute; ma foi dans mes notions primitives. Je n’ai jamais pu croire que Dieu m’ordonn&acirc;t, sous peine de l’enfer, d’&ecirc;tre savant. J’ai donc referm&eacute; tous les livres. Il en est un seul ouvert &agrave; tous les yeux, c’est celui de la nature. C’est dans ce grand et sublime livre que j’apprends &agrave; servir et adorer son divin auteur. Nul n’est excusable de n’y pas lire, parce qu’il parle &agrave; tous les hommes une langue intelligible &agrave; tous les esprits. Quand je serais n&eacute; dans une &icirc;le d&eacute;serte, quand je n’aurais point vu d’autre homme que moi, quand je n’aurais jamais appris ce qui s’est fait anciennement dans un coin du monde; si j’exerce ma raison, si je la cultive, si j’use bien des facult&eacute;s imm&eacute;diates que Dieu me donne, j’apprendrai de moi-m&ecirc;me &agrave;le conna&icirc;tre, &agrave; l’aimer, &agrave; aimer ses oeuvres, &agrave; vouloir le bien qu’il veut, et &agrave; remplir pour lui plaire tous mes devoirs sur la terre. Qu’est-ce que tout le savoir des hommes m’apprendra de plus?

[1088:] A l’&eacute;gard de la r&eacute;v&eacute;lation, si j’&eacute;tais meilleur raisonneur ou mieux instruit, peut-&ecirc;tre sentirais-je sa v&eacute;rit&eacute;, son utilit&eacute; pour ceux qui ont le bonheur de la reconna&icirc;tre; mais si je vois en sa faveur des preuves que je ne puis combattre, je vois aussi contre elle des objections que je ne puis r&eacute;soudre. Il y a tant de raisons solides pour et contre, que, ne sachant &agrave; quoi me d&eacute;terminer, je ne l’admets ni ne la rejette; je rejette seulement l’obligation de la reconna&icirc;tre, parce que cette obligation pr&eacute;tendue est incompatible avec la justice de Dieu, et que, loin de lever par l&agrave; les obstacles au salut, il les e&ucirc;t multipli&eacute;s, il les e&ucirc;t rendus insurmontables pour la grande partie du genre humain. A cela pr&egrave;s, je reste sur ce point dans un doute respectueux. Je n’ai pas la pr&eacute;somption de me croire infaillible: d’autres hommes ont pu d&eacute;cider ce qui me semble ind&eacute;cis; je raisonne pour moi et non pas pour eux; je ne les bl&acirc;me ni ne les imite: leur jugement peut &ecirc;tre meilleur que le mien; mais il n’y a pas de ma faute si ce n’est pas le mien.

[1089:] Je vous avoue aussi que la majest&eacute; des Ecritures m etonne, que la saintet&eacute; de l’Evangile parle &agrave; mon coeur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe: qu’ils sont petits pr&egrave;s de celui-l&agrave;! Se peut-il qu’un livre &agrave; la fois si sublime et si simple soit l’ouvrage des hommes? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire ne soit qu’un homme lui-m&ecirc;me? Est-ce l&agrave; le ton d’un enthousiaste ou d’un ambitieux sectaire? Quelle douceur, quelle puret&eacute; dans ses moeurs! quelle gr&acirc;ce touchante dans ses instructions! quelle &eacute;l&eacute;vation dans ses maximes! quelle profonde sagesse dans ses discours! quelle pr&eacute;sence d’esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses r&eacute;ponses! quel empire sur ses passions! O&ugrave; est l’homme, o&ugrave; est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation? Quand Platon peint son juste imaginaire couvert de tout l’opprobre du crime, et digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait J&eacute;sus-Christ: la ressemblance est si frappante, que tous les P&egrave;res l’ont sentie, et qu’il n’est pas possible de s’y tromper. Quels pr&eacute;jug&eacute;s, quel aveuglement ne faut-il point avoir pour oser comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie? Quelle distance de l’un &agrave; l’autre! Socrate, mourant sans douleur, sans ignominie, soutint ais&eacute;ment jusqu’au bout son personnage; et si cette facile mort n’e&ucirc;t honor&eacute; sa vie, on douterait si Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose qu’un sophiste. Il inventa, dit-on, la morale; d’autres avant lui l’avaient mise en pratique; il ne fit que dire ce qu’ils avaient fait, il ne fit que mettre en le&ccedil;ons leurs exemples. Aristide avait &eacute;t&eacute; juste avant que Socrate e&ucirc;t dit ce que c’&eacute;tait que justice; L&eacute;onidas &eacute;tait mort pour son pays avant que Socrate e&ucirc;t fait un devoir d’aimer la patrie; Sparte &eacute;tait sobre avant que Socrate e&ucirc;t lou&eacute; la sobri&eacute;t&eacute;; avant qu’il e&ucirc;t d&eacute;fini la vertu, la Gr&egrave;ce abondait en hommes vertueux. Mais o&ugrave; J&eacute;sus avait-il pris chez les siens cette morale &eacute;lev&eacute;e et pure dont lui seul a donn&eacute; les le&ccedil;ons et l’exemple? Du sein du plus furieux fanatisme la plus haute sagesse se fit entendre; et la simplicit&eacute; des plus h&eacute;ro&icirc;ques vertus honora le plus vil de tous les peuples. La mort de Socrate, philosophant tranquillement avec ses amis, est la plus douce qu’on puisse d&eacute;sirer; celle de J&eacute;sus expirant dans les tourments, injuri&eacute;, raill&eacute;, maudit de tout un peuple, est la plus horrible qu’on puisse craindre. Socrate prenant la coupe empoisonn&eacute;e b&eacute;nit celui qui la lui pr&eacute;sente et qui pleure; J&eacute;sus, au milieu d’un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharn&eacute;s. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de J&eacute;sus sont d’un Dieu. Dirons-nous que l’histoire de l’Evangile est invent&eacute;e &agrave; plaisir? Mon ami, ce n’est pas ainsi qu’on invente; et les faits de Socrate, dont personne ne doute, sont moins attest&eacute;s que ceux de J&eacute;sus-Christ. Au fond c’est reculer la difficult&eacute; sans la d&eacute;truire; il serait plus inconcevable que plusieurs hommes d’accord eussent fabriqu&eacute; ce livre, qu’il ne l’est qu’un seul en ait fourni le sujet. Jamais les auteurs juifs n’eussent trouv&eacute; ni ce ton ni cette morale; et l’Evangile a des caract&egrave;res de v&eacute;rit&eacute; si grands, si frappants, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en serait plus &eacute;tonnant que le h&eacute;ros. Avec tout cela, ce m&ecirc;me Evangile est plein de choses incroyables, de choses qui r&eacute;pugnent &agrave; la raison, et qu’il est impossible &agrave; tout homme sens&eacute; de concevoir ni d’admettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions? Etre toujours modeste et circonspect, mon enfant; respecter en silence ce qu’on ne saurait ni rejeter, ni comprendre, et s’humilier devant le grand Etre qui seul sait la v&eacute;rit&eacute;.

[1090:] Voil&agrave; le scepticisme involontaire o&ugrave; je suis rest&eacute;; mais ce scepticisme ne m’est nullement p&eacute;nible, parce qu’il ne s’&eacute;tend pas aux points essentiels &agrave; la pratique, et que je suis bien d&eacute;cid&eacute; sur les principes de tous mes devoirs. Je sers Dieu dans la simplicit&eacute; de mon coeur. Je ne cherche &agrave; savoir que ce qui importe &agrave; ma conduite. Quant aux dogmes qui n’influent ni sur les actions ni sur la morale, et dont tant de gens se tourmentent, je ne m’en mets nullement en peine. Je regarde toutes les religions particuli&egrave;res comme autant d’institutions salutaires qui prescrivent dans chaque pays une mani&egrave;re uniforme d’honorer Dieu par un culte public, et qui peuvent toutes avoir leurs raisons dans le climat, dans le gouvernement, dans le g&eacute;nie du peuple, ou dans quelque autre cause locale qui rend l’une pr&eacute;f&eacute;rable &agrave; l’autre, selon les temps et les lieux. Je les crois toutes bonnes quand on y sert Dieu convenablement. Le culte essentiel est celui du coeur. Dieu n’en rejette point l’hommage, quand il est sinc&egrave;re, sous quelque forme qu’il lui soit offert. Appel&eacute; dans celle que je professe au service de l’Eglise, j’y remplis avec toute l’exactitude possible les soins qui me sont prescrits, et ma conscience me reprocherait d’y manquer volontairement en quelque point. Apr&egrave;s un long interdit vous savez que j’obtins, par le cr&eacute;dit de M. de Mellar&egrave;de, la permission de reprendre mes fonctions pour m’aider &agrave; vivre. Autrefois je disais la messe avec la l&eacute;g&egrave;ret&eacute; qu’on met &agrave; la longue aux choses les plus graves quand on les fait trop souvent; depuis mes nouveaux principes, je la c&eacute;l&egrave;bre avec plus de v&eacute;n&eacute;ration: je me p&eacute;n&egrave;tre de la majest&eacute; de l’Etre supr&ecirc;me, de sa pr&eacute;sence, de l’insuffisance de l’esprit humain, qui con&ccedil;oit si peu ce qui se rapporte &agrave; son auteur. En songeant que je lui porte les voeux du peuple sous une forme prescrite, je suis avec soin tous les rites; je r&eacute;cite attentivement, je m’applique &agrave; n’omettre jamais ni le moindre mot ni la moindre c&eacute;r&eacute;monie: quand j’approche du moment de la cons&eacute;cration, je me recueille pour la faire avec toutes les dispositions qu’exige l’Eglise et la grandeur du sacrement; je t&acirc;che d’an&eacute;antir ma raison devant la supr&ecirc;me intelligence; je me dis: Qui es-tu pour mesurer la puissance infinie? Je prononce avec respect les mots sacramentaux, et je donne &agrave; leur effet toute la foi qui d&eacute;pend de moi. Quoi qu’il en soit de ce myst&egrave;re inconcevable, je ne crains pas qu’au jour du jugement je sois puni pour l’avoir jamais profan&eacute; dans mon coeur.

[1091:] Honor&eacute; du minist&egrave;re sacr&eacute;, quoique dans le dernier rang, je ne ferai jamais rien qui me rende indigne d’en remplir les sublimes devoirs. Je pr&ecirc;cherai toujours la vertu aux hommes, je les exhorterai toujours &agrave; bien faire; et, tant que je pourrai, je leur en donnerai l’exemple. Il ne tiendra pas &agrave; moi de leur rendre la religion aimable; il ne tiendra pas &agrave; moi d’affermir leur foi dans les dogmes vraiment utiles et que tout homme est oblig&eacute; de croire: mais &agrave; Dieu ne plaise que jamais je leur pr&ecirc;che le dogme cruel de l’intol&eacute;rance; que jamais je les porte &agrave; d&eacute;tester leur prochain, &agrave; dire &agrave; d’autres hommes: Vous serez damn&eacute;s. Si j’&eacute;tais dans un rang plus remarquable, cette r&eacute;serve pourrait m’attirer des affaires; mais je suis trop petit pour avoir beaucoup &agrave; craindre, et je ne puis gu&egrave;re tomber plus bas que je ne suis. Quoi qu’il arrive, je ne blasph&eacute;merai point contre la justice divine, et ne mentirai point contre le Saint-Esprit.

[1092:] J’ai longtemps ambitionn&eacute; l’honneur d’&ecirc;tre cur&eacute;; je l’ambitionne encore, mais je ne l’esp&egrave;re plus. Mon bon ami, je ne trouve rien de si beau que d’&ecirc;tre cur&eacute;. Un bon cur&eacute; est un ministre de bont&eacute;, comme un bon magistrat est un ministre de justice. Un cur&eacute; n’a jamais de mal &agrave;faire; s’il ne peut pas toujours faire le bien par lui-m&ecirc;me, il est toujours &agrave; sa place quand il le sollicite, et souvent il l’obtient quand il sait se faire respecter. O si jamais dans nos montagnes j’avais quelque cure de bonnes gens &agrave; desservir! je serais heureux, car il me semble que je ferais le bonheur de mes paroissiens. Je ne les rendrais pas riches, mais je partagerais leur pauvret&eacute;; j’en &ocirc;terais la fl&eacute;trissure et le m&eacute;pris, plus insupportable que l’indigence. Je leur ferais aimer la concorde et l’&eacute;galit&eacute;, qui chassent souvent la mis&egrave;re, et la font toujours supporter. Quand ils verraient que je ne serais en rien mieux qu’eux, et que pourtant je vivrais content, ils apprendraient &agrave; se consoler de leur sort et &agrave; vivre contents comme moi. Dans mes instructions je m’attacherais moins &agrave; l’esprit de l’Eglise qu’&agrave; l’esprit de l’Evangile, o&ugrave; le dogme est simple et la morale sublime, o&ugrave; l’on voit peu de pratiques religieuses et beaucoup d’oeuvres de charit&eacute;. Avant de leur enseigner ce qu’il faut faire, je m’efforcerais toujours de le pratiquer afin qu’ils vissent bien que tout ce que je leur dis, je le pense. Si j’avais des protestants dans mon voisinage ou dans ma paroisse, je ne les distinguerais point de mes vrais paroissiens en tout ce qui tient &agrave; la charit&eacute; chr&eacute;tienne; je les porterais tous &eacute;galement &agrave;s’entr’aimer, &agrave; se regarder comme fr&egrave;res, &agrave; respecter toutes les religions, et &agrave; vivre en paix chacun dans la sienne. Je pense que solliciter quelqu’un de quitter celle o&ugrave; il est n&eacute;, c’est le solliciter de mal faire, et par cons&eacute;quent faire mal soi-m&ecirc;me. En attendant de plus grandes lumi&egrave;res, gardons l’ordre public; dans tout pays respectons les lois, ne troublons point le culte qu’elles prescrivent; ne portons point les citoyens &agrave; la d&eacute;sob&eacute;issance; car nous ne savons point certainement si c’est un bien pour eux de quitter leurs opinions pour d’autres, et nous savons tr&egrave;s certainement que c’est un mar de d&eacute;sob&eacute;ir aux lois.

[1093:] Je viens, mon jeune ami, de vous r&eacute;citer de bouche ma profession de foi telle que Dieu la lit dans mon coeur: vous &ecirc;tes le premier &agrave; qui je l’aie faite; vous &ecirc;tes le seul peut-&ecirc;tre &agrave; qui je la ferai jamais. Tant qu’il reste quelque bonne croyance parmi les hommes, il ne faut point troubler les &acirc;mes paisibles, ni alarmer la foi des simples par des difficult&eacute;s qu’ils ne peuvent r&eacute;soudre et qui les inqui&egrave;tent sans les &eacute;clairer. Mais quand une fois tout est &eacute;branl&eacute;, on doit conserver le tronc aux d&eacute;pens des branches. Les consciences agit&eacute;es, incertaines, presque &eacute;teintes, et dans l’&eacute;tat o&ugrave; j’ai vu la v&ocirc;tre, ont besoin d’&ecirc;tre affermies et r&eacute;veill&eacute;es; et, pour les r&eacute;tablir sur la base des v&eacute;rit&eacute;s &eacute;ternelles, il faut achever d’arracher les piliers flottants auxquels elles pensent tenir encore.

[1094:] Vous &ecirc;tes dans l’&acirc;ge critique o&ugrave; l’esprit s’ouvre &agrave; la certitude, o&ugrave; le coeur re&ccedil;oit sa forme et son caract&egrave;re, et o&ugrave; l’on se d&eacute;termine pour toute la vie, soit en bien, soit en mal. Plus tard, la substance est durcie, et les nouvelles empreintes ne marquent plus. Jeune homme, recevez dans votre &acirc;me, encore flexible, le cachet de la v&eacute;rit&eacute;. Si j’&eacute;tais plus s&ucirc;r de moi-m&ecirc;me, j’aurais pris avec vous un ton dogmatique et d&eacute;cisif: mais je suis homme, ignorant, sujet &agrave; l’erreur; que pouvais-je faire? Je vous ai ouvert mon coeur sans r&eacute;serve; ce que je tiens pour s&ucirc;r, je vous l’ai donn&eacute; pour tel; je vous ai donn&eacute; mes doutes pour des doutes, mes opinions pour des opinions; je vous ai dit mes raisons de douter et de croire. Maintenant, c’est &agrave;vous de juger: vous avez pris du temps; cette pr&eacute;caution est sage et me fait bien penser de vous. Commencez par mettre votre conscience en &eacute;tat de vouloir &ecirc;tre &eacute;clair&eacute;e. Soyez sinc&egrave;re avec vous-m&ecirc;me. Appropriez-vous de mes sentiments ce qui vous aura persuad&eacute;, rejetez le reste. Vous n’&ecirc;tes pas encore assez d&eacute;prav&eacute; par le vice pour risquer de mal choisir. Je vous proposerais d’en conf&eacute;rer entre nous; mais sit&ocirc;t qu’on dispute on s’&eacute;chauffe; la vanit&eacute;, l’obstination s’en m&ecirc;lent, la bonne foi n’y est plus. Mon ami, ne disputez jamais, car on n’&eacute;claire par la dispute ni soi ni les autres. Pour moi, ce n’est qu’apr&egrave;s bien des ann&eacute;es de m&eacute;ditation que j’ai pris mon parti: je m’y tiens; ma conscience est tranquille, mon coeur est content. Si je voulais recommencer un nouvel examen de mes sentiments, je n’y porterais pas un plus pur amour de la v&eacute;rit&eacute;; et mon esprit, d&eacute;j&agrave; moins actif, serait moins en &eacute;tat de la conna&icirc;tre. Je resterai comme je suis, de peur qu’insensiblement le go&ucirc;t de la contemplation, devenant une passion oiseuse, ne m’atti&eacute;d&icirc;t sur l’exercice de mes devoirs, et de peur de retomber dans mon premier pyrrhonisme, sans retrouver la force d’en sortir. Plus de la moiti&eacute; de ma vie est &eacute;coul&eacute;e; je n’ai plus que le temps qu’il me faut pour en mettre &agrave; profit le reste, et pour effacer mes erreurs par mes vertus. Si je me trompe, c’est ma&icirc;gre moi. Celui qui lit au fond de mon coeur sait bien que je n ‘aime pas mon aveuglement. Dans l’impuissance de m’en tirer par mes propres lumi&egrave;res, le seul moyen qui me reste pour en sortir est une bonne vie; et si des pierres m&ecirc;mes Dieu peut susciter des enfants &agrave; Abraham, tout homme a droit d’esp&eacute;rer d’&ecirc;tre &eacute;clair&eacute; lorsqu’il s’en rend digne.

[1095:] Si mes r&eacute;flexions vous am&egrave;nent &agrave; penser comme je pense, que mes sentiments soient les v&ocirc;tres, et que nous ayons la m&ecirc;me profession de foi, voici le conseil que je vous donne: N’exposez plus votre vie aux tentations de la mis&egrave;re et du d&eacute;sespoir; ne la tra&icirc;nez plus avec ignominie &agrave; la merci des &eacute;trangers, et cessez de manger le vil pain de l’aum&ocirc;ne. Retournez dans votre patrie, reprenez la religion de vos p&egrave;res, suivez-la dans la sinc&eacute;rit&eacute; de votre coeur, et ne la quittez plus: elle est tr&egrave;s simple et tr&egrave;s sainte; je la crois de toutes les religions qui sont sur la terre celle dont la morale est la plus pure et dont la raison se contente le mieux. Quant aux frais du voyage, n’en soyez point en peine, on y pourvoira. Ne craignez pas non plus la mauvaise honte d’un retour humiliant; il faut rougir de faire une faute, et non de la r&eacute;parer. Vous &ecirc;tes encore dans l’&acirc;ge o&ugrave; tout se pardonne, mais o&ugrave; l’on ne p&egrave;che plus impun&eacute;ment. Quand vous voudrez &eacute;couter votre conscience, mille vains obstacles dispara&icirc;tront &agrave; sa voix. Vous sentirez que, dans l’incertitude o&ugrave; nous sommes, c’est une inexcusable pr&eacute;somption de professer une autre religion que celle o&ugrave; l’on est n&eacute;, et une fausset&eacute; de ne pas pratiquer sinc&egrave;rement celle qu’on professe. Si l’on s’&eacute;gare, on s’&ocirc;te une grande excuse au tribunal du souverain juge. Ne pardonnera-t-il pas plut&ocirc;t l’erreur ou l’on fut nourri, que celle qu’on osa choisir soi-m&ecirc;me?

[1096:] Mon fils, tenez votre &acirc;me en &eacute;tat de d&eacute;sirer toujours qu’il y ait un Dieu, et vous n’en douterez jamais. Au surplus, quelque parti que vous puissiez prendre, songez que les vrais devoirs de la religion sont ind&eacute;pendants des institutions des hommes; qu’un coeur juste est le vrai temple de la Divinit&eacute;; qu’en tout pays et dans toute secte, aimer Dieu par-dessus tout et son prochain comme soi-m&ecirc;me, est le sommaire de la loi; qu’il n’y a point de religion qui dispense des devoirs de la morale; qu’il n’y a de vraiment essentiels que ceux-l&agrave;; que le culte int&eacute;rieur est le premier de ces devoirs, et que sans la foi nulle v&eacute;ritable vertu n’existe.

[1097:] Fuyez ceux qui, sous pr&eacute;texte d’expliquer la nature, s&egrave;ment dans les coeurs des hommes de d&eacute;solantes doctrines, et dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif et plus dogmatique que le ton d&eacute;cid&eacute; de leurs adversaires. Sous le hautain pr&eacute;texte qu’eux seuls sont &eacute;clair&eacute;s, vrais, de bonne foi, ils nous soumettent imp&eacute;rieusement &agrave; leurs d&eacute;cisions tranchantes, et pr&eacute;tendent nous donner pour les vrais principes des choses les inintelligibles syst&egrave;mes qu’ils ont b&acirc;tis dans leur imagination. Du reste, renversant, d&eacute;truisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils &ocirc;tent aux afflig&eacute;s la derni&egrave;re consolation de leur mis&egrave;re, aux puissants et aux riches le seul frein de leurs passions; ils arrachent du fond des coeurs le remords du crime, l’espoir de la vertu, et se vantent encore d’&ecirc;tre les bienfaiteurs du genre humain. Jamais, disent-ils, la v&eacute;rit&eacute; n’est nuisible aux hommes. Je le crois comme eux, et c’est, &agrave; mon avis, une grande preuve que ce qu’ils enseignent n’est pas la v&eacute;r&icirc;te.

[1098:] Bon jeune homme, soyez sinc&egrave;re et vrai sans orgueil; sachez &ecirc;tre ignorant: vous ne tromperez ni vous ni les autres. Si jamais vos talents cultiv&eacute;s vous mettent en &eacute;tat de parler aux hommes, ne leur parlez jamais que selon votre conscience, sans vous embarrasser s’ils vous applaudiront. L’abus du savoir produit l’incr&eacute;dulit&eacute;. Tout savant d&eacute;daigne le sentiment vulgaire; chacun en veut avoir un &agrave; soi. L’orgueilleuse philosophie m&egrave;ne au fanatisme. Evitez ces extr&eacute;mit&eacute;s; restez toujours ferme dans la voie de la v&eacute;rit&eacute;, ou de ce qui vous para&icirc;tra l’&ecirc;tre dans la simplicit&eacute; de votre coeur, sans jamais vous en d&eacute;tourner par vanit&eacute; ni par faiblesse. Osez confesser Dieu chez les philosophes; osez pr&ecirc;cher l’humanit&eacute; aux intol&eacute;rants. Vous serez seul de votre parti peut-&ecirc;tre; mais vous porterez en vous-m&ecirc;me un t&eacute;moignage qui vous dispensera de ceux des hommes. Qu’ils vous aiment ou vous ha&icirc;ssent, qu’ils lisent ou m&eacute;prisent vos &eacute;crits, il n’importe. Dites ce qui est vrai, faites ce qui est bien; ce qui importe est de remplir ses devoirs sur la terre; et c’est en s’oubliant qu’on travaille pour soi. Mon enfant, l’int&eacute;r&ecirc;t particulier nous trompe; il n’y a que l’espoir du juste qui ne trompe point.

[1099:] J’ai transcrit cet &eacute;crit, non comme une r&egrave;gle des sentiments qu’on doit suivre en mati&egrave;re de religion, mais comme un exemple de la mani&egrave;re dont on peut raisonner avec son &eacute;l&egrave;ve, pour ne point s’&eacute;carter de la m&eacute;thode que j’ai t&acirc;ch&eacute; d’&eacute;tablir. Tant qu’on ne donne rien &agrave; l’autorit&eacute; des hommes, ni aux pr&eacute;jug&eacute;s du pays o&ugrave; l’on est n&eacute;, les seules lumi&egrave;res de la raison ne peuvent, dans l’institution de la nature, nous mener plus loin que la religion naturelle; et c’est &agrave; quoi je me borne avec mon Emile. S’il en doit avoir une autre, je n’ai plus en cela le droit d’&ecirc;tre son guide; c’est &agrave; lui seul de la choisir.

[1100:] Nous travaillons de concert avec la nature, et tandis qu’elle forme l’homme physique, nous t&acirc;chons de former l’homme moral; mais nos progr&egrave;s ne sont pas les m&ecirc;mes. Le corps est d&eacute;j&agrave; robuste et fort, que l’&acirc;me est encore languissante et faible; et quoi que l’art humain puisse faire, le temp&eacute;rament pr&eacute;c&egrave;de toujours la raison. C’est &agrave; retenir l’un et a exciter l’autre que nous avons jusqu’ici donn&eacute; tous nos soins, afin que l’homme f&ucirc;t toujours un, le plus qu’il &eacute;tait possible. En d&eacute;veloppant le naturel, nous avons donn&eacute; le change &agrave; sa sensibilit&eacute; naissante; nous l’avons r&eacute;gl&eacute; en cultivant la raison. Les objets intellectuels mod&eacute;raient l’impression des objets sensibles. En remontant au principe des choses, nous l’avons soustrait &agrave; l’empire des sens; il &eacute;tait simple de s’&eacute;lever de l’&eacute;tude de la nature &agrave;la recherche de son auteur.

[1101:] Quand nous en sommes venus l&agrave;, quelles nouvelles prises nous nous sommes donn&eacute;es sur notre &eacute;l&egrave;ve! que,de nouveaux moyens nous avons de parler &agrave; son coeur! C’est alors seulement qu’il trouve son v&eacute;ritable int&eacute;r&ecirc;t &agrave; &ecirc;tre bon, &agrave; faire le bien loin des regards des hommes, et sans y &ecirc;tre forc&eacute; par les lois, &agrave; &ecirc;tre juste entre Dieu et lui, &agrave;remplir son devoir, m&ecirc;me aux d&eacute;pens de sa vie, et &agrave; porter dans son coeur la vertu, non seulement pour l’amour de l’ordre, auquel chacun pr&eacute;f&egrave;re toujours l’amour de soi, mais pour l’amour de l’auteur de son &ecirc;tre, amour qui se confond avec ce m&ecirc;me amour de soi, pour jouir enfin du bonheur durable que le repos d’une bonne conscience et la contemplation de cet Etre supr&ecirc;me lui promettent dans l’autre vie, apr&egrave;s avoir bien us&eacute; de celle-ci. Sortez de l&agrave;, je ne vois plus qu’injustice, hypocrisie et mensonge parmi les hommes. L’int&eacute;r&ecirc;t particulier, qui, dans la concurrence, l’emporte n&eacute;cessairement sur toutes choses, apprend &agrave; chacun d’eux &agrave; parer le vice du masque de la vertu. Que tous les autres hommes fassent mon bien aux d&eacute;pens du leur; que tout se rapporte &agrave; moi seul; que tout le genre humain meure, s’il le faut, dans la peine et dans la mis&egrave;re pour m’&eacute;pargner un moment de douleur ou de faim: tel est le langage int&eacute;rieur de tout incr&eacute;dule qui raisonne. Oui, je le soutiendrai toute ma vie, quiconque a dit dans son coeur: il n’y a point de Dieu, et parle autrement, n’est qu’un menteur ou un insens&eacute;.

[1102:] Lecteur, j’aurai beau faire, je sens bien que vous et moi ne verrons jamais mon Emile sous les m&ecirc;mes traits; vous vous le figurez toujours semblable &agrave; vos jeunes gens, toujours &eacute;tourdi, p&eacute;tulant, volage, errant de f&ecirc;te en f&ecirc;te, d’amusement en amusement, sans jamais pouvoir se fixer &agrave; rien. Vous rirez de me voir faire un contemplatif, un philosophe, un vrai th&eacute;ologien, d’un jeune homme ardent, vif, emport&eacute;, fougueux, dans l’&acirc;ge le plus bouillant de la vie. Vous direz: Ce r&ecirc;veur poursuit toujours sa chim&egrave;re; en nous donnant un &eacute;l&egrave;ve de sa fa&ccedil;on, il ne le forme pas seulement, il le cr&eacute;e, il le tire de son cerveau; et, croyant toujours suivre la nature, il s’en &eacute;carte &agrave; chaque instant. Moi, comparant mon &eacute;l&egrave;ve aux v&ocirc;tres, je trouve &agrave; peine ce qu’ils peuvent avoir de commun. Nourri si diff&eacute;remment, c’est presque un miracle s’il leur ressemble en quelque chose. Comme il a pass&eacute; son enfance dans toute la libert&eacute; qu’ils prennent dans leur jeunesse, il commence &agrave; prendre dans sa jeunesse la r&egrave;gle &agrave; laquelle on les a soumis enfants: cette r&egrave;gle devient leur fl&eacute;au, ils la prennent en horreur, ils n’y voient que la longue tyrannie des ma&icirc;tres, ils croient ne sortir de l’enfance qu’en secouant toute esp&egrave;ce de joug, ils se d&eacute;dommagent alors de la longue contrainte o&ugrave; on les a tenus, comme un prisonnier, d&eacute;livr&eacute; des fers, &eacute;tend, agite et fl&eacute;chit ses membres.

[1103:] Emile, au contraire, s’honore de se faire homme, et de s’assujettir au joug de la raison naissante; son corps, d&eacute;j&agrave; form&eacute;, n’a plus besoin des m&ecirc;mes mouvements, et commence &agrave; s’arr&ecirc;ter de lui-m&ecirc;me, tandis que son esprit, &agrave; moiti&eacute; d&eacute;velopp&eacute;, cherche &agrave; son tour &agrave; prendre l’essor. Ainsi l’&acirc;ge de raison n’est pour les uns que l’&acirc;ge de la licence; pour l’autre, il devient l’&acirc;ge du raisonnement.

[1104:] Voulez-vous savoir lesquels d’eux ou de lui sont mieux en cela dans l’ordre de la nature? consid&eacute;rez les diff&eacute;rences dans ceux qui en sont plus ou moins &eacute;loign&eacute;s: observez les jeunes gens chez les villageois, et voyez s’ils sont aussi p&eacute;tulants que les v&ocirc;tres. « Durant l’enfance des sauvages, dit le sieur Le Beau, on les voit toujours actifs, et s’occupant sans cesse &agrave; diff&eacute;rents jeux qui leur agitent le corps; mais &agrave; peine ont-ils atteint l’&acirc;ge de l’adolescence, qu’ils deviennent tranquilles, r&ecirc;veurs; ils ne s’appliquent plus gu&egrave;re qu’&agrave; des jeux s&eacute;rieux ou de hasard. » Emile, ayant &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute; dans toute la libert&eacute; des jeunes paysans et des jeunes sauvages, doit changer et s‘arreter comme eux en grandissant. Toute la diff&eacute;rence est qu’au lieu d’agir uniquement pour jouer ou pour se nourrir, il a, dans ses travaux et dans ses jeux, appris &agrave; penser. Parvenu donc &agrave; ce terme par cette route, il se trouve tout dispos&eacute; pour celle o&ugrave; je l’introduis: les sujets de r&eacute;flexion que je lui pr&eacute;sente irritent sa curiosit&eacute;, parce qu’ils sont beaux par eux-m&ecirc;mes, qu’ils sont tout nouveaux pour lui, et qu’il est en &eacute;tat de les comprendre. Au contraire, ennuy&eacute;s, exc&eacute;d&eacute;s de vos fades le&ccedil;ons, de vos longues morales, de vos &eacute;ternels cat&eacute;chismes, comment vos jeunes gens ne se refuseraient-ils pas &agrave; l’application d’esprit qu’on leur a rendue triste, aux lourds pr&eacute;ceptes dont on n’a cess&eacute; de les accabler, aux m&eacute;ditations sur l’auteur de leur &ecirc;tre, dont on a fait l’ennemi de leurs plaisirs? Ils n’ont con&ccedil;u pour tout cela qu’aversion, d&eacute;go&ucirc;t, ennui; la contrainte les en a rebut&eacute;s: le moyen d&eacute;sormais qu’ils s’y livrent quand ils commencent &agrave; disposer d’eux? Il leur faut du nouveau pour leur plaire, il ne leur faut plus rien de ce qu’on dit aux enfants. C’est la m&ecirc;me chose pour mon &eacute;l&egrave;ve; quand il devient homme, je lui parle comme &agrave; un homme, et ne lui dis que des choses nouvelles; c’est pr&eacute;cis&eacute;ment parce qu’elles ennuient les autres qu’il doit les trouver de son go&ucirc;t.

[1105:] Voil&agrave; comment je lui fais doublement gagner du temps, en retardant au profit de la raison le progr&egrave;s de la nature. Mais ai-je en effet retard&eacute; ce progr&egrave;s? Non; je n’ai fait qu’emp&ecirc;cher l’imagination de l’acc&eacute;l&eacute;rer; j’ai balanc&eacute; par des le&ccedil;ons d’une autre esp&egrave;ce des le&ccedil;ons pr&eacute;coces que le jeune homme re&ccedil;oit d’ailleurs. Tandis que le torrent de nos institutions l’entra&icirc;ne, l’attirer en sens contraire par d’autres institutions, ce n’est pas l’&ocirc;ter de sa place, c’est l’y maintenir.

[1106:] Le vrai moment de la nature arrive enfin, il faut qu’il arrive. Puisqu’il faut que l’homme meure, il faut qu’il se reproduise, afin que l’esp&egrave;ce dure et que l’ordre du monde soit conserv&eacute;. Quand, par les signes dont j’ai parl&eacute;, vous pressentirez le moment critique, &agrave; l’instant quittez avec lui pour jamais votre ancien ton. C’est votre disciple encore, mais ce n’est plus votre &eacute;l&egrave;ve. C’est votre ami, c’est un homme, traitez-le d&eacute;sormais comme tel.

[1107:] Quoi! faut-il abdiquer mon autorit&eacute; lorsqu’elle m’est le plus n&eacute;cessaire? Faut-il abandonner l’adulte &agrave; lui-m&ecirc;me au moment qu’il sait le moins se conduire, et qu’il fait les plus grands &eacute;carts? Faut-il renoncer &agrave; mes droits quand il lui importe le plus que j’en use? Vos droits! Qui vous dit d’y renoncer? ce n’est qu’&agrave; pr&eacute;sent qu’ils commencent pour lui. Jusqu’ici vous n’en obteniez rien que par force ou par ruse; l’autorit&eacute;, la loi du devoir lui &eacute;taient inconnues; il fallait le contraindre ou le tromper pour vous faire ob&eacute;ir. Mais vous voyez de combien de nouvelles cha&icirc;nes vous avez environn&eacute; son coeur. La raison, l’amiti&eacute;, la reconnaissance, mille affections, lui parlent d’un ton qu’il ne peut m&eacute;conna&icirc;tre. Le vice ne l’a point encore rendu sourd &agrave; leur voix. Il n’est sensible encore qu’aux passions de la nature. La premi&egrave;re de toutes, qui est l’amour de soi, le livre &agrave; vous; l’habitude vous le livre encore. Si le transport d’un moment vous l’arrache, le regret vous le ram&egrave;ne &agrave; l’instant; le sentiment qui l’attache &agrave; vous est le seul permanent; tous les autres passent et s’effacent mutuellement. Ne le laissez point corrompre, il sera toujours docile, il ne commence d’&ecirc;tre rebelle que quand il est d&eacute;j&agrave; perverti.

[1108:] J’avoue bien que si, heurtant de front ses d&eacute;sirs naissants, vous alliez sottement traiter de crimes les nouveaux besoins qui se font sentir &agrave; lui, vous ne seriez pas longtemps &eacute;cout&eacute;; mais sit&ocirc;t que vous quitterez ma m&eacute;thode, je ne vous r&eacute;ponds plus de rien. Songez toujours que vous &ecirc;tes le ministre de la nature; vous n’en serez jamais l’ennemi.

[1109:] Mais quel parti prendre? On ne s’attend ici qu’&agrave; l’alternative de favoriser ses penchants ou de les combattre, d’&ecirc;tre son tyran ou son complaisant; et tous deux ont de Si dangereuses cons&eacute;quences, qu’il n’y a que trop &agrave;balancer sur le choix.

[1110:] Le premier moyen qui s’offre pour r&eacute;soudre cette difficult&eacute; est de le marier bien vite; c’est incontestablement l’exp&eacute;dient le plus s&ucirc;r et le plus naturel. Je doute pourtant que ce soit le meilleur, ni le plus utile. Je dirai ci-apr&egrave;s mes raisons; en attendant, je conviens qu’il faut marier les jeunes gens &agrave; l’&acirc;ge nubile. Mais cet &acirc;ge vient pour eux avant le temps; c’est nous qui l’avons rendu pr&eacute;coce; on doit le prolonger jusqu’&agrave; la maturit&eacute;.

[1111:] S’il ne fallait qu’&eacute;couter les penchants et suivre les indications, cela serait bient&ocirc;t fait: mais il y a tant de contradictions entre les droits de la nature et nos lois sociales, que pour les concilier il faut gauchir et tergiverser sans cesse: il faut employer beaucoup d’art pour emp&ecirc;cher l’homme social d’&ecirc;tre tout &agrave; fait artificiel.

[1112:] Sur les raisons ci-devant expos&eacute;es, j’estime que, par les moyens que j’ai donn&eacute;s, et d’autres semblables, on peut au moins &eacute;tendre jusqu’&agrave; vingt ans l’ignorance des d&eacute;sirs et la puret&eacute; des sens: cela est si vrai, que, chez les Germains, un jeune homme qui perdait sa virginit&eacute; avant cet &acirc;ge en restait diffam&eacute;: et les auteurs attribuent, avec raison, &agrave; la continence de ces peuples durant leur jeunesse la vigueur de leur constitution et la multitude de leurs enfants.

[1113:] On peut m&ecirc;me beaucoup prolonger cette &eacute;poque, et il y a peu de si&egrave;cles que rien n’&eacute;tait plus commun dans la France m&ecirc;me. Entre autres exemples connus, le p&egrave;re de Montaigne, homme non moins scrupuleux et vrai que fort et bien constitu&eacute;, jurait s‘&ecirc;tre mari&eacute; vierge &agrave; trente-trois ans, apr&egrave;s avoir servi longtemps dans les guerres d’ Italie; et l’on peut voir dans les &eacute;crits du fils quelle vigueur et quelle ga&icirc;t&eacute; conservait le p&egrave;re &agrave; plus de soixante ans. Certainement l’opinion contraire tient plus &agrave; nos moeurs et &agrave; nos pr&eacute;jug&eacute;s qu’&agrave; la connaissance de l’esp&egrave;ce en g&eacute;n&eacute;ral.

[1114:] Je puis donc laisser &agrave; part l’exemple de notre jeunesse: il ne prouve rien pour qui n’a pas &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute; comme elle. Consid&eacute;rant que la nature n’a point l&agrave;-dessus de terme fixe qu’on ne puisse avancer ou retarder, je crois pouvoir, sans sortir de sa loi, supposer Emile rest&eacute; jusque-l&agrave; par mes soins dans sa primitive innocence, et je vois cette heureuse &eacute;poque pr&ecirc;te &agrave; finir. Entour&eacute; de p&eacute;rils toujours croissants, il va m’&eacute;chapper, quoi que je fasse, &agrave;la premi&egrave;re occasion, et cette occasion ne tardera pas &agrave;na&icirc;tre; il va suivre l’aveugle instinct des sens; il y a mille &agrave; parier contre un qu’il va se perdre. J’ai trop r&eacute;fl&eacute;chi sur les moeurs des hommes pour ne pas voir l’influence invincible de ce premier moment sur le reste de sa vie. Si je dissimule et feins de ne rien voir, il se pr&eacute;vaut de ma faiblesse; croyant me tromper, il me m&eacute;prise, et je suis le complice de sa perte. Si j’essaye de le ramener, il n’est plus temps, il ne m’&eacute;coute plus; je lui deviens incommode, odieux, insupportable; il ne tardera gu&egrave;re &agrave; se d&eacute;barrasser de moi. Je n’ai donc plus qu’un parti raisonnable &agrave; prendre, c’est de le rendre comptable de ses actions &agrave; lui-m&ecirc;me, de le garantir au moins des surprises de l’erreur, et de lui montrer &agrave; d&eacute;couvert les p&eacute;rils dont il est environn&eacute;. Jusqu’ici je l’arr&ecirc;tais par son ignorance; c’est maintenant par des lumi&egrave;res qu’il faut l’arr&ecirc;ter.

[1115:] Ces nouvelles instructions sont importantes, et il convient de reprendre les choses de plus haut. Voici l’instant de lui rendre, pour ainsi dire, mes comptes; de lui montrer l’emploi de son temps et du mien; de lui d&eacute;clarer ce qu’il est et ce que je suis; ce que j’ai fait, ce qu’il a fait; ce que nous nous devons l’un &agrave; l’autre; toutes ses relations morales, tous les engagements qu’il a contract&eacute;s, tous ceux qu’on a contract&eacute;s avec lui, &agrave; quel point il est parvenu dans le progr&egrave;s de ses facult&eacute;s, quel chemin lui reste &agrave; faire, les difficult&eacute;s qu’il y trouvera, les moyens de franchir ces difficult&eacute;s; en quoi je lui puis aider encore, en quoi lui seul peut d&eacute;sormais s’aider, enfin le point critique o&ugrave; il se trouve, les nouveaux p&eacute;rils qui l’environnent, et toutes les solides raisons qui doivent l’engager &agrave; veiller attentivement sur lui-m&ecirc;me avant d’&eacute;couter ses d&eacute;sirs naissants.

[1116:] Songez que, pour conduire un adulte, il faut prendre le contrepied de tout ce que vous avez fait pour conduire un enfant. Ne balancez point &agrave; l’instruire de ces dangereux myst&eacute;res que vous lui avez cach&eacute;s si longtemps avec tant de soin. Puisqu’il faut enfin qu’il les sache, il importe qu’il ne les apprenne ni d’un autre, ni de luimeme, mais de vous seul: puisque le voil&agrave; d&eacute;sormais forc&eacute; de combattre, il faut, de peur de surprise, qu’il connaisse son ennemi.

[1117:] Jamais les jeunes gens qu’on trouve savants sur ces mati&egrave;res, sans savoir comment ils le sont devenus, ne le sont devenus impun&eacute;ment. Cette indiscr&egrave;te instruction, ne pouvant avoir un objet honn&ecirc;te, souille au moins l’imagination de ceux qui la re&ccedil;oivent, et les dispose aux vices de ceux qui la donnent. Ce n’est pas tout; les domestiques s’insinuent ainsi dans l’esprit d’un enfant, gagnent sa confiance, lui font envisager son gouverneur comme un personnage triste et f&acirc;cheux; et l’un des sujets favoris de leurs secrets colloques est de m&eacute;dire de lui. Quand l’&eacute;l&egrave;ve en est l&agrave;, le ma&icirc;tre peut se retirer, il n’a plus rien de bon &agrave; faire.

[1118:] Mais pourquoi l’enfant se choisit-il des confidents particuliers? Toujours par la tyrannie de ceux qui le gouvernent. Pourquoi se cacherait-il d’eux, s’il n’&eacute;tait forc&eacute; de s’en cacher? Pourquoi s’en plaindrait-il, s’il n’avait nul sujet de s’en plaindre? Naturellement ils sont ses premiers confidents; on voit, &agrave; l’empressement avec lequel il vient leur dire ce qu’il pense, qu’il croit ne l’avoir pens&eacute; qu’&agrave; moiti&eacute; jusqu’&agrave; ce qu’il le leur ait dit. Comptez que si l’enfant ne craint de votre part ni sermon ni r&eacute;primande, il vous dira toujours tout, et qu’on n’osera lui rien confier qu’il vous doive taire, quand on sera bien s&ucirc;r qu’il ne vous taira rien.

[1119:] Ce qui me fait le plus compter sur ma m&eacute;thode, c’est qu’en suivant ses effets le plus exactement qu’il m’est possible, je ne vois pas une situation dans la vie de mon &eacute;l&egrave;ve qui ne me laisse de lui quelque image agr&eacute;able. Au moment m&ecirc;me o&ugrave; les fureurs du temp&eacute;rament l’entra&icirc;nent, et o&ugrave;, r&eacute;volt&eacute; contre la main qui l’arr&ecirc;te, il se d&eacute;bat et commence a m echapper, dans ses agitations, dans ses emportements, je retrouve encore sa premi&egrave;re simplicit&eacute;; son coeur, aussi pur que son corps, ne conna&icirc;t pas plus le d&eacute;guisement que le vice; les reproches ni le m&eacute;pris ne l’ont point rendu l&acirc;che; jamais la vile crainte ne lui apprit &agrave; se d&eacute;guiser. Il a toute l’indiscr&eacute;tion de l’innocence; il est na&iuml;f sans scrupule; il ne sait encore &agrave;quoi sert de tromper. Il ne se passe pas un mouvement dans son &acirc;me que sa bouche ou ses yeux ne le disent; et souvent les sentiments qu’il &eacute;prouve me sont connus plus t&ocirc;t qu’&agrave; lui.

[1120:] Tant qu’il continue de m’ ouvrir ainsi librement son &acirc;me, et de me dire avec plaisir ce qu’il sent, je n’ai rien &agrave;craindre, le p&eacute;ril n’est pas encore proche; mais s’il devient plus timide, plus r&eacute;serv&eacute;, que j ‘aper&ccedil;oive dans ses entretiens le premier embarras de la honte, d&eacute;j&agrave; l’instinct se d&eacute;veloppe, d&eacute;j&agrave; la notion du mal commence &agrave; s’y joindre, il n’y a plus un moment &agrave; perdre; et, si je ne me h&acirc;te de l’instruire, il sera bient&ocirc;t instruit ma&icirc;gre moi.

[1121:] Plus d’un lecteur, m&ecirc;me en adoptant mes id&eacute;es, pensera qu’il ne s’agit ici que d’une conversation prise au hasard avec le jeune homme, et que tout est fait. Oh! que ce n’est pas ainsi que le coeur humain se gouverne! Ce qu’on dit ne signifie rien si l’on n’a pr&eacute;par&eacute; le moment de le dire. Avant de semer, il faut labourer la terre: la semence de la vertu l&egrave;ve difficilement; il faut de longs appr&ecirc;ts pour lui faire prendre racine. Une des choses qui rendent les pr&eacute;dications le plus inutiles est qu’on les fait indiff&eacute;remment &agrave;tout le monde sans discernement et sans choix. Comment peut-on penser que le m&ecirc;me sermon convienne &agrave; tant d’auditeurs si diversement dispos&eacute;s, si diff&eacute;rents d’esprit, d’humeurs, d’&acirc;ges, de sexes, d’&eacute;tats et d’opinions? Il n’y en a peut-&ecirc;tre pas deux auxquels ce qu’on dit &agrave; tous puisse &ecirc;tre convenable; et toutes nos affections ont si peu de constance, qu’il n’y a peut-&ecirc;tre pas deux moments dans la vie de chaque homme o&ugrave; le m&ecirc;me discours f&icirc;t sur lui la m&ecirc;me impression. Jugez si, quand les sens enflamm&eacute;s ali&egrave;nent l’entendement et tyrannisent la volont&eacute;, c’est le temps d’&eacute;couter les graves le&ccedil;ons de la sagesse. Ne parlez donc jamais raison aux jeunes gens, m&ecirc;me en &acirc;ge de raison, que vous ne les ayez premi&egrave;rement mis en &eacute;tat de l’entendre. La plupart des discours perdus le sont bien plus par la faute des ma&icirc;tres que par celle des disciples. Le p&eacute;dant et l’instituteur disent &agrave; peu pr&eacute;s les m&ecirc;mes choses: mais le premier les dit &agrave; tout propos; le second ne les dit que quand il est s&ucirc;r de leur effet.

[1122:] Comme un somnambule, errant durant son sommeil, marche en dormant sur les bords d’un pr&eacute;cipice, dans lequel il tomberait s’il &eacute;tait &eacute;veill&eacute; tout &agrave; coup; ainsi mon Emile, dans le sommeil de l’ignorance, &eacute;chappe &agrave; des p&eacute;rils qu’il n’aper&ccedil;oit point: si je l’&eacute;veille en sursaut, il est perdu. T&acirc;chons premi&egrave;rement de l’&eacute;loigner du pr&eacute;cipice, et puis nous l’&eacute;veillerons pour le lui montrer de plus loin.

[1123:] La lecture, la solitude, l’oisivet&eacute;, la vie molle et s&eacute;dentaire, le commerce des femmes et des jeunes gens: voil&agrave; les sentiers dangereux &agrave; frayer &agrave; son &acirc;ge, et qui le tiennent sans cesse &agrave; c&ocirc;t&eacute; du p&eacute;ril. C’est par d’autres objets sensibles que je donne le change &agrave; ses sens, c’est en tra&ccedil;ant un autre cours aux esprits que je les d&eacute;tourne de celui qu’ils commen&ccedil;aient &agrave; prendre; c’est en exer&ccedil;ant son corps &agrave; des travaux p&eacute;nibles que j’arr&ecirc;te l’activit&eacute; de l’imagination qui l’entra&icirc;ne. Quand les bras travaillent beaucoup, l’imagination se repose; quand le corps est bien las, le coeur ne s’&eacute;chauffe point. La pr&eacute;caution la plus prompte et la plus facile est de l’arracher au danger local. Je l’emm&egrave;ne d’abord hors des villes, loin des objets capables de le tenter. Mais ce n’est pas assez; dans quel d&eacute;sert, dans quel sauvage asile &eacute;chappera-t-il aux images qui le poursuivent? Ce n’est rien d’&eacute;loigner les objets dangereux, si je n’en &eacute;loigne aussi le souvenir; si je ne trouve l’art de le d&eacute;tacher de tout, si je ne le distrais de lui-m&ecirc;me, autant valait le laisser o&ugrave; il &eacute;tait.

[1124:] Emile sait un m&eacute;tier, mais ce m&eacute;tier n’est pas ici notre ressource; il aime et entend l’agriculture, mais l’agriculture ne nous suffit pas: les occupations qu’il conna&icirc;t deviennent une routine; en s’y livrant, il est comme ne faisant rien; il pense &agrave; tout autre chose; la t&ecirc;te et les bras agissent s&eacute;par&eacute;ment. Il lui faut une occupation nouvelle qui l’int&eacute;resse par sa nouveaut&eacute;, qui le tienne en haleine, qui lui plaise, qui l’applique, qui l’exerce, une occupation dont il se passionne, et &agrave; laquelle il soit tout entier. Or, la seule qui me para&icirc;t r&eacute;unir toutes ces conditions est la chasse. Si la chasse est jamais un plaisir innocent, si jamais elle est convenable &agrave; l’homme, c’est &agrave; pr&eacute;sent qu’il y faut avoir recours. Emile a tout ce qu’il faut pour y r&eacute;ussir; il est robuste, adroit, patient, infatigable. Infailliblement il prendra du go&ucirc;t pour cet exercice; il y mettra toute l’ardeur de son &acirc;ge; il y perdra, du moins pour un temps, les dangereux penchants qui naissent de la mollesse. La chasse endurcit le coeur aussi bien que le corps; elle accoutume au sang, &agrave; la cruaut&eacute;. On a fait Diane ennemie de l’amour; et l’all&eacute;gorie est tr&egrave;s juste: les langueurs de l’amour ne naissent que dans un doux repos; un violent exercice &eacute;touffe les sentiments tendres. Dans les bois, dans les lieux champ&ecirc;tres, l’amant, le chasseur sont si diversement affect&eacute;s, que sur les m&ecirc;mes objets ils portent des images toutes diff&eacute;rentes. Les ombrages frais, les bocages, les doux asiles du premier, ne sont pour l’autre que des viandis, des forts, des remises; o&ugrave; l’un n’entend que chalumeaux, que rossignols, que ramages, l’autre se figure les cors et les cris des chiens; l’un n’imagine que dryades et nymphes, l’autre que piqueurs, meutes et chevaux. Promenez-vous en campagne avec ces deux sortes d’hommes; &agrave; la diff&eacute;rence de leur langage, vous conna&icirc;trez bient&ocirc;t que la terre n’a pas pour eux un aspect semblable, et que le tour de leurs id&eacute;es est aussi divers que le choix de leurs plaisirs.

[1125:] Je comprends comment ces go&ucirc;ts se r&eacute;unissent et comment on trouve enfin du temps pour tout. Mais les passions de la jeunesse ne se partagent pas ainsi: donnez-lui une seule occupation qu’elle aime, et tout le reste sera bient&ocirc;t oubli&eacute;. La vari&eacute;t&eacute; des d&eacute;sirs vient de celle des connaissances, et les premiers plaisirs qu’on conna&icirc;t sont longtemps les seuls qu’on recherche. Je ne veux pas que toute la jeunesse d’Emile se passe &agrave; tuer des b&ecirc;tes, et je ne pr&eacute;tends pas m&ecirc;me justifier en tout cette f&eacute;roce passion; il me suffit qu’elle serve assez &agrave; suspendre une passion plus dangereuse pour me faire &eacute;couter de sang-froid parlant d’elle, et me donner le temps de la peindre sans l’exciter.

[1126:] Il est des &eacute;poques dans la vie humaine qui sont faites pour n’&ecirc;tre jamais oubli&eacute;es. Telle est, pour Emile, celle de l’instruction dont je parle; elle doit influer sur le reste de ses jours. T&acirc;chons donc de la graver dans sa m&eacute;moire en sorte qu’elle ne s’en efface point. Une des erreurs de notre &acirc;ge est d’employer la raison trop nue, comme si les hommes n’&eacute;taient qu’esprit. En n&eacute;gligeant la langue des signes qui parlent &agrave; l’imagination, l’on a perdu le plus &eacute;nergique des langages. L’impression de la parole est toujours faible, et l’on parle au coeur par les yeux bien mieux que par les oreilles. En voulant tout donner au raisonnement, nous avons r&eacute;duit en mots nos pr&eacute;ceptes; nous n’avons rien mis dans les actions. La seule raison n’est point active; elle retient quelquefois, rarement elle excite, et jamais elle n’a rien fait de grand. Toujours raisonner est la manie des petits esprits. Les &acirc;mes fortes ont bien un autre langage; c’est par ce langage qu’on persuade et qu’on fait agir.

[1127:] J'observe que, dans les si&egrave;cles modernes, les hommes n'ont de prise les uns sur les autres que par la force et par l’int&eacute;r&ecirc;t, au lieu que les anciens agissaient beaucoup plus par la persuasion, par les affections de l’&acirc;me, parce qu’ils ne n&eacute;gligeaient pas la langue des signes. Toutes les conventions se passaient avec solennit&eacute; pour les rendre plus inviolables: avant que la force f&ucirc;t &eacute;tablie, les dieux &eacute;taient les magistrats du genre humain; c’est par-devant eux que les particuliers faisaient leurs trait&eacute;s, leurs alliances, pronon&ccedil;aient leurs promesses; la face de la terre &eacute;tait le livre ou s’en conservaient les archives. Des rochers, des arbres, des monceaux de pierres consacr&eacute;s par ces actes, et rendus respectables aux hommes barbares &eacute;taient les feuillets de ce livre, ouvert sans cesse &agrave;tous les yeux. Le puits du serment, le puits du vivant et du voyant, le vieux ch&ecirc;ne de Mambr&eacute;, le monceau du t&eacute;moin; voil&agrave; quels &eacute;taient les monuments grossiers, mais augustes, de la saintet&eacute; des contrats; nul n’e&ucirc;t os&eacute; d’une mam sacril&egrave;ge attenter &agrave; ces monuments; et la foi des hommes &eacute;tait plus assur&eacute;e par la garantie de ces t&eacute;moins muets, qu’elle ne l’est aujourd’hui par toute la vaine rigueur des lois.

[1128:] Dans le gouvernement, l’auguste appareil de la puissance royale en imposait aux peuples. Des marques de dignit&eacute;, un tr&ocirc;ne, un sceptre, une robe de pourpre, une couronne, un bandeau, &eacute;taient pour eux des choses sacr&eacute;es. Ces signes respect&eacute;s leur rendaient v&eacute;n&eacute;rable l’homme qu’ils en voyaient orn&eacute;: sans soldats, sans menaces, sit&ocirc;t qu’il parlait il &eacute;tait ob&eacute;i. Maintenant qu’on affecte d’abolir ces signes, qu’arrive-t-il de ce m&eacute;pris? Que la majest&eacute; royale s’efface de tous les coeurs, que les rois ne se font plus ob&eacute;ir qu’&agrave; force de troupes, et que le respect des sujets n’est que dans la crainte du ch&acirc;timent. Les rois n’ont plus la peine de porter leur diad&egrave;me, ni les grands les marques de leurs dignit&eacute;s; mais il faut avoir cent mille bras toujours pr&ecirc;ts pour faire ex&eacute;cuter leurs ordres. Quoique cela leur semble plus beau peut-&ecirc;tre, il est ais&eacute; de voir qu’&agrave; la longue cet &eacute;change ne leur tournera pas &agrave; profit.

[1129:] Ce que les anciens ont fait avec l’&eacute;loquence est prodigieux: mais cette &eacute;loquence ne consistait pas seulement en beaux discours bien arrang&eacute;s; et jamais elle n’eut plus d’effet que quand l’orateur parlait le moins. Ce qu’on disait le plus vivement ne s’exprimait pas par des mots, mais par des signes; on ne le disait pas, on le montrait. L’objet qu’on expose aux yeux &eacute;branle l’imagination, excite la curiosit&eacute;, tient l’esprit dans l’attente de ce qu’on va dire: et souvent cet objet seul a tout dit. Thrasybule et Tarquin coupant des t&ecirc;tes de pavots, Alexandre appliquant son sceau sur la bouche de son favori, Diog&egrave;ne marchant devant Z&eacute;non, ne parlaient-ils pas mieux que s’ils avaient fait de longs discours? quel circuit de paroles e&ucirc;t aussi bien rendu les m&ecirc;mes id&eacute;es? Darius, engag&eacute; dans la Scythie avec son arm&eacute;e, re&ccedil;oit de la part du roi des Scythes un oiseau, une grenouille, une souris et cinq fl&egrave;ches. L’ambassadeur remet son pr&eacute;sent, et s’en retourne sans rien dire. De nos jours cet homme e&ucirc;t pass&eacute; pour fou. Cette terrible harangue fut entendue, et Darius n’eut plus grande h&acirc;te que de regagner son pays comme il put. Substituez une lettre &agrave; ces signes; plus elle sera mena&ccedil;ante, et moins elle effrayera; ce ne sera qu’une fanfaronnade dont Darius n’e&ucirc;t fait que rire.

[1130:] Que d’attention chez les Romains &agrave; la langue des signes! Des v&ecirc;tements divers selon les &acirc;ges, selon les conditions; des toges, des saies, des pr&eacute;textes, des bulles, des laticlaves, des chaires, des licteurs, des faisceaux, des haches, des couronnes d’or, d’herbes, de feuilles, des ovations, des triomphes: tout chez eux &eacute;tait appareil, repr&eacute;sentation, c&eacute;r&eacute;monie, et tout faisait impression sur les coeurs des citoyens. Il importait &agrave; l’Etat que le peuple s’assembl&acirc;t en tel lieu plut&ocirc;t qu’en tel autre; qu’il v&icirc;t ou ne v&icirc;t pas le Capitole; qu’il f&ucirc;t ou ne f&ucirc;t pas tourn&eacute; du c&ocirc;t&eacute; du s&eacute;nat; qu’il d&eacute;lib&eacute;r&acirc;t tel ou tel jour par pr&eacute;f&eacute;rence. Les accus&eacute;s changeaient d’habit, les candidats en changeaient; les guerriers ne vantaient pas leurs exploits, ils montraient leurs blessures. A la mort de C&eacute;sar, j’imagine un de nos orateurs, voulant &eacute;mouvoir le peuple, &eacute;puiser tous les lieux communs de l’art pour faire une path&eacute;tique description de ses plaies, de son sang, de son cadavre: Antoine, quoique &eacute;loquent, ne dit point tout cela; il fait apporter le corps. Quelle rh&eacute;torique!

[1131:] Mais cette digression m’entra&icirc;ne insensiblement loin de mon sujet, ainsi que font beaucoup d’autres, et mes &eacute;carts sont trop fr&eacute;quents pour pouvoir &ecirc;tre longs et tol&eacute;rables: je reviens donc.

[1132:] Ne raisonnez jamais s&egrave;chement avec la jeunesse. Rev&ecirc;tez la raison d’un corps si vous voulez la lui rendre sensible. Faites passer par le coeur le langage de l’esprit; afin qu’il se fasse entendre. Je le r&eacute;p&egrave;te, les arguments froids peuvent d&eacute;terminer nos opinions, non nos actions; ils nous font croire et non pas agir; on d&eacute;montre ce qu’il faut penser, et non ce qu’il faut faire. Si cela est vrai pour tous les hommes, &agrave; plus forte raison l’est-il pour les jeunes gens encore envelopp&eacute;s dans leurs sens, et qui ne pensent qu’autant qu’ils imaginent.

[1133:] Je me garderai donc bien, m&ecirc;me apr&egrave;s les pr&eacute;parations dont j’ai parl&eacute;, d’aller tout d’un coup dans la chambre d’Emile lui faire lourdement un long discours sur le sujet dont je veux l’instruire. Je commencerai par &eacute;mouvoir son imagination; je choisirai le temps, le lieu, les objets les plus favorables &agrave; l’impression que je veux faire; j’appellerai, pour ainsi dire, toute la nature &agrave; t&eacute;moin de nos entretiens; j’attesterai l’Etre &eacute;ternel, dont elle est l’ouvrage, de la v&eacute;rit&eacute; de mes discours; je le prendrai pour juge entre Emile et moi; je marquerai la place o&ugrave; nous sommes, les rochers, les bois, les montagnes qui nous entourent pour monuments de ses engagements et des miens; je mettrai dans mes yeux, dans mon accent, dans mon geste, l’enthousiasme et l’ardeur que je lui veux inspirer. Alors je lui parlerai et il m’&eacute;coutera, je m’attendrirai et il sera &eacute;mu. En me p&eacute;n&eacute;trant de la saintet&eacute; de mes devoirs je lui rendrai les siens plus respectables; j’animerai la force du raisonnement d’images et de figures; je ne serai point long et diffus en froides maximes, mais abondant en sentiments qui d&eacute;bordent; ma raison sera grave et sentencieuse, mais mon coeur n’aura jamais assez dit. C’est alors qu’en lui montrant tout ce que j’ai fait pour lui, je le lui montrerai comme fait pour moi-m&ecirc;me, il verra dans ma tendre affection la raison de tous mes soins. Quelle surprise, quelle agitation je vais lui donner en changeant tout &agrave; coup de langage! au lieu de lui r&eacute;tr&eacute;cir l’&acirc;me en lui parlant toujours de son int&eacute;r&ecirc;t, c’est du mien seul que je lui parlerai d&eacute;sormais, et je le toucherai davantage; j’enflammerai son jeune coeur de tous les sentiments d’amiti&eacute;, de g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;, de reconnaissance, que j’ai fait na&icirc;tre, et qui sont si doux &agrave; nourrir. Je le presserai contre mon sein en versant sur lui des larmes d’attendrissement; je lui dirai: Tu es mon bien, mon enfant, mon ouvrage; c’est de ton bonheur que j’attends le mien: si tu frustres mes esp&eacute;rances, tu me voles vingt ans de ma vie, et tu fais le malheur de mes vieux jours. C’est ainsi qu’on se fait &eacute;couter d’un jeune homme, et qu’on grave au fond de son coeur le souvenir de ce qu’on lui dit.

[1134:] Jusqu’ici j’ai t&acirc;ch&eacute; de donner des exemples dans la mani&egrave;re dont un gouverneur doit instruire son disciple dans les occasions difficiles. J’ai tent&eacute; d’en faire autant dans celle-ci, mais apr&egrave;s bien des essais, j’y renonce, convaincu que la langue fran&ccedil;aise est trop pr&eacute;cieuse pour supporter jamais dans un livre la na&iuml;vet&eacute; des premi&egrave;res instructions sur certains sujets.

[1135:] La langue fran&ccedil;aise est, dit-on, la plus chaste des langues; je la crois, moi, la plus obsc&egrave;ne: car il me semble que la chastet&eacute; d’une langue ne consiste pas &agrave; &eacute;viter avec soin les tours d&eacute;shonn&ecirc;tes, mais &agrave; ne les pas avoir. En effet, pour les &eacute;viter, il faut qu’on y pense; et il n’y a point de langue o&ugrave; il soit plus difficile de parler purement en tout sens que la fran&ccedil;aise. Le lecteur, toujours plus habile &agrave; trouver des sens obc&egrave;nes que l’auteur &agrave; les &eacute;carter, se scandalise et s’effarouche de tout. Comment ce qui passe par des oreilles impures ne contracterait-il pas leur souillure? Au contraire, un peuple de bonnes moeurs a des termes propres pour toutes choses; et ces termes sont toujours honn&ecirc;tes, parce qu’ils sont toujours employ&eacute;s honn&ecirc;tement. Il est impossible d’imaginer un langage plus modeste que celui de la Bible, pr&eacute;cis&eacute;ment parce que tout y est dit avec na&iuml;vet&eacute;. Pour rendre immodestes les m&ecirc;mes choses, il suffit de les traduire en fran&ccedil;ais. Ce que je dois dire &agrave; mon Emile n’aura rien que d’honn&ecirc;te et de chaste &agrave; son oreille; mais, pour le trouver tel &agrave; la lecture, il faudrait avoir un coeur aussi pur que le sien.

[1136:] Je penserais m&ecirc;me que des r&eacute;flexions sur la v&eacute;ritable puret&eacute; du discours et sur la fausse d&eacute;licatesse du vice pourraient tenir une place utile dans les entretiens de morale o&ugrave; ce sujet nous conduit; car, en apprenant le langage de l’honn&ecirc;tet&eacute;, il doit apprendre aussi celui de la d&eacute;cence, et il faut bien qu’il sache pourquoi ces deux langages sont si diff&eacute;rents. Quoi qu’il eti soit, je soutiens qu’au lieu des vains pr&eacute;ceptes, dont on rebat avant le temps les oreilles de la jeunesse, et dont elle se moque &agrave; l’&acirc;ge o&ugrave; ils seraient de saison; si l’on attend, si l’on pr&eacute;pare le moment de se faire entendre; qu’alors on lui expose les lois de la nature dans toute leur v&eacute;rit&eacute;; qu’on lui montre la sanction de ces m&ecirc;mes lois dans les maux physiques et moraux qu’attire leur infraction sur les coupables; qu’en lui parlant de cet inconcevable myst&egrave;re de la g&eacute;n&eacute;ration, l’on joigne &agrave; l’id&eacute;e de l’attrait que l’auteur de la nature donne &agrave; cet acte celle de l’attachement exclusif qui le rend d&eacute;licieux, celle des devoirs de fid&eacute;lit&eacute;, de pudeur, qui l’environnent, et qui redoublent son charme en remplissant son objet; qu’en lui peignant le mariage, non seulement comme la plus douce des soci&eacute;t&eacute;s, mais comme le plus inviolable et le plus saint de tous les contrats, on lui dise avec force toutes les raisons qui rendent un noeud si sacr&eacute; respectable &agrave; tous les hommes, et qui couvrent de haine et de mal&eacute;dictions quiconque ose en souiller la puret&eacute;; qu’on lui fasse un tableau frappant et vrai des horreurs de la d&eacute;bauche, de son stupide abrutissement, de la pente insensible par laquelle un premier d&eacute;sordre conduit &agrave; tous, et tra&icirc;ne enfin celui qui s’y livre &agrave; sa perte; si, dis-je, on lui montre avec &eacute;vidence comment au go&ucirc;t de la chastet&eacute; tiennent la sant&eacute;, la force, le courage,, les vertus, l’amour m&ecirc;me, et tous les vrais biens de l’homme; je soutiens qu’alors on lui rendra cette m&ecirc;me chastet&eacute; d&eacute;sirable et ch&egrave;re, et qu’on trouvera son esprit docile aux moyens qu’on lui donnera pour la conserver: car tant qu’on la conserve, on la respecte; on ne la m&eacute;prise qu’apr&egrave;s l’avoir perdue.

[1137:] Il n’est point vrai que le penchant au mal soit indomptable, et qu’on ne soit pas ma&icirc;tre de le vaincre avant d’avoir pris l’habitude d’y succomber. Aur&eacute;lius Victor dit que plusieurs hommes transport&eacute;s d’amour achet&egrave;rent volontairement de leur vie une nuit de Cl&eacute;op&acirc;tre, et ce sacrifice n’est pas impossible &agrave; l’ivresse de la passion. Mais supposons que l’homme le plus furieux, et qui commande le moins &agrave; ses sens, v&icirc;t l’appareil du supplice, s&ucirc;r d’y p&eacute;rir dans les tourments un quart d’heure apr&egrave;s; non seulement cet homme, d&egrave;s cet instant, deviendrait sup&eacute;rieur aux tentations, il lui en co&ucirc;terait m&ecirc;me peu de leur r&eacute;sister: bient&ocirc;t l’image affreuse dont elles seraient accompagn&eacute;es le distrairait d’elles; et, toujours rebut&eacute;es, elles se lasseraient de revenir. C’est la seule ti&eacute;deur de notre volont&eacute; qui fait toute notre faiblesse, et l’on est toujours fort pour faire ce qu’on veut fortement; volenti nihil difficile. Oh! si nous d&eacute;testions le vice autant que nous aimons la vie, nous nous abstiendrions aussi ais&eacute;ment d’un crime agr&eacute;able que d’un poison mortel dans un mets d&eacute;licieux.

[1138:] Comment ne voit-on pas que, si toutes les le&ccedil;ons qu’on donne sur ce point &agrave; un jeune homme sont sans succ&egrave;s, c’est qu’elles sont sans raison pour son &acirc;ge, et qu’il importe &agrave; tout &acirc;ge de rev&ecirc;tir la raison des formes qui la fassent aimer? Parlez-lui gravement quand il le faut; mais que ce que vous lui dites ait toujours un attrait qui le force &agrave; vous &eacute;couter. Ne combattez pas ses d&eacute;sirs avec s&eacute;cheresse; n’&eacute;touffez pas son imagination, guidez-la de peur qu’elle n’engendre des monstres. Parlez-lui de l’amour, des femmes, des plaisirs; faites qu’il trouve dans vos conversations un charme qui flatte son jeune coeur; n’&eacute;pargnez rien pour devenir son confident: ce n’est qu’&agrave; ce titre que vous serez vraiment son ma&icirc;tre. Alors ne craignez plus que vos entretiens l’ennuient; il vous fera parler plus que vous ne voudrez.

[1139:] Je ne doute pas un instant que, si sur ces maximes j’ai su prendre toutes les pr&eacute;cautions n&eacute;cessaires, et tenir &agrave;mon Emile les discours convenables &agrave; la conjoncture o&ugrave; le progr&egrave;s des ans l’a fait arriver, il ne vienne de lui-m&ecirc;me au point o&ugrave; je veux le conduire, qu’il ne se mette avec empressement sous ma sauvegarde, et qu’il ne me dise avec toute la chaleur de son &acirc;ge, frapp&eacute; des dangers dont il se voit environn&eacute;: O mon ami, mon protecteur, mon ma&icirc;tre, reprenez l’autorit&eacute; que vous voulez d&eacute;poser au moment qu’il m’importe le plus qu’elle vous reste; vous ne l’aviez jusqu’ici que par ma faiblesse, vous l’aurez maintenant par ma volont&eacute;, et elle m’en sera plus sacr&eacute;e. D&eacute;fendez-moi de tous les ennemis qui m’assi&egrave;gent, et surtout de ceux que je porte avec moi, et qui me trahissent; veillez sur votre ouvrage, afin qu’il demeure digne de vous. Je veux ob&eacute;ir &agrave; vos lois, je le veux toujours, c’est ma volont&eacute; constante; si jamais je vous d&eacute;sob&eacute;is, ce sera malgr&eacute; moi: rendez-moi libre en me prot&eacute;geant contre mes passions qui me font violence; emp&ecirc;chez-moi d’&ecirc;tre leur esclave, et forcez-moi d’&ecirc;tre mon propre ma&icirc;tre en n’ob&eacute;issant point &agrave; mes sens, mais &agrave; ma raison.

[1140:] Quand vous aurez amen&eacute; votre &eacute;l&egrave;ve &agrave; ce point (et s’il n’y vient pas, ce sera votre faute), gardez-vous de le prendre trop vite au mot, de peur que, si jamais votre empire lui para&icirc;t trop rude, il ne se croie en droit de s’y soustraire en vous accusant de l’avoir surpris. C’est en ce moment que la r&eacute;serve et la gravit&eacute; sont &agrave; leur place; et ce ton lui en imposera d’autant plus, que ce sera la premi&egrave;re fois qu’il vous l’aura vu prendre.

[1141:] Vous lui direz donc: « Jeune homme, vous prenez l&eacute;g&egrave;rement des engagements p&eacute;nibles; il faudrait les conna&icirc;tre pour &ecirc;tre en droit de les former: vous ne savez pas avec quelle fureur les sens entra&icirc;nent vos pareils dans le gouffre des vices, sous l’attrait du plaisir. Vous n’avez point une &acirc;me abjecte, je le sais bien; vous ne violerez jamais votre foi; mais combien de fois peut-&ecirc;tre vous vous repentirez de l’avoir donn&eacute;e! combien de fois vous maudirez celui qui vous aime, quand, pour vous d&eacute;rober aux maux qui vous menacent, il se verra forc&eacute; de vous d&eacute;chirer le coeur! Tel qu’Ulysse, &eacute;mu du chant des Sir&egrave;nes, criait &agrave; ses conducteurs de le d&eacute;cha&icirc;ner, s&eacute;duit par l’attrait des plaisirs, vous voudrez briser les liens qui vous g&ecirc;nent; vous m’importunerez de vos plaintes; vous me reprocherez ma tyrannie quand je serai le plus tendrement occup&eacute; de vous; en ne songeant qu’&agrave; vous rendre heureux, je m’attirerai votre haine. O mon Emile, je ne supporterai jamais la douleur de t’&ecirc;tre odieux; ton bonheur m&ecirc;me est trop cher &agrave; ce prix. Bon jeune homme, ne voyez-vous pas qu’en vous obligeant &agrave; m’ob&eacute;ir, vous m’obligez &agrave; vous conduire, &agrave; m’oublier pour me d&eacute;vouer &agrave; vous, &agrave;n ‘&eacute;couter ni vos plaintes, ni vos murmures, &agrave; combattre incessamment vos d&eacute;sirs et les miens. Vous m’imposez un joug plus dur que le v&ocirc;tre. Avant de nous en charger tous deux, consultons nos forces; prenez du temps, donnez-m’en pour y penser, et sachez que le plus lent &agrave;promettre est toujours le plus fid&egrave;le &agrave; tenir.

[1142:] Sachez aussi vous-m&ecirc;me que plus vous vous rendez difficile sur l’engagement, et plus vous en facilitez l’ex&eacute;cution. Il importe que le jeune homme sente qu’il promet beaucoup, et que vous promettez encore plus. Quand le moment sera venu, et qu’il aura, pour ainsi dire, sign&eacute; le contrat, changez alors de langage, mettez autant de douceur dans votre empire que vous avez annonc&eacute; de s&eacute;v&eacute;rit&eacute;. Vous lui direz: Mon jeune ami, l’exp&eacute;rience vous manque, mais j’ai fait en sorte que la raison ne vous manqu&acirc;t pas. Vous &ecirc;tes en &eacute;tat de voir partout les motifs de ma conduite; il ne faut pour cela qu’attendre que vous soyez de sang-froid. Commencez toujours par ob&eacute;ir, et puis demandez-moi compte de mes ordres; je serai pr&ecirc;t &agrave; vous en rendre raison sit&ocirc;t que vous serez en &eacute;tat de m’entendre, et je ne craindrai jamais de vous prendre pour juge entre vous et moi. Vous promettez d’&ecirc;tre docile, et moi je promets de n’user de cette docilit&eacute; que pour vous rendre le plus heureux des hommes. J’ai pour garant de ma promesse le sort dont vous avez joui jusqu’ici. Trouvez quelqu’un de votre &acirc;ge qui ait pass&eacute; une vie aussi douce que la v&ocirc;tre, et je ne vous promets plus rien.

[1143:] Apr&egrave;s l’&eacute;tablissement de mon autorit&eacute;, mon premier soin sera d’&eacute;carter la n&eacute;cessit&eacute; d’en faire usage. Je n’&eacute;pargnerai rien pour m’&eacute;tablir de plus en plus dans sa confiance, pour me rendre de plus en plus le confident de son coeur et l’arbitre de ses plaisirs. Loin de combattre les penchants de son &acirc;ge, je les consulterai pour en &ecirc;tre le ma&icirc;tre; j’entrerai dans ses vues pour les diriger, je ne lui chercherai point aux d&eacute;pens du pr&eacute;sent un bonheur &eacute;loign&eacute;. Je ne veux point qu’il soit heureux une fois, mais toujours, s’il est possible.

[1144:] Ceux qui veulent conduire sagement la jeunesse pour la garantir des pi&egrave;ges des sens lui font horreur de l’amour, et lui feraient volontiers un crime d’y songer &agrave; son &acirc;ge, comme si l’amour &eacute;tait fait pour les vieillards. Toutes ces le&ccedil;ons trompeuses que le coeur d&eacute;ment ne persuadent point. Le jeune homme, conduit par un instinct plus s&ucirc;r, rit en secret des tristes maximes auxquelles il feint d’acquiescer, et n’attend que le moment de les rendre vaines. Tout cela est contre la nature. En suivant une route oppos&eacute;e, j’arriverai plus s&ucirc;rement au m&ecirc;me but. Je ne craindrai point de flatter en lui le doux sentiment dont il est avide; je le lui peindrai comme le supr&ecirc;me bonheur de la vie, parce qu’il l’est en effet; en le lui peignant, je veux qu’il s’y livre; en lui faisant sentir quel charme ajoute &agrave;l’attrait des sens l’union des coeurs, je le d&eacute;go&ucirc;terai du libertinage, et je le rendrai sage en le rendant amoureux.

[1145:] Qu’il faut &ecirc;tre born&eacute; pour ne voir dans les d&eacute;sirs naissants d’un jeune homme qu’un obstacle aux le&ccedil;ons de la raison! Moi, j’y vois le vrai moyen de le rendre docile &agrave; ces m&ecirc;mes le&ccedil;ons. On n’a de prise sur les passions que par les passions; c’est par leur empire qu’il faut combattre leur tyrannie, et c’est toujours de la nature elle-m&ecirc;me qu’il faut tirer les instruments propres &agrave; la r&eacute;gler.

[1146:] Emile n’est pas fait pour rester toujours solitaire; membre de la soci&eacute;t&eacute;, il en doit remplir les devoirs. Fait pour vivre avec les hommes, il doit les conna&icirc;tre. Il conna&icirc;t l’homme en g&eacute;n&eacute;ral; il lui reste &agrave; conna&icirc;tre les individus. Il sait ce qu’on fait dans le monde: il lui reste &agrave; voir comment on y vit. Il est temps de lui montrer l’ext&eacute;rieur de cette grande sc&egrave;ne dont il conna&icirc;t d&eacute;j&agrave; tous les jeux cach&eacute;s. Il n’y portera plus l’admiration stupide d’un jeune &eacute;tourdi, mais le discernement d’un esprit droit et juste. Ses passions pourront l’abuser, sans doute; quand est-ce qu’elles n’abusent pas ceux qui s’y livrent? mais au moins il ne sera point tromp&eacute; par celles des autres. S’il les voit, il les verra de l’oeil du sage, sans &ecirc;tre entra&icirc;n&eacute; par leurs exemples ni s&eacute;duit par leurs pr&eacute;jug&eacute;s.

[1147:] Comme il y a un &acirc;ge propre &agrave; l’&eacute;tude des sciences, il y en a un pour bien saisir l’usage du monde. Quiconque apprend cet usage trop jeune le suit toute sa vie sans choix, sans r&eacute;flexion, et, quoique avec suffisance, sans jamais bien savoir ce qu’il fait. Mais celui qui l’apprend et qui en voit les raisons, le suit avec plus de discernement, et par cons&eacute;quent avec plus de justesse et de gr&acirc;ce. Donnez-moi un enfant de douze ans qui ne sache rien du tout, &agrave; quinze ans je dois vous le rendre aussi savant que celui que vous avez instruit d&egrave;s le premier &acirc;ge, avec la diff&eacute;rence que le savoir du v&ocirc;tre ne sera que dans sa m&eacute;moire, et que celui du mien sera dans son jugement. De m&ecirc;me, introduisez un jeune homme de vingt ans dans le monde; bien conduit, il sera dans un an plus aimable et plus judicieusement poli que celui qu’on y aura nourri d&egrave;s son enfance: car le premier, &eacute;tant capable de sentir les raisons de tous les proc&eacute;d&eacute;s relatifs &agrave; l’&acirc;ge, &agrave; l’&eacute;tat, au sexe, qui constituent cet usage, les peut r&eacute;duire en principes, et les &eacute;tendre aux cas non pr&eacute;vus; au lieu que l’autre, n’ayant que sa routine pour toute r&egrave;gle, est embarrass&eacute; sit&ocirc;t qu’on l’en sort.

[1148:] Les jeunes demoiselles fran&ccedil;aises sont toutes &eacute;lev&eacute;es dans des couvents jusqu’&agrave; ce qu’on les marie. S’aper&ccedil;oit-on qu’elles aient peine alors &agrave; prendre ces mani&egrave;res qui leur sont si nouvelles? et accusera-t-on les femmes de Paris d’avoir l’air gauche, embarrass&eacute;, et d’ignorer l’usage du monde pour n’y avoir pas &eacute;t&eacute; mises d&egrave;s leur enfance? Ce pr&eacute;jug&eacute; vient des gens du monde eux-m&ecirc;mes, qui, ne connaissant rien de plus important que cette petite science, s’imaginent faussement qu’on ne peut s’y prendre de trop bonne heure pour l’acqu&eacute;rir.

[1149:] Il est vrai qu’il ne faut pas non plus trop attendre. Quiconque a pass&eacute; toute sa jeunesse loin du grand monde y porte le reste de sa vie un air embarrass&eacute;, contraint, un propos toujours hors de propos, des mani&egrave;res lourdes et maladroites, dont l’habitude d’y vivre ne le d&eacute;fait plus, et qui n’acqui&egrave;rent qu’un nouveau ridicule par l’effort. de s’en d&eacute;livrer. Chaque sorte d’instruction a son temps propre qu’il faut conna&icirc;tre, et ses dangers qu’il faut &eacute;viter. C’est surtout pour celle-ci qu’ils se r&eacute;unissent; mais je n’y expose pas non plus mon &eacute;l&egrave;ve sans pr&eacute;caution pour l’en garantir.

[1150:] Quand ma m&eacute;thode remplit d’un m&ecirc;me objet toutes les vues, et quand, parant un inconv&eacute;nient, elle en pr&eacute;vient un autre, je juge alors qu’elle est bonne, et que je suis dans le vrai. C’est ce que je crois voir dans l’exp&eacute;dient qu’elle me sugg&egrave;re ici. Si je veux &ecirc;tre aust&egrave;re et sec avec mon disciple, je perdrai sa confiance, et bient&ocirc;t il se cachera de moi. Si je veux &ecirc;tre complaisant, facile, ou fermer les yeux, de quoi lui sert d’&ecirc;tre sous ma garde? Je ne fais qu’autoriser son d&eacute;sordre, et soulager sa conscience aux d&eacute;pens de la mienne. Si je l’introduis dans le monde avec le seul projet de l’instruire, il s’instruira plus que je ne veux. Si je l’en tiens &eacute;loign&eacute; jusqu’&agrave; la fln, qu’aura-t-il appris de moi? Tout, peut-&ecirc;tre, hors l’art le plus n&eacute;cessaire &agrave; l’homme et au citoyen, qui est de savoir vivre avec ses semblables. Si je donne &agrave; ces soins une utilit&eacute; trop &eacute;loign&eacute;e, elle sera pour lui comme nulle, il ne fait cas que du pr&eacute;sent. Si je me contente de lui fournir des amusements, quel bien lui fais-je? il s’amollit et ne s’instruit point.

[1151:] Rien de tout cela. Mon exp&eacute;dient seul pourvoit &agrave; tout. Ton coeur, dis-je au jeune homme, a besoin d’une compagne; allons chercher celle qui te convient: nous ne la trouverons pas ais&eacute;ment peut-&ecirc;tre, le vrai m&eacute;rite est toujours rare; mais ne nous pressons ni ne nous rebutons point. Sans doute il en est une et nous la trouverons &agrave; la fln, ou du moins celle qui en approche le plus. Avec un projet si flatteur pour lui je l’introduis dans le monde. Qu’ai-je besoin d’en dire davantage? Ne voyez-vous pas que j’ai tout fait?

[1152:] En lui peignant la ma&icirc;tresse que je lui destine, imaginez si je saurai m’en faire &eacute;couter, si je saurai lui rendre agr&eacute;ables et ch&egrave;res les qualit&eacute;s qu’il doit aimer, si je saurai disposer tous ses sentiments &agrave; ce qu’il doit rechercher ou fuir. Il faut que je sois le plus maladroit des hommes, si je ne le rends d’avance passionn&eacute; sans savoir de qui. Il n’importe que l’objet que je lui peindrai soit imaginaire, il suffit qu’il le d&eacute;go&ucirc;te de ceux qui pourraient le tenter, il suffit qu’il trouve partout des comparaisons qui lui fassent pr&eacute;f&eacute;rer sa chim&egrave;re aux objets r&eacute;els qui le frapperont: et qu’est-ce que le v&eacute;ritable amour lui-m&ecirc;me, si ce n’est chim&egrave;re, mensonge, illusion? On aime bien plus l’image qu’on se fait que l’objet auquel on l’applique. Si l’on voyait ce qu’on aime exactement tel qu’il est, il n’y aurait plus d’amour sur la terre. Quand on cesse d’aimer, la personne qu’on aimait reste la m&ecirc;me qu’auparavant, mais on ne la voit plus la m&ecirc;me; le voile du prestige tombe, et l’amour s‘&eacute;vanouit. Or, en fournissant l’objet imaginaire, je suis ma&icirc;tre des comparaisons, et j’emp&ecirc;che ais&eacute;ment l’illusion des objets r&eacute;els.

[1153:] Je ne veux pas pour cela qu’on trompe un jeune homme en peignant un mod&egrave;le de perfection qui ne puisse exister; mais je choisirai tellement les d&eacute;fauts de sa ma&icirc;tresse, qu’ils lui conviennent, qu’ils lui plaisent, et qu’ils servent &agrave; corriger les siens. Je ne veux pas non plus qu’on lui mente, en affirmant faussement que l’objet qu’on lui peint existe; mais s’il se compla&icirc;t &agrave; l’image, il lui souhaitera bient&ocirc;t un original. Du souhait &agrave; la supposition, le trajet est facile; c’est l’affaire de quelques descriptions adroites qui, sous des traits plus sensibles, donneront &agrave; cet objet imaginaire un plus grand air de v&eacute;rit&eacute;. Je voudrais aller jusqu’&agrave; le nommer; je dirais en riant: Appelons Sophie votre future ma&icirc;tresse: Sophie est un nom de bon augure: si celle que vous choisirez ne le porte pas, elle sera digne au moins de le porter; nous pouvons lui en faire honneur d’avance. Apr&egrave;s tous ces d&eacute;tails, si, sans affirmer, sans nier, on s’&eacute;chappe par des d&eacute;faites, ses soup&ccedil;ons se changeront en certitude; il croira qu’on lui fait myst&egrave;re de l’&eacute;pouse qu’on lui destine, et qu’il la verra quand il sera temps. S’il en est une fois l&agrave;, et qu’on ait bien choisi les traits qu’il faut lui montrer, tout le reste est facile; on peut l’exposer dans le monde presque sans risque: d&eacute;fendez-le seulement de ses sens, son coeur est en s&ucirc;ret&eacute;.

[1154:] Mais, soit qu’il personnifie ou non le mod&egrave;le que j’aurai su lui rendre aimable, ce mod&egrave;le, s’il est bien fait, ne l’attachera pas moins &agrave; tout ce qui lui ressemble, et ne lui donnera pas moins d’&eacute;loignement pour tout ce qui ne lui ressemble pas, que s’il avait un objet r&eacute;el. Quel avantage pour pr&eacute;server son coeur des dangers auxquels sa personne doit &ecirc;tre expos&eacute;e, pour r&eacute;primer ses sens par son imagination, pour l’arracher surtout &agrave; ces donneuses d’&eacute;ducation qui la font payer si cher, et ne forment un jeune homme &agrave; la politesse qu’en lui &ocirc;tant toute honn&ecirc;tet&eacute;! Sophie est si modeste! de quel oeil verra-t-il leurs avances? Sophie a tant de simplicit&eacute;! comment aimera-t-il leurs airs? il y a trop loin de ses id&eacute;es &agrave; ses observations, pour que celles-ci lui soient jamais dangereuses.

[1155:] Tous ceux qui parlent du gouvernement des enfants suivent les m&ecirc;mes pr&eacute;jug&eacute;s et les m&ecirc;mes maximes, parce qu’ils observent mal et r&eacute;fl&eacute;chissent plus mal encore. Ce n’est ni par le temp&eacute;rament ni par le sens que commence l’&eacute;garement de la jeunesse, c’est par l’opinion. S’il &eacute;tait ici question des gar&ccedil;ons qu’on &eacute;l&egrave;ve dans les coll&egrave;ges, et des filles qu’on &eacute;l&egrave;ve dans les couvents, je ferais voir que cela est vrai, m&ecirc;me &agrave; leur &eacute;gard; car les premi&egrave;res le&ccedil;ons que prennent les uns et les autres, les seules qui fructifient sont celles du vice; et ce n’est pas la nature qui les corrompt, c’est l’exemple. Mais abandonnons les pensionnaires des coll&egrave;ges et des couvents &agrave; leurs mauvaises moeurs; elles seront toujours sans rem&egrave;de. Je ne parle que de l’&eacute;ducation domestique. Prenez un jeune homme &eacute;lev&eacute; sagement dans la maison de son p&egrave;re en province, et l’examinez au moment qu’il arrive &agrave; Paris, ou qu’il entre dans le monde; vous le trouverez pensant bien sur les choses honn&ecirc;tes, et ayant la volont&eacute; m&ecirc;me aussi saine que la raison; vous lui trouverez du m&eacute;pris pour le vice et de l’horreur pour la d&eacute;bauche; au nom seul d’une prostitu&eacute;e, vous verrez dans ses yeux le scandale de l’innocence. Je soutiens qu’il n’y en a pas un qui p&ucirc;t se r&eacute;soudre &agrave; entrer seul dans les tristes demeures de ces malheureuses, quand m&ecirc;me il en saurait l’usage, et qu’il en sentirait le besoin.

[1156:] A six mois de l&agrave;, consid&eacute;rez de nouveau le m&ecirc;me jeune homme, vous ne le reconna&icirc;trez plus; des propos libres, des maximes du haut ton, des airs d&eacute;gag&eacute;s le feraient prendre pour un autre homme, si ses plaisanteries sur sa premi&egrave;re simplicit&eacute;, sa honte quand on la lui rappelle, ne montraient qu’il est le m&ecirc;me et qu’il en rougit. O combien il s’est form&eacute; dans peu de temps! D’o&ugrave; vient un changement si grand et si brusque? Du progr&egrave;s du temp&eacute;rament? Son temp&eacute;rament n’e&ucirc;t-il pas fait le m&ecirc;me progr&egrave;s dans la maison paternelle? et s&ucirc;rement il n’y e&ucirc;t pris ni ce ton ni ces maximes. Des premiers plaisirs des sens? Tout au contraire: quand on commence &agrave; s’y livrer, on est craintif, inquiet, on fuit le grand jour et le bruit. Les premi&egrave;res volupt&eacute;s sont toujours myst&eacute;rieuses, la pudeur les assaisonne et les cache: la premi&egrave;re ma&icirc;tresse ne rend pas effront&eacute;, mais timide. Tout absorb&eacute; dans un &eacute;tat si nouveau pour lui, le jeune homme se recueille pour le go&ucirc;ter, et tremble toujours de le perdre. S’il est bruyant, il n’est ni voluptueux ni tendre; tant qu’il se vante, il n’a pas joui.

[1157:] D’autres mani&egrave;res de penser ont produit seules ces diff&eacute;rences. Son coeur est encore le m&ecirc;me, mais ses opinions ont chang&eacute;. Ses sentiments, plus lents &agrave; s’alt&eacute;rer, s’alt&eacute;reront enfin par elles; et c’est alors seulement qu’il sera v&eacute;ritablement corrompu. A peine est-il entr&eacute; dans le monde qu’il y prend une seconde &eacute;ducation tout oppos&eacute;e &agrave; la premi&egrave;re, par laquelle il apprend &agrave; m&eacute;priser ce qu’il estimait et &agrave; estimer ce qu’il m&eacute;prisait: on lui fait regarder les le&ccedil;ons de ses parents et de ses ma&icirc;tres comme un jargon p&eacute;dantesque, et les devoirs qu’ils lui ont pr&ecirc;ch&eacute;s comme une morale pu&eacute;rile qu’on doit d&eacute;daigner &eacute;tant grand. Il se croit oblig&eacute; par honneur &agrave; changer de conduite; il devient entreprenant sans d&eacute;sirs et fat par mauvaise honte. Il raille les bonnes moeurs avant d’avoir pris du go&ucirc;t pour les mauvaises, et se pique de d&eacute;bauche sans savoir &ecirc;tre d&eacute;bauch&eacute;. Je n’oublierai jamais l’aveu d’un jeune officier aux gardes suisses, qui s’ennuyait beaucoup des plaisirs bruyants de ses camarades, et n’osait s’y refuser de peur d’&ecirc;tre moqu&eacute; d’eux: ((Je m’exerce &agrave; cela, disait-il, comme &agrave; prendre du tabac malgr&eacute; ma r&eacute;pugnance: le go&ucirc;t viendra par l’habitude; il ne faut pas toujours &ecirc;tre enfant. »

[1158:] Ainsi donc, c’est bien moins de la sensualit&eacute; que de la vanit&eacute; qu’il faut pr&eacute;server un jeune homme entrant dans le monde: il c&egrave;de plus aux penchants d’autrui qu’aux siens, et l’amour-propre fait plus de libertins que l’amour.

[1159:] Cela pos&eacute;, je demande s’il en est un sur la terre enti&egrave;re mieux arm&eacute; que le mien contre tout ce qui peut attaquer ses moeurs, ses sentiments, ses principes; s’il en est un plus en &eacute;tat de r&eacute;sister au torrent. Car contre quelle s&eacute;duction n’est-il pas en d&eacute;fense? Si ses d&eacute;sirs l’entra&icirc;nent vers le sexe, il n’y trouve point ce qu’il cherche, et son coeur pr&eacute;occup&eacute; le retient. Si ces sens l’agitent et le pressent, o&ugrave; trouvera-t-il &agrave; les contenter? L’horreur de l’adult&egrave;re et de la d&eacute;bauche l’&eacute;loigne &eacute;galement des filles publiques et des femmes mari&eacute;es, et c’est toujours par l’un de ces deux &eacute;tats que commencent les d&eacute;sordres de la jeunesse. Une fille &agrave; marier peut &ecirc;tre coquette; mais elle ne sera pas effront&eacute;e, elle n’ira pas se jeter &agrave; la t&ecirc;te d’un jeune homme qui peut l’&eacute;pouser s’il la croit sage; d’ailleurs elle aura quelqu’un pour la surveiller. Emile, de son c&ocirc;t&eacute;, ne sera pas tout &agrave; fait livr&eacute; &agrave; lui-m&ecirc;me; tous deux auront au moins pour gardes la crainte et la honte, ins&eacute;parables des premiers d&eacute;sirs; ils ne passeront point tout d’un coup aux derni&egrave;res familiarit&eacute;s, et n’auront pas le temps d’y venir par degr&eacute;s sans obstacles. Pour s’y prendre autrement, il faut qu’il ait d&eacute;j&agrave; pris le&ccedil;on de ses camarades, qu’il ait appris d’eux &agrave; se moquer de sa retenue, &agrave; devenir insolent &agrave; leur imitation. Mais quel homme au monde est moins imitateur qu’Emile? Quel homme se m&egrave;ne moins par le ton plaisant que celui qui n’a point de pr&eacute;jug&eacute;s et ne sait rien donner &agrave; ceux des autres? J’ai travaill&eacute; vingt ans &agrave; l’armer contre les moqueurs: il leur faudra plus d’un jour pour en faire leur dupe; car le ridicule n’est &agrave; ses yeux que la raison des sots, et rien ne rend plus insensible &agrave; la raillerie que d’&ecirc;tre au-dessus de l’opinion. Au lieu de plaisanteries, il lui faut des raisons; et, tant qu’il en sera l&agrave;, je n’ai pas peur que de jeunes fous me l’enl&egrave;vent; j’ai pour moi la conscience et la v&eacute;rit&eacute;. S’il faut que le pr&eacute;jug&eacute; s’y m&ecirc;le, un attachement de vingt ans est aussi quelque chose: on ne lui fera jamais croire que je l’aie ennuy&eacute; de vaines le&ccedil;ons; et dans un coeur droit et sensible, la voix d’un ami fid&egrave;le et vrai saura bien effacer les cris de vingt s&eacute;ducteurs. Comme il n’est alors question que de lui montrer qu’ils le trompent, et qu’en feignant de le traiter en homme ils le traitent r&eacute;ellement en enfant, j’affecterai d’&ecirc;tre toujours simple, mais grave et clair dans mes raisonnements, afin qu’il sente que c’est moi qui le traite en homme. Je lui dirai: « Vous voyez que votre seul int&eacute;r&ecirc;t, qui est le mien, dicte mes discours, je n’en peux avoir aucun autre. Mais pourquoi ces jeunes gens veulent-ils vous persuader? C’est qu’ils veulent vous s&eacute;duire: ils ne vous aiment point, ils ne prennent aucun int&eacute;r&ecirc;t &agrave; vous; ils ont pour tout motif un d&eacute;pit secret de voir que vous valez mieux qu’eux; ils veulent vous rabaisser &agrave; leur petite mesure, et ne vous reprochent de vous laisser gouverner qu’afin de vous gouverner eux-m&ecirc;mes. Pouvez-vous croire qu’il y e&ucirc;t &agrave; gagner pour vous dans ce changement? Leur sagesse est-elle donc si sup&eacute;rieure, et leur attachement d’un jour est-il plus fort que le mien? Pour donner quelque poids &agrave; leur raillerie, il faudrait en pouvoir donner &agrave; leur autorit&eacute;; et quelle exp&eacute;rience ont-ils pour &eacute;lever leurs maximes au-dessus des n&ocirc;tres? Ils n’ont fait qu’imiter d’autres &eacute;tourdis, comme ils veulent &ecirc;tre imit&eacute;s &agrave; leur tour. Pour se mettre au-dessus des pr&eacute;tendus pr&eacute;jug&eacute;s de leurs p&egrave;res, ils s’asservissent &agrave; ceux de leurs camarades. Je ne vois point ce qu’ils gagnent &agrave; cela: mais je vois qu’ils y perdent s&ucirc;rement deux grands avantages, celui de l’affection paternelle, dont les conseils sont tendres et sinc&egrave;res, et celui de l’exp&eacute;rience, qui fait juger de ce qu’on conna&icirc;t; car les p&egrave;res ont &eacute;t&eacute; enfants, et les enfants n’ont pas &eacute;t&eacute; p&egrave;res.

[1160:] « Mais les croyez-vous sinc&egrave;res au moins dans leurs folles maximes? Pas m&ecirc;me cela, cher Emile; ils se trompent pour vous tromper; ils ne sont point d’accord avec eux-m&ecirc;mes: leur coeur les d&eacute;ment sans cesse, et souvent leur bouche les contredit. Tel d’entre eux tourne en d&eacute;rision tout ce qui est honn&ecirc;te, qui serait au d&eacute;sespoir que sa femme pens&acirc;t comme lui. Tel autre poussera cette indiff&eacute;rence de moeurs jusqu’&agrave; celles de la femme qu’il n’a point encore, ou, pour comble d’infamie, &agrave; celles de la femme qu’il a d&eacute;j&agrave;. Mais allez plus loin, parlez-lui de sa m&egrave;re, et voyez s’il passera volontiers pour &ecirc;tre un enfant d’adult&egrave;re et le fils d’une femme de mauvaise vie, pour prendre &agrave; faux le nom d’une famille, pour en voler le patrimoine &agrave; l’h&eacute;ritier naturel; enfin s’il se laissera patiemment traiter de b&acirc;tard. Qui d’entre eux voudra qu’on rende &agrave; sa fille le d&eacute;shonneur dont il couvre celle d’autrui? Il n’y en a pas un qui n’attent&acirc;t m&ecirc;me &agrave; votre vie, si vous adoptiez avec lui, dans la pratique, tous les principes qu’il s’efforce de vous donner. C’est ainsi qu’ils d&eacute;c&egrave;lent enfin leur incons&eacute;quence, et qu’on sent qu’aucun d’eux ne croit ce qu’il dit. Voil&agrave; des raisons, cher Emile: pesez les leurs, s’ils en sont, et comparez. Si je voulais user comme eux de m&eacute;pris et de raillerie, vous les verriez pr&ecirc;ter le flanc au ridicule autant peut-&ecirc;tre et plus que moi. Mais je n’ai pas peur d’un examen s&eacute;rieux. Le triomphe des moqueurs est de courte dur&eacute;e; la v&eacute;rit&eacute; demeure, et leur rire insens&eacute; s’&eacute;vanouit. »

[1161:] Vous n’imaginez pas comment, &agrave; vingt ans, Emile peut &ecirc;tre docile. Que nous pensons diff&eacute;remment! Moi, je ne con&ccedil;ois pas comment il a pu l’&ecirc;tre &agrave; dix; car quelle prise avais-je sur lui &agrave; cet &acirc;ge? Il m’a fallu quinze ans de soins pour me m&eacute;nager cette prise. Je ne l’&eacute;levais pas alors, je le pr&eacute;parais pour &ecirc;tre &eacute;lev&eacute;. Il l’est maintenant assez pour &ecirc;tre docile; il reconna&icirc;t la voix de l’amiti&eacute;, et il sait ob&eacute;ir &agrave; la raison. Je lui laisse, il est vrai, l’apparence de l’ind&eacute;pendance, mais jamais il ne me fut mieux assujetti, car il l’est parce qu’il veut l’&ecirc;tre. Tant que je n’ai pu me rendre ma&icirc;tre de sa volont&eacute;, je le suis demeur&eacute; de sa personne; je ne le quittais pas d’un pas. Maintenant je le laisse quelquefois &agrave; lui-m&ecirc;me, parce que je le gouverne toujours. En le quittant je l’embrasse, et je lui dis d’un air assur&eacute;: Emile, je te confie &agrave; mon ami; je te livre &agrave; son coeur honn&ecirc;te; c’est lui qui me r&eacute;pondra de toi.

[1162:] Ce n’est pas l’affaire d’un moment de corrompre des affections saines qui n’ont re&ccedil;u nulle alt&eacute;ration pr&eacute;c&eacute;dente, et d’effacer des principes d&eacute;riv&eacute;s imm&eacute;diatement des premi&egrave;res lumi&egrave;res de la raison. Si quelque changement s’y fait durant mon absence, elle ne sera jamais assez longue, il ne saura jamais assez bien se cacher de moi pour que je n’aper&ccedil;oive pas le danger avant le mal, et que je &icirc;&icirc;e sois pas &agrave; temps d’y porter rem&egrave;de. Comme on ne se d&eacute;prave pas tout d’un coup, on n’apprend pas tout d’un coup &agrave; dissimuler; et si jamais homme est maladroit en cet art, c’est Emile, qui n’eut de sa vie une seule occasion d’en user.

[1163:] Par ces soins et d’autres semblables je le crois si bien garanti des objets &eacute;trangers et des maximes vulgaires, que j’aimerais mieux le voir au milieu de la plus mauvaise soci&eacute;t&eacute; de Paris, que seul dans sa chambre ou dans un parc, livr&eacute; &agrave; toute l’inqui&eacute;tude de son &acirc;ge. On a beau faire, de tous les ennemis qui peuvent attaquer un jeune homme, le plus dangereux et le seul qu’on ne peut &eacute;carter, c’est lui-m&ecirc;me: cet ennemi pourtant n’est dangereux que par notre faute; car, comme je l’ai dit mille fois, c’est par la seule imagination que s’&eacute;veillent les sens. Leur besoin proprement n’est point un besoin physique: il n’est pas vrai que ce soit un vrai besoin. Si jamais objet lascif n’e&ucirc;t frapp&eacute; nos yeux, si jamais id&eacute;e d&eacute;shonn&ecirc;te ne f&ucirc;t entr&eacute;e dans notre esprit, jamais peut-&ecirc;tre ce pr&eacute;tendu besoin ne se f&ucirc;t fait sentir &agrave; nous; et nous serions demeur&eacute;s chastes, sans tentations, sans efforts et sans m&eacute;rite. On ne sait pas quelles fermentations sourdes certaines situations et certains spectacles excitent dans le sang de la jeunesse, sans qu’elle sache d&eacute;m&ecirc;ler elle-m&ecirc;me la cause de cette premi&egrave;re inqui&eacute;tude, qui n’est pas facile &agrave; calmer, et qui ne tarde pas &agrave; rena&icirc;tre. Pour moi, plus je r&eacute;fl&eacute;chis &agrave; cette importante crise et &agrave; ses causes prochaines ou &eacute;loign&eacute;es, plus je me persuade qu’un solitaire &eacute;lev&eacute; dans un d&eacute;sert, sans livres, sans instruction et sans femmes, y mourrait vierge &agrave; quelque &acirc;ge qu’il f&ucirc;t parvenu.

[1164:] Mais il n’est pas ici question d’un sauvage de cette esp&egrave;ce. En &eacute;levant un homme parmi ses semblables et pour la soci&eacute;t&eacute;, il est impossible, il n’est m&ecirc;me pas &agrave; propos de le nourrir toujours dans cette salutaire ignorance; et ce qu’il y a de pis pour la sagesse est d’&ecirc;tre savant &agrave;demi. Le souvenir des objets qui nous ont frapp&eacute;s, les id&eacute;es que nous avons acquises, nous suivent dans la retraite, la peuplent, malgr&eacute; nous, d’images plus s&eacute;duisantes que les objets m&ecirc;mes, et rendent la solitude aussi funeste &agrave; celui qui les y porte, qu’elle est utile &agrave; celui qui s’y maintient toujours seul.

[1165:] Veillez donc avec soin sur le jeune homme, il pourra se garantir de tout le reste; mais c’est &agrave; vous de le garantir de lui. Ne le laissez seul ni jour ni nuit, couchez tout au moins dans sa chambre: qu’il ne se mette au lit qu’accabl&eacute; de sommeil et qu’il en sorte &agrave; l’instant qu’il s’&eacute;veille. D&eacute;fiez-vous de l’instinct sit&ocirc;t que vous ne vous y bornez plus: il est bon tant qu’il agit seul; il est suspect d&egrave;s qu’il se m&ecirc;le aux institutions des hommes: il ne faut pas le d&eacute;truire, il faut le r&eacute;gler; et cela peut-&ecirc;tre est plus difficile que de l’an&eacute;antir. Il serait tr&egrave;s dangereux qu’il appr&icirc;t &agrave;votre &eacute;l&egrave;ve &agrave; donner le change &agrave; ses sens et &agrave; suppl&eacute;er aux occasions de les satisfaire: s’il conna&icirc;t une fois ce dangereux suppl&eacute;ment, il est perdu. D&egrave;s lors il aura toujours le corps et le coeur &eacute;nerv&eacute;s; il portera jusqu’au tombeau les tristes effets de cette habitude, la plus funeste &agrave;laquelle un jeune homme puisse &ecirc;tre assujetti. Sans doute il vaudrait mieux encore... Si les fureurs d’un temp&eacute;rament ardent deviennent invincibles, mon cher Emile, je te plains; mais je ne balancerai pas un moment, je ne souffrirai point que la fin de la nature soit &eacute;lud&eacute;e. S’il faut qu’un tyran te subjugue, je te livre par pr&eacute;f&eacute;rence &agrave; celui dont je peux te d&eacute;livrer: quoi qu’il arrive, je t’arracherai plus ais&eacute;ment aux femmes qu’&agrave; toi.

[1166:] Jusqu’&agrave; vingt ans le corps cro&icirc;t, il a besoin de toute sa substance: la continence est alors dans l’ordre de la nature, et l’on n’y manque gu&egrave;re qu’aux d&eacute;pens de sa constitution. Depuis vingt ans la continence est un devoir de morale; elle importe pour apprendre &agrave; r&eacute;gner sur so&icirc;-m&ecirc;me, &agrave; rester le ma&icirc;tre de ses app&eacute;tits. Mais les devoirs moraux ont leurs modifications, leurs exceptions, leurs r&egrave;gles. Quand la faiblesse humaine rend une alternative in&eacute;vitable, de deux maux pr&eacute;f&eacute;rons le moindre; en tout &eacute;tat de cause il vaut mieux commettre une faute que de contracter un vice.

[1167:] Souvenez-vous que ce n’ est plus de mon &eacute;l&egrave;ve que je parle ici, c’est du v&ocirc;tre. Ses passions, que vous avez laiss&eacute;es fermenter, vous subjuguent: c&eacute;dez-leur donc ouvertement, et sans lui d&eacute;guiser sa victoire. Si vous savez la lui montrer dans son vrai, il en sera moins fier que honteux, et vous vous m&eacute;nagerez le droit de le guider durant son &eacute;garement, pour lui faire au moins &eacute;viter les pr&eacute;cipices. Il importe que le disciple ne fasse rien que le ma&icirc;tre ne le sache et ne le veuille, pas m&ecirc;me ce qui est mal; et il vaut cent fois mieux que le gouverneur approuve une faute et se trompe, que s’il &eacute;tait tromp&eacute; par son &eacute;l&egrave;ve, et que la faute se f &icirc;t sans qu’il en s&ucirc;t rien. Qui croit devoir fermer les yeux sur quelque chose se voit bient&ocirc;t forc&eacute; de les fermer sur tout: le premier abus tol&eacute;r&eacute; en am&egrave;ne un autre; et cette cha&icirc;ne ne finit plus qu’au renversement de tout ordre et au m&eacute;pris de toute loi.

[1168:] Une autre erreur que j’ai d&eacute;j&agrave; combattue, mais qui ne sortira jamais des petits esprits, c’est d’affecter toujours la dignit&eacute; magistrale, et de vouloir passer pour un homme parfait dans l’esprit de son disciple. Cette m&eacute;thode est &agrave;contresens. Comment ne voient-ils pas qu’en voulant affermir leur autorit&eacute; ils la d&eacute;truisent; que pour faire &eacute;couter ce qu’on dit il faut se mettre &agrave; la place de ceux &agrave; qui l’on s’adresse, et qu’il faut &ecirc;tre homme pour savoir parler au coeur humain? Tous ces gens parfaits ne touchent ni ne persuadent: on se d&icirc;t toujours qu’il leur est bien ais&eacute; de combattre des passions qu’ils ne sentent pas. Montrez vos faiblesses &agrave; votre &eacute;l&egrave;ve, si vous voulez le gu&eacute;rir des siennes: qu’il voie en vous les m&ecirc;mes combats qu’il &eacute;prouve, qu’il apprenne &agrave; se vaincre &agrave;votre exemple, et qu’il ne dise pas comme les autres: Ces vieillards, d&eacute;pit&eacute;s de n’&ecirc;tre plus jeunes, veulent traiter les jeunes gens en vieillards: et parce que tous leurs d&eacute;sirs sont &eacute;teints, ils nous font un crime des n&ocirc;tres.

[1169:] Montaigne dit qu’il demandait un jour au seigneur de Langey combien de fois, dans ses n&eacute;gociations d’Allemagne, il s’&eacute;tait enivr&eacute; pour le service du roi. Je demanderais volontiers au gouverneur de certain jeune homme combien de fois il est entr&eacute; dans un mauvais lieu pour le service de son &eacute;l&egrave;ve. Combien de fois? Je me trompe. Si la premi&egrave;re n’&ocirc;te &agrave; jamais au libertin le d&eacute;sir d’y rentrer, s’il n’en rapporte le repentir et la honte, s’il ne verse dans votre sein des torrents de larmes, quittez-le &agrave; l’instant; il n’est qu’un monstre, ou vous n’&ecirc;tes qu’un imb&eacute;cile; vous ne lui servirez jamais &agrave; rien. Mais laissons ces exp&eacute;dients extr&ecirc;mes, aussi tristes que dangereux, et qui n’ont aucun rapport &agrave; notre &eacute;ducation.

[1170:] Que de pr&eacute;cautions &agrave; prendre avec un jeune homme bien n&eacute; avant de l’exposer au scandale des moeurs du si&egrave;cle! Ces pr&eacute;cautions sont p&eacute;nibles, mais elles sont indispensables; c’est la n&eacute;gligence en ce point qui perd toute la jeunesse; c’est par le d&eacute;sordre du premier &acirc;ge que les hommes d&eacute;g&eacute;n&egrave;rent, et qu’on les voit devenir ce qu’ils sont aujourd’hui. Vils et l&acirc;ches dans leurs vices m&ecirc;mes, ils n’ont que de petites &acirc;mes, parce que leurs corps us&eacute;s ont &eacute;t&eacute; corrompus de bonne heure; &agrave; peine leur reste-t-il assez de vie pour se mouvoir. Leurs subtiles pens&eacute;es marquent des esprits sans &eacute;toffe; ils ne savent rien sentir de grand et de noble; ils n’ont ni simplicit&eacute; ni vigueur; abjects en toute chose, et bassement m&eacute;chants, ils ne sont que vains, fripons, faux; ils n’ont pas m&ecirc;me assez de courage pour &ecirc;tre d’illustres sc&eacute;l&eacute;rats. Tels sont les m&eacute;prisables hommes que forme la crapule de la jeunesse: s’il s’en trouvait un seul qui s&ucirc;t &ecirc;tre temp&eacute;rant et sobre, qui s&ucirc;t, au milieu d’eux, pr&eacute;server son coeur, son sang, ses moeurs, de la contagion de l’exemple, &agrave; trente ans il &eacute;craserait tous ces insectes, et deviendrait leur ma&icirc;tre avec moins de peine qu’il n’en eut &agrave; rester le sien.

[1171:] Pour peu que la naissance ou la fortune e&ucirc;t fait pour Emile, il serait cet homme s’il voulait l’&ecirc;tre: mais il les m&eacute;priserait trop pour daigner les asservir. Voyons-le maintenant au milieu d’eux, entrant dans le monde, non pour y primer, mais pour le conna&icirc;tre et pour y trouver une compagne digne de lui.

[1172:] Dans quelque rang qu’il puisse &ecirc;tre n&eacute;, dans quelque soci&eacute;t&eacute; qu’il commence &agrave; s’introduire, son d&eacute;but sera simple et sans &eacute;clat: &agrave; Dieu ne plaise qu’il soit assez malheureux pour y briller! Les qualit&eacute;s qui frappent au premier coup d’oeil ne sont pas les siennes; il ne les a ni ne les veut avoir. Il met trop peu de prix aux jugements des hommes pour en mettre &agrave; leurs pr&eacute;jug&eacute;s, et ne se soucie point qu’on l’estime avant que de le conna&icirc;tre. Sa mani&egrave;re de se pr&eacute;senter n’est ni modeste ni vaine, elle est naturelle et vraie; il ne conna&icirc;t ni g&ecirc;ne ni d&eacute;guisement, et il est au milieu d’un cercle ce qu’il est seul et sans t&eacute;moin. Sera-t-il pour cela grossier, d&eacute;daigneux, sans attention pour personne? Tout au contraire; si seul il ne compte pas pour rien les autres hommes, pourquoi les compterait-il pour rien, vivant avec eux? Il ne les pr&eacute;f&egrave;re point &agrave; lui dans ses mani&egrave;res, parce qu’il ne les pr&eacute;f&egrave;re pas &agrave; lui dans son coeur; mais il ne leur montre pas non plus une indiff&eacute;rence qu’il est bien &eacute;loign&eacute; d’avoir; s’il n’a pas les formules de la politesse, il a les soins de l’humanit&eacute;. Il n’aime &agrave; voir souffrir personne; il n’offrira pas sa place &agrave; un autre par simagr&eacute;e, mais il la lui c&eacute;dera volontiers par bont&eacute;, si, le voyant oubli&eacute;, il juge que cet oubli le mortifie; car il en co&ucirc;tera moins &agrave; mon jeune homme de rester debout volontairement, que de voir l’autre y rester par force.

[1173:] Quoique en g&eacute;n&eacute;ral Emile n’estime pas les hommes, il ne leur montrera point de m&eacute;pris, parce qu’il les plaint et s’attendr&icirc;t sur eux. Ne pouvant leur donner le go&ucirc;t des biens r&eacute;els, il leur laisse les biens de l’opinion dont ils se contentent, de peur que, les leur &ocirc;tant &agrave; pure perte, il ne les rend&icirc;t plus malheureux qu’auparavant. Il n’est donc point disputeur ni contredisant; il n’est pas non plus complaisant et flatteur; il dit son avis sans combattre celui de personne, parce qu’il aime la libert&eacute; par-dessus toute chose, et que la franchise en est un des plus beaux droits.

[1174:] Il parle peu, parce qu’il ne se soucie gu&egrave;re qu’on s’occupe de lui, par la m&ecirc;me raison il ne dit que des choses utiles: autrement, qu’est-ce qui l’engagerait &agrave; parler? Emile est trop instruit pour &ecirc;tre jamais babillard. Le grand caquet vient n&eacute;cessairement, ou de la pr&eacute;tention &agrave; l’esprit, dont je parlerai ci-apr&egrave;s, ou du prix qu’on donne &agrave;des bagatelles, dont on croit sottement que les autres font autant de cas que nous. Celui qui conna&icirc;t assez de choses pour donner &agrave; toutes leur v&eacute;ritable prix, ne parle jamais trop; car il sait appr&eacute;cier aussi l’attention qu’on lui donne et l’int&eacute;r&ecirc;t qu’on peut prendre &agrave; ses discours. G&eacute;n&eacute;ralement les gens qui savent peu parlent beaucoup, et les gens qui savent beaucoup parlent peu. Il est simple qu’un ignorant trouve important tout ce qu’il sait, et le dise &agrave;tout le monde. Mais un homme instruit n’ouvre pas ais&eacute;ment son r&eacute;pertoire; il aurait trop &agrave; dire, et il voit encore plus &agrave; dire apr&egrave;s lui; il se tait.

[1175:] Loin de choquer les mani&egrave;res des autres, Emile s’y conforme assez volontiers, non pour para&icirc;tre instruit des usages, ni pour affecter les airs d’un homme poli, mais au contraire de peur qu’on ne le distingue, pour &eacute;viter d’&ecirc;tre aper&ccedil;u; et jamais il n’est plus &agrave; son aise que quand on ne prend pas garde &agrave; lui.

[1176:] Quoique entrant dans le monde, il en ignore absolument les mani&egrave;res; il n’est pas pour cela timide et craintif; s’il se d&eacute;robe, ce n’est point par embarras, c’est que pour bien voir, il faut n’&ecirc;tre pas vu; car ce qu’on pense de lui ne l’inqui&egrave;te gu&egrave;re, et le ridicule ne lui fait pas la moindre peur. Cela fait qu’&eacute;tant toujours tranquille et de sang-froid, il ne se trouble point par la mauvaise honte. Soit qu’on le regarde ou non, il fait toujours de son mieux ce qu’il fait; et, toujours tout &agrave; lui pour bien observer les autres, il saisit leurs mani&egrave;res avec une aisance que ne peuvent avoir les esclaves de l’opinion. On peut dire qu’il prend plut&ocirc;t l’usage du monde, pr&eacute;cis&eacute;ment parce qu’il en fait peu de cas.

[1177:] Ne vous trompez pas cependant sur sa contenance, et n’allez pas la comparer &agrave; celle de vos jeunes agr&eacute;ables. Il est ferme et non suffisant; ses mani&egrave;res sont libres et non d&eacute;daigneuses: l’air insolent n’appartient qu’aux esclaves, l’ind&eacute;pendance n’a rien d’affect&eacute;. Je n’ai jamais vu d’homme ayant de la fiert&eacute; dans l’&acirc;me en montrer dans son maintien: cette affectation est bien plus propre aux &acirc;mes viles et vaines, qui ne peuvent en imposer que par l&agrave;. Je lis dans un livre qu’un &eacute;tranger se pr&eacute;sentant un jour dans la salle du fameux Marcel, celui-ci lui demanda de quel pays il &eacute;tait: « Je suis Anglais, r&eacute;pond l’&eacute;tranger. —Vous, Anglais! r&eacute;plique le danseur; vous seriez de cette &icirc;le o&ugrave; les citoyens ont part &agrave; l’administration publique, et sont une portion de la puissance souveraine! Non, monsieur; ce front baiss&eacute;, ce regard timide, cette d&eacute;marche incertaine, ne m’annoncent que l’esclave titr&eacute; d’un &eacute;lecteur.

[1178:] Je ne sais si ce jugement montre une grande connaissance du vrai rapport qui est entre le caract&egrave;re d’un homme et son ext&eacute;rieur. Pour moi, qui n’ai pas l’honneur d’&ecirc;tre ma&icirc;tre &agrave; danser, j’aurais pens&eacute; tout le contraire. J’aurais dit: Cet Anglais n’est pas courtisan, je n’ai jamais ou&iuml; dire que les courtisans eussent le front baiss&eacute; et la d&eacute;marche incertaine: un homme timide chez un danseur pourrait bien ne l’&ecirc;tre pas dans la chambre des Communes. Assur&eacute;ment, ce M. Marcel-l&agrave; doit prendre ses compatriotes pour autant de Romains.

[1179:] Quand on aime, on veut &ecirc;tre aim&eacute;. Emile aime les hommes, il veut donc leur plaire. A plus forte raison il veut plaire aux femmes; son &acirc;ge, ses moeurs, son projet, tout concourt &agrave; nourrir en lui ce d&eacute;sir. Je dis ses moeurs, car elles y font beaucoup; les hommes qui en ont sont les vrais adorateurs des femmes. Ils n’ont pas comme les autres je ne sais quel jargon moqueur de galanterie; mais ils ont un empressement plus vrai, plus tendre, et qui part du coeur. Je conna&icirc;trais pr&egrave;s d’une jeune femme un homme qui a des moeurs et qui commande &agrave; la nature, entre cent mille d&eacute;bauch&eacute;s. Jugez de ce que doit &ecirc;tre Emile avec un temp&eacute;rament tout neuf, et tant de raisons d’y r&eacute;sister! Pour aupr&egrave;s d’elles, je crois qu’il sera quelquefois timide et embarrass&eacute;; mais s&ucirc;rement cet embarras ne leur d&eacute;plaira pas, et les moins friponnes n ‘ auront encore que trop souvent l’art d’en jouir et de l’augmenter. Au reste, son empressement changera sensiblement de forme selon les &eacute;tats. Il sera plus modeste et plus respectueux pour les femmes, plus vif et plus tendre aupr&egrave;s des filles &agrave; marier. Il ne perd point de vue l’objet de ses recherches, et c’est toujours &agrave; ce qui les lui rappelle qu’il marque le plus d’attention.

[1180:] Personne ne sera plus exact &agrave; tous les &eacute;gards fond&eacute;s sur l’ordre de la nature, et m&ecirc;me sur le bon ordre de la soci&eacute;t&eacute;; mais les premiers seront toujours pr&eacute;f&eacute;r&eacute;s aux autres; et il respectera davantage un particulier plus vieux que lui, qu’un magistrat de son &acirc;ge. Etant donc pour l’ordinaire un des plus jeunes des soci&eacute;t&eacute;s o&ugrave; il se trouvera, il sera toujours un des plus modestes, non par la vanit&eacute; de para&icirc;tre humble, mais par un sentiment naturel et fond&eacute; sur la raison. Il n’aura point l’impertinent savoir-vivre d’un jeune fat, qui, pour amuser la compagnie, parle plus haut que les sages et coupe la parole aux anciens: il n’autorisera point, pour sa part, la r&eacute;ponse d’un vieux gentilhomme &agrave; Louis XV, qui lui demandait lequel il pr&eacute;f&eacute;rait de son si&egrave;cle ou de celui-ci: « Sire, j’ai pass&eacute; ma jeunesse &agrave; respecter les vieillards, et il faut que je passe ma vieillesse &agrave; respecter les enfants. »

[1181:] Ayant une &acirc;me tendre et sensible, mais n’appr&eacute;ciant rien sur le taux de l’opinion, quoiqu’il aime &agrave; plaire aux autres, il se souciera peu d’en &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;. D’o&ugrave; il suit qu’il sera plus affectueux que poli, qu’il n’aura jamais d’airs ni de faste, et qu’il sera plus touch&eacute; d’une caresse que de mille &eacute;loges. Par les m&ecirc;mes raisons il ne n&eacute;gligera ni ses mani&egrave;res ni son maintien; il pourra m&ecirc;me avoir quelque recherche dans sa parure, non pour para&icirc;tre un homme de go&ucirc;t, mais pour rendre sa figure agr&eacute;able; il n’aura point recours au cadre dor&eacute;, et jamais l’enseigne de la richesse ne souillera son ajustement.

[1182:] On voit que tout cela n’exige point de ma part un &eacute;talage de pr&eacute;ceptes, et n’est qu’un effet de sa premi&egrave;re &eacute;ducation. On nous fait un grand myst&egrave;re de l’usage du monde; comme si, dans l’&acirc;ge o&ugrave; l’on prend cet usage, on ne le prenait pas naturellement, et comme si ce n’&eacute;tait pas dans un coeur honn&ecirc;te qu’il faut chercher ses premi&egrave;res lois! La v&eacute;ritable politesse consiste &agrave; marquer de la bienveillance aux hommes; elle se montre sans peine quand on en a; c’est pour celui qui n’en a pas qu’on est forc&eacute; de r&eacute;duire en art ses apparences.

[1183:] « Le plus malheureux effet de la politesse d’usage est d’enseigner l’art de se passer des vertus qu’elle imite. Qu’on nous inspire dans l’&eacute;ducation l’humanit&eacute; et la bienfaisance, nous aurons la politesse, ou nous n’en aurons plus besoin.

[1184:] « Si nous n’avons pas celle qui s’annonce par les gr&acirc;ces, nous aurons celle qui annonce l’honn&ecirc;te homme et le citoyen;nousn’auronspasbesoinderecourir&agrave;lafausset&eacute;.

[1185:] « Au lieu d’&ecirc;tre artificieux pour plaire, il suffira d’&ecirc;tre bon; au lieu d’&ecirc;tre faux pour flatter les faiblesses des autres, il suffira d’&ecirc;tre indulgent.

[1186:] « Ceux avec qui l’on aura de tels proc&eacute;d&eacute;s n’en seront ni enorgueillis ni corrompus; ils n’en seront que reconnaissants, et en deviendront meilleurs. »

[1187:] Il me semble que si quelque &eacute;ducation doit produire l’esp&egrave;ce de politesse qu’exige ici M. Duclos, c’est celle dont j’ai trac&eacute; le plan jusqu ici.

[1188:] Je conviens pourtant qu’avec des maximes si diff&eacute;rentes, Emile ne sera point comme tout le monde, et Dieu le pr&eacute;serve de l’&ecirc;tre jamais! Mais, en ce qu’il sera diff&eacute;rent des autres, il ne sera ni f&acirc;cheux, ni ridicule: la diff&eacute;rence sera sensible sans &ecirc;tre incommode. Emile sera, si l’on veut, un aimable &eacute;tranger. D’abord on lui pardonnera ses singularit&eacute;s en disant: Il se formera. Dans la suite on sera tout accoutum&eacute; &agrave; ses mani&egrave;res; et voyant qu’il n’en change pas, on les lui pardonnera encore en disant: Il est fait ainsi.

[1189:] Il ne sera point f&ecirc;t&eacute; comme un homme aimable, mais on l’aimera sans savoir pourquoi; personne ne vantera son esprit, mais on le prendra volontiers pour juge entre les gens d’esprit.: le sien sera net et born&eacute;, il aura le sens droit et le jugement sain. Ne courant jamais apr&egrave;s les id&eacute;es neuves, il ne saurait se piquer d’esprit. Je lui ai fait sentir que toutes les id&eacute;es salutaires et vraiment utiles aux hommes ont &eacute;t&eacute; les premi&egrave;res connues, qu’elles font de tout temps les seuls vrais liens de la soci&eacute;t&eacute;, et qu’il ne reste aux esprits transcendants qu’&agrave; se distinguer par des id&eacute;es pernicieuses et funestes au genre humain. Cette mani&egrave;re de se faire admirer ne le touche gu&egrave;re: il sait o&ugrave; il doit trouver le bonheur de sa vie, et en quoi il peut contribuer au bonheur d’autrui. La sph&egrave;re de ses connaissances ne s’&eacute;tend pas plus loin que ce qui est profitable. Sa route est &eacute;troite et bien marqu&eacute;e; n’&eacute;tant point tent&eacute; d’en sortir, il reste confondu avec ceux qui la suivent; il ne veut ni s’&eacute;garer ni briller. Emile est un homme de bon sens, et ne veut pas &ecirc;tre autre chose: on aura beau vouloir l’injurier par ce titre, il s’en tiendra toujours honor&eacute;.

[1190:] Quoique le d&eacute;sir de plaire ne le laisse plus absolument indiff&eacute;rent sur l’opinion d’autrui, il ne prendra de cette opinion que ce qui se rapporte imm&eacute;diatement &agrave; sa personne, sans se soucier des appr&eacute;ciations arbitraires qui n’ont de loi que la mode ou les pr&eacute;jug&eacute;s. Il aura l’orgueil de vouloir bien faire tout ce qu’il fait, m&ecirc;me de le vouloir faire mieux qu’un autre: &agrave; la course il voudra &ecirc;tre le plus l&eacute;ger; &agrave; la lutte, le plus fort; au travail, le plus habile; aux jeux d’adresse, le plus adroit; mais il cherchera peu les avantages qui ne sont pas clairs par eux-m&ecirc;mes, et qui ont besoin d’&ecirc;tre constat&eacute;s par le jugement d’autrui, comme d’avoir plus d’esprit qu’un autre, de parler mieux, d’&ecirc;tre plus savant, etc.; encore moins ceux qui ne tiennent point du tout &agrave; la personne, comme d’&ecirc;tre d’une plus grande naissance, d’&ecirc;tre estim&eacute; plus riche, plus en cr&eacute;dit, plus consid&eacute;r&eacute;, d’en imposer par un plus grand faste.

[1191:] Aimant les hommes parce qu’ils sont ses semblables, il aimera surtout ceux qui lui ressemblent le plus, parce qu’il se sentira bon; et, jugeant de cette ressemblance par la conformit&eacute; des go&ucirc;ts dans les choses morales, en tout ce qui tient au bon caract&egrave;re, il sera fort aise d’&ecirc;tre approuv&eacute;. Il ne se dira pas pr&eacute;cis&eacute;ment: Je me r&eacute;jouis parce qu’on m’approuve; mais, je me r&eacute;jouis parce qu’on approuve ce que j’ai fait de bien; je me r&eacute;jouis de ce que les gens qui m’honorent se font honneur: tant qu’ils jugeront aussi sainement, il sera beau d’obtenir leur estime.

[1192:] Etudiant les hommes par leurs moeurs dans le monde, comme il les &eacute;tudiait ci-devant par leurs passions dans l’histoire, il aura souvent lieu de r&eacute;fl&eacute;chir sur ce qui flatte ou choque le coeur humain. Le voil&agrave; philosophant sur les principes du go&ucirc;t; et voil&agrave; l’&eacute;tude qui lui convient durant cette &eacute;poque.

[1193:] Plus on va chercher loin les d&eacute;finitions du go&ucirc;t, et plus on s’&eacute;gare: le go&ucirc;t n’est que la facult&eacute; de juger ce qui pla&icirc;t ou d&eacute;pla&icirc;t au plus grand nombre. Sortez de l&agrave;, vous ne savez plus ce que c’est que le go&ucirc;t. Il ne s’ensuit pas qu’il’ y ait plus de gens de go&ucirc;t que d’autres; car, bien que la pluralit&eacute; juge sainement de chaque objet, il y a peu d’hommes qui jugent comme elle sur tous; et, bien que le concours des go&ucirc;ts les plus g&eacute;n&eacute;raux fasse le bon go&ucirc;t, il y a peu de gens de go&ucirc;t, de m&ecirc;me qu’il y a peu de belles personnes, quoique l’assemblage des traits les plus communs fasse la beaut&eacute;.

[1194:] Il faut remarquer qu’il ne s’agit pas ici de ce qu’on aime parce qu’il nous est utile, ni de ce qu’on hait parce qu’il nous nuit. Le go&ucirc;t ne s’exerce que sur les choses indiff&eacute;rentes ou d’un int&eacute;r&ecirc;t d’amusement tout au plus, et non sur celles qui tiennent &agrave; nos besoins: pour juger de cellesci, le go&ucirc;t n’est pas n&eacute;cessaire, le seul app&eacute;tit suffit. Voil&agrave; ce qui rend si difficiles, et, ce semble, si arbitraires les pures d&eacute;cisions du go&ucirc;t; car, hors l’instinct qui le d&eacute;termine, on ne voit plus la raison de ses d&eacute;cisions. On doit distinguer encore ses lois dans les choses morales et ses lois dans les choses physiques. Dans celles-ci, les principes du go&ucirc;t semblent absolument inexplicables. Mais il importe d’observer qu’il entre du moral dans tout ce qui tient &agrave; l’imitation: ainsi l’on explique des beaut&eacute;s qui paraissent physiques et qui ne le sont r&eacute;ellement point. J’ajouterai que le go&ucirc;t a des r&egrave;gles locales qui le rendent en mille choses d&eacute;pendant des climats, des moeurs, du gouvernement, des choses d’institution; qu’il en a d’autres qui tiennent &agrave; l’&acirc;ge, au sexe, au caract&egrave;re, et que c’est en ce sens qu’il ne faut pas disputer des go&ucirc;ts.

[1195:] Le go&ucirc;t est naturel &agrave; tous les hommes, mais ils ne l’ont pas tous en m&ecirc;me mesure, il ne se d&eacute;veloppe pas dans tous au m&ecirc;me degr&eacute;, et, dans tous, il est sujet &agrave; s’alt&eacute;rer par diverses causes. La mesure du go&ucirc;t qu’on peut avoir d&eacute;pend de la sensibilit&eacute; qu’on a re&ccedil;ue; sa culture et sa forme d&eacute;pendent des soci&eacute;t&eacute;s o&ugrave; l’on a v&eacute;cu. Premi&egrave;rement il faut vivre dans des soci&eacute;t&eacute;s nombreuses pour faire beaucoup de comparaisons. Secondement il faut des soci&eacute;t&eacute;s d’amusement et d’oisivet&eacute;; car, dans celles d’affaires, on a pour r&egrave;gle, non le plaisir, mais l’int&eacute;r&ecirc;t. En troisi&egrave;me lieu il faut des soci&eacute;t&eacute;s o&ugrave; l’in&eacute;galit&eacute; ne soit pas trop grande, o&ugrave; la tyrannie de l’opinion soit mod&eacute;r&eacute;e, et o&ugrave; r&egrave;gne la volupt&eacute; plus que la vanit&eacute;; car, dans le cas contraire, la mode &eacute;touffe le go&ucirc;t; et l’on ne cherche plus ce qui pla&icirc;t, mais ce qui distingue.

[1196:] Dans ce dernier cas, il n’est plus vrai que le bon go&ucirc;t est celui du plus grand nombre. Pourquoi cela? Parce que l’objet change. Alors la multitude n’a plus de jugement &agrave; elle, elle ne juge plus que d’apr&egrave;s ceux qu’elle croit plus &eacute;clair&eacute;s qu’elle; elle approuve, non ce qui est bien, mais ce qu’ils ont approuv&eacute;. Dans tous les temps, faites que chaque homme ait son propre sentiment; et ce qui est le plus agr&eacute;able en soi aura toujours la pluralit&eacute; des suffrages.

[1197:] Les hommes, dans leurs travaux, ne font rien de beau que par imitation. Tous les vrais mod&egrave;les du go&ucirc;t sont dans la nature. Plus nous nous &eacute;loignons du ma&icirc;tre, plus nos tableaux sont d&eacute;figur&eacute;s. C’est alors des objets que nous aimons que nous tirons nos mod&egrave;les; et le beau de fantaisie, sujet au caprice et &agrave; l’autorit&eacute;, n’est plus rien que ce qui pla&icirc;t &agrave; ceux qui nous guident.

[1198:] Ceux qui nous guident sont les artistes, les grands, les riches; et ce qui les guide eux-m&ecirc;mes est leur int&eacute;r&ecirc;t ou leur vanit&eacute;. Ceux-ci, pour &eacute;taler leurs richesses, et les autres pour en profiter, cherchent &agrave; l’envi de nouveaux moyens de d&eacute;pense. Par l&agrave; le grand luxe &eacute;tablit son empire, et fait aimer ce qui est difficile et co&ucirc;teux: alors le pr&eacute;tendu beau, loin d’imiter la nature, n’est tel qu’&agrave; force de la contrarier. Voil&agrave; comment le luxe et le mauvais go&ucirc;t sont ins&eacute;parables. Partout o&ugrave; le go&ucirc;t est dispendieux, il est faux.

[1199:] C’est surtout dans le commerce des deux sexes que le go&ucirc;t, bon ou mauvais, prend sa forme; sa culture est un effet n&eacute;cessaire de l’objet de cette soci&eacute;t&eacute;. Mais, quand la facilit&eacute; de jouir atti&eacute;dit le d&eacute;sir de plaire, le go&ucirc;t doit d&eacute;g&eacute;n&eacute;rer; et c’est l&agrave;, ce me semble, une autre raison des plus sensibles, pourquoi le bon go&ucirc;t tient aux bonnes moeurs.

[1200:] Consultez le go&ucirc;t des femmes dans les choses physiques et qui tiennent au jugement des sens; celui des hommes dans les choses morales et qui d&eacute;pendent plus de l’entendement. Quand les femmes seront ce qu’elles doivent &ecirc;tre, elles se borneront aux choses de leur comp&eacute;tence, et jugeront toujours bien; mais depuis qu’elles se sont &eacute;tablies les arbitres de la litt&eacute;rature, depuis qu’elles se sont mises &agrave; juger les livres et &agrave; en faire &agrave; toute force, elles ne connaissent plus rien. Les auteurs qui consultent les savantes sur leurs ouvrages sont toujours s&ucirc;rs d’&ecirc;tre mal conseill&eacute;s: les galants qui les consultent sur leur parure sont toujours ridiculement mis. J’aurai bient&ocirc;t occasion de parler des vrais talents de ce sexe, de la mani&egrave;re de les cultiver, et des choses sur lesquelles ses d&eacute;cisions doivent alors &ecirc;tre &eacute;cout&eacute;es.

[1201:] Voil&agrave; les consid&eacute;rations &eacute;l&eacute;mentaires que je poserai pour principes en raisonnant avec mon Emile sur une mati&egrave;re qui ne lui est rien moins qu’indiff&eacute;rente dans la circonstance o&ugrave; il se trouve, et dans la recherche dont il est occup&eacute;. Et &agrave; qui doit-elle &ecirc;tre indiff&eacute;rente? La connaissance de ce qui peut &ecirc;tre agr&eacute;able ou d&eacute;sagr&eacute;able aux hommes n’est pas seulement n&eacute;cessaire &agrave; celui qui a besoin d’eux, mais encore &agrave; celui qui veut leur &ecirc;tre utile: il importe m&ecirc;me de leur plaire pour les servir; et l’art d’&eacute;crire n’est rien moins qu’une &eacute;tude oiseuse quand on l’emploie &agrave; faire &eacute;couter la v&eacute;rit&eacute;.

[1202:] Si, pour cultiver le go&ucirc;t de mon disciple, j’avais &agrave;choisir entre des pays o&ugrave; cette culture est encore &agrave;na&icirc;tre et d’autres o&ugrave; elle aurait d&eacute;j&agrave; d&eacute;g&eacute;n&eacute;r&eacute;, je suivrais l’ordre r&eacute;trograde; je commencerais sa tourn&eacute;e par ces derniers, et je finirais par les premiers. La raison de ce choix est que le go&ucirc;t se corrompt par une d&eacute;licatesse excessive qui rend sensible &agrave; des choses que le gros des hommes n’aper&ccedil;oit pas; cette d&eacute;licatesse m&egrave;ne &agrave; l’esprit de discussion; car plus on subtilise les objets, plus ils se multiplient: cette subtilit&eacute; rend le tact plus d&eacute;licat et moins uniforme. Il se forme alors autant de go&ucirc;ts qu’il y a de t&ecirc;tes. Dans les disputes sur la pr&eacute;f&eacute;rence, la philosophie et les lumi&egrave;res s’&eacute;tendent; et c’est ainsi qu’on apprend &agrave; penser. Les observations fines ne peuvent gu&egrave;re &ecirc;tre faites que par des gens tr&egrave;s r&eacute;pandus, attendu qu’elles frappent apr&egrave;s toutes les autres, et que les gens peu accoutum&eacute;s aux soci&eacute;t&eacute;s nombreuses y &eacute;puisent leur attention sur les grands traits. Il n’y a pas peut-&ecirc;tre &agrave; pr&eacute;sent un lieu polic&eacute; sur la terre o&ugrave; le go&ucirc;t g&eacute;n&eacute;ral soit plus mauvais qu’&agrave; Paris. Cependant c’est dans cette capitale que le bon go&ucirc;t se cultive; et il para&icirc;t peu de livres estim&eacute;s dans l’Europe dont l’auteur n’ait &eacute;t&eacute; se former &agrave; Paris. Ceux qui pensent qu’il suffit de lire les livres qui s’y font se trompent: on apprend beaucoup plus dans la conversation des auteurs que dans leurs livres; et les auteurs eux-m&ecirc;mes ne sont pas ceux avec qui l’on apprend le plus. C’est l’esprit des soci&eacute;t&eacute;s qui d&eacute;veloppe une t&ecirc;te pensante, et qui porte la vue aussi ‘loin qu’elle peut aller. Si vous avez une &eacute;tincelle de g&eacute;nie, allez passer une ann&eacute;e &agrave; Paris: bient&ocirc;t vous serez tout ce que vous pouvez &ecirc;tre, ou vous ne serez jamais rien.

[1203:] On peut apprendre &agrave; penser dans les lieux o&ugrave; le mauvais go&ucirc;t r&egrave;gne; mais il ne faut pas penser comme ceux qui ont ce mauvais go&ucirc;t, et il est bien difficile que cela n’arrive quand on reste avec eux trop longtemps. Il faut perfectionner par leurs soins l’instrument qui juge, en &eacute;vitant de l’employer comme eux. Je me garderai de polir le jugement d’Emile jusqu’&agrave; l’alt&eacute;rer; et, quand il aura le tact assez fin pour sentir et comparer les divers go&ucirc;ts des hommes, c’est sur des objets plus simples que je le ram&egrave;nerai fixer le sien.

[1204:] Je m’y prendrai de plus loin encore pour lui conserver un go&ucirc;t pur et sain. Dans le tumulte de la dissipation je saurai me m&eacute;nager avec lui des entretiens utiles; et, les dirigeant toujours sur des objets qui lui plaisent, j’aurai soin de les lui rendre aussi amusants qu’instructifs. Voici le temps de la lecture et des livres agr&eacute;ables; voici le temps de lui apprendre &agrave; faire l’analyse du discours, de le rendre sensible &agrave; toutes les beaut&eacute;s de l’&eacute;loquence et de la diction. C’est peu de chose d’apprendre les langues pour elles-m&ecirc;mes; leur usage n’est pas si important qu’on croit; mais l’&eacute;tude des langues m&egrave;ne &agrave;celle de la grammaire g&eacute;n&eacute;rale. Il faut apprendre le latin pour bien savoir le fran&ccedil;ais; il faut &eacute;tudier et comparer l’un et l’autre pour entendre les r&egrave;gles de l’art de parler.

[1205:] Il y a d’ailleurs une certaine simplicit&eacute; de go&ucirc;t qui va au coeur, et qui ne se trouve que dans les &eacute;crits des anciens. Dans l’&eacute;loquence, dans la po&eacute;sie, dans toute esp&egrave;ce de litt&eacute;rature, il les retrouvera, comme dans l’histoire, abondants en choses, et sobres &agrave; juger. Nos auteurs, au contraire, disent peu et prononcent beaucoup. Nous donner sans cesse leur jugement pour loi n’est pas le moyen de former le n&ocirc;tre. La diff&eacute;rence des deux go&ucirc;ts se fait sentir dans tous les monuments et jusque sur les tombeaux. Les n&ocirc;tres sont couverts d’&eacute;loges; sur ceux des anciens on lisait des faits.

Sta, via tor; heroem calcas.

[1206:] Quand j’aurais trouv&eacute; cette &eacute;pitaphe sur un monument antique, j’aurais d’abord devin&eacute; qu’elle &eacute;tait moderne; car rien n est si commun que des h&eacute;ros parmi nous; mais chez les anciens ils &eacute;taient rares. Au lieu de dire qu’un homme &eacute;tait un h&eacute;ros, ils auraient dit ce qu’il avait fait pour l’&ecirc;tre. A l’&eacute;pitaphe de ce h&eacute;ros comparez celle de l’eff&eacute;min&eacute; Sardanapale :

J’ai b&acirc;ti Tarse et Anchiale en un jour,
et maintenant je suis mort.

[1207:] Laquelle dit plus, &agrave; votre avis? Notre style lapidaire, avec son enflure, n’est bon qu’&agrave; souffler des nains. Les anciens montraient les hommes au naturel, et l’on voyait que c‘&eacute;taient des hommes. X&eacute;nophon honorant la m&eacute;moire de quelques guerriers tu&eacute;s en trahison dans la retraite des dix mille: Ils moururent, dit-il, irr&eacute;prochables dans la guerre et dans l’amiti&eacute;. Voil&agrave; tout: mais consid&eacute;rez, dans cet &eacute;loge si court et si simple, de quoi l’auteur devait avoir le coeur plein. Malheur &agrave; qui ne trouve pas cela ravissant!

[1208:] On lisait ces mots grav&eacute;s sur un marbre aux Thermopyles :

Passant, va dire &agrave; Sparte que nous sommes morts ici
pour ob&eacute;ir a ses saintes lois.

[1209:] On voit bien que ce n’est pas l’Acad&eacute;mie des inscriptions qui a compos&eacute; celle-l&agrave;.

[1210:] Je suis tromp&eacute; si mon &eacute;l&egrave;ve, qui donne si peu de prix aux paroles, ne porte sa premi&egrave;re attention sur ces diff&eacute;rences, et si elles n’influent sur le choix de ses lectures. Entra&icirc;n&eacute; par la m&acirc;le &eacute;loquence de D&eacute;mosth&egrave;ne, il dira: C’est un orateur; mais en lisant Cic&eacute;ron, il dira: C’est un avocat.

[1211:] En g&eacute;n&eacute;ral, Emile prendra plus de go&ucirc;t pour les livres des anciens que pour les n&ocirc;tres; par cela seul qu’&eacute;tant les premiers, les anciens sont les plus pr&egrave;s de la nature, et que leur g&eacute;nie est plus &agrave; eux. Quoi qu’en aient pu dire La Motte et l’abb&eacute; Terrasson, il n’y a point de vrai progr&egrave;s de raison dans l’esp&egrave;ce humaine, parce que tout ce qu’on gagne d’un c&ocirc;t&eacute; on le perd de l’autre; que tous les esprits partent toujours du m&ecirc;me point, et que le temps. qu’on emploie &agrave; savoir ce que d’autres ont pens&eacute; &eacute;tant perdu pour apprendre &agrave; penser soi-m&ecirc;me, on a plus de lumi&egrave;res acquises et moins de vigueur d’esprit. Nos esprits sont comme nos bras, exerc&eacute;s &agrave; tout faire avec des outils, et rien par eux-m&ecirc;mes. Fontenelle disait que toute cette dispute sur les anciens et les modernes se r&eacute;duisait &agrave; savoir si les arbres d’autrefois &eacute;taient plus grands que ceux d’aujourd’hui. Si l’agriculture avait chang&eacute;, cette question ne serait pas impertinente &agrave; faire.

[1212:] Apr&egrave;s l’avoir ainsi fait remonter aux sources de la pure litt&eacute;rature, je lui en montre aussi les &eacute;gouts dans les r&eacute;servoirs des modernes compilateurs: journaux, traductions, dictionnaires; il jette un coup d’oeil sur tout cela, puis le laisse pour n’y jamais revenir. Je lui fais entendre, pour le r&eacute;jouir, le bavardage des acad&eacute;mies; je lui fais remarquer que chacun de ceux qui les composent vaut toujours mieux seul qu’avec le corps: l&agrave;-dessus il tirera de lui-m&ecirc;me la cons&eacute;quence de l’utilit&eacute; de tous ces beaux &eacute;tablissements.

[1213:] Je le m&egrave;ne aux spectacles, pour &eacute;tudier, non les moeurs, mais le go&ucirc;t; car c’est l&agrave; surtout qu’il se montre &agrave; ceux qui savent r&eacute;fl&eacute;chir. Laissez les pr&eacute;ceptes et la morale, lui dirais-je; ce n’est pas ici qu’il faut les apprendre. Le th&eacute;&acirc;tre n’est pas fait pour la v&eacute;rit&eacute;; il est fait pour flatter, pour amuser les hommes; il n’y a point d’&eacute;cole o&ugrave; l’on apprenne si bien l’art de leur plaire et d’int&eacute;resser le coeur humain. L’&eacute;tude du th&eacute;&acirc;tre m&egrave;ne &agrave; celle de la po&eacute;sie; elles ont exactement le m&ecirc;me objet. Qu’il ait une &eacute;tincelle de go&ucirc;t pour elle, avec quel plaisir il cultivera les langues des po&egrave;tes, le grec, le latin, l’italien! Ces &eacute;tudes seront pour lui des amusements sans contrainte, et n’en profiteront que mieux; elles lui seront d&eacute;licieuses dans un &acirc;ge et des circonstances o&ugrave; le coeur sint&eacute;resseavectantdecharme&agrave;touslesgenresdebeaut&eacute; faits pour le toucher. Figurez-vous d’un c&ocirc;t&eacute; mon Emile, et de l’autre un polisson de coll&egrave;ge, lisant le quatri&egrave;me livre de l’En&eacute;ide, ou Tibulle, ou le Banquet de Platon: quelle diff&eacute;rence! Combien le coeur de l’un est remu&eacute; de ce qui n’affecte pas m&ecirc;me l’autre! O bon jeune homme! arr&ecirc;te, suspends ta lecture, je te vois trop &eacute;mu; je veux bien que le langage de l’amour te plaise, mais non pas qu’il t’&eacute;gare; sois homme sensible, mais sois homme sage. Si tu n’es que l’un des deux, tu n’es rien. Au reste, qu’il r&eacute;ussisse ou non dans les langues mortes, dans les belles-lettres, dans la po&eacute;sie, peu m’importe. Il n’en vaudra pas moins s’il ne sait rien de tout cela, et ce n’est pas de tous ces badinages qu’il s’agit dans son &eacute;ducation.

[1214:] Mon principal objet, en lui apprenant &agrave; sentir et aimer le beau dans tous les genres, est d’y fixer ses affections et ses go&ucirc;ts, d’emp&ecirc;cher que ses app&eacute;tits naturels ne s’alt&egrave;rent, et qu’il ne cherche un jour dans sa richesse les moyens d’&ecirc;tre heureux, qu’il doit trouver plus pr&egrave;s de lui. J’ai dit ailleurs que le go&ucirc;t n’&eacute;tait que l’art de se conna&icirc;tre en petites choses et cela est tr&egrave;s vrai; mais puisque c’est d’un tissu de petites choses que d&eacute;pend l’agr&eacute;ment de la vie, de tels soins ne sont rien moins qu’indiff&eacute;rents; c’est par eux que nous apprenons &agrave; la remplir des biens mis &agrave; notre port&eacute;e, dans toute la v&eacute;rit&eacute; qu’ils peuvent avoir pour nous. Je n’entends point ici les biens moraux qui tiennent &agrave; la bonne disposition de l’&acirc;me, mais seulement ce qui est de sensualit&eacute;, de volupt&eacute; r&eacute;elle, mis &agrave; part les pr&eacute;jug&eacute;s et l’opinion.

[1215:] Qu’on me permette, pour mieux d&eacute;velopper mon id&eacute;e, de laisser un moment Emile, dont le coeur pur et sain ne peut plus servir de r&egrave;gle &agrave; personne, et de chercher en moi-m&ecirc;me un exemple plus sensible et plus rapproch&eacute; des moeurs du lecteur.

[1216:] Il y a des &eacute;tats qui semblent changer la nature, et refondre, soit en mieux, soit en pis, les hommes qui les remplissent. Un poltron devient brave en entrant dans le r&eacute;giment de Navarre. Ce n’est pas seulement dans le militaire que l’on prend l’esprit de corps, et ce n’est pas toujours en bien que ses effets se font sentir. J’ai pens&eacute; cent fois avec effroi que si j’avais le malheur de remplir aujourd’hui tel emploi que je pense en certains pays, demain je serais presque in&eacute;vitablement tyran, concussionnaire, destructeur du peuple, nuisible au prince, ennemi par &eacute;tat de toute humanit&eacute;, de toute &eacute;quit&eacute;, de toute esp&egrave;ce de vertu.

[1217:] De m&ecirc;me, si j’&eacute;tais riche, j’aurais fait tout ce qu’il faut pour le devenir; je serais donc insolent et bas, sensible et d&eacute;licat pour moi seul, impitoyable et dur pour tout le monde, spectateur d&eacute;daigneux des mis&egrave;res de la canaille, car je ne donnerais plus d’autre nom aux indigents, pour faire oublier qu’autrefois je fus de leur classe. Enfin je ferais de ma fortune l’instrument de mes plaisirs, dont je serais uniquement occup&eacute;; et jusque-l&agrave; je serais comme tous les autres.

[1218:] Mais en quoi je crois que j’en diff&eacute;rerais beaucoup, c’est que je serais sensuel et voluptueux plut&ocirc;t qu’orgueilleux et vain, et que je me livrerais au luxe de mollesse bien plus qu’au luxe d’ostentation. J’aurais m&ecirc;me quelque honte d’&eacute;taler trop ma richesse, et je croirais toujours voir l’envieux que j’&eacute;craserais de mon faste dire &agrave; ses voisins &agrave; l’oreille: Voil&agrave; un fripon qui a grand-peur de n’&ecirc;tre pas connu pour tel.

[1219:] De cette immense profusion de biens qui couvrent la terre, je chercherais ce qui m’est le plus agr&eacute;able et que je puis le mieux m’approprier. Pour cela, le premier usage de ma richesse serait d’en acheter du loisir et la libert&eacute;, &agrave; quoi j’ajouterais la sant&eacute;, si elle &eacute;tait &agrave; prix; mais comme elle ne s’ach&egrave;te qu’avec la temp&eacute;rance, et qu’il n’y a point sans la sant&eacute; de vrai plaisir dans la vie, je serais temp&eacute;rant par sensualit&eacute;.

[1220:] Je resterais toujours aussi pr&egrave;s de la nature qu’il serait possible pour flatter les sens que j’ai re&ccedil;us d’elle, bien s&ucirc;r que plus elle mettrait du sien dans mes jouissances, plus j’y trouverais de r&eacute;alit&eacute;. Dans le choix des objets d’imitation je la prendrais toujours pour mod&egrave;le; dans mes app&eacute;tits je lui donnerais la pr&eacute;f&eacute;rence; dans mes go&ucirc;ts je la consulterais toujours; dans les mets je voudrais toujours ceux dont elle fait le meilleur appr&ecirc;t et qui passent par le moins de mains pour parvenir sur nos tables. Je pr&eacute;viendrais les falsifications de la fraude, j’irais au-devant du plaisir. Ma sotte et grossi&egrave;re gourmandise n’enrichirait point un ma&icirc;tre d’h&ocirc;tel; il ne me vendrait point au poids de l’or du poison pour du poisson; ma table ne serait point couverte avec appareil de magnifiques ordures et charognes lointaines; je prodiguerais ma propre peine pour satisfaire ma sensualit&eacute;, puisque alors cette peine est un plaisir elle-m&ecirc;me, et qu’elle ajoute &agrave; celui qu’on en attend. Si je voulais go&ucirc;ter un mets du bout du monde, j’irais, comme Apicius, plut&ocirc;t l’y chercher, que de l’en faire venir, car les mets les plus exquis manquent toujours d’un assaisonnement qu’on n’apporte pas avec eux et qu’aucun cuisinier ne leur donne, l’air du climat qui les a produits.

[1221:] Par la m&ecirc;me raison, je n’imiterais pas ceux qui, ne se trouvant bien qu’o&ugrave; ils ne sont point, mettent toujours les saisons en contradiction avec elles-m&ecirc;mes, et les climats en contradiction avec les saisons; qui, cherchant l’&eacute;t&eacute; en hiver, et l’hiver en &eacute;t&eacute;, vont avoir froid en Italie et chaud dans le nord, sans songer qu’en croyant fuir la rigueur des saisons, ils la trouvent dans les lieux o&ugrave; l’on n’a point appris &agrave; s’en garantir. Moi, je resterais en place, ou je prendrais tout le contre-pied: je voudrais tirer d’une saison tout ce qu’elle a d’agr&eacute;able, et d’un climat tout ce qu’il a de particulier. J’aurais une diversit&eacute; de plaisirs et d’habitudes qui ne se ressembleraient point, et qui seraient toujours dans la nature, j’irais passer l’&eacute;t&eacute; &agrave; Naples, et l’hiver &agrave; P&eacute;tersbourg; tant&ocirc;t respirant un doux z&eacute;phyr, &agrave; demi couch&eacute; dans les fra&icirc;ches grottes de Tarente; tant&ocirc;t dans l’illumination d’un palais de glace, hors d’haleine, et fatigu&eacute; des plaisirs du bal.

[1222:] Je voudrais dans le service de ma table, dans la parure de mon logement, imiter par des ornements tr&egrave;s simples la vari&eacute;t&eacute; des saisons, et tirer de chacune toutes ses d&eacute;lices, sans anticiper sur celles qui la suivront. Il y a de la peine et non du go&ucirc;t &agrave; troubler ainsi l’ordre de la nature, &agrave; lui arracher des productions involontaires qu’elle donne &agrave; regret dans sa mal&eacute;diction, et qui, n’ayant ni qualit&eacute; ni saveur, ne peuvent ni nourrir l’estomac, ni flatter le palais. Rien n’est plus insipide que les primeurs; ce n’est qu’&agrave; grands frais que tel riche de Paris, avec ses fourneaux et ses serres chaudes, vient &agrave; bout de n’avoir sur sa table toute l’ann&eacute;e que de mauvais l&eacute;gumes et de mauvais fruits. Si j’avais des cerises quand il g&egrave;le, et des melons ambr&eacute;s au coeur de l’hiver, avec quel plaisir les go&ucirc;terais-je, quand mon palais n’a besoin d’&ecirc;tre humect&eacute; ni rafra&icirc;chi? Dans les ardeurs de la canicule, le lourd marron me serait-il fort agr&eacute;able? Le pr&eacute;f&eacute;rerais-je sortant de la po&ecirc;le, &agrave; la groseille, &agrave; la fraise et aux fruits d&eacute;salt&eacute;rants qui me sont offerts sur la terre sans tant de soins? Couvrir sa chemin&eacute;e au mois de janvier de v&eacute;g&eacute;tations forc&eacute;es, de fleurs p&acirc;les et sans odeur, c’est moins parer l’hiver que d&eacute;parer le printemps: c’est s’&ocirc;ter le plaisir d’aller dans les bois chercher la premi&egrave;re violette, &eacute;pier le premier bourgeon, et s’&eacute;crier dans un saisissement de joie: Mortels, vous n’&ecirc;tes pas abandonn&eacute;s, la nature vit encore.

[1223:] Pour &ecirc;tre bien servi, j’aurais peu de domestiques: cela a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; dit, et cela est bon &agrave; redire encore. Un bourgeois tire plus de vrai service de son seul laquais qu’un duc des dix messieurs qui l’entourent. J’ai pens&eacute; cent fois qu’ayant &agrave; table mon verre &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi, je bois &agrave; l’instant qu’il me pla&icirc;t, au lieu que, si j’avais un grand couvert, il faudrait que vingt voix r&eacute;p&eacute;tassent: &agrave; boire, avant que je pusse &eacute;tancher ma soi f. Tout ce qu’on fait par autrui se fait mal, comme qu’on s’y prenne. Je n’enverrais pas chez les marchands, j’irais moi-m&ecirc;me; j’irais pour que mes gens ne traitassent pas avec eux avant moi, pour choisir plus s&ucirc;rement, et payer moins ch&egrave;rement; j’irais pour faire un exercice agr&eacute;able, pour voir un peu ce qui se fait hors de chez moi; cela r&eacute;cr&eacute;e, et quelquefois cela instruit; enfin j ‘irais pour aller, c’est toujours quelque chose. L’ennui commence par la vie trop s&eacute;dentaire; quand on va beaucoup, on s’ennuie peu. Ce sont de mauvais interpr&egrave;tes qu’un portier et des laquais; je ne voudrais point avoir toujours ces gens-l&agrave; entre moi et le reste du monde, ni marcher toujours avec le fracas d’un carrosse, comme si j’avais peur d’&ecirc;tre abord&eacute;. Les chevaux d’un homme qui se sert de ses jambes sont toujours pr&ecirc;ts; s’ils sont fatigu&eacute;s ou malades, il le sait avant tout autre; et il n’a pas peur d’&ecirc;tre oblig&eacute; de garder le logis sous ce pr&eacute;texte, quand son cocher veut se donner du bon temps; en chemin mille embarras ne le font point s&eacute;cher d’impatience, ni rester en place au moment qu’il voudrait voler. Enfin, si nul ne nous sert jamais si bien que nous-m&ecirc;mes, f&ucirc;t-on plus puissant qu’Alexandre et plus riche que Cr&eacute;sus, on ne doit recevoir des autres que les services qu’on ne peut tirer de soi.

[1224:] Je ne voudrais point avoir un palais pour demeure; car dans ce palais je n’habiterais qu’une chambre; toute pi&egrave;ce commune n’est &agrave; personne, et la chambre de chacun de mes gens me serait aussi &eacute;trang&egrave;re que celle de mon voisin. Les Orientaux, bien que tr&egrave;s voluptueux, sont tous log&eacute;s et meubl&eacute;s simplement. Ils regardent la vie comme un voyage, et leur maison comme un cabaret. Cette raison prend peu sur nous autres riches, qui nous arrangeons pour vivre toujours: mais j’en aurais une diff&eacute;rente qui produirait le m&ecirc;me effet. Il me semblerait que m’&eacute;tablir avec tant d’appareil dans un lieu serait me bannir de tous les autres, et m’emprisonner pour ainsi dire dans mon palais. C’est un assez beau palais que le monde; tout n’est-il pas au riche quand il veut jouir? Ubi bene, ibi patria; c’est l&agrave; sa devise; ses lares sont les lieux o&ugrave; l’argent peut tout, son pays est partout o&ugrave; peut passer son coffre-fort, comme Philippe tenait &agrave; lui toute place forte o&ugrave; pouvait entrer un mulet charg&eacute; d’argent. Pourquoi donc s’aller circonscrire par des murs et par des portes pour n’en sortir jamais? Une &eacute;pid&eacute;mie, une guerre, une r&eacute;volte me chasse-t-elle d’un lieu, je vais dans un autre, et j’y trouve mon h&ocirc;tel arriv&eacute; avant moi. Pourquoi prendre le soin de m’en faire un moi-m&ecirc;me, tandis qu’on en b&acirc;tit pour moi par tout l’univers? Pourquoi, si press&eacute; de vivre, m’appr&ecirc;ter de si loin des jouissances que je puis trouver d&egrave;s aujourd’hui? L’on ne saurait se faire un sort agr&eacute;able en se mettant sans cesse en contradiction avec soi. C’est ainsi qu’Emp&eacute;docle reprochait aux Agrigentins d’entasser les plaisirs comme s’ils n’avaient qu’un jour &agrave; vivre et de b&acirc;tir comme s’ils ne devaient jamais mourir.

[1225:] D’ailleurs, que me sert un logement si vaste, ayant si peu de quoi le peupler, et moins de quoi le remplir? Mes meubles seraient simples comme mes go&ucirc;ts; je n’aurais ni galerie ni biblioth&egrave;que, surtout si j’aimais la lecture et que je me connusse en tableaux. Je saurais alors que de telles collections ne sont jamais compl&egrave;tes, et que le d&eacute;faut de ce qui leur manque donne plus de chagrin que de n’avoir rien. En ceci l’abondance fait la mis&egrave;re: il n’y a pas un faiseur de collections qui ne l’ait &eacute;prouv&eacute;. Quand on s’y conna&icirc;t, on n’en doit point faire; on n’a gu&egrave;re un cabinet &agrave; montrer aux autres quand on sait s’en servir pour soi.

[1226:] Le jeu n’est point un amusement d’homme riche, il est la ressource d’un d&eacute;soeuvr&eacute;; et mes plaisirs me donneraient trop d’affaires pour me laisser bien du temps &agrave;si mal remplir. Je ne joue point du tout, &eacute;tant solitaire et pauvre, si ce n’est quelquefois aux &eacute;checs, et cela de trop. Si j’&eacute;tais riche, je jouerais moins encore, et seulement un tr&egrave;s petit jeu, pour ne voir point de m&eacute;content, ni l’&ecirc;tre. L’int&eacute;r&ecirc;t du jeu, manquant de motif dans l’opulence, ne peut jamais se changer en fureur que dans un esprit mal fait. Les profits qu’un homme riche peut faire au jeu lui sont toujours moins sensibles que les pertes; et comme la forme des jeux mod&eacute;r&eacute;s, qui en use le b&eacute;n&eacute;fice &agrave; la longue, fait qu’en g&eacute;n&eacute;ral ils vont plus en pertes qu’en gains, on ne peut, en raisonnant bien, s’affectionner beaucoup &agrave; un amusement o&ugrave; les risques de toute esp&egrave;ce sont contre soi. Celui qui nourrit sa vanit&eacute; des pr&eacute;f&eacute;rences de la fortune les peut chercher dans des objets beaucoup plus piquants, et ces pr&eacute;f&eacute;rences ne se marquent pas moins dans le plus petit jeu que dans le plus grand. Le go&ucirc;t du jeu, fruit de l’avarice et de l’ennui, ne prend que dans un esprit et dans un coeur vides; et il me semble que j’aurais assez de sentiment et de connaissances pour me passer d’un tel suppl&eacute;ment. On voit rarement les penseurs se plaire beaucoup au jeu, qui suspend cette habitude, ou la tourne sur d’arides combinaisons; aussi l’un des biens, et peut-&ecirc;tre le seul qu’ait produit le go&ucirc;t des sciences, est d’amortir un peu cette passion sordide; on aimera mieux s’exercer &agrave; prouver l’utilit&eacute; du jeu que de s’y livrer. Moi, je le combattrais parmi les joueurs, et j’aurais plus de plaisir &agrave; me moquer d’eux en les voyant perdre, qu’&agrave; leur gagner leur argent.

[1227:] Je serais le m&ecirc;me dans ma vie priv&eacute;e et dans le commerce du monde. Je voudrais que ma fortune m&icirc;t partout de l’aisance, et ne f&icirc;t jamais sentir d’in&eacute;galit&eacute;. Le clinquant de la parure est incommode &agrave; mille &eacute;gards. Pour garder parmi les hommes toute la libert&eacute; possible, je voudrais &ecirc;tre mis de mani&egrave;re que dans tous les rangs je parusse &agrave; ma place, et qu’on ne me distingu&acirc;t dans aucun; que, sans affectation, sans changement sur ma personne, je fusse peuple &agrave; la guinguette et bonne compagnie au Palais-Royal. Par l&agrave; plus ma&icirc;tre de ma conduite, Je mettrais toujours &agrave; ma port&eacute;e les plaisirs de tous les &eacute;tats. Il y a, dit-on, des femmes qui ferment leur porte aux manchettes brod&eacute;es, et ne re&ccedil;oivent personne qu’en dentelle; j ‘irais donc passer ma journ&eacute;e ailleurs; mais si ces femmes &eacute;taient jeunes et jolies, je pourrais quelquefois prendre de la dentelle pour y passer la nuit tout au plus.

[1228:] Le seul lien de mes soci&eacute;t&eacute;s serait l’attachement mutuel, la conformit&eacute; des go&ucirc;ts, la convenance des caract&egrave;res; je m’y livrerais comme homme et non comme riche; je ne souffrirais jamais que leur charme f&ucirc;t empoisonn&eacute; par l’int&eacute;r&ecirc;t. Si mon opulence m’avait laiss&eacute; quelque humanit&eacute;, j’&eacute;tendrais au loin mes services et mes bienfaits; mais je voudrais avoir autour de moi une soci&eacute;t&eacute; et non une cour, des amis et non des prot&eacute;g&eacute;s; je ne serais point le patron de mes convives, je serais leur h&ocirc;te. L’ind&eacute;pendance et l’&eacute;galit&eacute; laisseraient &agrave; mes liaisons toute la candeur de la bienveillance; et o&ugrave; le devoir ni l’int&eacute;r&ecirc;t n’entreraient pour rien, le plaisir et l’amiti&eacute; feraient seuls la loi.

[1229:] On n’ach&egrave;te ni son ami ni sa ma&icirc;tresse. Il est ais&eacute; d’avoir des femmes avec de l’argent; mais c’est le moyen de n’&ecirc;tre jamais l’amant d’aucune. Loin que l’amour soit &agrave; vendre, l’argent le tue infailliblement. Quiconque paye, f&ucirc;t-il le plus aimable des hommes, par cela seul qu’il paye, ne peut &ecirc;tre longtemps aim&eacute;. Bient&ocirc;t il payera pour un autre, ou plut&ocirc;t cet autre sera pay&eacute; de son argent; et, dans ce double lien, form&eacute; par l’int&eacute;r&ecirc;t, par la d&eacute;bauche, sans amour, sans honneur, sans vrai plaisir, la femme avide, infid&egrave;le et mis&eacute;rable, trait&eacute;e par le vil qui re&ccedil;oit comme elle traite le sot qui donne, reste ainsi quitte envers tous les deux. Il serait doux d’&ecirc;tre lib&eacute;ral envers ce qu’on aime, si cela ne faisait un march&eacute;. Je ne connais qu’un moyen de satisfaire ce penchant avec sa ma&icirc;tresse sans empoisonner l’amour: c’est de lui tout donner et d’&ecirc;tre ensuite nourri par elle. Reste &agrave; savoir o&ugrave; est la femme avec qui ce proc&eacute;d&eacute; ne f&ucirc;t pas extravagant.

[1230:] Celui qui disait: Je poss&egrave;de Lais sans qu’elle me poss&egrave;de, disait un mot sans esprit. La possession qui n’est pas r&eacute;ciproque n’est rien: c’est tout au plus la possession du sexe, mais non pas de l’individu. Or, o&ugrave; le moral de l’amour n’est pas, pourquoi faire une si grande affaire du reste? Rien n’est si facile &agrave; trouver. Un muletier est l&agrave;-dessus plus pr&egrave;s du bonheur qu’un millionnaire.

[1231:] Oh! si l’on pouvait d&eacute;velopper assez les incons&eacute;quences du vice, combien, lorsqu’il obtient ce qu’il a voulu, on le trouverait loin de son compte! Pourquoi cette barbare avidit&eacute; de corrompre l’innocence, de se faire une victime d’un jeune objet qu’on e&ucirc;t d&ucirc; prot&eacute;ger, et que de ce premier pas on tra&icirc;ne in&eacute;vitablement dans un gouffre de mis&egrave;re dont il ne sortira qu’&agrave; la mort? Brutalit&eacute;, vanit&eacute;, sottise, erreur, et rien davantage. Ce plaisir m&ecirc;me n’est pas de la nature; il est de l’opinion, et de l’opinion la plus vile, puisqu’elle tient au m&eacute;pris de soi. Celui qui se sent le dernier des hommes craint la comparaison de tout autre, et veut passer le premier pour &ecirc;tre moins odieux. Voyez si les plus avides de ce rago&ucirc;t imaginaire sont jamais de jeunes gens aimables, dignes de plaire, et qui seraient plus excusables d’&ecirc;tre difficiles. Non: avec de la figure, du m&eacute;rite et des sentiments, on craint peu l’exp&eacute;rience de sa ma&icirc;tresse; dans une juste confiance, on lui dit: Tu connais les plaisirs, n’importe; mon coeur t’en promet que tu n’as jamais connus.

[1232:] Mais un vieux satyre us&eacute; de d&eacute;bauche, sans agr&eacute;ment, sans m&eacute;nagement, sans &eacute;gard, sans aucune esp&egrave;ce d’honn&ecirc;tet&eacute;, incapable, indigne de plaire &agrave; toute femme qui se conna&icirc;t en gens aimables, croit suppl&eacute;er &agrave; tout cela chez une jeune innocente, en gagnant de vitesse sur l’exp&eacute;rience, et lui donnant la premi&egrave;re &eacute;motion des sens. Son dernier espoir est de plaire &agrave; la faveur de la nouveaut&eacute;; c’est incontestablement l&agrave; le motif secret de cette fantaisie; mais il se trompe, l’horreur qu’il fait n’est pas moins de la nature que n’en sont les d&eacute;sirs qu’il voudrait exciter. Il se trompe aussi dans sa folle attente: cette m&ecirc;me nature a soin de revendiquer ses droits: toute fille qui se vend s’est d&eacute;j&agrave; donn&eacute;e; et s’&eacute;tant donn&eacute;e &agrave; son choix, elle a fait la comparaison qu’il craint. Il ach&egrave;te donc un plaisir imaginaire, et n’en est pas moins abhorr&eacute;.

[1233:] Pour moi, j’aurais beau changer &eacute;tant riche, il est un point o&ugrave; je ne changerai jamais. S’il ne me reste ni moeurs ni vertu, il me restera du moins quelque go&ucirc;t, quelque sens, quelque d&eacute;licatesse; et cela me garantira d’user ma fortune en dupe &agrave; courir apr&egrave;s des chim&egrave;res, d’&eacute;puiser ma bourse et ma vie &agrave; me faire trahir et moquer par des enfants. Si j’&eacute;tais jeune, je chercherais les plaisirs de la jeunesse; et, les voulant dans toute leur volupt&eacute;, je ne les chercherais pas en homme riche. Si je restais tel que je suis, ce serait autre chose; je me bornerais prudemment aux plaisirs de mon &acirc;ge; je prendrais les go&ucirc;ts dont je peux jouir, et j’&eacute;toufferais ceux qui ne feraient plus que mon supplice. Je n’irais point offrir ma barbe grise aux d&eacute;dains railleurs des jeunes filles; je ne supporterais point de voir mes d&eacute;go&ucirc;tantes caresses leur faire soulever le coeur, de leur pr&eacute;parer &agrave; mes d&eacute;pens les r&eacute;cits les plus ridicules, de les imaginer d&eacute;crivant les vilains plaisirs du vieux singe, de mani&egrave;re &agrave; se venger de les avoir endur&eacute;s. Que si des habitudes mal combattues avaient tourn&eacute; mes anciens d&eacute;sirs en besoins, j’y satisferais peut-&ecirc;tre, mais avec honte, mais en rougissant de moi. J’&ocirc;terais la passion du besoin, je m’assortirais le mieux qu’il me serait possible, et m’en tiendrais l&agrave;: je ne me ferais plus une occupation de ma faiblesse, et je voudrais surtout n’en avoir qu’un seul t&eacute;moin. La vie humaine a d’autres plaisirs, quand ceux-l&agrave; lui manquent; en courant vainement apr&egrave;s ceux qui fuient, on s’&ocirc;te encore ceux qui nous sont laiss&eacute;s. Changeons de go&ucirc;ts avec les ann&eacute;es, ne d&eacute;pla&ccedil;ons pas plus les &acirc;ges que les saisons: il faut &ecirc;tre soi dans tous les temps, et ne point lutter contre la nature: ces vains efforts usent la vie et nous emp&ecirc;chent d’en user.

[1234:] Le peuple ne s’ennuie gu&egrave;re, sa vie est active; si ses amusements ne sont pas vari&eacute;s, ils sont rares; beaucoup de jours de fatigue lui font go&ucirc;ter avec d&eacute;lices quelques jours de f&ecirc;tes. Une alternative de longs travaux et de courts loisirs tient lieu d’assaisonnement aux plaisirs de son &eacute;tat. Pour les riches, leur grand fl&eacute;au, c’est l’ennui; au sein de tant d’amusements rassembl&eacute;s &agrave; grands frais, au milieu de tant de gens concourant &agrave; leur plaire, l’ennui les consume et les tue, ils passent leur vie &agrave; le fuir et &agrave;en &ecirc;tre atteints: ils sont accabl&eacute;s de son poids insupportable: les femmes surtout, qui ne savent plus ni s’occuper ni s’amuser, en sont d&eacute;vor&eacute;es sous le nom de vapeurs; il se transforme pour elles en un mal horrible, qui leur &ocirc;te quelquefois la raison, et enfin la vie. Pour moi, je ne connais point de sort plus affreux que celui d’une jolie femme de Paris, apr&egrave;s celui du petit agr&eacute;able qui s’attache &agrave; elle, qui, chang&eacute; de m&ecirc;me en femme oisive, s’&eacute;loigne ainsi doublement de son &eacute;tat, et &agrave; qui la vanit&eacute; d’&ecirc;tre homme &agrave; bonnes fortunes fait supporter la langueur des plus tristes jours qu’ait jamais pass&eacute;s cr&eacute;ature humame.

[1235:] Les biens&eacute;ances, les modes, les usages qui d&eacute;rivent du luxe et du bon air, renferment le cours de la vie dans la plus maussade uniformit&eacute;. Le plaisir qu’on veut avoir aux yeux des autres est perdu pour tout le monde: on ne l’a ni pour eux ni pour soi. Le ridicule, que l’opinion redoute sur toute chose, est toujours &agrave; c&ocirc;t&eacute; d’elle pour la tyranniser et pour la punir. On n’est jamais ridicule que par des formes d&eacute;termin&eacute;es: celui qui sait varier ses situations et ses plaisirs efface aujourd’hui l’impression d’hier: il est comme nul dans l’esprit des hommes; mais il jouit, car il est tout entier &agrave; chaque heure et &agrave; chaque chose. Ma seule forme constante serait celle-l&agrave;; dans chaque situation je ne m’occuperais d’aucune autre, et je prendrais chaque jour en lui-m&ecirc;me, comme ind&eacute;pendant de la veille et du lendemain. Comme je serais peuple avec le peuple, je serais campagnard aux champs; et quand je parlerais d’agriculture, le paysan ne se moquerait pas de moi. Je n’irais pas me b&acirc;tir une ville en campagne, et mettre au fond d’une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agr&eacute;able colline bien ombrag&eacute;e, j’aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts; et quoique une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je pr&eacute;f&eacute;rerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu’elle a l’air plus propre et plus gai que le chaume, qu’on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l’heureux temps de ma jeunesse. J’aurais pour cour une basse-cour, et pour &eacute;curie une &eacute;table avec des vaches, pour avoir du laitage que j’aime beaucoup. J’aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger semblable &agrave; celui dont il sera parl&eacute; ci-apr&egrave;s. Les fruits, &agrave; la discr&eacute;tion des promeneurs, ne seraient ni compt&eacute;s ni cueillis par mon jardinier; et mon avare magnificence n’&eacute;talerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels &agrave; peine on os&acirc;t toucher. Or, cette petite prodigalit&eacute; serait peu co&ucirc;teuse, parce que j’aurais choisi mon asile dans quelque province &eacute;loign&eacute;e o&ugrave; l’on voit peu d’argent et beaucoup de denr&eacute;es, et o&ugrave; r&egrave;gnent l’abondance et la pauvret&eacute;.

[1236:] L&agrave;, je rassemblerais une soci&eacute;t&eacute;, plus choisie que nombreuse, d’amis aimant le plaisir et s’y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se pr&ecirc;ter aux jeux champ&ecirc;tres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le r&acirc;teau des faneuses, et le panier des vendangeurs. L&agrave;, tous les airs de la ville seraient oubli&eacute;s, et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livr&eacute;s &agrave; des foules d’amusements divers qui ne nous donneraient chaque soir que l’embarras du choix pour le lendemain. L’exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux go&ucirc;ts. Tous nos repas seraient des festins, o&ugrave; l’abondance plairait plus que la d&eacute;licatesse. La gaiet&eacute;, les travaux rustiques, les fol&acirc;tres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les rago&ucirc;ts fins sont bien ridicules &agrave; des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n’aurait pas plus d’ordre que d’&eacute;l&eacute;gance; la salle &agrave; manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre; quelquefois au loin, pr&egrave;s d’une source vive, sur l’herbe verdoyante et fra&icirc;che, sous des touffes d’aunes et de coudriers; une longue procession de gais convives porterait en chantant l’appr&ecirc;t du festin; on aurait le gazon pour table et pour chaise; les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre, l’app&eacute;tit dispenserait des fa&ccedil;ons; chacun, se pr&eacute;f&eacute;rant ouvertement &agrave; tout autre, trouverait bon que tout autre se pr&eacute;f&eacute;r&acirc;t de m&ecirc;me &agrave; lui: de cette familiarit&eacute; cordiale et mod&eacute;r&eacute;e na&icirc;trait, sans grossi&egrave;ret&eacute;, sans fausset&eacute;, sans contrainte, un conflit badin plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les coeurs. Point d’importun laquais &eacute;piant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d’un oeil avide, s‘amusant &agrave; nous faire attendre &agrave; boire, et murmurant d’un trop long d&icirc;ner. Nous serions nos valets pour &ecirc;tre nos ma&icirc;tres, chacun serait servi par tous; le temps passerait sans le compter; le repas serait le repos, et durerait autant que l’ardeur du jour. S’il passait pr&egrave;s de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur l’&eacute;paule, je lui r&eacute;jouirais le coeur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa mis&egrave;re; et moi j ‘aurais aussi le plaisir de me sentir &eacute;mouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret: Je suis encore homme.

[1237:] Si quelque f&ecirc;te champ&ecirc;tre rassemblait les habitants du lieu, j’y serais des premiers avec ma troupe; si quelques mariages, plus b&eacute;nis du ciel que ceux des villes, se faisaient &agrave; mon voisinage, on saurait que j’aime la joie, et j’y serais invit&eacute;. Je porterais &agrave; ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueraient &agrave; la f&ecirc;te; et j’y trouverais en &eacute;change des biens d’un prix inestimable, des biens si peu connus de mes &eacute;gaux, la franchise et le vrai plaisir. Je souperais gaiement au bout de leur longue table; j’y ferais chorus au refrain d’une vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange de meilleur coeur qu’au bal de l’Op&eacute;ra.

[1238:] Jusqu’ici tout est &agrave; merveille, me dira-t-on; mais la chasse? est-ce &ecirc;tre en campagne que de n’y pas chasser? J’entends: je ne voulais qu’une m&eacute;tairie, et j’avais tort. Je me suppose riche, il me faut donc des plaisirs exclusifs, des plaisirs destructifs: voici de tout autres affaires. Il me faut des terres, des bois, des gardes, des redevances, des honneurs seigneuriaux, surtout de l’encens et de l’eau b&eacute;nite.

[1239:] Fort bien. Mais cette terre aura des voisins jaloux de leurs droits et d&eacute;sireux d’usurper ceux des autres; nos gardes se chamailleront, et peut-&ecirc;tre les ma&icirc;tres: voil&agrave; des altercations, des querelles, des haines, des proc&egrave;s tout au moins: cela n’est d&eacute;j&agrave; pas fort agr&eacute;able. Mes vassaux ne verront point avec plaisir labourer leurs bl&eacute;s par mes li&egrave;vres, et leurs f&egrave;ves par mes sangliers; chacun, n’osant tuer l’ennemi qui d&eacute;truit son travail, voudra du moins le chasser de son champ; apr&egrave;s avoir pass&eacute; le jour &agrave; cultiver leurs terres, il faudra qu’ils passent la nuit &agrave;les garder, ils auront des m&acirc;tins, des tambours, des cornets, des sonnettes: avec tout ce tintamarre ils troubleront mon sommeil. Je songerai malgr&eacute; moi &agrave; la mis&egrave;re de ces pauvres gens, et ne pourrai m emp&ecirc;cher de me la reprocher. Si j’avais l’honneur d’&ecirc;tre prince, tout cela ne me toucherait gu&egrave;re; mais moi, nouveau parvenu, nouveau riche, j’aurais le coeur encore un peu roturier.

[1240:] Ce n’est pas tout; l’abondance du gibier tentera les chasseurs; j’aurai bient&ocirc;t des braconniers &agrave; punir; il me faudra des prisons, des ge&ocirc;liers, des archers, des gal&egrave;res: tout cela me para&icirc;t assez cruel. Les femmes de ces malheureux viendront assi&eacute;ger ma porte et m’importuner de leurs cris, ou bien il faudra qu’on les chasse, qu’on les maltraite. Les pauvres gens qui n’auront point braconn&eacute;, et dont mon gibier aura fourrag&eacute; la r&eacute;colte, viendront se plaindre de leur c&ocirc;t&eacute;: les uns seront punis pour avoir tu&eacute; le gibier, les autres ruin&eacute;s pour l’avoir &eacute;pargn&eacute;: quelle triste alternative! Je ne verrai de tous c&ocirc;t&eacute;s qu’objets de mis&egrave;re, je n’entendrai que g&eacute;missements: cela doit troubler beaucoup, ce me semble, le plaisir de massacrer &agrave; son aise des foules de perdrix et de li&egrave;vres presque sous ses pieds.

[1241:] Voulez-vous d&eacute;gager les plaisirs de leurs peines, &ocirc;tezen l’exclusion: plus vous les laisserez communs aux hommes, plus vous les go&ucirc;terez toujours purs. Je ne ferai donc point tout ce que je viens de dire; mais, sans changer de go&ucirc;ts, je suivrai celui que je me suppose &agrave; moindres frais. J’&eacute;tablirai mon s&eacute;jour champ&ecirc;tre dans un pays o&ugrave; la chasse soit libre &agrave; tout le monde, et o&ugrave; j’en puisse avoir l’amusement sans embarras. Le gibier sera plus rare; mais il y aura plus d’adresse &agrave; le chercher et de plaisir &agrave;l’atteindre. Je me souviendrai des battements de coeur qu’&eacute;prouvait mon p&egrave;re au vol de la premi&egrave;re perdrix, et des transports de joie avec lesquels il trouvait le li&egrave;vre qu’il avait cherch&eacute; tout le jour. Oui, je soutiens que, seul avec son chien, charg&eacute; de son fusil, de son carnier, de son fourniment, de sa petite proie, il revenait le soir, rendu de fatigue et d&eacute;chir&eacute; des ronces, plus content de sa journ&eacute;e que tous vos chasseurs de ruelle, qui, sur un bon cheval, smvis de vingt fusils charg&eacute;s, ne font qu’en changer, tirer, et tuer autour d’eux, sans art, sans gloire, et presque sans exercice. Le plaisir n’est donc pas moindre, et l’inconv&eacute;nient est &ocirc;t&eacute; quand on n’a ni terre &agrave; garder, ni braconnier &agrave; punir, ni mis&eacute;rable &agrave; tourmenter: voil&agrave; donc une solide raison de pr&eacute;f&eacute;rence. Quoi qu’on fasse, on ne tourmente point sans fin les hommes qu’on n’en re&ccedil;oive aussi quelque malaise; et les longues mal&eacute;dictions du peuple rendent t&ocirc;t ou tard le gibier amer.

[1242:] Encore un coup, les plaisirs exclusifs sont la mort du plaisir. Les vrais amusements sont ceux qu’on partage avec le peuple; ceux qu’on veut avoir &agrave; soi seul, on ne les a plus. Si les murs que j’&eacute;l&egrave;ve autour de mon parc m’en font une triste cl&ocirc;ture, je n’ai fait &agrave; grands frais que m’&ocirc;ter le plaisir de la promenade: me voil&agrave; forc&eacute; de l’aller chercher au loin. Le d&eacute;mon de la propri&eacute;t&eacute; infecte tout ce qu’il touche. Un riche veut &ecirc;tre partout le ma&icirc;tre et ne se trouve bien qu’o&ugrave; il ne l’est pas: il est forc&eacute; de se fuir toujours. Pour moi, je ferai l&agrave;-dessus dans ma richesse ce que j’ai fait dans ma pauvret&eacute;. Plus riche maintenant du bien des autres que je ne serai jamais du mien, je m’empare de tout ce qui me convient dans mon voisinage: il n’y a pas de conqu&eacute;rant plus d&eacute;termin&eacute; que moi; j’usurpe sur les princes m&ecirc;mes; je m’accommode sans distinction de tous les terrains ouverts qui me plaisent; je leur donne des noms; je fais de l’un mon parc, de l’autre ma terrasse, et m’en voil&agrave; le ma&icirc;tre; d&egrave;s lors, je m’y prom&egrave;ne impun&eacute;ment; j ‘y reviens souvent pour maintenir la possession; j’use autant que je veux le sol &agrave; force d’y marcher; et l’on ne me persuadera jamais que le titulaire du fonds que je m’approprie tire plus d’usage de l’argent qu’il lui produit que j’en tire de son terrain. Que si l’on vient &agrave; me vexer par des foss&eacute;s, par des haies, peu m’importe; je prends mon parc sur mes &eacute;paules, et je vais le poser ailleurs; les emplacements ne manquent pas aux environs, et j’aurai longtemps &agrave; piller mes voisins avant de manquer d’asile.

[1243:] Voil&agrave; quelque essai du vrai go&ucirc;t dans le choix des loisirs agr&eacute;ables: voil&agrave; dans quel esprit on jouit; tout le reste n’est qu’illusion, chim&egrave;re, sotte vanit&eacute;. Quiconque s‘&eacute;cartera de ces r&egrave;gles, quelque riche qu’il puisse &ecirc;tre, mangera son or en fumier, et ne conna&icirc;tra jamais le prix de la vie.

[1244:] On m’objectera sans doute que de tels amusements sont &agrave; la port&eacute;e de tous les hommes, et qu’on n’a pas besoin d’&ecirc;tre riche pour les go&ucirc;ter. C’est pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave; quoi j’en voulais venir. On a du plaisir quand on en veut avoir: c’est l’opinion seule qui rend tout difficile, qui chasse le bonheur devant nous; et il est cent fois plus ais&eacute; d’&ecirc;tre heureux que de le para&icirc;tre. L’homme de go&ucirc;t et vraiment voluptueux n’a que faire de richesse; il lui suffit d’&ecirc;tre libre et ma&icirc;tre de lui. Quiconque jouit de la sant&eacute; et ne manque pas du n&eacute;cessaire, s’il arrache de son coeur les biens de l’opinion, est assez riche; c’est l’aurea mediocritas d’Horace. Gens &agrave; coffres-forts, cherchez donc quelque autre emploi de votre opulence, car pour le plaisir elle n’est bonne &agrave; rien. Emile ne saura pas tout cela mieux que moi; mais, ayant le coeur plus pur et plus sain, il le sentira mieux encore, et toutes ses observations dans le monde ne feront que le lui confirmer.

[1245:] En passant ainsi le temps, nous cherchons toujours Sophie, et nous ne la trouvons point. Il importait qu’elle ne se trouv&acirc;t pas si vite, et nous l’avons cherch&eacute;e o&ugrave; j’&eacute;tais bien s&ucirc;r qu’elle n’&eacute;tait pas.

[1246:] Enfin le moment presse; il est temps de la chercher tout de bon, de peur qu’il ne s’en fasse une qu’il prenne pour elle, et qu’il ne connaisse trop tard son erreur. Adieu donc, Paris, ville c&eacute;l&egrave;bre, ville de bruit, de fum&eacute;e et de boue, o&ugrave; les femmes ne croient plus &agrave; l’honneur ni les hommes &agrave; la vertu. Adieu, Paris: nous cherchons l’amour, le bonheur, l’innocence; nous ne serons jamais assez loin de toi.

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Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou de l'éducation

Emile-fr

LIVRE CINQUIÈME

[1247:] Nous voici parvenus au dernier acte de la jeunesse, mais nous ne sommes pas encore au dénouement.

[1248:] Il n'est pas bon que l'homme soit seul, Emile est homme; nous lui avons promis une compagne, il faut la lui donner. Cette compagne est Sophie. En quels lieux est son asile? où la trouverons-nous? Pour la trouver, il la faut connaître. Sachons premièrement ce qu'elle est, nous jugerons mieux des lieux qu'elle habite; et quand nous l'aurons trouvée, encore tout ne sera-t-il pas fait. Puisque notre jeune gentilhomme, dit Locke, est prêt à se marier, il est temps de le laisser auprès de sa maîtresse. Et là-dessus il finit son ouvrage. Pour moi, qui n'ai pas l'honneur d'élever un gentilhomme, je me garderai d'imiter Locke en cela.

[1249:] SOPHIE OU LA FEMME

[1250:] Sophie doit être femme comme Emile est homme, c'est-à-dire avoir tout ce qui convient à la constitution de son espèce et de son sexe pour remplir sa place dans l'ordre physique et moral. Commençons donc par examiner les conformités et les différences de son sexe et du nôtre.

[1251:] En tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est homme: elle a les mêmes organes, les mêmes besoins, les mêmes facultés; la machine est construite de la même manière, les pièces en sont les mêmes, le jeu de l'une est celui de l'autre, la figure est semblable; et, sous quelque rapport qu'on les considère, ils ne diffèrent entre eux que du plus au moins.

[1252:] En tout ce qui tient au sexe, la femme et l'homme ont partout des rapports et partout des différences: la difficulté de les comparer vient de celle de déterminer dans la constitution de l'un et de l'autre ce qui est du sexe et ce qui n'en est pas. Par l'anatomie comparée, et même à la seule inspection, l'on trouve entre eux des différences générales qui paraissent ne point tenir au sexe; elles y tiennent pourtant, mais par des liaisons que nous sommes hors d'état d'apercevoir: nous ne savons jusqu'où ces liaisons peuvent s'étendre; la seule chose que nous savons avec certitude est que tout ce qu'ils ont de commun est de l'espèce, et que tout ce qu'ils ont de différent est du sexe. Sous ce double point de vue, nous trouvons entre eux tant de rapports et tant d'oppositions, que c'est peut-être une des merveilles de la nature d'avoir pu faire deux êtres si semblables en les constituant si différemment.

[1253:] Ces rapports et ces différences doivent influer sur le moral; cette conséquence est sensible, conforme à l'expérience, et montre la vanité des disputes sur la préférence ou l'égalité des sexes: comme si chacun des deux, allant aux fins de la nature selon sa destination particulière, n'était pas plus parfait en cela que s'il ressemblait davantage à l'autre! En ce qu'ils ont de commun ils sont égaux; en ce qu'ils ont de différent ils ne sont pas comparables. Une femme parfaite et un homme parfait ne doivent pas plus se ressembler d'esprit que de visage,, et la perfection n'est pas susceptible de plus et de moins.

[1254:] Dans l'union des sexes chacun concourt également à l'objet commun, mais non pas de la même manière. De cette diversité naît la première différence assignable entre les rapports moraux de l'un et de l'autre. L'un doit être actif et fort, l'autre passif et faible: il faut nécessairement que l'un veuille et puisse, il suffit que l'autre résiste peu.

[1255:] Ce principe établi, il s'ensuit que la femme est faite spécialement pour plaire à l'homme. Si l'homme doit lui plaire à son tour, c'est d'une nécessité moins directe: son mérite est dans sa puissance; il plaît par cela seul qu'il est fort. Ce n'est pas ici la loi de l'amour, j'en conviens; mais c'est celle de la nature, antérieure à l'amour même.

[1256:] Si la femme est faite pour plaire et pour être subjuguée, elle doit se rendre agréable à l'homme au lieu de le provoquer; sa violence à elle est dans ses charmes; c'est par eux qu'elle doit le contraindre à trouver sa force et à en user. L'art le plus sûr d'animer cette force est de la rendre nécessaire par la résistance. Alors l'amour-propre se joint au désir, et l'un triomphe de la victoire que l'autre lui fait remporter. De là naissent l'attaque et la défense, l'audace d'un sexe et la timidité de l'autre, enfin la modestie et la honte dont la nature arma le faible pour asservir le fort.

[1257:] Qui est-ce qui peut penser qu'elle ait prescrit indifféremment les mêmes avances aux uns et aux autres, et que le premier à former des désirs doive être aussi le premier à les témoigner ? Quelle étrange dépravation de jugement! L'entreprise ayant des conséquences si différentes pour les deux sexes, est-il naturel qu'ils aient la même audace a s'y livrer? Comment ne voit-on pas qu'avec une si grande inégalité dans la mise commune, si la réserve n imposait à l'un la modération que la nature impose à l'autre, il en résulterait bientôt la ruine de tous deux, et que le genre humain périrait par les moyens établis pour le conserver? Avec la facilité qu'ont les femmes d'émouvoir les sens des hommes, et d'aller réveiller au fond de leurs c&#156;urs les restes d'un tempérament presque éteint, s'il était quelque malheureux climat sur la terre où la philosophie eût introduit cet usage, surtout dans les pays chauds, où il naît plus de femmes que d'hommes, tyrannisés par elles, ils seraient enfin leurs victimes, et se verraient tous traîner à la mort sans qu'ils pussent jamais s'en défendre.

[1258:] Si les femelles des animaux n'ont pas la même honte, que s'ensuit-il? Ont-elles, comme les femmes, les désirs illimités auxquels cette honte sert de frein? Le désir ne vient pour elles qu'avec le besoin; le besoin satisfait, le désir cesse; elles ne repoussent plus le mâle par feinte, mais tout de bon: elles font tout le contraire de ce que faisait la fille d'Auguste; elles ne reçoivent plus de passagers quand le navire a sa cargaison. Même quand elles sont libres, leurs temps de bonne volonté sont courts et bientôt passés; l'instinct les pousse et l'instinct les arrête. Où sera le supplément de cet instinct négatif dans les femmes, quand vous leur aurez ôté la pudeur? Attendre qu'elles ne se soudent plus des hommes, c'est attendre qu'ils ne soient plus bons à rien.

[1259:] L'Etre suprême a voulu faire en tout honneur à l'espèce humaine: en donnant à l'homme des penchants sans mesure, il lui donne en même temps la loi qui les règle, afin qu'il soit libre et se commande à lui-même; en le livrant à des passions immodérées, il joint à ces passions la raison pour les gouverner; en livrant la femme à des désirs illimités, il joint à ces désirs la pudeur pour les contenir. Pour surcroît, il ajoute encore une récompense actuelle au bon usage de ses facultés, savoir le goût qu'on prend aux choses honnêtes lorsqu'on en fait la règle de ses actions. Tout cela vaut bien, ce me semble, l'instinct des bêtes.

[1260:] Soit donc que la femelle de l'homme partage ou non ses désirs et veuille ou non les satisfaire, elle le repousse et se défend toujours, mais non pas toujours avec la même force, ni par conséquent avec le même succès. Pour que l'attaquant soit victorieux, il faut que l'attaqué le permette ou l'ordonne; car que de moyens adroits n'a&#150;t&#150;il pas pour forcer l'agresseur d'user de force! Le plus libre et le plus doux de tous les actes n'admet point de violence réelle, la nature et la raison s'y opposent: la nature, en ce qu'elle a pourvu le plus faible d'autant de force qu'il en faut pour résister quand il lui plaît; la raison, en ce qu'une violence réelle est non seulement le plus brutal de tous les actes, mais le plus contraire à sa fin, soit parce que l'homme déclare ainsi la guerre à sa compagne, et l'autorise à défendre sa personne et sa liberté aux dépens même de la vie de l'agresseur, soit parce que la femme seule est juge de l'état où elle se trouve, et qu'un enfant n'aurait point de père si tout homme en pouvait usurper les droits.

[1261:] Voici donc une troisième conséquence de la constitution des sexes, c'est que le plus fort soit le maître en apparence, et dépende en effet du plus faible; et cela non par un frivole usage de galanterie, ni par une orgueilleuse générosité de protecteur, mais par une invariable loi de la nature, qui, donnant à la femme plus de facilité d'exciter les désirs qu'à l'homme de les satisfaire, fait dépendre celui-ci, malgré qu'il en ait, du bon plaisir de l'autre, et le contraint de chercher à son tour à lui plaire pour obtenir qu'elle consente à le laisser être le plus fort. Alors ce qu'il y a de plus doux pour l'homme dans sa victoire est de douter si c'est la faiblesse qui cède à la force, ou si c'est la volonté qui se rend; et la ruse ordinaire de la femme est de laisser toujours ce doute entre elle et lui. L'esprit des femmes répond en ceci parfaitement à leur constitution: loin de rougir de leur faiblesse, elles en font gloire: leurs tendres muscles sont sans résistance: elles affectent de ne pouvoir soulever les plus légers fardeaux; elles auraient honte d'être fortes. Pourquoi cela ? Ce n'est pas seulement pour paraître délicates, c'est par une précaution plus adroite; elles se ménagent de loin des excuses et le droit d'être faibles au besoin.

[1262:] Le progrès des lumières acquises par nos vices a beaucoup changé sur ce point les anciennes opinions parmi nous, et l'on ne parle plus guère de violences depuis qu'elles sont si peu nécessaires et que les hommes n'y croient plus; au lieu qu'elles sont très communes dans les hautes antiquités grecques et juives, parce que ces mêmes opinions sont dans la simplicité de la nature, et que la seule expérience du libertinage a pu les déraciner. Si l'on cite de nos jours moins d'actes de violence, ce n'est sûrement pas que les hommes soient plus tempérants, mais c'est qu'ils ont moins de crédulité, et que telle plainte, qui jadis eût persuadé des peuples simples, ne ferait de nos jours qu'attirer les ris des moqueurs; on gagne davantage à se taire. Il y a dans le Deutéronome une loi par laquelle une fille abusée était punie avec le séducteur, si le délit avait été commis dans la ville; mais s'il avait été commis à la campagne ou dans des lieux écartés, l'homme seul était puni; Car, dit la loi, la fille a crié et n'a point été entendue. Cette bénigne interprétation apprenait aux filles à ne pas se laisser surprendre en des lieux fréquentés.

[1263:] L'effet de ces diversités d'opinions sur les m&#156;urs est sensible. La galanterie moderne en est l'ouvrage. Les hommes, trouvant que leurs plaisirs dépendaient plus de la volonté du beau sexe qu'ils n'avaient cru, ont captivé cette volonté par des complaisances dont il les a bien dédommagés.

[1264:] Voyez comment le physique nous amène insensiblement au moral, et comment de la grossière union des sexes naissent peu à peu les plus douces lois de l'amour. L'empire des femmes n'est point à elles parce que les hommes l'ont voulu, mais parce que ainsi le veut la nature: il était à elles avant qu'elles parussent l'avoir. Ce même Hercule, qui crut faire violence aux cinquante filles de Thespius, fut pourtant contraint de filer près d'Omphale; et le fort Samson n'était pas si fort que Dalila. Cet empire est aux femmes, et ne peut leur être ôté, même quand elles en abusent: si jamais elles pouvaient le perdre, il y a longtemps qu'elles l'auraient perdu.

[1265:] Il n'y a nulle parité entre les deux sexes quant à la conséquence du sexe. Le mâle n'est mâle qu'en certains instants, la femelle est femelle toute sa vie, ou du moins toute sa jeunesse; tout la rappelle sans cesse à son sexe, et, pour en bien remplir les fonctions, il lui faut une constitution qui s'y rapporte. Il lui faut du ménagement durant sa grossesse; il lui faut du repos dans ses couches; il lui faut une vie molle et sédentaire pour allaiter ses enfants; il lui faut, pour les élever, de la patience et de la douceur, un zèle, une affection que rien ne rebute; elle sert de liaison entre eux et leur père, elle seule les lui fait aimer et lui donne la confiance de les appeler siens. Que de tendresse et de soin ne lui faut-il point pour maintenir dans l'union toute la famille! Et enfin tout cela ne doit pas être des vertus, mais des goûts, sans quoi l'espèce humaine serait bientôt éteinte.

[1266:] La rigidité des devoirs relatifs des deux sexes n'est ni ne peut être la même. Quand la femme se plaint là-dessus de l'injuste inégalité qu'y met l'homme, elle a tort; cette inégalité n'est point une institution humaine, ou du moins elle n'est point l'ouvrage du préjugé, mais de la raison: c'est à celui des deux que la nature a chargé du dépôt des enfants d'en répondre à l'autre. Sans doute il n'est permis à personne de violer sa foi, et tout mari infidèle qui prive sa femme du seul prix des austères devoirs de son sexe est un homme injuste et barbare; mais la femme infidèle fait plus, elle dissout la famille et brise tous les liens de la nature; en donnant à l'homme des enfants qui ne sont pas à lui, elle trahit les uns et les autres, elle joint la perfidie à l'infidélité. J'ai peine à voir quel désordre et quel crime ne tient pas à celui-là. S'il est un état affreux au monde, c'est celui d'un malheureux père qui, sans confiance en sa femme, n'ose se livrer aux plus doux sentiments de son c&#156;ur, qui doute, en embrassant son enfant, s'il n'embrasse point l'enfant d'un autre, le gage de son déshonneur, le ravisseur du bien de ses propres enfants. Qu'est-ce alors que la famille, si ce n'est une société d'ennemis secrets qu'une femme coupable arme l'un contre l'autre, en les forçant de feindre de s'entr'aimer?

[1267:] Il n'importe donc pas seulement que la femme soit fidèle, mais qu'elle soit jugée telle par son mari, par ses proches, par tout le monde; il importe qu'elle soit modeste, attentive, réservée, et qu'elle porte aux yeux d'autrui, comme en sa propre conscience, le témoignage de sa vertu. Enfin s'il importe qu'un père aime ses enfants, il importe qu'il estime leur mère. Telles sont les raisons qui mettent l'apparence même au nombre des devoirs des femmes, et leur rendent l'honneur et la réputation non moins indispensables que la chasteté. De ces principes dérive, avec la différence morale des sexes, un motif nouveau de devoir et de convenance, qui prescrit spécialement aux femmes l'attention la plus scrupuleuse sur leur conduite, sur leurs manières, sur leur maintien. Soutenir vaguement que les deux sexes sont égaux, et que leurs devoirs sont les mêmes, c'est se perdre en déclamations vaines, c'est ne rien dire tant qu'on ne répondra pas à cela.

[1268:] N'est-ce pas une manière de raisonner bien solide, de donner des exceptions pour réponse à des lois générales aussi bien fondées? Les femmes, dites-vous, ne font pas toujours des enfants! Non, mais leur destination propre est d'en faire. Quoi! parce qu'il y a dans l'univers une centaine de grandes villes où les femmes, vivant dans la licence, font peu d'enfants, vous prétendez que l'état des femmes est d'en faire peu! Et que deviendraient vos villes, si les campagnes éloignées, où les femmes vivent plus simplement et plus chastement, ne réparaient la stérilité des dames ? Dans combien de provinces les femmes qui n'ont fait que quatre ou cinq enfants passent pour peu fécondes? Enfin, que telle ou telle femme fasse peu d'enfants, qu'importe? L'état de la femme est-il moins d'être mère? et n'est-ce pas par des lois générales que la nature et les m&#156;urs doivent pourvoir à cet état?

[1269:] Quand il y aurait entre les grossesses d'aussi longs intervalles qu'on le suppose, une femme changera-t-elle ainsi brusquement et alternativement de manière de vivre sans péril et sans risque? Sera-t-elle aujourd'hui nourrice et demain guerrière? Changera-t-elle de tempérament et de goûts comme un caméléon de couleurs? Passera-t-elle tout à coup de l'ombre de la clôture et des soins domestiques aux injures de l'air, aux travaux, aux fatigues, aux périls de la guerre? Sera-t-elle tantôt craintive et tantôt brave, tantôt délicate et tantôt robuste? Si les jeunes gens élevés dans Paris ont peine à supporter le métier des armes, des femmes qui n'ont jamais affronté le soleil, et qui savent à peine marcher, le supporteront-elles après cinquante ans de mollesse? Prendront-elles ce dur métier à l'âge où les hommes le quittent?

[1270:] Il y a des pays où les femmes accouchent presque sans peine et nourrissent leurs enfants presque sans soin; j'en conviens: mais dans ces mêmes pays les hommes vont demi-nus en tout temps, terrassent les bêtes féroces, portent un canot comme un havresac, font des chasses de sept ou huit cents lieues, dorment à l'air à plate terre, supportent des fatigues incroyables, et passent plusieurs jours sans manger. Quand les femmes deviennent robustes, les hommes le deviennent encore plus; quand les hommes s'amollissent, les femmes s'amollissent davantage; quand les deux termes changent également, la différence reste la même.

[1271:] Platon, dans sa République, donne aux femmes les mêmes exercices qu'aux hommes; je le crois bien. Ayant ôté de son gouvernement les familles particulières, et ne sachant plus que faire des femmes, il se vit forcé de les faire hommes. Ce beau génie avait tout combiné, tout prévu: il allait au-devant d'une objection que personne peut-être n'eût songé à lui faire; mais il a mal résolu celle qu'on lui fait. Je ne parle point de cette prétendue communauté de femmes, dont le reproche tant répété prouve que ceux qui le lui font ne l'ont jamais lu; je parle de cette promiscuité civile qui confond partout les deux sexes dans les mêmes emplois, dans les mêmes travaux, et ne peut manquer d'engendrer les plus intolérables abus; je parle de cette subversion des plus doux sentiments de la nature, immolés à un sentiment artificiel qui ne peut subsister que par eux: comme s'il ne fallait pas une prise naturelle pour former des liens de convention! comme si l'amour qu'on a pour ses proches n'était pas le principe de celui qu'on doit à l'Etat! comme si ce n &#145;était pas par la petite patrie, qui est la famille, que le c&#156;ur s'attache à la grande! comme si ce n'était pas le bon fils, le bon mari, le bon père, qui font le bon citoyen!

[1272:] Dès qu'une fois il est démontré que l'homme et la femme ne sont ni ne doivent être constitués de même, de caractère ni de tempérament, il s'ensuit qu'ils ne doivent pas avoir la même éducation. En suivant les directions de la nature, ils doivent agir de concert, mais ils ne doivent pas faire les mêmes choses; la fin des travaux est commune, mais les travaux sont différents, et par conséquent les goûts qui les dirigent. Après avoir tâché de former l'homme naturel, pour ne pas laisser imparfait notre ouvrage, voyons comment doit se former aussi la femme qui convient à cet homme.

[1273:] Voulez-vous toujours être bien guidé, suivez toujours les indications de la nature. Tout ce qui caractérise le sexe doit être respecté comme établi par elle. Vous dites sans cesse: les femmes ont tel et tel défaut que nous n'avons pas. Votre orgueil vous trompe; ce seraient des défauts pour vous, ce sont des qualités pour elles; tout irait moins bien si elles ne les avaient pas. Empêchez ces prétendus défauts de dégénérer, mais gardez-vous de les détruire.

[1274:] Les femmes, de leur côté, ne cessent de crier que nous les élevons pour être vaines et coquettes, que nous les amusons sans cesse à des puérilités pour rester plus facilement les maîtres; elles s'en prennent à nous des défauts que nous leur reprochons. Quelle folie! Et depuis quand sont-ce les hommes qui se mêlent de l'éducation des filles ? Qui est-ce qui empêche les mères de les élever comme il leur plaît? Elles n'ont point de collèges: grand malheur! Eh! plût à Dieu qu'il n'y en eût point pour les garçons! ils seraient plus sensément et plus honnêtement élevés. Force-t-on vos filles à perdre leur temps en niaiseries? Leur fait-on malgré elles passer la moitié de leur vie à leur toilette, à votre exemple? Vous empêche-ton de les instruire et faire instruire à votre gré? Est-ce notre faute si elles nous plaisent quand elles sont belles, si leurs minauderies nous séduisent, si l'art qu'elles apprennent de vous nous attire et nous flatte, si nous aimons à les voir mises avec goût, si nous leur laissons affiler à loisir les armes dont elles nous subjuguent? Eh! prenez le parti de les élever comme des hommes; ils y consentiront de bon c&#156;ur. Plus elles voudront leur ressembler, moins elles les gouverneront, et c'est alors qu'ils seront vraiment les maîtres.

[1275:] Toutes les facultés communes aux deux sexes ne leur sont pas également partagées; mais prises en tout, elles se compensent. La femme vaut mieux comme femme et moins comme homme; partout où elle fait valoir ses droits, elle a l'avantage; partout où elle veut usurper les nôtres, elle reste au-dessous de nous. On ne peut répondre à cette vérité générale que par des exceptions; constante manière d'argumenter des galants partisans du beau sexe.

[1276:] Cultiver dans les femmes les qualités de l'homme, et négliger celles qui leur sont propres, c'est donc visiblement travailler à leur préjudice. Les rusées le voient trop bien pour en être les dupes; en tâchant d'usurper nos avantages, elles n'abandonnent pas les leurs; mais il arrive de là que, ne pouvant bien ménager les uns et les autres parce qu'ils sont incompatibles, elles restent au-dessous de leur portée sans se mettre à la nôtre, et perdent la moitié de leur prix. Croyez-moi, mère judicieuse, ne faites point de votre fille un honnête homme, comme pour donner un démenti à la nature; faites-en une honnête femme, et soyez sûre qu'elle en vaudra mieux pour elle et pour nous.

[1277:] S'ensuit-il qu'elle doive être élevée dans l'ignorance de toute chose, et bornée aux seules fonctions du ménage? L'homme fera-t-il sa servante de sa compagne? Se privera-t-il auprès d'elle du plus grand charme de la société? Pour mieux l'asservir l'empêchera-t-il de rien sentir, de rien connaître ? En fera-t-il un véritable automate ? Non, sans doute; ainsi ne l'a pas dit la nature, qui donne aux femmes un esprit si agréable et si délié; au contraire, elle veut qu'elles pensent, qu'elles jugent, qu'elles aiment, qu'elles connaissent, qu'elles cultivent leur esprit comme leur figure; ce sont les armes qu'elle leur donne pour suppléer à la force qui leur manque et pour diriger la nôtre. Elles doivent apprendre beaucoup de choses, mais seulement celles qu'il leur convient de savoir.

[1278:] Soit que je considère la destination particulière du sexe, soit que j'observe ses penchants, soit que je compte ses devoirs, tout concourt également à m'indiquer la forme d'éducation qui lui convient. La femme et l'homme sont faits l'un pour l'autre, mais leur mutuelle dépendance n'est pas égale: les hommes dépendent des femmes par leurs désirs; les femmes dépendent des hommes et par leurs désirs et par leurs besoins; nous subsisterions plutôt sans elles qu'elles sans nous. Pour qu'elles aient le nécessaire, pour qu'elles soient dans leur état, il faut que nous le leur donnions, que nous voulions le leur donner, que nous les en estimions dignes; elles dépendent de nos sentiments, du prix que nous mettons à leur mérite, du cas que nous faisons de leurs charmes et de leurs vertus. Par la loi même de la nature, les femmes, tant pour elles que pour leurs enfants, sont à la merci des jugements des hommes: il ne suffit pas qu'elles soient estimables, il faut qu'elles soient estimées; il ne leur suffit pas d'être belles, il faut qu'elles plaisent; il ne leur suffit pas d'être sages, il faut qu'elles soient reconnues pour telles; leur honneur n'est pas seulement dans leur conduite, mais dans leur réputation, et il n'est pas possible que celle qui consent à passer pour infâme puisse jamais être honnête. L'homme, en bien faisant, ne dépend que de lui-même, et peut braver le jugement public; mais la femme, en bien faisant, n'a fait que la moitié de sa tâche, et ce que l'on pense d'elle ne lui importe pas moins que ce qu'elle est en effet. Il suit de là que le système de son éducation doit être à cet égard contraire à celui de la nôtre: l'opinion est le tombeau de la vertu parmi les hommes, et son trône parmi les femmes.

[1279:] De la bonne constitution des mères dépend d'abord celle des enfants; du soin des femmes dépend la première éducation des hommes; des femmes dépendent encore leurs m&#156;urs, leurs passions, leurs goûts, leurs plaisirs, leur bonheur même. Ainsi toute l'éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d'eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce: voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu'on doit leur apprendre dès leur enfance. Tant qu'on ne remontera pas à ce principe, on s'écartera du but, et tous les préceptes qu'on leur donnera ne serviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre.

[1280:] Mais, quoique toute femme veuille plaire aux hommes et doive le vouloir, il y a bien de la différence entre vouloir plaire à l'homme de mérite, à l'homme vraiment aimable, et vouloir plaire à ces petits agréables qui déshonorent leur sexe et celui qu'ils imitent. Ni la nature ni la raison ne peuvent porter la femme à aimer dans les hommes ce qui lui ressemble, et ce n'est pas non plus en prenant leurs manières qu'elle doit chercher à s'en faire aimer.

[1281:] Lors donc que, quittant le ton modeste et posé de leur sexe, elles prennent les airs de ces étourdis, loin de suivre leur vocation, elles y renoncent; elles s'ôtent à elles-mêmes les droits qu'elles pensent usurper. Si nous étions autrement, disent-elles, nous ne plairions point aux hommes. Elles mentent. Il faut être folle pour aimer les fous; le désir d'attirer ces gens-là montre le goût de celle qui s'y livre. S'il n'y avait point d'hommes frivoles, elle se presserait d'en faire; et leurs frivolités sont bien plus son ouvrage que les siennes ne sont le leur. La femme qui aime les vrais hommes, et qui veut leur plaire, prend des moyens assortis à son dessein. La femme est coquette par état; mais sa coquetterie change de forme et d'objet selon ses vues; réglons ces vues sur celles de la nature, la femme aura l'éducation qui lui convient.

[1282:] Les petites filles, presque en naissant, aiment la parure: non contentes d'être jolies, elles veulent qu'on les trouve telles: on voit dans leurs petits airs que ce soin les occupe déjà; et à peine sont-elles en état d'entendre ce qu'on leur dit, qu'on les gouverne en leur parlant de ce qu'on pensera d'elles. Il s'en faut bien que le même motif très indiscrètement proposé aux petits garçons n'ait sur eux le même empire. Pourvu qu'ils soient indépendants et qu'ils aient du plaisir, ils se soucient fort peu de ce qu'on pourra penser d'eux. Ce n'est qu'à force de temps et de peine qu'on les assujettit à la même loi.

[1283:] De quelque part que vienne aux filles cette première leçon, elle est très bonne. Puisque le corps naît pour ainsi dire avant l'âme, la première culture doit être celle du corps: cet ordre est commun aux deux sexes. Mais l'objet de cette culture est différent; dans l'un cet objet est le développement des forces, dans l'autre il est celui des agréments: non que ces qualités doivent être exclusives dans chaque sexe, l'ordre seulement est renversé; il faut assez de force aux femmes pour faire tout ce qu'elles font avec grâce; il faut assez d'adresse aux hommes pour faire tout ce qu'ils font avec facilité.

[1284:] Par l'extrême mollesse des femmes commence celle des hommes. Les femmes ne doivent pas être robustes comme eux, mais pour eux, pour que les hommes qui naîtront d'elles le soient aussi. En ceci, les couvents, où les pensionnaires ont une nourriture grossière, mais beaucoup d'ébats, de courses, de jeux en plein air et dans des jardins, sont à préférer à la maison paternelle, où une fille, délicatement nourrie, toujours flattée ou tancée, toujours assise sous les yeux de sa mère dans une chambre bien close, n'ose se lever, ni marcher, ni parler, ni souffler, et n'a pas un moment de liberté pour jouer, sauter, courir, crier, se livrer à la pétulance naturelle à son âge: toujours ou relâchement dangereux ou sévérité mal entendue; jamais rien selon la raison. Voilà comment on ruine le corps et le c&#156;ur de la jeunesse.

[1285:] Les filles de Sparte s'exerçaient, comme les garçons, aux jeux militaires, non pour aller à la guerre, mais pour porter un jour des enfants capables d'en soutenir les fatigues. Ce n'est pas là ce que j'approuve: il n'est pas nécessaire pour donner des soldats à l'Etat que les mères aient porté le mousquet et fait l'exercice à la prussienne; mais je trouve qu'en général l'éducation grecque était très bien entendue en cette partie. Les jeunes filles paraissaient souvent en public, non pas mêlées avec les garçons, mais rassemblées entre elles. Il n'y avait presque pas une fête, pas un sacrifice, pas une cérémonie, où l'on ne vît des bandes de filles des premiers citoyens couronnées de fleurs, chantant des hymnes, formant des ch&#156;urs de danses, portant des corbeilles, des vases, des offrandes, et présentant aux sens dépravés des Grecs un spectacle charmant et propre à balancer le mauvais effet de leur indécente gymnastique. Quelque impression que fît cet usage sur les c&#156;urs des hommes, toujours était-il excellent pour donner au sexe une bonne constitution dans la jeunesse par des exercices agréables, modérés, salutaires, et pour aiguiser et former son goût par le désir continuel de plaire, sans jamais exposer ses m&#156;urs.

[1286:] Sitôt que ces jeunes personnes étaient mariées, on ne les voyait plus en public; renfermées dans leurs maisons, elles bornaient tous leurs soins à leur ménage et à leur famille. Telle est la manière de vivre que la nature et la raison prescrivent au sexe. Aussi de ces mères-là naissaient les hommes les plus sains, les plus robustes, les mieux faits de la terre; et malgré le mauvais renom de quelques îles, il est constant que de tous les peuples du monde, sans en excepter même les Romains, on n'en cite aucun où les femmes aient été à la fois plus sages et plus aimables, et aient mieux réuni les m&#156;urs à la beauté, que l'ancienne Grèce.

[1287:] On sait que l'aisance des vêtements qui ne gênaient point le corps contribuait beaucoup à lui laisser dans les deux sexes ces belles proportions qu'on voit dans leurs statues, et qui servent encore de modèle à l'art quand la nature défigurée a cessé de lui en fournir parmi nous. De toutes ces entraves gothiques, de ces multitudes de ligatures qui tiennent de toutes parts nos membres en presse, ils n'en avaient pas une seule. Leurs femmes ignoraient l'usage de ces corps de baleine par lesquels les nôtres contrefont leur taille plutôt qu'elles ne la marquent. Je ne puis concevoir que cet abus, poussé en Angleterre à un point inconcevable, n'y fasse pas à la fin dégénérer l'espèce, et je soutiens même que l'objet d'agrément qu'on se propose en cela est de mauvais goût. Il n'est point agréable de voir une femme coupée en deux comme une guêpe; cela choque la vue et fait souffrir l'imagination. La finesse de la taille a, comme tout le reste, ses proportions, sa mesure, passé laquelle elle est certainement un défaut: ce défaut serait même frappant à l'&#156;il sur le nu: pourquoi serait-il une beauté sous le vêtement!

[1288:] Je n'ose presser les raisons sur lesquelles les femmes s'obstinent à s'encuirasser ainsi: un sein qui tombe, un ventre qui grossit, etc., cela déplaît fort, j'en conviens, dans une personne de vingt ans, mais cela ne choque plus à trente; et comme il faut en dépit de nous être en tout temps ce qu'il plaît à la nature, et que l'&#156;il de l'homme ne s'y trompe point, ces défauts sont moins déplaisants à tout âge que la sotte affectation d'une petite fille de quarante ans.

[1289:] Tout ce qui gêne et contraint la nature est de mauvais goût; cela est vrai des parures du corps comme des ornements de l'esprit. La vie, la santé, la raison, le bien-être doivent aller avant tout; la grâce ne va point sans l'aisance; la délicatesse n'est pas la langueur, et il ne faut pas être malsaine pour plaire. On excite la pitié quand on souffre; mais le plaisir et le désir cherchent la fraîcheur de la santé.

[1290:] Les enfants des deux sexes ont beaucoup d'amusements communs, et cela doit être; n'en ont-ils pas de même étant grands ? Ils ont aussi des goût propres qui les distinguent. Les garçons cherchent le mouvement et le bruit: des tambours, des sabots, de petits carrosses; les filles aiment mieux ce qui donne dans la vue et sert à l'ornement: des miroirs, des bijoux, des chiffons, surtout des poupées: la poupée est l'amusement spécial de ce sexe; voilà très évidemment son goût déterminé sur sa destination. Le physique de l'art de plaire est dans la parure: c'est tout ce que des enfants peuvent cultiver de cet art.

[1291:] Voyez une petite fille passer la journée autour de sa poupée, lui changer sans cesse d'ajustement, l'habiller, la déshabiller cent et cent fois, chercher continuellement de nouvelles combinaisons d'ornements bien ou mal assortis, il n'importe; les doigts manquent d'adresse, le goût n'est pas formé, mais déjà le penchant se montre; dans cette éternelle occupation le temps coule sans qu'elle y songe; les heures passent, elle n'en sait rien; elle oublie les repas mêmes, elle a plus faim de parure que d'aliment. Mais, direz-vous, elle pare sa poupée et non sa personne. Sans doute; elle voit sa poupée et ne se voit pas, elle ne peut rien faire pour elle-même, elle n'est pas formée, elle n'a ni talent ni force, elle n'est rien encore, elle est toute dans sa poupée, elle y met toute sa coquetterie. Elle ne l'y laissera pas toujours, elle attend le moment d'être sa poupée elle-même.

[1292:] Voilà donc un premier goût bien décidé: vous n'avez qu'à le suivre et le régler. Il est sûr que la petite voudrait de tout son c&#156;ur savoir orner sa poupée, faire ses n&#156;uds de manche, son fichu, son falbala, sa dentelle; en tout cela on la fait dépendre si durement du bon plaisir d'autrui, qu'il lui serait bien plus commode de tout devoir à son industrie. Ainsi vient la raison des premières leçons qu'on lui donne: ce ne sont pas des tâches qu'on lui prescrit, ce sont des bontés qu'on a pour elle. Et en effet, presque toutes les petites filles apprennent avec répugnance à lire et à écrire; mais, quant à tenir l'aiguille, c'est ce qu'elles apprennent toujours volontiers. Elles s'imaginent d'avance être grandes, et songent avec plaisir que ces talents pourront un jour leur servir à se parer.

[1293:] Cette première route ouverte est facile à suivre: la couture, la broderie, la dentelle viennent d'elles-mêmes. La tapisserie n'est plus si fort à leur gré: les meubles sont trop loin d'elles, ils ne tiennent point à la personne, ils tiennent à d'autres opinions. La tapisserie est l'amusement des femmes; de jeunes filles n'y prendront jamais un fort grand plaisir.

[1294:] Ces progrès volontaires s'étendront aisément jusqu'au dessin, car cet art n'est pas indifférent à celui de se mettre avec goût: mais je ne voudrais point qu'on les appliquât au paysage, encore moins à la figure. Des feuillages, des fruits, des fleurs, des draperies, tout ce qui peut servir à donner un contour élégant aux ajustements, et à faire soi-même un patron de broderie quand on n'en trouve pas à son gré, cela leur suffit. En général, s'il importe aux hommes de borner leurs études à des connaissances d'usage, cela importe encore plus aux femmes, parce que la vie de celles-ci, bien que moins laborieuse, étant ou devant être plus assidue à leurs soins, et plus entrecoupée de soins divers, ne leur permet de se livrer par choix à aucun talent au préjudice de leurs devoirs.

[1295:] Quoi qu'en disent les plaisants, le bon sens est également des deux sexes. Les filles en général sont plus dociles que les garçons, et l'on doit même user sur elles de plus d'autorité, comme je le dirai tout à l'heure; mais il ne s'ensuit pas que l'on doive exiger d'elles rien dont elles ne puissent voir l'utilité; l'art des mères est de la leur montrer dans tout ce qu'elles leur prescrivent, et cela est d'autant plus aisé, que l'intelligence dans les filles est plus précoce que dans les garçons. Cette règle bannit de leur sexe, ainsi que du nôtre, non seulement toutes les études oisives qui n'aboutissent à rien de bon et ne rendent pas même plus agréables aux autres ceux qui les ont faites, mais même toutes celles dont l'utilité n'est pas de l'âge, et où l'enfant ne peut la prévoir dans un âge plus avancé. Si je ne veux pas qu'on presse un garçon d'apprendre à lire, à plus forte raison je ne veux pas qu'on y force de jeunes filles avant de leur faire bien sentir à quoi sert la lecture; et, dans la manière dont on leur montre ordinairement cette utilité, on suit bien plus sa propre idée que la leur. Après tout, où est la nécessité qu'une fille sache lire et écrire de si bonne heure? Aura-t-elle si tôt un ménage à gouverner? Il y en a bien peu qui ne fassent plus d'abus que d'usage de cette fatale science; et toutes sont un peu trop curieuses pour ne pas l'apprendre sans qu'on les y force, quand elles en auront le loisir et l'occasion. Peut-être devraient-elles apprendre à chiffrer avant tout; car rien n'offre une utilité plus sensible en tout temps, ne demande un plus long usage, et ne laisse tant de prise à l'erreur que les comptes. Si la petite n'avait les cerises de son goûter que par une opération d'arithmétique, je vous réponds qu'elle saurait bientôt calculer.

[1296:] Je connais une jeune personne qui apprit à écrire plus tôt qu'à lire, et qui commença d'écrire avec l'aiguille avant que d'écrire avec la plume. De toute l'écriture elle ne voulut d'abord faire que des O. Elle faisait incessamment des O grands et petits, des O de toutes les tailles, des O les uns dans les autres, et toujours tracés à rebours. Malheureusement un jour qu'elle était occupée à cet utile exercice, elle se vit dans un miroir; et, trouvant que cette attitude contrainte lui donnait mauvaise grâce, comme une autre Minerve, elle jeta la plume, et ne voulut plus faire des O. Son frère n'aimait pas plus à écrire qu'elle; mais ce qui le fâchait était la gêne, et non pas l'air qu'elle lui donnait. On prit un autre tour pour la ramener à l'écriture; la petite fille était délicate et vaine, elle n'entendait point que son linge servît à ses s&#156;urs; on le marquait, on ne voulut plus le marquer; il fallut le marquer elle-même: on conçoit le reste du progrès.

[1297:] Justifiez toujours les soins que vous imposez aux jeunes filles, mais imposez-leur-en toujours. L'oisiveté et l'indocilité sont les deux défauts les plus dangereux pour elles, et dont on guérit le moins quand on les a contractés. Les filles doivent être vigilantes et laborieuses; ce n'est pas tout: elles doivent être gênées de bonne heure. Ce malheur, si c'en est un pour elles, est inséparable de leur sexe; et jamais elles ne s'en délivrent que pour en souffrir de bien plus cruels. Elles seront toute leur vie asservies à la gêne la plus continuelle et la plus sévère, qui est celle des bienséances. Il faut les exercer d'abord à la contrainte, afin qu'elle ne leur coûte jamais rien; à dompter toutes leurs fantaisies, pour les soumettre aux volontés d'autrui. Si elles voulaient toujours travailler, on devrait quelquefois les forcer à ne rien faire. La dissipation, la frivolité, l'inconstance, sont les défauts qui naissent aisément de leurs premiers goûts corrompus et toujours suivis. Pour prévenir cet abus, apprenez-leur surtout à se vaincre. Dans nos insensés établissements, la vie de l'honnête femme est un combat perpétuel contre elle-même; il est juste que ce sexe partage la peine des maux qu'il nous a causés.

[1298:] Empêchez que les filles ne s'ennuient dans leurs occupations et ne se passionnent dans leurs amusements, comme il arrive toujours dans les éducations vulgaires, où l'on met, comme dit Fénelon, tout l'ennui d'un côté et tout le plaisir de l'autre. Le premier de ces deux inconvénients n'aura lieu, si on suit les règles précédentes, que quand les personnes qui seront avec elles leur déplairont. Une petite fille qui aimera sa mère ou sa mie travaillera tout le jour à ses côtés sans ennui; le babil seul la dédommagera de toute sa gêne. Mais, si celle qui la gouverne lui est insupportable, elle prendra dans le même dégoût tout ce qu'elle fera sous ses yeux. Il est très difficile que celles qui ne se plaisent pas avec leurs mères plus qu'avec personne au monde puissent un jour tourner à bien; mais, pour juger de leurs vrais sentiments, il faut les étudier, et non pas se fier à ce qu'elles disent; car elles sont flatteuses, dissimulées, et savent de bonne heure se déguiser. On ne doit pas non plus leur prescrire d'aimer leur mère; l'affection ne vient point par devoir, et ce n'est pas ici que sert la contrainte. L'attachement, les soins, la seule habitude, feront aimer la mère de la fille, si elle ne fait rien pour s'attirer sa haine. La gêne même où elle la tient, bien dirigée, loin d'affaiblir cet attachement, ne fera que l'augmenter, parce que la dépendance étant un état naturel aux femmes, les filles se sentent faites pour obéir.

[1299:] Par la même raison qu'elles ont ou doivent avoir peu de liberté, elles portent à l'excès celle qu'on leur laisse; extrêmes en tout, elles se livrent à leurs jeux avec plus d'emportement encore que les garçons: c'est le second des inconvénients dont je viens de parler. Cet emportement doit être modéré; car il est la cause de plusieurs vices particuliers aux femmes, comme, entre autres, le caprice de l'engouement, par lequel une femme se transporte aujourd'hui pour tel objet qu'elle ne regardera pas demain. L'inconstance des goûts leur est aussi funeste que leur excès, et l'un et l'autre leur vient de la même source. Ne leur ôtez pas la gaieté, les ris, le bruit, les folâtres jeux; mais empêchez qu'elles ne se rassasient de l'un pour courir à l'autre; ne souffrez pas qu'un seul instant dans leur vie elles ne connaissent plus de frein. Accoutumez-les à se voir interrompre au milieu de leurs jeux, et ramener à d'autres soins sans murmurer. La seule habitude suffit encore en ceci, parce qu'elle ne fait que seconder la nature.

[1300:] Il résulte de cette contrainte habituelle une docilité dont les femmes ont besoin toute leur vie, puisqu'elles ne cessent jamais d'être assujetties ou à un homme, ou aux jugements des hommes, et qu'il ne leur est jamais permis de se mettre au-dessus de ces jugements. La première et la plus importante qualité d'une femme est la douceur: faite pour obéir à un être aussi imparfait que l'homme, souvent si plein de vices, et toujours si plein de défauts, elle doit apprendre de bonne heure à souffrir même l'injustice et à supporter les torts d'un mari sans se plaindre; ce n'est pas pour lui, c'est pour elle qu'elle doit être douce. L'aigreur et l'opiniâtreté des femmes ne font jamais qu'augmenter leurs maux et les mauvais procédés des maris; ils sentent que ce n'est pas avec ces armes-là qu'elles doivent les vaincre. Le ciel ne les fit point insinuantes et persuasives pour devenir acariâtres; il ne les fit point faibles pour être impérieuses; il ne leur donna point une voix si douce pour dire des injures; il ne leur fit point des traits si délicats pour les défigurer par la colère. Quand elles se fâchent, elles s'oublient: elles ont souvent raison de se plaindre, mais elles ont toujours tort de gronder. Chacun doit garder le ton de son sexe; un mari trop doux peut rendre une femme impertinente; mais, à moins qu'un homme ne soit un monstre, la douceur d'une femme le ramène, et triomphe de lui tôt ou tard.

[1301:] Que les filles soient toujours soumises, mais que les mères ne soient pas toujours inexorables. Pour rendre docile une jeune personne, il ne faut pas la rendre malheureuse; pour la rendre modeste, il ne faut pas l'abrutir; au contraire, je ne serais pas fâch&eacuteacute; qu'on lui laissât mettre quelquefois un peu d'adresse, non pas à éluder la punition dans sa désobéissance, mais à se faire exempter d'obéir. Il n'est pas question de lui rendre sa dépendance pénible, il suffit de la lui faire sentir. La ruse est un talent naturel au sexe; et, persuadé que tous les penchants naturels sont bons et droits par eux-mêmes, je suis d'avis qu'on cultive celui-là comme les autres: il ne s'agit que d'en prévenir l'abus.

[1302:] Je m'en rapporte sur la vérité de cette remarque à tout observateur de bonne foi. Je ne veux point qu'on examine là-dessus les femmes mêmes: nos gênantes institutions peuvent les forcer d'aiguiser leur esprit. Je veux qu'on examine les filles, les petites filles, qui ne font pour ainsi dire que de naître: qu'on les compare avec les petits garçons de même âge; et, si ceux-ci ne paraissent lourds, étourdis, bêtes, auprès d'elles, j'aurai tort incontestablement. Qu'on me permette un seul exemple pris dans toute la naïveté puérile.

[1303:] Il est très commun de défendre aux enfants de rien demander à table; car on ne croit jamais mieux réussir dans leur éducation qu'en la surchargeant de préceptes inutiles, comme si un morceau de ceci ou de cela n &#145;était pas bientôt accordé ou refusé, sans faire mourir sans cesse un pauvre enfant d'une convoitise aiguisée par l'espérance. Tout le monde sait l'adresse d'un jeune garçon soumis à cette loi, lequel, ayant été oublié à table, s'avisa de demander du sel, etc. Je ne dirai pas qu'on pouvait le chicaner pour avoir demandé directement du sel et indirectement de la viande; l'omission était si cruelle, que, quand il eût enfreint ouvertement la loi et dit sans détour qu'il avait faim, je ne puis croire qu'on l'en eût puni. Mais voici comment s'y prit, en ma présence, une petite fille de six ans dans un cas beaucoup plus difficile; car, outre qu'il lui était rigoureusement défendu de demander jamais rien ni directement ni indirectement, la désobéissance n'eût pas été graciable, puisqu'elle avait mangé de tous les plats, hormis un seul, dont on avait oublié de lui donner, et qu'elle convoitait beaucoup.

[1304:] Or, pour obtenir qu'on réparât cet oubli sans qu'on pût l'accuser de désobéissance, elle fit en avançant son doigt la revue de tous les plats, disant tout haut, à mesure qu'elle les montrait: J'ai mangé de ça,j'ai mangé de ça; mais elle affecta si visiblement de passer sans rien dire celui dont elle n'avait point mangé, que quelqu'un s'en apercevant lui dit: Et de cela, en avez-vous mangé ? Oh! non, reprit doucement la petite gourmande en baissant les yeux. Je n'ajouterai rien; comparez: ce tour-ci est une ruse de fille, l'autre est une ruse de garçon.

[1305:] Ce qui est est bien, et aucune loi générale n'est mauvaise. Cette adresse particulière donnée au sexe est un dédommagement très équitable de la force qu'il a de moins; sans quoi la femme ne serait pas la compagne de l'homme, elle serait son esclave: c'est par cette supériorité de talent qu'elle se maintient son égale, et qu'elle le gouverne en lui obéissant. La femme a tout contre elle, nos défauts, sa timidité, sa faiblesse; elle n'a pour elle que son art et sa beauté. N'est-il pas juste qu'elle cultive l'un et l'autre? Mais la beauté n'est pas générale; elle périt par mille accidents, elle passe avec les années; l'habitude en détruit l'effet. L'esprit seul est la véritable ressource du sexe: non ce sot esprit auquel on donne tant de prix dans le monde, et qui ne sert à rien pour rendre la vie heureuse, mais l'esprit de son état, l'art de tirer parti du nôtre, et de se prévaloir de nos propres avantages. On ne sait pas combien cette adresse des femmes nous est utile à nous-mêmes, combien elle ajoute de charme à la société des deux sexes, combien elle sert à réprimer la pétulance des enfants, combien elle contient de maris brutaux, combien elle maintient de bons ménages, que la discorde troublerait sans cela. Les femmes artificieuses et méchantes en abusent, je le sais bien; mais de quoi le vice n'abuse-t-il pas ? Ne détruisons point les instruments du bonheur parce que les méchants s'en servent quelquefois à nuire.

[1306:] On peut briller par la parure, mais on ne plaît que par la personne. Nos ajustements ne sont point nous; souvent ils déparent à force d'être recherchés, et souvent ceux qui font le plus remarquer celle qui les porte sont ceux qu'on remarque le moins. L'éducation des jeunes filles est en ce point tout à fait à contresens. On leur promet des ornements pour récompense, on leur fait aimer les atours recherchés: Qu'elle est belle! leur dit-on quand elles sont fort parées. E t tout au contraire on devrait leur faire entendre que tant d'ajustement n'est fait que pour cacher des défauts, et que le vrai triomphe de la beauté est de briller par elle-même. L'amour des modes est de mauvais goût, parce que les visages ne changent pas avec elles, et que la figure restant la même, ce qui lui sied une fois lui sied toujours.

[1307:] Quand je verrais la jeune fille se pavaner dans ses atours, je paraîtrais inquiet de sa figure ainsi déguisée et de ce qu'on en pourra penser; je dirais: Tous ces ornements la parent trop, c'est dommage: croyez-vous qu'elle en pût supporter de plus simples? est-elle assez belle pour se passer de ceci ou de cela? Peut-être sera-t-elle alors la première à prier qu'on lui ôte cet ornement, et qu'on juge: c'est le cas de l'applaudir, s'il y a lieu. Je ne la louerais jamais tant que quand elle serait le plus simplement mise. Quand elle ne regardera la parure que comme un supplément aux grâces de la personne et comme un aveu tacite qu'elle a besoin de secours pour plaire, elle ne sera point fière de son ajustement, elle en sera humble; et si, plus parée que de coutume, elle s'entend dire: Qu'elle est belle! elle en rougira de dépit.

[1308:] Au reste, il y a des figures qui ont besoin de parure, mais il n'y en a point qui exigent de riches atours. Les parures ruineuses sont la vanité du rang et non de la personne, elles tiennent uniquement au préjugé. La véritable coquetterie est quelque fois recherchée, mais elle n'est jamais fastueuse; et Junon se mettait plus superbement que Vénus. Ne pouvant la faire belle, tu la fais riche, disait Apelle à un mauvais peintre qui peignait Hélène fort chargée d'atours. J'ai aussi remarqué que les plus pompeuses parures annonçaient le plus souvent de laides femmes; on ne saurait avoir une vanité plus maladroite. Donnez à une jeune fille qui ait du goût, et qui méprise la mode, des rubans, de la gaze, de la mousseline et des fleurs; sans diamants, sans pompons, sans dentelles, elle va se faire un ajustement qui la rendra cent fois plus charmante que n'eussent fait tous les brillants chiffons de la Duchapt.

[1309:] Comme ce qui est bien est toujours bien, et qu'il faut être toujours le mieux qu'il est possible, les femmes qui se connaissent en ajustements choisissent les bons, s'y tiennent; et, n'en changeant pas tous les jours, elles en sont moins occupées que celles qui ne savent à quoi se fixer. Le vrai soin de la parure demande peu de toilette. Les jeunes demoiselles ont rarement des toilettes d'appareil; le travail, les leçons, remplissent leur journée; cependant, en général, elles sont mises, au rouge près, avec autant de soin que les dames, et souvent de meilleur goût. L'abus de la toilette n'est pas ce qu'on pense, il vient bien plus d'ennui que de vanité. Une femme qui passe six heures à sa toilette n'ignore point qu'elle n'en sort pas mieux mise que celle qui n'y passe qu'une demi-heure; mais c'est autant de pris sur l'assommante longueur du temps, et il vaut mieux s'amuser de soi que de s'ennuyer de tout. Sans la toilette, que ferait-on de la vie depuis midi jusqu'à neuf heures? En rassemblant des femmes autour de soi, on s'amuse à les impatienter, c'est déjà quelque chose; on évite les tête-à-tête avec un mari qu'on ne voit qu'à cette heure-là, c'est beaucoup plus; et puis viennent les marchandes, les brocanteurs, les petits messieurs, les petits auteurs, les vers, les chansons, les brochures: sans la toilette on ne réunirait jamais si bien tout cela. Le seul profit réel qui tienne à la chose est le prétexte de s'étaler un peu plus que quand on est vêtue; mais ce profit n'est peut-être pas si grand qu'on pense, et les femmes à toilette n'y gagnent pas tant qu'elles diraient bien. Donnez sans scrupule une éducation de femme aux femmes, faites qu'elles aiment les soins de leur sexe, qu'elles aient de la modestie, qu'elles sachent veiller à leur ménage et s'occuper dans leur maison; la grande toilette tombera d'elle-même, et elles n'en seront mises que de meilleur goût.

[1310:] La première chose que remarquent en grandissant les jeunes personnes, c'est que tous ces agréments étrangers ne leur suffisent pas, si elles n'en ont qui soient à elles. On ne peut jamais se donner la beauté, et l'on n'est pas si tôt en état d'acquérir la coquetterie; mais on peut déjà chercher à donner un tour agréable à ses gestes, un accent flatteur à sa voix, à composer son maintien, à marcher avec légèreté, à prendre des attitudes gracieuses, et à choisir partout ses avantages. La voix s'étend, s'affermit, et prend du timbre; les bras se développent, la démarche s'assure, et l'on s'aperçoit que, de quelque manière qu'on soit mise, il y a un art de se faire regarder. Dès lors il ne s'agit plus seulement d'aiguille et d'industrie; de nouveaux talents se présentent, et font déjà sentir leur utilité.

[1311:] Je sais que les sévères instituteurs veulent qu'on n'apprenne aux jeunes filles ni chant, ni danse, ni aucun des arts agréables. Cela me paraît plaisant; et à qui veulent-ils donc qu'on les apprenne? Aux garçons? A qui des hommes ou des femmes appartient-il d'avoir ces talents par préférence? A personne, répondront-ils; les chansons profanes sont autant de crimes; la danse est une invention du démon, une jeune fille ne doit avoir d'amusement que son travail et la prière. Voilà d'étranges amusements pour un enfant de dix ans! Pour moi, j'ai grand-peur que toutes ces petites saintes qu'on force de passer leur enfance à prier Dieu ne passent leur jeunesse à tout autre chose, et ne réparent de leur mieux, étant mariées, le temps qu'elles pensent avoir perdu filles. J'estime qu'il faut avoir égard à ce qui convient à l'âge aussi bien qu'au sexe; qu'une jeune fille ne doit pas vivre comme sa grand-mère; qu'elle doit être vive, enjouée, folâtre, chanter, danser autant qu'il lui plaît, et goûter tous les innocents plaisirs de son âge; le temps ne viendra que trop tôt d'être posée et de prendre un maintien plus sérieux.

[1312:] Mais la nécessité de ce changement même est-elle bien réelle? n'est-elle point peut-être encore un fruit de nos préjugés ? En n'asservissant les honnêtes femmes qu'à de tristes devoirs, on a banni du mariage tout ce qui pouvait le rendre agréable aux hommes. Faut-il s'étonner si la taciturnité qu'ils voient régner chez eux les en chasse, ou s'ils sont peu tentés d'embrasser un état si déplaisant? A force d'outrer tous les devoirs, le christianisme les rend impraticables et vains; à force d'interdire aux femmes le chant, la danse, et tous les amusements du monde, il les rend maussades, grondeuses, insupportables dans leurs maisons. Il n'y a point de religion où le mariage soit soumis à des devoirs si sévères, et point où un engagement si saint soit si méprisé. On a tant fait pour empêcher les femmes d'être aimables, qu'on a rendu les maris indifférents. Cela ne devrait pas être; j'entends fort bien: mais moi je dis que cela devait être, puisque enfin les chrétiens sont hommes. Pour moi, je voudrais qu'une jeune Anglaise cultivât avec autant de soin les talents agréables pour plaire au mari qu'elle aura, qu'une jeune Albanaise les cultive pour le harem d'Ispahan. Les maris, dira-t-on, ne se soucient point trop de tous ces talents. Vraiment je le crois, quand ces talents, loin d'être employés à leur plaire, ne servent que d'amorce pour attirer chez eux de jeunes impudents qui les déshonorent. Mais pensez-vous qu'une femme aimable et sage, ornée de pareils talents, et qui les consacrerait à l'amusement de son mari, n'ajouterait pas au bonheur de sa vie, et ne l'empêcherait pas, sortant de son cabinet la tête épuisée, d'aller chercher des récréations hors de chez lui? Personne n'a-t-il vu d'heureuses familles ainsi réunies, où chacun sait fournir du sien aux amusements communs? Qu'il dise si la confiance et la familiarité qui s'y joint, si l'innocence et la douceur des plaisirs qu'on y goûte, ne rachètent pas bien ce que les plaisirs publics ont de plus bruyant?

[1313:] On a trop réduit en arts les talents agréables; on les a trop généralisés; on a tout fait maxime et précepte, et l'on a rendu fort ennuyeux aux jeunes personnes ce qui ne doit être pour elles qu'amusement et folâtres jeux. Je n'imagine rien de plus ridicule que de voir un vieux maître à danser ou à chanter aborder d'un air refrogné de jeunes personnes qui ne cherchent qu'à rire, et prendre pour leur enseigner sa frivole science un ton plus pédantesque et plus magistral que s'il s'agissait de leur catéchisme. Est-ce, par exemple, que l'art de chanter tient à la musique écrite? ne saurait-on rendre sa voix flexible et juste, apprendre à chanter avec goût, même a s accompagner, sans connaître une seule note? Le même genre de chant va-t-il à toutes les voix? la même méthode va-t-elle à tous les esprits ? On ne me fera jamais croire que les mêmes attitudes, les mêmes pas, les mêmes mouvements, les mêmes gestes, les mêmes danses conviennent à une petite brune vive et piquante, et à une grande belle blonde aux yeux languissants. Quand donc je vois un maître donner exactement à toutes deux les mêmes leçons, je dis: Cet homme suit sa routine, mais il n'entend rien à son art.

[1314:] On demande s'il faut aux filles des maîtres ou des maîtresses. Je ne sais: je voudrais bien qu'elles n'eussent besoin ni des uns ni des autres, qu'elles apprissent librement ce qu'elles ont tant de penchant à vouloir apprendre, et qu'on ne vît pas sans cesse errer dans nos villes tant de baladins chamarrés. J'ai quelque peine à croire que le commerce de ces gens-là ne soit pas plus nuisible à de jeunes filles que leurs leçons ne leur sont utiles, et que leur jargon, leur ton, leurs airs, ne donnent pas à leurs écolières le premier goût des frivolités, pour eux si importantes, dont elles ne tarderont guère, à leur exemple, de faire leur unique occupation.

[1315:] Dans les arts qui n'ont que l'agrément pour objet, tout peut servir de maître aux jeunes personnes: leur père, leur mère, leur frère, leur s&#156;ur, leurs amies, leurs gouvernantes, leur miroir, et surtout leur propre goût. On ne doit point offrir de leur donner leçon, il faut que ce soient elles qui la demandent; on ne doit point faire une tâche d'une récompense; et c'est surtout dans ces sortes d'études que le premier succès est de vouloir réussir. Au reste, s'il faut absolument des leçons en règle, je ne déciderai point du sexe de ceux qui les doivent donner. Je ne sais s'il faut qu'un maître a danser prenne une jeune écolière par sa main délicate et blanche, qu'il lui fasse accourcir la jupe, lever les yeux, déployer les bras, avancer un sein palpitant; mais je sais bien que pour rien au monde je ne voudrais être ce maître-là.

[1316:] Par l'industrie et les talents le goût se forme; par le goût l'esprit s'ouvre insensiblement aux idées du beau dans tous les genres, et enfin aux notions morales qui s'y rapportent. C'est peut-être une des raisons pourquoi le sentiment de la décence et de l'honnêteté s &#145;insinue plus tôt chez les filles que chez les garçons; car, pour croire que ce sentiment précoce soit l'ouvrage des gouvernantes, il faudrait être fort mal instruit de la tournure de l'esprit humain. Le talent de parler tient le premier rang dans l'art de plaire; c'est par lui seul qu'on peut ajouter de nouveaux charmes à ceux auxquels l'habitude accoutume les sens. C'est l'esprit qui non seulement vivifie le corps, mais qui le renouvelle en quelque sorte, c'est par la succession des sentiments et des idées qu'il anime et varie la physionomie; et c'est par les discours qu'il inspire que l'attention, tenue en haleine, soutient longtemps le même intérêt sur le même objet. C'est, je crois, par toutes ces raisons que les mêmes jeunes filles acquièrent si vite un petit babil agréable, qu'elles mettent de l'accent dans leurs propos, même avant que de les sentir, et que les hommes s'amusent si tôt à les écouter, même avant qu'elles puissent les entendre; ils épient le premier moment de cette intelligence pour pénétrer ainsi celui du sentiment.

[1317:] Les femmes ont la langue flexible; elles parlent plus tôt, plus aisément et plus agréablement que les hommes. On les accuse aussi de parler davantage: cela doit être, et je changerais volontiers ce reproche en éloge; la bouche et les yeux ont chez elles la même activité, et par la même raison. L'homme dit ce qu'il sait, la femme dit ce qui plaît; l'un pour parler a besoin de connaissance, et l'autre de goût; l'un doit avoir pour objet principal les choses utiles, l'autre les agréables. Leurs discours ne doivent avoir de formes communes que celles de la vérité.

[1318:] On ne doit donc pas contenir le babil des filles, comme celui de garçons, par cette interrogation dure: A quoi cela est-il bon? mais par cette autre, à laquelle il n'est pas plus aisé de répondre: Quel effet cela fera-t-il? Dans ce premier âge, où, ne pouvant discerner encore le bien et le mal, elles ne sont les juges de personne, elles doivent s &#145;imposer pour loi de ne jamais rien dire que d'agréable à ceux à qui elles parlent; et ce qui rend la pratique de cette règle. plus difficile est qu'elle reste toujours subordonnée à la première, qui est de ne jamais mentir.

[1319:] J'y vois bien d'autres difficultés encore, mais elles sont d'un âge plus avancé. Quant à présent, il n'en peut coûter aux jeunes filles pour être vraies que de l'être sans grossièreté; et comme naturellement cette grossièreté leur répugne, l'éducation leur apprend aisément à l'éviter. Je remarque en général, dans le commerce du monde, que la politesse des hommes est plus officieuse, et celle des femmes plus caressante. Cette différence n'est point d'institution, elle est naturelle. L'homme paraît chercher davantage à vous servir, et la femme à vous agréer. Il suit de là que, quoi qu'il en soit du caractère des femmes, leur politesse est moins fausse que la nôtre; elle ne fait qu'étendre leur premier instinct; mais quand un homme feint de préférer mon intérêt au sien propre, de quelque démonstration qu'il colore ce mensonge, je suis très sûr qu'il en fait un. Il n'en coûte donc guère aux femmes d'être polies, ni par conséquent aux filles d'apprendre à le devenir. La première leçon vient de la nature, l'art ne fait plus que la suivre, et déterminer suivant nos usages sous quelle forme elle doit se montrer. A l'égard de leur politesse entre elles, c'est tout autre chose; elles y mettent un air si contraint et des attentions si froides, qu'en se gênant mutuellement elles n'ont pas grand soin de cacher leur gêne, et semblent sincères dans leur mensonge en ne cherchant guère à le déguiser. Cependant les jeunes personnes se font quelquefois tout de bon des amitiés plus franches. A leur âge la gaieté tient lieu de bon naturel; et contentes d'elles, elles le sont de tout le monde. Il est constant aussi qu'elles se baisent de meilleur c&#156;ur et se caressent avec plus de grâce devant les hommes, fières d'aiguiser impunément leur convoitise par l'image des faveurs qu'elles savent leur faire envier.

[1320:] Si l'on ne doit pas permettre aux jeunes garçons des questions indiscrètes, à plus forte raison doit-on les interdire à de jeunes filles dont la curiosité satisfaite ou mal éludée est bien d'une autre conséquence, vu leur pénétration à pressentir les mystères qu'on leur cache et leur adresse à les découvrir. Mais sans souffrir leurs interrogations, je voudrais qu'on les interrogeât beaucoup elles-mêmes, qu'on eût soin de les faire causer, qu'on les agaçât pour les exercer à parler aisément, pour les rendre vives à la riposte, pour leur délier l'esprit et la langue, tandis qu'on le peut sans danger. Ces conversations, toujours tournées en gaieté, mais ménagées avec art et bien dirigées, feraient un amusement charmant pour cet âge, et pourraient porter dans les c&#156;urs innocents de ces jeunes personnes les premières et peut-être les plus utiles leçons de morale qu'elles prendront de leur vie, en leur apprenant, sous l'attrait du plaisir et de la vanité, à quelles qualités les hommes accordent véritablement leur estime, et en quoi consiste la gloire et le bonheur d'une honnête femme.

[1321:] On comprend bien que si les enfants mâles sont hors d'état de se former aucune véritable idée de religion, à plus forte raison la même idée est-elle au-dessus de la conception des filles: c'est pour cela même que je voudrais en parler à celles-ci de meilleure heure; car s'il fallait attendre qu'elles fussent en état de discuter méthodiquement ces questions profondes, on courrait risque de ne leur en parler jamais. La raison des femmes est une raison pratique qui leur fait trouver très habilement les moyens d'arriver à une fin connue, mais qui ne leur fait pas trouver cette fin. La relation sociale des sexes est admirable. De cette société résulte une personne morale dont la femme est l'&#156;il et l'homme le bras, mais avec une telle dépendance l'une de l'autre, que c'est de l'homme que la femme apprend ce qu'il faut voir, et de la femme que l'homme apprend ce qu'il faut faire. Si la femme pouvait remonter aussi bien que l'homme aux principes, et que l'homme eût aussi bien qu'elle l'esprit des détails, toujours indépendants l'un de l'autre, ils vivraient dans une discorde éternelle, et leur société ne pourrait subsister. Mais dans l'harmonie qui règne entre eux, tout tend à la fin commune; on ne sait lequel met le plus du sien; chacun suit l'impulsion de l'autre; chacun obéit, et tous deux sont les maîtres.

[1322:] Par cela même que la conduite de la femme est asservie à l'opinion publique, sa croyance est asservie à l'autorité. Toute fille doit avoir la religion de sa mère, et toute femme celle de son mari. Quand cette religion serait fausse, la docilité qui soumet la mère et la famille à l'ordre de la nature efface auprès de Dieu le péché de l'erreur. Hors d'état d'être juges elles-mêmes, elles doivent recevoir la décision des pères et des maris comme celle de l'Eglise.

[1323:] Ne pouvant tirer d'elles seules la règle de leur foi, les femmes ne peuvent lui donner pour bornes celles de l'évidence et de la raison; mais, se laissant entraîner par mille impulsions étrangères, elles sont toujours en deçà ou au delà du vrai. Toujours extrêmes, elles sont toutes libertines ou dévotes; on n'en voit point savoir réunir la sagesse à la piété. La source du mal n'est pas seulement dans le caractère outré de leur sexe, mais aussi dans l'autorité mal réglée du nôtre: le libertinage des m&#156;urs la fait mépriser, l'effroi du repentir la rend tyrannique, et voilà comment on en fait toujours trop ou trop peu.

[1324:] Puisque l'autorité doit régler la religion des femmes, il ne s'agit pas tant de leur expliquer les raisons qu'on a de croire, que de leur exposer nettement ce qu'on croit: car la foi qu'on donne à des idées obscures est la première source du fanatisme, et celle qu'on exige pour des choses absurdes mène à la folie ou à l'incrédulité. Je ne sais à quoi nos catéchismes portent le plus, d'être impie ou fanatique; mais je sais bien qu'ils font nécessairement l'un ou l'autre.

[1325:] Premièrement, pour enseigner la religion à de jeunes filles, n'en faites jamais pour elles un objet de tristesse et de gêne, jamais une tâche ni un devoir; par conséquent ne leur faites jamais rien apprendre par c&#156;ur qui s'y rapporte, pas même les prières. Contentez-vous de faire régulièrement les vôtres devant elles, sans les forcer pourtant d'y assister. Faites-les courtes, selon l'instruction de Jésus-Christ. Faites-les toujours avec le recueillement et le respect convenables; songez qu'en demandant à l'Etre suprême de l'attention pour nous écouter, cela vaut bien qu'on en mette à ce qu'on va lui dire.

[1326:] Il importe moins que de jeunes filles sachent si tôt leur religion, qu'il n'importe qu'elles la sachent bien, et surtout qu'elles l'aiment. Quand vous la leur rendez onéreuse, quand vous leur peignez toujours Dieu fâché contre elles, quand vous leur imposez en son nom mille devoirs pénibles qu'elles ne vous voient jamais remplir, que peuvent-elles penser, sinon que savoir son catéchisme et prier Dieu sont les devoirs des petites filles, et désirer d'être grandes pour s'exempter comme vous de tout cet assujettissement? L'exemple! l'exemple! sans cela jamais on ne réussit à rien auprès des enfants.

[1327:] Quand vous leur expliquez des articles de foi, que ce soit en forme d'instruction directe, et non par demandes et par réponses. Elles ne doivent jamais répondre que ce qu'elles pensent, et non ce qu'on leur a dicté. Toutes les réponses du catéchisme sont à contresens, c'est l'écolier qui instruit le maître; elles sont même des mensonges dans la bouche des enfants, puisqu'ils expliquent ce qu'ils n'entendent point, et qu'ils affirment ce qu'ils sont hors d'état de croire. Parmi les hommes les plus intelligents, qu'on me montre ceux qui ne mentent pas en disant leur catéchisme.

[1328:] La première question que je vois dans le nôtre est celle-ci: Qui vous a créée et mise au monde? A quoi la petite fille, croyant bien que c'est sa mère, dit pourtant sans hésiter que c'est Dieu. La seule chose qu'elle voit là, c'est qu'à une demande qu'elle n'entend guère elle fait une réponse qu'elle n'entend point du tout.

[1329:] Je voudrais qu'un homme qui connaîtrait bien la marche de l'esprit des enfants voulût faire pour eux un catéchisme. Ce serait peut-être le livre le plus utile qu'on eût jamais écrit, et ce ne serait pas, à mon avis, celui qui ferait le moins d'honneur à son auteur. Ce qu'il y a de bien sûr, c'est que, si ce livre était bon, il ne ressemblerait guère aux nôtres.

[1330:] Un tel catéchisme ne sera bon que quand, sur les seules demandes, l'enfant fera de lui-même les réponses sans les apprendre; bien entendu qu'il sera quelquefois dans le cas d'interroger à son tour. Pour faire entendre ce que je veux dire, il faudrait une espèce de modèle, et je sens bien ce qui me manque pour le tracer. J'essayerai du moins d'en donner quelque légère idée.

[1331:] Je m'imagine donc que, pour venir à la première question de notre catéchisme, il faudrait que celui-là commençât à peu près ainsi :

[1332:] LA BONNE: Vous souvenez-vous du temps que votre mère était fille?

LA PETITE: Non, ma bonne.

LA BONNE: ourquoi non, vous qui avez si bonne mémoire?

LA PETITE: C'est que je n'étais pas au monde.

LA BONNE: Vous n'avez donc pas toujours vécu?

LA PETITE: Non.

LA BONNE: Vivrez-vous toujours?

LA PETITE: Oui.

LA BONNE: Etes-vous jeune ou vieille?

LA PETITE: Je suis jeune.

LA BONNE: t votre grand-maman, est-elle jeune ou vieille?

LA PETITE: Elle est vieille.

LA BONNE: A-t-elle été jeune ?

LA PETITE: Oui.

LA BONNE: Pourquoi ne l'est-elle plus ?

LA PETITE: C'est qu'elle a vieilli.

LA BONNE: Vieillirez-vous comme elle?

LA PETITE: Je ne sais.

LA BONNE: Où sont vos robes de l'année passée?

LA PETITE: On les a défaites.

LA BONNE: Et pourquoi les a-t-on défaites?

LA PETITE:

Parce qu'elles m'étaient trop petites.

LA BONNE:

Et pourquoi vous étaient-elles trop petites?

LA PETITE:Parce que j'ai grandi.

LA BONNE:Grandirez-vous encore?

LA PETITE: Oh! oui.

LA BONNE: Et que deviennent les grandes filles ?

LA PETITE: Elles deviennent femmes.

LA BONNE: Et que deviennent les femmes?

LA PETITE: Elles deviennent mères.

LA BONNE: Et les mères, que deviennent-elles?

LA PETITE: Elles deviennent vieilles.

LA BONNE: Vous deviendrez donc vieille?

LA PETITE: Quand je serai mère.

LA BONNE: Et que deviennent les vieilles gens?

LA PETITE: Je ne sais.

LA BONNE: Qu'est devenu votre grand-papa?

LA PETITE: Il est mort.

LA BONNE: Et pourquoi est-il mort?

LA PETITE: Parce qu'il était vieux.

LA BONNE: Que deviennent donc les vieilles gens?

LA PETITE: Ils meurent.

LA BONNE: Et, vous, quand vous serez vieille, que...

LA PETITE, l'interrompant.: Oh! ma bonne, je ne veux pas mourir.

LA BONNE: Mon enfant, personne ne veut mourir, et tout le monde meurt.

LA PETITE: Comment! est-ce que maman mourra aussi?

LA BONNE: Comme tout le monde. Les femmes vieillissent ainsi que les hommes, et la vieillesse mène à la mort.

LA PETITE: Que faut-il faire pour vieillir bien tard?

LA BONNE: Vivre sagement tandis qu'on est jeune!

LA PETITE: Ma bonne, je serai toujours sage.

LA BONNE: Tant mieux pour vous. Mais, enfin, croyez-vous de vivre toujours ?

LA PETITE: Quand je serai bien vieille, bien vieille...

LA BONNE: Eh bien?

LA PETITE: Enfin, quand on est si vieille, vous dites qu'il faut bien mourir.

LA BONNE: Vous mourrez donc une fois?

LA PETITE: Hélas! oui.

LA BONNE: Qui est-ce qui vivait avant vous?

LA PETITE: Mon père et ma mère.

LA BONNE: Qui est-ce qui vivait avant eux?

LA PETITE: Leur père et leur mère.

LA BONNE: Qui est-ce qui vivra après vous?

LA PETITE: Mes enfants.

LA BONNE: Qui est-ce qui vivra après eux?

LA PETITE: Leurs enfants, etc.

[1333:] En suivant cette route, on trouve à la race humaine, par des inductions sensibles, un commencement et une fin, comme à toutes choses, c'est-à-dire un père et une mère qui n'ont eu ni père ni mère, et des enfants qui n'auront point d'enfants.

[1334:] Ce n'est qu'après une longue suite de questions pareilles que la première demande du catéchisme est suffisamment préparée. Mais de là jusqu'à la deuxième réponse, qui est pour ainsi dire la définition de l'essence divine, quel saut immense! Quand cet intervalle sera-t-il rempli? Dieu est un esprit! Et qu'est-ce qu'un esprit? Irai-je embarquer celui d'un enfant dans cette obscure métaphysique dont les hommes ont tant de peine à se tirer? Ce n'est pas à une petite fille à résoudre ces questions, c'est tout au plus à elle à les faire. Alors je lui répondrais simplement: Vous me demandez ce que c'est que Dieu; cela n'est pas facile à dire: on ne peut entendre, ni voir, ni toucher Dieu; on ne le connaît que par ses &#156;uvres. Pour juger ce qu'il est, attendez de savoir ce qu'il a fait.

[1335:] Si nos dogmes sont tous de la même vérité, tous ne sont pas pour cela de la même importance. Il est fort indifférent à la gloire de Dieu qu'elle nous soit connue en toutes choses; mais il importe à la société humaine et à chacun de ses membres que tout homme connaisse et remplisse les devoirs que lui impose la loi de Dieu envers son prochain et envers soi-même. Voilà ce que nous devons incessamment nous enseigner les uns aux autres, et voilà surtout de quoi les pères et les mères sont tenus d'instruire leurs enfants. Qu'une vierge soit la mère de son créateur, qu'elle ait enfanté Dieu, ou seulement un homme auquel Dieu s'est joint; que la substance du père et du fils soit la même, ou ne soit que semblable; que l'esprit procède de l'un des deux qui sont le même, ou de tous deux conjointement, je ne vois pas que la décision de ces questions, en apparence essentielles, importe plus à l'espèce humaine que de savoir quel jour de la lune on doit célébrer la pâque, s'il faut dire le chapelet, jeûner, faire maigre, parler latin ou français à l'église, orner les murs d'images, dire ou entendre la messe, et n'avoir point de femme en propre. Que chacun pense là-dessus comme il lui plaira: j'ignore en quoi cela peut intéresser les autres; quant à moi, cela ne m intéresse point du tout. Mais ce qui m'intéresse, moi et tous mes semblables, c'est que chacun sache qu'il existe un arbitre du sort des humains, duquel nous sommes tous les enfants, qui nous prescrit à tous d'être justes, de nous aimer les uns les autres, d'être bienfaisants et miséricordieux, de tenir nos engagements envers tout le monde, même envers nos ennemis et les siens; que l'apparent bonheur de cette vie n'est rien; qu'il en est une autre après elle, dans laquelle cet Etre suprême sera le rémunérateur des bons et le juge des méchants. Ces dogmes et les dogmes semblables sont ceux qu'il importe d'enseigner à la jeunesse, et de persuader à tous les citoyens. Quiconque les combat mérite châtiment, sans doute; il est le perturbateur de l'ordre et l'ennemi de la société. Quiconque les passe, et veut nous asservir à ses opinions particulières, vient au même point par une route opposée; pour établir l'ordre à sa manière, il trouble la paix; dans son téméraire orgueil, il se rend l'interprète de la Divinité, il exige en son nom les hommages et les respects des hommes, il se fait Dieu tant qu'il peut à sa place: on devrait le punir comme sacrilège, quand on ne le punirait pas comme intolérant.

[1336:] Négligez donc tous ces dogmes mystérieux qui ne sont pour nous que des mots sans idées, toutes ces doctrines bizarres dont la vaine étude tient lieu de vertus à ceux qui s'y livrent, et sert plutôt à les rendre fous que bons. Maintenez toujours vos enfants dans le cercle étroit des dogmes qui tiennent à la morale. Persuadez-leur bien qu'il n'y a rien pour nous d'utile à savoir que ce qui nous apprend à bien faire. Ne faites point de vos filles des théologiennes et des raisonneuses; ne leur apprenez des choses du ciel que ce qui sert à la sagesse humaine; accoutumez-les à se sentir toujours sous les yeux de Dieu, à l'avoir pour témoin de leurs actions, de leurs pensées, de leur vertu, de leurs plaisirs, à faire le bien sans ostentation, parce qu'il l'aime; à souffrir le mal sans murmure, parce qu'il les en dédommagera; à être enfin tous les jours de leur vie ce qu'elles seront bien aises d'avoir été lorsqu'elles comparaîtront devant lui. Voilà la véritable religion, voilà la seule qui n'est susceptible ni d'abus, ni d'impiété, ni de fanatisme. Qu'on en prêche tant qu'on voudra de plus sublimes; pour moi, je n'en reconnais point d'autre que celle-là.

[1337:] Au reste, il est bon d'observer que, jusqu'à l'âge où la raison s'éclaire et où le sentiment naissant fait parler la conscience, ce qui est bien ou mal pour les jeunes personnes est ce que les gens qui les entourent ont décidé tel. Ce qu'on leur commande est bien, ce qu'on leur défend est mal, elles n'en doivent pas savoir davantage: par où l'on voit de quelle importance est, encore plus pour elles que pour les garçons, le choix des personnes qui doivent les approcher et avoir quelque autorité sur elles. Enfin le moment vient où elles commencent à juger des choses par elles-mêmes, et alors il est temps de changer le plan de leur éducation.

[1338:] J'en ai trop dit jusqu'ici peut-être. A quoi réduirons-nous les femmes, si nous ne leur donnons pour loi que les préjugés publics ? N'abaissons pas à ce point le sexe qui nous gouverne, et qui nous honore quand nous ne l'avons pas avili. Il existe pour toute l'espèce humaine une règle antérieure à l'opinion. C'est à l'inflexible direction de cette règle que se doivent rapporter toutes les autres: elle juge le préjugé même: et ce n'est qu'autant que l'estime des hommes s'accorde avec elle, que cette estime doit faire autorité pour nous.

[1339:] Cette règle est le sentiment intérieur. Je ne répéterai point ce qui en a été dit ci-devant; il me suffit de remarquer que si ces deux règles ne concourent à l'éducation des femmes, elle sera toujours défectueuse. Le sentiment sans l'opinion ne leur donnera point cette délicatesse d'âme qui pare les bonnes m&#156;urs de l'honneur du monde; et l'opinion sans le sentiment n'en fera jamais que des femmes fausses et déshonnêtes, qui mettent l'apparence à la place de la vertu.

[1340:] Il leur importe donc de cultiver une faculté qui serve d'arbitre entre les deux guides, qui ne laisse point égarer la conscience, et qui redresse les erreurs du préjugé. Cette faculté est la raison. Mais à ce mot que de questions s'élèvent! Les femmes sont-elles capables d'un solide raisonnement ? importe-t-il qu'elles le cultivent ? le cultiveront-elles avec succès? Cette culture est-elle utile aux fonctions qui leur sont imposées? Est-elle compatible avec la simplicité qui leur convient?

[1341:] Les diverses manières d'envisager et de résoudre ces questions font que, donnant dans les excès contraires, les uns bornent la femme à coudre et filer dans son ménage avec ses servantes, et n'en font ainsi que la première servante du maître; les autres, non contents d'assurer ses droits, lui font encore usurper les nôtres; car la laisser au-dessus de nous dans les qualités propres à son sexe, et la rendre notre égale dans tout le reste, qu'est-ce autre chose que transporter à la femme la primauté que la nature donne au mari?

[1342:] La raison qui mène l'homme à la connaissance de ses devoirs n'est pas fort composée; la raison qui mène la femme à la connaissance des siens est plus simple encore. L'obéissance et la fidélité qu'elle doit à son mari, la tendresse et les soins qu'elle doit à ses enfants, sont des conséquences si naturelles et si sensibles de sa condition, qu elle ne peut, sans mauvaise foi, refuser son consentement au sentiment intérieur qui la guide, ni méconnaître le devoir dans le penchant qui n'est point encore altéré.

[1343:] Je ne blâmerais pas sans distinction qu'une femme fût bornée aux seuls travaux de son sexe, et qu'on la laissât dans une profonde ignorance sur tout le reste; mais il faudrait pour cela des m&#156;urs publiques très simples, très saines ou une manière de vivre très retirée. Dans de grandes villes, et parmi des hommes corrompus, cette femme serait trop facile à séduire; souvent sa vertu ne tiendrait qu'aux occasions. Dans ce siècle philosophe, il lui en faut une à l'épreuve; il faut qu'elle sache d'avance et ce qu'on lui peut dire et ce qu'elle en doit penser.

[1344:] D'ailleurs, soumise au jugement des hommes, elle doit mériter leur estime; elle doit surtout obtenir celle de son époux; elle ne doit pas seulement lui faire aimer sa personne, mais lui faire approuver sa conduite; elle doit justifier devant le public le choix qu'il a fait, et faire honorer le mari de l'honneur qu'on rend à la femme. Or, comment s'y prendra-t-elle pour tout cela, si elle ignore nos institutions, si elle ne sait rien de nos usages, de nos bienséances, si elle ne connaît ni la source des jugements humains, ni les passions qui les déterminent? Dès là qu'elle dépend à la fois de sa propre conscience et des opinions des autres, il faut qu'elle apprenne à comparer ces deux règles, à les concilier, et à ne préférer la première que quand elles sont en opposition. Elle devient le juge de ses juges, elle décide quand elle doit s'y soumettre et quand elle doit les récuser. Avant de rejeter ou d'admettre leurs préjugés, elle les pèse; elle apprend à remonter à leur source, à les prévenir, à se les rendre favorables; elle a soin de ne jamais s'attirer le blâme quand son devoir lui permet de l'éviter. Rien de tout cela ne peut bien se faire sans cultiver son esprit et sa raison.

[1345:] Je reviens toujours au principe, et il me fournit la solution de toutes mes difficultés. J'étudie ce qui est, j'en recherche la cause, et je trouve enfin que ce qui est est bien. J'entre dans des maisons ouvertes dont le maître et la maîtresse font conjointement les honneurs. Tous deux ont eu la même éducation, tous deux sont d'une égale politesse, tous deux également pourvus de goût et d'esprit, tous deux animés du même désir de bien recevoir leur monde, et de renvoyer chacun content d'eux. Le mari n'omet aucun soin pour être attentif à tout: il va, vient, fait la ronde et se donne mille peines; il voudrait être tout attention. La femme reste à sa place; un petit cercle se rassemble autour d'elle, et semble lui cacher le reste de l'assemblée; cependant il ne s'y passe rien qu'elle n'aperçoive, il n'en sort personne à qui elle n'ait parlé; elle n'a rien omis de ce qui pouvait intéresser tout le monde; elle n'a rien dit à chacun qui ne lui fût agréable; et sans rien troubler à l'ordre, le moindre de la compagnie n'est pas plus oublié que le premier. On est servi, l'on se met à table: l'homme, instruit des gens qui se conviennent, les placera selon ce qu'il sait; la femme, sans rien savoir, ne s'y trompera pas; elle aura déjà lu dans les yeux, dans le maintien, toutes les convenances, et chacun se trouvera placé comme il veut l'être. Je ne dis point qu'au service personne n'est oublié. Le maître de la maison, en faisant la ronde, aura pu n'oublier personne; mais la femme devine ce qu'on regarde avec plaisir et vous en offre; en parlant à son voisin elle a l'&#156;il au bout de la table; elle discerne celui qui ne mange point parce qu'il n'a pas faim, et celui qui n'ose se servir ou demander parce qu'il est maladroit ou timide. En sortant de table, chacun croit qu'elle n'a songé qu'à lui; tous ne pensent pas qu'elle ait eu le temps de manger un seul morceau; mais la vérité est qu'elle a mangé plus que personne.

[1346:] Quand tout le monde est parti, l'on parle de ce qui s'est passé. L'homme rapporte ce qu'on lui a dit, ce qu'ont dit et fait ceux avec lesquels il s'est entretenu. Si ce n'est pas toujours là-dessus que la femme est plus exacte, en revanche elle a vu ce qui s'est dit tout bas à l'autre bout de la salle; elle sait ce qu'un tel a pensé, à quoi tenait tel propos ou tel geste; il s'est fait à peine un mouvement expressif dont elle n'ait l'interprétation toute prête, et presque toujours conforme à la vérité.

[1347:] Le même tour d'esprit qui fait exceller une femme du monde dans l'art de tenir maison, fait exceller une coquette dans l'art d'amuser plusieurs soupirants. Le manège de la coquetterie exige un discernement encore plus fin que celui de la politesse: car, pourvu qu'une femme polie le soit envers tout le monde, elle a toujours assez bien fait; mais la coquette perdrait bientôt son empire par cette uniformité maladroite; à force de vouloir obliger tous ses amants, elle les rebuterait tous. Dans la société, les manières qu'on prend avec tous les hommes ne laissent pas de plaire à chacun; pourvu qu'on soit bien traité, l'on n'y regarde pas de si près sur les préférences; mais en amour, une faveur qui n'est pas exclusive est une injure. Un homme sensible aimerait cent fois mieux être seul maltraité que caressé avec tous les autres, et ce qui lui peut arriver de pis est de n &#145;être point distingué. Il faut donc qu'une femme qui veut conserver plusieurs amants persuade à chacun d'eux qu'elle le préfère, et qu'elle le lui persuade sous les yeux de tous les autres, à qui elle en persuade autant sous les siens.

[1348:] Voulez-vous voir un personnage embarrassé, placez un homme entre deux femmes avec chacune desquelles il aura des liaisons secrètes, puis observez quelle sotte figure il y fera. Placez en même cas une femme entre deux hommes, et sûrement l'exemple ne sera pas plus rare; vous serez émerveillé de l'adresse avec laquelle elle donnera le change à tous deux, et fera que chacun se rira de l'autre. Or, si cette femme leur témoignait la même confiance et prenait avec eux la même familiarité, comment seraient-ils un instant ses dupes ? En les traitant également, ne montrerait-elle pas qu'ils ont les mêmes droits sur elle? Oh! qu'elle s'y prend bien mieux que cela! Loin de les traiter de la même manière, elle affecte de mettre entre eux de l'inégalité; elle fait si bien que celui qu'elle flatte croit que c'est par tendresse, et que celui qu'elle maltraite croit que c'est par dépit. Ainsi chacun, content de son partage, la voit toujours s'occuper de lui, tandis qu'elle ne s'occupe en effet que d'elle seule.

[1349:] Dans le désir général de plaire, la coquetterie suggère de semblables moyens: les caprices ne feraient que rebuter, s'ils n'étaient sagement ménagés; et c'est en les dispensant avec art qu'elle en fait les plus fortes chaînes de ses esclaves.

Usa ogn'arte la donna, onde sia coite
Nella sua rete alcun novello amante;
Nè con tutti, nè sempre un stesso volto
Serba; ma cangia a tempo atto e sembiante.

[1350:] A quoi tient tout cet art, si ce n'est a des observations fines et continuelles qui lui font voir à chaque instant ce qui se passe dans les c&#156;urs des hommes, et qui la disposent à porter à chaque mouvement secret qu'elle aperçoit la force qu'il faut pour le suspendre ou l'accélérer? Or, cet art s'apprend-il? Non; il naît avec les femmes; elles l'ont toutes, et jamais les hommes ne l'ont eu au même degré. Tel est un des caractères distinctifs du sexe. La présence d'esprit, la pénétration, les observations fines sont la science des femmes; l'habileté de s'en prévaloir est leur talent.

[1351:] Voilà ce qui est, et l'on a vu pourquoi cela doit être. Les femmes sont fausses, nous dit-on. Elles le deviennent. Le don qui leur est propre est l'adresse et non pas la fausseté: dans les vrais penchants de leur sexe, même en mentant, elles ne sont point fausses. Pourquoi consultez-vous leur bouche, quand ce n'est pas elle qui doit parler? Consultez leurs yeux, leur teint, leur respiration, leur air craintif, leur molle résistance: voilà le langage que la nature leur donne pour vous répondre. La bouche dit toujours non, et doit le dire; mais l'accent qu'elle y joint n'est pas toujours le même, et cet accent ne sait point mentir. La femme n'a t-elle pas les mêmes besoins que l'homme, sans avoir le même droit de les témoigner? Son sort serait trop cruel, si, même dans les désirs légitimes, elle n'avait un langage équivalent à celui qu'elle n'ose tenir. Faut&#150;il que sa pudeur la rende malheureuse ? Ne lui faut-il pas un art de communiquer ses penchants sans les découvrir? De quelle adresse n'a-t-elle pas besoin pour faire qu'on lui dérobe ce qu'elle brûle d'accorder! Combien ne lui importe-t-il point d'apprendre à toucher le c&#156;ur de l'homme, sans paraître songer à lui! Quel discours charmant n'est-ce pas que la pomme de Galatée et sa fuite maladroite! Que faudra-t-il qu'elle ajoute à cela? Ira-t-elle dire au berger qui la suit entre les saules qu'elle n'y fuit qu'à dessein de l'attirer? Elle mentirait, pour ainsi dire; car alors elle ne l'attirerait plus. Plus une femme a de réserve, plus elle doit avoir d'art, même avec son mari. Oui, je soutiens qu'en tenant la coquetterie dans ses limites, on la rend modeste et vraie, on en fait une loi d'honnêteté.

[1352:] La vertu est une, disait très bien un de mes adversaires; on ne la décompose pas pour admettre une partie et rejeter l'autre. Quand on l'aime, on l'aime dans toute son intégrité; et l'on refuse son c&#156;ur quand on peut, et toujours sa bouche aux sentiments qu'on ne doit point avoir. La vérité morale n'est pas ce qui est, mais ce qui est bien; ce qui est mal ne devrait point être, et ne doit point être avoué, surtout quand cet aveu lui donne un effet qu'il n'aurait pas eu sans cela. Si j'étais tenté de voler, et qu'en le disant je tentasse un autre d'être mon complice, lui déclarer ma tentation ne serait-ce pas y succomber? Pourquoi dites-vous que la pudeur rend les femmes fausses? Celles qui la perdent le plus sont-elles au reste plus vraies que les autres? Tant s'en faut; elles sont plus fausses mille fois. On n'arrive à ce point de dépravation qu'à force de vices, qu'on garde tous, et qui ne règnent qu'à la faveur de l'intrigue et du mensonge. Au contraire, celles qui ont encore de la honte, qui ne s'enorgueillissent point de leurs fautes, qui savent cacher leurs désirs à ceux mêmes qui les inspirent, celles dont ils en arrachent les aveux avec le plus de peine, sont d'ailleurs les plus vraies, les plus sincères, les plus constantes dans tous leurs engagements, et celles sur la foi desquelles on peut généralement le plus compter.

[1353:] Je ne sache que la seule mademoiselle de l'Enclos qu'on ait pu citer pour exception connue à ces remarques. Aussi mademoiselle de l'Enclos a-t-elle passé pour un prodige. Dans le mépris des vertus de son sexe, elle avait, dit-on, conservé celles du nôtre: on vante sa franchise, sa droiture, la sûreté de son commerce, sa fidélité dans l'amitié; enfin, pour achever le tableau de sa gloire, on dit qu'elle s'était faite homme. A la bonne heure. Mais, avec toute sa haute réputation, je n'aurais pas plus voulu de cet homme-là pour mon ami que pour ma maîtresse.

[1354:] Tout ceci n'est pas si hors de propos qu'il paraît être. Je vois où tendent les maximes de la philosophie moderne en tournant en dérision la pudeur du sexe et sa fausseté prétendue; et je vois que l'effet le plus assuré de cette philosophie sera d'ôter aux femmes de notre siècle le peu d'honneur qui leur est resté.

[1355:] Sur ces considérations, je crois qu'on peut déterminer en général quelle espèce de culture convient à l'esprit des femmes, et sur quels objets on doit tourner leurs réflexions dès leur jeunesse.

[1356:] Je l'ai déjà dit, les devoirs de leur sexe sont plus aisés à voir qu'à remplir. La première chose qu'elles doivent apprendre est à les aimer par la considération de leurs avantages; c'est le seul moyen de les leur rendre faciles. Chaque état et chaque âge a ses devoirs. On connaît bientôt les siens pourvu qu'on les aime. Honorez votre état de femme, et dans quelque rang que le ciel vous place, vous serez toujours une femme de bien. L'essentiel est d'être ce que nous fit la nature; on n'est toujours que trop ce que les hommes veulent que l'on soit.

[1357:] La recherche des vérités abstraites et spéculatives, des principes, des axiomes dans les sciences, tout ce qui tend à généraliser les idées n'est point du ressort des femmes, leurs études doivent se rapporter toutes à la pratique; c'est à elles à faire l'application des principes que l'homme a trouvés, et c'est à elles de faire les observations qui mènent l'homme à l'établissement des principes. Toutes les réflexions des femmes en ce qui ne tient pas immédiatement à leurs devoirs, doivent tendre à l'étude des hommes ou aux connaissances agréables qui n'ont que le goût pour objet; car, quant aux ouvrages de génie, ils passent leur portée; elles n'ont pas non plus assez de justesse et d'attention pour réussir aux sciences exactes, et, quant aux connaissances physiques, c'est à celui des deux qui est le plus agissant, le plus allant, qui voit le plus d'objets; c'est à celui qui a le plus de force et qui l'exerce davantage, à juger des rapports des êtres sensibles et des lois de la nature. La femme, qui est faible et qui ne voit rien au dehors, apprécie et juge les mobiles qu'elle peut mettre en &#156;uvre pour suppléer à sa faiblesse, et ces mobiles sont les passions de l'homme. Sa mécanique à elle est plus forte que la nôtre, tous ses leviers vont ébranler le c&#156;ur humain. Tout ce que son sexe ne peut faire par lui-même, et qui lui est nécessaire ou agréable, il faut qu'elle ait l'art de nous le faire vouloir; il faut donc qu'elle étudie à fond l'esprit de l'homme, non par abstraction l'esprit de l'homme en général, mais l'esprit des hommes qui l'entourent, l'esprit des hommes auxquels elle est assujettie, soit par la loi, soit par l'opinion. Il faut qu'elle apprenne à pénétrer leurs sentiments par leurs discours, par leurs actions, par leurs regards, par leurs gestes. Il faut que, par ses discours, par ses actions, par ses regards, par ses gestes, elle sache leur donner les sentiments qu'il lui plaît, sans même paraître y songer. Ils philosopheront mieux qu'elle sur le c&#156;ur humain; mais elle lira mieux qu'eux dans le c&#156;ur des hommes. C'est aux femmes à trouver pour ainsi dire la morale expérimentale, à nous à la réduire en système. La femme a plus d'esprit, et l'homme plus de génie; la femme observe, et l'homme raisonne: de ce concours résultent la lumière la plus claire et la science la plus complète que puisse acquérir de lui-même l'esprit humain, la plus sûre connaissance, en un mot, de soi et des autres qui soit à la portée de notre espèce. Et voilà comment l'art peut tendre incessamment à perfectionner l'instrument donné par la nature.

[1358:] Le monde est le livre des femmes: quand elles y lisent mal, c'est leur faute; ou quelque passion les aveugle. Cependant la véritable mère de famille, loin d'être une femme du monde, n'est guère moins recluse dans sa maison que la religieuse dans son cloître. Il faudrait donc faire, pour les jeunes personnes qu'on marie, comme on fait ou comme on doit faire pour celles qu'on met dans des couvents: leur montrer les plaisirs qu'elles quittent avant de les y laisser renoncer, de peur que la fausse image de ces plaisirs qui leur sont inconnus ne vienne un jour égarer leurs c&#156;urs et troubler le bonheur de leur retraite. En France les filles vivent dans des couvents, et les femmes courent le monde. Chez les anciens, c'était tout le contraire; les filles avaient, comme je l'ai dit, beaucoup de jeux et de fêtes publiques; les femmes vivaient retirées. Cet usage était plus raisonnable et maintenait mieux les m&#156;urs. Une sorte de coquetterie est permise aux filles à marier; s'amuser est leur grande affaire. Les femmes ont d'autres soins chez elles, et n'ont plus de maris à chercher; mais elles ne trouveraient pas leur compte à cette réforme, et malheureusement elles donnent le ton. Mères, faites du moins vos compagnes de vos filles. Donnez-leur un sens droit et une âme honnête, puis ne leur cachez rien de ce qu'un &#156;il chaste peut regarder. Le bal, les festins, les jeux, même le théâtre, tout ce qui, mal vu, fait le charme d'une imprudente jeunesse, peut être offert sans risque à des yeux sains. Mieux elles verront ces bruyants plaisirs, plus tôt elles en seront dégoûtées.

[1359:] J'entends la clameur qui s'élève contre moi. Quelle fille résiste à ce dangereux exemple? A peine ont-elles vu le monde que la tête leur tourne à toutes; pas une d'elles ne veut le quitter. Cela peut être: mais, avant de leur offrir ce tableau trompeur, les avez-vous bien préparées à le voir sans émotion? Leur avez-vous bien annoncé les objets qu'il représente? Les leur avez-vous bien peints tels qu'ils sont? Les avez-vous bien armées contre les illusions de la vanité? Avez-vous porté dans leur jeune c&#156;ur le goût des vrais plaisirs qu'on ne trouve point dans ce tumulte? Quelles précautions, quelles mesures avez-vous prises pour les préserver du faux goût qui les égare? Loin de rien opposer dans leur esprit à l'empire des préjugés publics, vous les avez nourris; vous leur avez fait aimer d'avance tous les frivoles amusements qu'elles trouvent. Vous les leur faites aimer encore en s'y livrant. De jeunes personnes entrant dans le monde n'ont d'autre gouvernante que leur mère, souvent plus folle qu'elles, et qui ne peut leur montrer les objets autrement qu'elle ne les voit. Son exemple, plus fort que la raison même, les justifie à leurs propres yeux, et l'autorité de la mère est pour la fille une excuse sans réplique. Quand je veux qu'une mère introduise sa fille dans le monde, c'est en supposant qu'elle le lui fera voir tel qu'il est.

[1360:] Le mal commence plus tôt encore. Les couvents sont de véritables écoles de coquetterie, non de cette coquetterie honnête dont j'ai parlé, mais de celle qui produit tous les travers des femmes et fait les plus extravagantes petites maîtresses. En sortant de là pour entrer tout d'un coup dans des sociétés bruyantes, de jeunes femmes s'y sentent d'abord à leur place. Elles ont été élevées pour y vivre; faut-il s'étonner qu'elles s'y trouvent bien? Je n'avancerai point ce que je vais dire sans crainte de prendre un préjugé pour une observation; mais il me semble qu'en général, dans les pays protestants, il y a plus d'attachement de famille, de plus dignes épouses et de plus tendres mères que dans les pays catholiques; et, si cela est, on ne peut douter que cette différence ne soit due en partie à l'éducation des couvents.

[1361:] Pour aimer la vie paisible et domestique il faut la connaître; il faut en avoir senti les douceurs dès l'enfance. Ce n'est que dans la maison paternelle qu'on prend du goût pour sa propre maison, et toute femme que sa mère n'a point élevée n'aimera point élever ses enfants. Malheureusement il n'y a plus d'éducation privée dans les grandes villes. La société y est si générale et si mêlée, qu'il ne reste plus d'asile pour la retraite, et qu'on est en public jusque chez soi. A force de vivre avec tout le monde, on n'a plus de famille; à peine connaît-on ses parents: on les voit en étrangers; et la simplicité des m&#156;urs domestiques s'éteint avec la douce familiarité qui en faisait le charme. C'est ainsi qu'on suce avec le lait le goût des plaisirs du siècle et des maximes qu'on y voit régner.

[1362:] On oppose aux filles une gêne apparente pour trouver des dupes qui les épousent sur leur maintien. Mais étudiez un moment ces jeunes personnes; sous un air contraint elles déguisent mal la convoitise qui les dévore, et déjà on lit dans leurs yeux l'ardent désir d'imiter leurs mères. Ce qu'elles convoitent n'est pas un mari, mais la licence du mariage. Qu'a-t-on besoin d'un mari, avec tant de ressources pour s'en passer? Mais on a besoin d'un mari pour couvrir ces ressources. La modestie est sur leur visage, et le libertinage est au fond de leur c&#156;ur: cette feinte modestie elle-même en est un signe; elles ne l'affectent que pour pouvoir s'en débarrasser plus tôt. Femmes de Paris et de Londres, pardonnez-le moi, je vous supplie. Nul séjour n'exclut les miracles; mais pour moi je n'en connais point; et si une seule d'entre vous a l'âme vraiment honnête, je n'entends rien à vos institutions.

[1363:] Toutes ces éducations diverses livrent également de jeunes personnes au goût des plaisirs du monde, et aux passions qui naissent bientôt de ce goût. Dans les grandes villes la dépravation commence avec la vie, et dans les petites elle commence avec la raison. De jeunes provinciales, instruites à mépriser l'heureuse simplicité de leurs m&#156;urs, s'empressent à venir à Paris partager la corruption des nôtres; les vices, ornés du beau nom de talents, sont l'unique objet de leur voyage; et, honteuses en arrivant de se trouver si loin de la noble licence des femmes du pays, elles ne tardent pas à mériter d'être aussi de la capitale Où commence le mal, à votre avis ? dans les lieux où on le projette, ou dans ceux où on l'accomplit?

[1364:] Je ne veux pas que de la province une mère sensée amène sa fille à Paris pour lui montrer ces tableaux si pernicieux pour d'autres; mais je dis que quand cela serait, ou cette fille est mal élevée, ou ces tableaux seront peu dangereux pour elle. Avec du goût, du sens et l'amour des choses honnêtes, on ne les trouve pas si attrayants qu'ils le sont pour ceux qui s'en laissent charmer. On remarque à Paris les jeunes écervelées qui viennent se hâter de prendre le ton du pays, et se mettre à la mode six mois durant pour se faire siffler le reste de leur vie; mais qui est-ce qui remarque celles qui, rebutées de tout ce fracas, s'en retournent dans leur province, contentes de leur sort, après l'avoir comparé à celui qu'envient les autres? Combien j'ai vu de jeunes femmes, amenées dans la capitale par des maris, complaisants et maîtres de s'y fixer, les en détourner elles-mêmes, repartir plus volontiers qu'elles n'étaient venues, et dire avec attendrissement la veille de leur départ: Ah! retournons dans notre chaumière, on y vit plus heureux que dans les palais d'ici! On ne sait pas combien il reste encore de bonnes gens qui n'ont point fléchi le genou devant l'idole, et qui méprisent son culte insensé. Il n'y a de bruyantes que les folles; les femmes sages ne font point de sensation.

[1365:] Que si, malgré la corruption générale, malgré les préjugés universels, malgré la mauvaise éducation des filles, plusieurs gardent encore un jugement à l'épreuve, que sera-ce quand ce jugement aura été nourri par des instructions convenables, ou, pour mieux dire, qu'on ne l'aura point altéré par des instructions vicieuses? car tout consiste toujours à conserver ou rétablir les sentiments naturels. Il ne s'agit point pour cela d'ennuyer de jeunes filles de vos longs prônes, ni de leur débiter vos sèches moralités. Les moralités pour les deux sexes sont la mort de toute bonne éducation. De tristes leçons ne sont bonnes qu'à faire prendre en haine et ceux qui les donnent et tout ce qu'ils disent. Il ne s'agit point, en parlant à de jeunes personnes, de leur faire peur de leurs devoirs, ni d'aggraver le joug qui leur est imposé par la nature. En leur exposant ces devoirs, soyez précise et facile; ne leur laissez pas croire qu'on est chagrine quand on les remplit; point d'air fâché, point de morgue. Tout ce qui doit passer au c&#156;ur doit en sortir; leur catéchisme de morale doit être aussi court et aussi clair que leur catéchisme de religion, mais il ne doit pas être aussi grave. Montrez-leur dans les mêmes devoirs la source de leurs plaisirs et le fondement de leurs droits. Est-il si pénible d'aimer pour être aimée, de se rendre aimable pour être heureuse, de se rendre estimable pour être obéie, de s'honorer pour se faire honorer? Que ces droits sont beaux! qu'ils sont respectables! qu'ils sont chers au c&#156;ur de l'homme quand la femme sait les faire valoir! Il ne faut point attendre les ans ni la vieillesse pour en jouir. Son empire commence avec ses vertus; à peine ses attraits se développent, qu'elle règne déjà par la douceur de son caractère et rend sa modestie imposante. Quel homme insensible et barbare n'adoucit pas sa fierté et ne prend pas des manières plus attentives près d'une fille de seize ans, aimable et sage, qui parle peu, qui écoute, qui met de la décence dans son maintien et de l'honnêteté dans ses propos, à qui sa beauté ne fait oublier ni son sexe ni sa jeunesse, qui sait intéresser par sa timidité même, et s'attirer le respect qu'elle porte à tout le monde?

[1366:] Ces témoignages, bien qu'extérieurs, ne sont point frivoles; ils ne sont point fondés seulement sur l'attrait des sens; ils partent de ce sentiment intime que nous avons tous, que les femmes sont les juges naturels du mérite des hommes. Qui est-ce qui veut être méprisé des femmes? personne au monde, non pas même celui qui ne veut plus les aimer. Et moi, qui leur dis des vérités si dures, croyez-vous que leurs jugements me soient indifférents? Non; leurs suffrages me sont plus chers que les vôtres, lecteurs, souvent plus femmes qu'elles. En méprisant leurs m&#156;urs, je veux encore honorer leur justice: peu m'importe qu'elles me haïssent, si je les force à m'estimer.

[1367:] Que de grandes choses on ferait avec ce ressort, si l'on savait le mettre en &#156;uvre? Malheur au siècle où les femmes perdent leur ascendant et où leurs jugements ne font plus rien aux hommes! c'est le dernier degré de la dépravation. Tous les peuples qui ont eu des m&#156;urs ont respecté les femmes. Voyez Sparte, voyez les Germains, voyez Rome, Rome le siège de la gloire et de la vertu, si jamais elles en eurent un sur la terre. C'est là que les femmes honoraient les exploits des grands généraux, qu'elles pleuraient publiquement les pères de la patrie, que leurs v&#156;ux ou leurs deuils étaient consacrés comme le plus solennel jugement de la république. Toutes les grandes révolutions y vinrent des femmes: par une femme Rome acquit la liberté, par une femme les plébéiens obtinrent le consulat, par une femme finit la tyrannie des décemvirs, par les femmes Rome assiégée fut sauvée des mains d'un proscrit. Galants Français, qu'eussiez-vous dit en voyant passer cette procession si ridicule à vos yeux moqueurs? Vous l'eussiez accompagnée de vos huées. Que nous voyons d'un &#156;il différent les mêmes objets! et peut-être avons-nous tous raison. Formez ce cortège de belles dames françaises, je n'en connais point de plus indécent: mais composez-le de Romaines, vous aurez tous les yeux des Voîsques et le c&#156;ur de Coriolan.

[1368:] Je dirai davantage, et je soutiens que la vertu n'est pas moins favorable à l'amour qu'aux autres droits de la nature, et que l'autorité des maîtresses n'y gagne pas moins que celle des femmes et des mères. Il n'y a point de véritable amour sans enthousiasme, et point d'enthousiasme sans un objet de perfection réel ou chimérique, mais toujours existant dans l'imagination. De quoi s'enflammeront des amants pour qui cette perfection n'est plus rien, et qui ne voient dans ce qu'ils aiment que l'objet du plaisir des sens? Non, ce n'est pas ainsi que l'âme s'échauffe et se livre à ces transports sublimes qui font le délire des amants et le charme de leur passion. Tout n'est qu'illusion dans l'amour, je l'avoue; mais ce qui est réel, ce sont les sentiments dont il nous anime pour le vrai beau qu'il nous fait aimer. Ce beau n'est point dans l'objet qu'on aime, il est l'ouvrage de nos erreurs. Eh! qu'importe? En sacrifie-t-on moins tous ses sentiments bas à ce modèle imaginaire ? En pénètre-t-on moins son c&#156;ur des vertus qu'on prête à ce qu'il chérit? S'en détache-t-on moins de la bassesse du moi humain? Où est le véritable amant qui n'est pas prêt à immoler sa vie à sa maîtresse? et où est la passion sensuelle et grossière dans un homme qui veut mourir? Nous nous moquons des paladins? c'est qu'ils connaissaient l'amour, et que nous ne connaissons plus que la débauche. Quand ces maximes romanesques commencèrent à devenir ridicules, ce changement fut moins l'ouvrage de la raison que celui des mauvaises m&#156;urs.

[1369:] Dans quelque siècle que ce soit, les relations naturelles ne changent point, la convenance ou disconvenance qui en résulte reste la même, les préjugés sous le vain nom de raison n en changent que l'apparence. Il sera toujours grand et beau de régner sur soi, fût-ce pour obéir à des opinions fantastiques; et les vrais motifs d'honneur parleront toujours au c&#156;ur de toute femme de jugement qui saura chercher dans son état le bonheur de la vie. La chasteté doit être surtout une vertu délicieuse pour une belle femme qui a quelque élévation dans l'âme. Tandis qu'elle voit toute la terre à ses pieds, elle triomphe de tout et d'elle-même: elle s'élève dans son propre c&#156;ur un trône auquel tout vient rendre hommage; les sentiments, tendres ou jaloux, mais toujours respectueux des deux sexes, l'estime universelle et la sienne propre, lui payent sans cesse en tribut de gloire les combats de quelques instants. Les privations sont passagères, mais le prix en est permanent. Quelle jouissance pour une âme noble, que l'orgueil de la vertu jointe à la beauté! Réalisez une héroïne de roman, elle goûtera des voluptés plus exquises que les Lais et les Cléopâtre; et quand sa beauté ne sera plus, sa gloire et ses plaisirs resteront encore; elle seule saura jouir du passé.

[1370:] Plus les devoirs sont grands et pénibles, plus les raisons sur lesquelles on les fonde doivent être sensibles et fortes. Il y a un certain langage dévot dont, sur les sujets les plus graves, on rebat les oreilles des jeunes personnes sans produire la persuasion. De ce langage trop disproportionné à leurs idées, et du peu de cas qu'elles en font en secret, naît la facilité de céder à leurs penchants, faute de raisons d'y résister tirées des choses mêmes. Une fille élevée sagement et pieusement a sans doute de fortes armes contre les tentations; mais celle dont on nourrit uniquement le c&#156;ur ou plutôt les oreilles du jargon de la dévotion devient infailliblement la proie du premier séducteur adroit qui l'entreprend. Jamais une jeune et belle personne ne méprisera son corps, jamais elle ne s'affligera de bonne foi des grands. péchés que sa beauté fait commettre; jamais elle ne pleurera sincèrement et devant Dieu d'être un objet de convoitise, jamais elle ne pourra croire en elle-même que le plus doux sentiment du c&#156;ur soit une invention de Satan. Donnez-lui d'autres raisons en dedans et pour elle-même, car celles-là ne pénétreront pas. Ce sera pis encore si l'on met, comme on n'y manque guère, de la contradiction dans ses idées, et qu'après l'avoir humiliée en avilissant son corps et ses charmes comme la souillure du péché, on lui fasse ensuite respecter comme le temple de Jésus-Christ ce même corps qu'on lui a rendu si méprisable. Les idées trop sublimes et trop basses sont également insuffisantes et ne peuvent s'associer: il faut une raison à la portée du sexe et de l'âge. La considération du devoir n'a de force qu'autant qu'on y joint des motifs qui nous portent à le remplir.

Qu&aelig; quia non liceat non facit, illa facit.

[1371:] On ne se douterait pas que c'est Ovide qui porte un jugement si sévère.

[1372:] Voulez-vous donc inspirer l'amour des bonnes m&#156;urs aux jeunes personnes; sans leur dire incessamment: Soyez sages, donnez-leur un grand intérêt à l'être; faites-leur sentir tout le prix de la sagesse, et vous la leur ferez aimer. Il ne suffit pas de prendre cet intérêt au loin dans l'avenir, montrez-le-leur dans le moment même, dans les relations de leur âge, dans le caractère de leurs amants. Dépeignez-leur l'homme de bien, l'homme de mérite; apprenez-leur à le reconnaître, à l'aimer, et à l'aimer pour elles; prouvez-leur qu'amies, femmes ou maîtresses, cet homme seul peut les rendre heureuses. Amenez la vertu par la raison; faites-leur sentir que l'empire de leur sexe et tous ses avantages ne tiennent pas seulement à sa bonne conduite, à ses m&#156;urs, mais encore à celles des hommes; qu'elles ont peu de prise sur des âmes viles et basses, et qu'on ne sait servir sa maîtresse que comme on sait servir la vertu. Soyez sûr qu'alors, en leur dépeignant les m&#156;urs de nos jours, vous leur en inspirerez un dégoût sincère; en leur montrant des gens à la mode, vous les leur ferez mépriser; vous ne leur donnerez qu'éloignement pour leurs maximes, aversion pour leurs sentiments, dédain pour leurs vaines galanteries; vous leur ferez naître une ambition plus noble, celle de régner sur des âmes grandes et fortes, celle des femmes de Sparte, qui était de commander à des hommes. Une femme hardie, effrontée, intrigante, qui ne sait attirer ses amants que par la coquetterie, ni les conserver que par les faveurs, les fait obéir comme des valets dans les choses serviles et communes: dans les choses importantes et graves elle est sans autorité sur eux. Mais la femme à la fois honnête, aimable et sage, celle qui force les siens à la respecter, celle qui a de la réserve et de la modestie, celle en un mot qui soutient l'amour par l'estime, les envoie d'un signe au bout du monde, au combat, à la gloire, à la mort, où il lui plaît. Cet empire est beau, ce me semble, et vaut bien la peine d'être acheté. Voilà dans quel esprit Sophie a été élevée, avec plus de soin que de peine, et plutôt en suivant son goût qu'en le gênant. Disons maintenant un mot de sa personne, selon le portrait que j'en ai fait à Emile, et selon qu'il imagine lui-même l'épouse qui peut le rendre heureux.

[1373:] Je ne redirai jamais trop que je laisse à part les prodiges. Emile n'en est pas un, Sophie n'en est pas un non plus. Emile est homme, et Sophie est femme; voilà toute leur gloire. Dans la confusion des sexes qui règne entre nous, c'est presque un prodige d'être du sien.

[1374:] Sophie est bien née, elle est d'un bon naturel; elle a le c&#156;ur très sensible, et cette extrême sensibilité lui donne quelquefois une activité d'imagination difficile à modérer. Elle a l'esprit moins juste que pénétrant, l'humeur facile et pourtant inégale, la figure commune, mais agréable, une physionomie qui promet une âme et qui ne ment pas; on peut l'aborder avec indifférence, mais non pas la quitter sans émotion. D'autres ont de bonnes qualités qui lui manquent; d'autres ont à plus grande mesure celles qu'elle a; mais nulle n'a des qualités mieux assorties pour faire un heureux caractère. Elle sait tirer parti de ses défauts mêmes; et si elle était plus parfaite, elle plairait beaucoup moins.

[1375:] Sophie n'est pas belle; mais auprès d'elle les hommes oublient les belles femmes, et les belles femmes sont mécontentes d'elles-mêmes. A peine est-elle jolie au premier aspect; mais plus on la voit et plus elle s'embellit; elle gagne où tant d'autres perdent; et ce qu'elle gagne, elle ne le perd plus. On peut avoir de plus beaux yeux, une plus belle bouche, une figure plus imposante; mais on ne saurait avoir une taille mieux prise, un plus beau teint, une main plus blanche, un pied plus mignon, un regard plus doux, une physionomie plus touchante. Sans éblouir elle intéresse; elle charme, et l'on ne saurait dire pourquoi.

[1376:] Sophie aime la parure et s'y connaît; sa mère n'a point d'autre femme de chambre qu'elle; elle a beaucoup de goût pour se mettre avec avantage; mais elle hait les riches habillements; on voit toujours dans le sien la simplicité jointe à l'élégance; elle n'aime point ce qui brille, mais ce qui sied. Elle ignore quelles sont les couleurs à la mode, mais elle sait à merveille celles qui lui sont favorables. Il n'y a pas une jeune personne qui paraisse mise avec moins de recherche et dont l'ajustement soit plus recherché; pas une pièce du sien n'est prise au hasard, et l'art ne paraît dans aucune. Sa parure est très modeste en apparence, très coquette en effet; elle n'étale point ses charmes; elle les couvre, mais en les couvrant elle sait les faire imaginer. En la voyant on dit: Voilà une fille modeste et sage; mais tant qu'on reste auprès d'elle, les yeux et le c&#156;ur errent sur toute sa personne sans qu'on puisse les en détacher, et l'on dirait que tout cet ajustement si simple n'est mis à sa place que pour en être ôté pièce à pièce par l'imagination.

[1377:] Sophie a des talents naturels; elle les sent, et ne les a pas négligés: mais n'ayant pas été à portée de mettre beaucoup d'art à leur culture, elle s'est contentée d'exercer sa jolie voix à chanter juste et avec goût, ses petits pieds à marcher légèrement, facilement, avec grâce, à faire la révérence en toutes sortes de situations sans gêne et sans maladresse. Du reste, elle n'a eu de maître à chanter que son père, de maîtresse à danser que sa mère; et un organiste du voisinage lui a donné sur le clavecin quelques leçons d'accompagnement qu'elle a depuis cultivé seule. D'abord elle ne songeait qu'à faire paraître sa main avec avantage sur ces touches noires, ensuite elle trouva que le son aigre et sec du clavecin rendait plus doux le son de la voix; peu à peu elle devint sensible à l'harmonie; enfin, en grandissant, elle a commencé de sentir les charmes de l'expression, et d'aimer la musique pour elle-même. Mais c'est un goût plutôt qu'un talent; elle ne sait point déchiffrer un air sur la note.

[1378:] Ce que Sophie sait le mieux, et qu'on lui a fait apprendre avec le plus de soin, ce sont les travaux de son sexe, même ceux dont on ne s'avise point, comme de tailler et coudre ses robes. Il n'y a pas un ouvrage à l'aiguille qu'elle ne sache faire, et qu'elle ne fasse avec plaisir; mais le travail qu'elle préfère à tout autre est la dentelle, parce qu'il n'y en a pas un qui donne une attitude plus agréable, et où les doigts s'exercent avec plus de grâce et de légèreté. Elle s'est appliquée aussi à tous les détails du ménage. Elle entend la cuisine et l'office; elle sait le prix des denrées; elle en connaît les qualités; elle sait fort bien tenir les comptes; elle sert de maître d'hôtel à sa mère. Faite pour être un jour mère de famille elle-même, en gouvernant la maison paternelle, elle apprend à gouverner la sienne; elle peut suppléer aux fonctions des domestiques, et le fait toujours volontiers. On ne sait jamais bien commander que ce qu'on sait exécuter soi-même: c'est la raison de sa mère pour l'occuper ainsi. Pour Sophie, elle ne va pas si loin; son premier devoir est celui de fille, et c'est maintenant le seul qu'elle songe à remplir. Son unique vue est de servir sa mère, et de la soulager d'une partie de ses soins. Il est pourtant vrai qu'elle ne les remplit pas tous avec un plaisir égal. Par exemple, quoiqu'elle soit gourmande, elle n'aime pas la cuisine; le détail en a quelque chose qui la dégoûte; elle n'y trouve jamais assez de propreté. Elle est là-dessus d'une délicatesse extrême, et cette délicatesse poussée à l'excès est devenue un de ses défauts: elle laisserait plutôt aller tout le dîner par le feu, que de tacher sa manchette. Elle n'a jamais voulu de l'inspection du jardin par la même raison. La terre lui paraît malpropre; sitôt qu'elle voit du fumier, elle croit en sentir l'odeur.

[1379:] Elle doit ce défaut aux leçons de sa mère. Selon elle, entre les devoirs de la femme, un des premiers est la propreté; devoir spécial, indispensable, imposé par la nature. Il n'y a pas au monde un objet plus dégoûtant qu'une femme malpropre, et le mari qui s'en dégoûte n'a jamais tort. Elle a tant prêché ce devoir à sa fille dès son enfance, elle en a tant exigé de propreté sur sa personne, tant pour ses hardes, pour son appartement, pour son travail, pour sa toilette, que toutes ces attentions, tournées en habitude, prennent une assez grande partie de son temps et président encore à l'autre: en sorte que bien faire ce qu'elle fait n'est que le second de ses soins; le premier est toujours de le faire proprement.

[1380:] Cependant tout cela n'a point dégénéré en vaine affectation ni en mollesse; les raffinements du luxe n'y sont pour rien. Jamais il n'entra dans son appartement que de l'eau simple; elle ne connaît d'autre parfum que celui des fleurs, et jamais son mari n'en respirera de plus doux que son haleine. Enfin l'attention qu'elle donne à l'extérieur ne lui fait pas oublier qu'elle doit sa vie et son temps à des soins plus nobles; elle ignore ou dédaigne cette excessive propreté du corps qui souille l'âme; Sophie est bien plus que propre, elle est pure.

[1381:] J'ai dit que Sophie était gourmande. Elle l'était naturellement; mais elle est devenue sobre par habitude, et maintenant elle l'est par vertu. Il n'en est pas des filles comme des garçons, qu'on peut jusqu'à certain point gouverner par la gourmandise. Ce penchant n'est point sans conséquence pour le sexe; il est trop dangereux de le lui laisser. La petite Sophie, dans son enfance, entrant seule dans le cabinet de sa mère, n'en revenait pas toujours à vide, et n'était pas d'une fidélité à toute épreuve sur les dragées et sur les bonbons. Sa mère la surprit, la reprit, la punit, la fit jeûner. Elle vint enfin à bout de lui persuader que les bonbons gâtaient les dents, et que de trop manger grossissait la taille. Ainsi Sophie se corrigea: en grandissant elle a pris d'autres goûts qui l'ont détournée de cette sensualité basse. Dans les femmes comme dans les hommes, sitôt que le c&#156;ur s'anime, la gourmandise n'est plus un vice dominant. Sophie a conservé le goût propre de son sexe; elle aime le laitage et les sucreries; elle aime la pâtisserie et les entremets, mais fort peu la viande; elle n'a jamais goûté ni vin ni liqueurs fortes: au surplus, elle mange de tout très modérément; son sexe, moins laborieux que le nôtre, a moins besoin de réparation. En toute chose, elle aime ce qui est bon et le sait goûter; elle sait aussi s'accommoder de ce qui ne l'est pas, sans que cette privation lui coûte.

[1382:] Sophie a l'esprit agréable sans être brillant, et solide sans être profond; un esprit dont on ne dit rien, parce qu'on ne lui en trouve jamais ni plus ni moins qu a soi. Elle a toujours celui qui plaît aux gens qui lui parlent, quoiqu'il ne soit pas fort orné, selon l'idée que nous avons de la culture de l'esprit des femmes; car le sien ne s'est point formé par la lecture, mais seulement par les conversations de son père et de sa mère, par ses propres réflexions, et par les observations qu'elle a faites dans le peu de monde qu'elle a vu. Sophie a naturellement de la gaieté, elle était même folâtre dans son enfance; mais peu à peu sa mère a pris soin de réprimer ses airs évaporés, de peur que bientôt un changement trop subit n instruisît du moment qui l'avait rendu nécessaire. Elle est donc devenue modeste et réservée même avant le temps de l'être; et maintenant que ce temps est venu, il lui est plus aisé de garder le ton qu'elle a pris, qu'il ne lui serait de le prendre sans indiquer la raison de ce changement. C'est une chose plaisante de la voir se livrer quelquefois par un reste d'habitude à des vivacités de l'enfance, puis tout d'un coup rentrer en elle-même, se taire, baisser les yeux et rougir: il faut bien que le terme intermédiaire entre les deux âges participe un peu de chacun des deux.

[1383:] Sophie est d'une sensibilité trop grande pour conserver une parfaite égalité d'humeur, mais elle a trop de douceur pour que cette sensibilité soit fort importune aux autres; c'est à elle seule qu'elle fait du mal. Qu'on dise un seul mot qui la blesse, elle ne boude pas, mais son c&#156;ur se gonfle; elle tâche de s'échapper pour aller pleurer. Qu'au milieu de ses pleurs son père ou sa mère la rappelle, et dise un seul mot, elle vient à l'instant jouer et rire en s'essuyant adroitement les yeux et tâchant d'étouffer ses sanglots.

[1384:] Elle n'est pas non plus tout à fait exempte de caprice: son humeur un peu trop poussée dégénère en mutinerie, et alors elle est sujette à s'oublier. Mais laissez-lui le temps de revenir à elle, et sa manière d'effacer son tort lui en fera presque un mérite. Si on la punit; elle est docile et soumise, et l'on voit que sa honte ne vient pas tant du châtiment que de la faute. Si on ne lui dit rien, jamais elle ne manque de la réparer d'elle-même, mais si franchement et de si bonne grâce, qu'il n'est pas possible d'en garder la rancune. Elle baiserait la terre devant le dernier domestique, sans que cet abaissement lui fît la moindre peine; et sitôt qu'elle est pardonnée, sa joie et ses caresses montrent de quel poids son bon c&#156;ur est soulagé. En un mot, elle souffre avec patience les torts des autres, et répare avec plaisir les siens. Tel est l'aimable naturel de son sexe avant que nous l'ayons gâté. La femme est faite pour céder à l'homme et pour supporter même son injustice. Vous ne réduirez jamais les jeunes garçons au même point; le sentiment intérieur s'élève et se révolte en eux contre l'injustice; la nature ne les fit pas pour la tolérer.

gravem
Pelid&aelig; stomachum cedere nescii.

[1385:] Sophie a de la religion, mais une religion raisonnable et simple, peu de dogmes et moins de pratiques de dévotion; ou plutôt ne connaissant de pratique essentielle que la morale, elle dévoue sa vie entière à servir Dieu en faisant le bien. Dans toutes les instructions que ses parents lui ont données sur ce sujet, ils l'ont accoutumée à une soumission respectueuse, en lui disant toujours: "Ma fille, ces connaissances ne sont pas de votre âge; votre mari vous en instruira quand il sera temps." Du reste, au lieu de longs discours de piété, ils se contentent de la lui prêcher par leur exemple, et cet exemple est gravé dans son c&#156;ur.

[1386:] Sophie aime la vertu; cet amour est devenu sa passion dominante. Elle l'aime, parce qu'il n'y a rien de si beau que la vertu; elle l'aime, parce que la vertu fait la gloire de la femme, et qu'une femme vertueuse lui paraît presque égale aux anges; elle l'aime comme la seule route du vrai bonheur, et parce qu'elle ne voit que misère, abandon, malheur, opprobre, ignominie, dans la vie d'une femme déshonnête; elle l'aime enfin comme chère à son respectable père, à sa tendre et digne mère: non contents d'être heureux de leur propre vertu, ils veulent l'être aussi de la sienne, et son premier bonheur à elle-même est l'espoir de faire le leur. Tous ces sentiments lui inspirent un enthousiasme qui lui élève l'âme et tient tous ses petits penchants asservis à une passion si noble. Sophie sera chaste et honnête jusqu'à son dernier soupir; elle l'a juré dans le fond de son âme, et elle l'a juré dans un temps où elle sentait déjà tout ce qu'un tel serment coûte à tenir; elle l'a juré quand elle en aurait dû révoquer l'engagement, si ses sens étaient faits pour régner sur elle.

[1387:] Sophie n'a pas le bonheur d'être une aimable Française, froide par tempérament et coquette par vanité, voulant plutôt briller que plaire, cherchant l'amusement et non le plaisir. Le seul besoin d'aimer la dévore, il vient la distraire et troubler son c&#156;ur dans les fêtes; elle a perdu son ancienne gaieté; les folâtres jeux ne sont plus faits pour elle; loin de craindre l'ennui de la solitude, elle la cherche; elle y pense à celui qui doit la lui rendre douce: tous les indifférents l'importunent; il ne lui faut pas une cour, mais un amant; elle aime mieux plaire à un seul honnête homme, et lui plaire toujours, que d'élever en sa faveur le cri de la mode, qui dure un jour, et le lendemain se change en huée.

[1388:] Les femmes ont le jugement plus tôt formé que les hommes: étant sur la défensive presque dès leur enfance, et chargées d'un dépôt difficile à garder, le bien et le mal leur sont nécessairement plus tôt connus. Sophie, précoce en tout, parce que son tempérament la porte à l'être, a aussi le jugement plus tôt formé que d'autres filles de son âge. Il n'y a rien à cela de fort extraordinaire; la maturité n'est pas partout la même en même temps.

[1389:] Sophie est instruite des devoirs et des droits de son sexe et du nôtre. Elle connaît les défauts des hommes et les vices des femmes; elle connaît aussi les qualités, les vertus contraires, et les a toutes empreintes au fond de son c&#156;ur. On ne peut pas avoir une plus haute idée de l'honnête femme que celle qu'elle en a conçue, et cette idée ne l'épouvante point; mais elle pense avec plus de complaisance à l'honnête homme, à l'homme de mérite; elle sent qu'elle est faite pour cet homme-là, qu'elle en est digne, qu'elle peut lui rendre le bonheur qu'elle recevra de lui; elle sent qu'elle saura bien le reconnaître; il ne s'agit que de le trouver.

[1390:] Les femmes sont les juges naturels du mérite des hommes, comme ils le sont du mérite des femmes: cela est de leur droit réciproque; et ni les uns ni les autres ne l'ignorent. Sophie connaît ce droit et en use, mais avec la modestie qui convient à sa jeunesse, à son inexpérience, à son état; elle ne juge que des choses qui sont à sa portée, et elle n'en juge que quand cela sert à développer quelque maxime utile. Elle ne parle des absents qu'avec la plus grande circonspection, surtout si ce sont des femmes. Elle pense que ce qui les rend médisantes et satiriques est de parler de leur sexe: tant qu'elles se bornent à parler du nôtre elles ne sont qu'équitables. Sophie s'y borne donc. Quant aux femmes, elle n'en parle jamais que pour en dire le bien qu'elle sait: c'est un honneur qu'elle croit devoir à son sexe; et pour celles dont elle ne sait aucun bien à dire, elle n'en dit rien du tout, et cela s'entend.

[1391:] Sophie a peu d'usage du monde; mais elle est obligeante, attentive, et met de la grâce à tout ce qu'elle fait. Un heureux naturel la sert mieux que beaucoup d'art. Elle a une certaine politesse à elle qui ne tient point aux formules, qui n'est point asservie aux modes, qui ne change point avec elles, qui ne fait rien par usage, mais qui vient d'un vrai désir de plaire, et qui plaît. Elle ne sait point les compliments triviaux, et n'en invente point de plus recherchés; elle ne dit pas qu'elle est très obligée, qu'on lui fait beaucoup d'honneur, qu'on ne prenne pas la peine, etc. Elle s'avise encore moins de tourner des phrases. Pour une attention, pour une politesse établie, elle répond par une révérence, ou par un simple Je vous remercie ; mais ce mot, dit de sa bouche, en vaut bien un autre. Pour un vrai service, elle laisse parler son c&#156;ur, et ce n'est pas un compliment qu'il trouve. Elle n'a jamais souffert que l'usage français l'asservît au joug des simagrées, comme d'étendre sa main, en passant d'une chambre à l'autre, sur un bras sexagénaire qu'elle aurait grande envie de soutenir. Quand un galant musqué lui offre cet impertinent service, elle laisse l'officieux bras sur l'escalier, et s'élance en deux sauts dans la chambre en disant qu'elle n'est pas boiteuse. En effet, quoiqu'elle ne soit pas grande, elle n'a jamais voulu de talons hauts; elle a les pieds assez petits pour s'en passer.

[1392:] Non seulement elle se tient dans le silence et dans le respect avec les femmes, mais même avec les hommes mariés, ou beaucoup plus âgés qu'elle; elle n'acceptera jamais de place au-dessus d'eux que par obéissance, et reprendra la sienne au-dessous sitôt qu'elle le pourra; car elle sait que les droits de l'âge vont avant ceux du sexe, comme ayant pour eux le préjugé de la sagesse, qui doit être honorée avant tout.

[1393:] Avec les jeunes gens de son âge, c'est autre chose; elle a besoin d'un ton différent pour leur en imposer, et elle sait le prendre sans quitter l'air modeste qui lui convient. S'ils sont modestes et réservés eux-mêmes, elle gardera volontiers avec eux l'aimable familiarité de la jeunesse; leurs entretiens pleins d'innocence seront badins, mais décents; s'ils deviennent sérieux, elle veut qu'ils soient utiles; s'ils dégénèrent en fadeurs, elle les fera bientôt cesser, car elle méprise surtout le petit jargon de la galanterie, comme très offensant pour son sexe. Elle sait bien que l'homme qu'elle cherche n'a pas ce jargon-là, et jamais elle ne souffre volontiers d'un autre ce qui ne convient pas à celui dont elle a le caractère empreint au fond du c&#156;ur. La haute opinion qu'elle a des droits de son sexe, la fierté d'âme que lui donne la pureté de ses sentiments, cette énergie de la vertu qu'elle sent en elle-même et qui la rend respectable à ses propres yeux, lui font écouter avec indignation les propos doucereux dont on prétend l'amuser. Elle ne les reçoit point avec une colère apparente, mais avec un ironique applaudissement qui déconcerte, ou d'un ton froid auquel on ne s'attend point. Qu'un beau Phébus lui débite ses gentillesses, la loue avec esprit sur le sien, sur sa beauté, sur ses grâces, sur le prix du bonheur de lui plaire, elle est fille à l'interrompre, en lui disant poliment: Ç Monsieur, j'ai grand-peur de savoir ces choses-là mieux que vous; si nous n avons rien de plus curieux à nous dire, je crois que nous pouvons finir ici l'entretien. Accompagner ces mots d'une grande révérence, et puis se trouver à vingt pas de lui n'est pour elle que l'affaire d'un instant. Demandez à vos agréables s'il est aisé d'étaler longtemps son caquet avec un esprit aussi rebours que celui-là.

[1394:] Ce n'est pas pourtant qu'elle n'aime fort à être louée, pourvu que ce soit tout de bon, et qu'elle puisse croire qu'on pense en effet le bien qu'on lui dit d'elle. Pour paraître touché de son mérite, il faut commencer par en montrer. Un hommage fondé sur l'estime peut flatter son c&#156;ur altier, mais tout galant persiflage est toujours rebuté; Sophie n'est pas faite pour exercer les petits talents d'un baladin.

[1395:] Avec une si grande maturité de jugement, et formée à tous égards comme une fille de vingt ans, Sophie, à quinze, ne sera point traitée en enfant par ses parents. A peine apercevront-ils en elle la première inquiétude de la jeunesse, qu'avant le progrès ils se hâteront d'y pourvoir; ils lui tiendront des discours tendres et sensés. Les discours tendres et sensés sont de son âge et de son caractère. Si ce caractère est tel que je l'imagine, pourquoi son père ne lui parlerait-il pas à peu près ainsi :

[1396:] Ç Sophie, vous voilà grande fille, et ce n'est pas pour l'être toujours qu'on le devient. Nous voulons que vous soyez heureuse: c'est pour nous que nous le voulons, parce que notre bonheur dépend du vôtre. Le bonheur d'une honnête fille est de faire celui d'un honnête homme: il faut donc penser à vous marier; il y faut penser de bonne heure, car du mariage dépend le sort de la vie, et l'on n'a jamais trop de temps pour y penser.

[1397:] Ç Rien n'est plus difficile que le choix d'un bon mari, si ce n'est peut-être celui d'une bonne femme. Sophie, vous serez cette femme rare, vous serez la gloire de notre vie et le bonheur de nos vieux jours; mais, de quelque mérite que vous soyez pourvue, la terre ne manque pas d'hommes qui en ont encore plus que vous. Il n'y en a pas un qui ne dût s'honorer de vous obtenir, il y en a beaucoup qui vous honoreraient davantage. Dans ce nombre, il s'agit d'en trouver un qui vous convienne, de le connaître, et de vous faire connaître de lui.

[1398:] Ç Le plus grand bonheur du mariage dépend de tant de convenances, que c'est une folie de les vouloir toutes rassembler. Il faut d'abord s'assurer des plus importantes: quand les autres s'y trouvent, on s'en prévaut; quand elles manquent, on s'en passe. Le bonheur parfait n'est pas sur la terre, mais le plus grand des malheurs, et celui qu'on peut toujours éviter, est d'être malheureux par sa faute.

[1399:] Ç Il y a des convenances naturelles, il y en a d'institution, il y en a qui ne tiennent qu'à l'opinion seule. Les parents sont juges des deux dernières espèces, les enfants seuls le sont de la première. Dans les mariages qui se font par l'autorité des pères, on se règle uniquement sur les convenances d'institution et d'opinion: ce ne sont pas les personnes qu'on marie, ce sont les conditions et les biens; mais tout cela peut changer; les personnes seules restent toujours, elles se portent partout avec elles; en dépit de la fortune, ce n'est que par les rapports personnels qu'un mariage peut être heureux ou malheureux.

[1400:] Ç Votre mère était de condition, j'étais riche; voilà les seules considérations qui portèrent nos parents à nous unir. J'ai perdu mes biens, elle a perdu son nom: oubliée de sa famille, que lui sert aujourd'hui d'être née demoiselle? Dans nos désastres, l'union de nos c&#156;urs nous a consolés de tout; la conformité de nos goûts nous a fait choisir cette retraite; nous y vivons heureux dans la pauvreté, nous nous tenons lieu de tout l'un à l'autre. Sophie est notre trésor commun; nous bénissons le ciel de nous avoir donné celui-là et de nous avoir ôté tout le reste. Voyez, mon enfant, où nous a conduits la Providence: les convenances qui nous firent marier sont évanouies; nous ne sommes heureux que par celles que l'on compta pour rien.

[1401:] Ç C'est aux époux à s'assortir. Le penchant mutuel doit être leur premier lien; leurs yeux, leurs c&#156;urs doivent être leurs premiers guides; car, comme leur premier devoir, étant unis, est de s'aimer, et qu'aimer ou n'aimer pas ne dépend point de nous-mêmes, ce devoir en emporte nécessairement un autre, qui est de commencer par s'aimer avant de s'unir. C'est là le droit de la nature, que rien ne peut abroger: ceux qui l'ont gênée par tant de lois civiles ont eu plus d'égard à l'ordre apparent qu'au bonheur du mariage et aux m&#156;urs des citoyens. Vous voyez, ma Sophie, que nous ne vous prêchons pas une morale difficile. Elle ne tend qu'à vous rendre maîtresse de vous-même, et à nous en rapporter à vous sur le choix de votre époux.

[1402:] Ç Après vous avoir dit nos raisons pour vous laisser une entière liberté, il est juste de vous parler aussi des vôtres pour en user avec sagesse. Ma fille, vous êtes bonne et raisonnable, vous avez de la droiture et de la piété, vous avez les talents qui conviennent à d'honnêtes femmes, et vous n'êtes pas dépourvue d'agréments; mais vous êtes pauvre; vous avez les biens les plus estimables, et vous manquez de ceux qu'on estime le plus. N'aspirez donc qu'à ce que vous pourrez obtenir, et réglez votre ambition, non sur vos jugements ni sur les nôtres, mais sur l'opinion des hommes. S'il n'était question que d'une égalité de mérite, j'ignore à quoi je devrais borner vos espérances; mais ne les élevez point au-dessus de votre fortune, et n'oubliez pas qu'elle est au plus bas rang. Bien qu'un homme digne de vous ne compte pas cette inégalité pour un obstacle, vous devez faire alors ce qu'il ne fera pas: Sophie doit imiter sa mère, et n'entrer que dans une famille qui s'honore d'elle. Vous n'avez point vu notre opulence, vous êtes née durant notre pauvreté; vous nous la rendez douce et vous la partagez sans peine. Croyez-moi, Sophie, ne cherchez point des biens dont nous bénissons le ciel de nous avoir délivrés; nous n'avons goûté le bonheur qu'après avoir perdu la richesse.

[1403:] Ç Vous êtes trop aimable pour ne plaire à personne, et votre misère n'est pas telle qu'un honnête homme se trouve embarrassé de vous. Vous serez recherchée, et vous pourrez l'être de gens qui ne nous vaudront pas. S'ils se montraient à vous tels qu'ils sont, vous les estimeriez ce qu'ils valent; tout leur faste ne vous en imposerait pas longtemps; mais, quoique vous ayez le jugement bon et que vous vous connaissiez en mérite, vous manquez d'expérience et vous ignorez jusqu'où les hommes peuvent se contrefaire. Un fourbe adroit peut étudier vos goûts pour vous séduire, et feindre auprès de vous des vertus qu'il n'aura point. Il vous perdrait, Sophie, avant que vous vous en fussiez aperçue, et vous ne connaîtriez votre erreur que pour la pleurer. Le plus dangereux de tous les pièges, et le seul que la raison ne peut éviter, est celui des sens; si jamais vous avez le malheur d'y tomber, vous ne verrez plus qu'illusions et chimères; vos yeux se fascineront, votre jugement se troublera, votre volonté sera corrompue, votre erreur même vous sera chère; et quand vous seriez en état de la connaître, vous n'en voudriez pas revenir. Ma fille, c'est à la raison de Sophie que je vous livre; je ne vous livre point au penchant de son c&#156;ur. Tant que vous serez de sang-froid, restez votre propre juge; mais sitôt que vous aimerez, rendez à votre mère le soin de vous.

[1404:] Ç Je vous propose un accord qui vous marque notre estime et rétablisse entre nous l'ordre naturel. Les parents choisissent l'époux de leur fille, et ne la consultent que pour la forme: tel est l'usage. Nous ferons entre nous tout le contraire: vous choisirez, et nous serons consultés. Usez de votre droit, Sophie; usez-en librement et sagement. L'époux qui vous convient doit être de votre choix et non pas du nôtre. Mais c'est à nous de juger si vous ne vous trompez pas sur les convenances, et si, sans le savoir, vous ne faites point autre chose que ce que vous voulez. La naissance, les biens, le rang, l'opinion, n'entreront pour rien dans nos raisons. Prenez un honnête homme dont la personne vous plaise et dont le caractère vous convienne: quel qu'il soit d'ailleurs, nous l'acceptons pour notre gendre. Son bien sera toujours assez grand, s'il a des bras, des m&#156;urs, et qu'il aime sa famille. Son rang sera toujours assez illustre, s'il l'ennoblit par la vertu. Quand toute la terre nous blâmerait, qu'importe ? Nous ne cherchons pas l'approbation publique, il nous suffit de votre bonheur.È

[1405:] Lecteurs, j'ignore quel effet ferait un pareil discours sur les filles élevées à votre manière. Quant à Sophie, elle pourra n'y pas répondre par des paroles; la honte et l'attendrissement ne la laisseraient pas aisément s'exprimer; mais je suis bien sûr qu'il restera gravé dans son c&#156;ur le reste de sa vie, et que si l'on peut compter sur quelque résolution humaine, c'est sur celle qu'il lui fera faire d'être digue de l'estime de ses parents.

[1406:] Mettons la chose au pis, et donnons-lui un tempérament ardent qui lui rende pénible une longue attente; je dis que son jugement, ses connaissances, son goût, sa délicatesse, et surtout les sentiments dont son c&#156;ur a été nourri dans son enfance, opposeront à l'impétuosité de ses sens un contrepoids qui lui suffira pour les vaincre, ou du moins pour leur résister longtemps. Elle mourrait plutôt martyre de son état que d'affliger ses parents, d'épouser un homme sans mérite, et de s'exposer au malheur d'un mariage mal assorti. La liberté même qu'elle a reçue ne fait que lui donner une nouvelle élévation d'âme, et la rendre plus difficile sur le choix de son maître. Avec le tempérament d'une Italienne et la sensibilité d'une Anglaise, elle a, pour contenir son c&#156;ur et ses sens, la fierté d'une Espagnole, qui, même en cherchant un amant, ne trouve pas aisément celui qu'elle estime digne d'elle.

[1407:] Il n'appartient pas à tout le monde de sentir quel ressort l'amour des choses honnêtes peut donner à l'âme, et quelle force on peut trouver en soi quand on veut être sincèrement vertueux. Il y a des gens à qui tout ce qui est grand paraît chimérique, et qui, dans leur basse et vile raison, ne connaîtront jamais ce que peut sur les passions humaines la folie même de la vertu. Il ne faut parler à ces gens-là que par des exemples: tant pis pour eux s'ils s'obstinent à les nier. Si je leur disais que Sophie n'est point un être imaginaire, que son nom seul est de mon invention, que son éducation, ses m&#156;urs, son caractère, sa figure même ont réellement existé, et que sa mémoire coûte encore des larmes à toute une honnête famille, sans doute ils n'en croiraient rien; mais enfin, que risquerai-je d'achever sans détour l'histoire d'une fille si semblable à Sophie, que cette histoire pourrait être la sienne sans qu'on dût en être surpris? Qu'on la croie véritable ou non, peu importe; j'aurai, si l'on veut, raconté des fictions, mais j'aurai toujours expliqué ma méthode, et j'irai toujours à mes fins.

[1408:] La jeune personne, avec le tempérament dont je viens de charger Sophie, avait d'ailleurs avec elle toutes les conformités qui pouvaient lui en faire mériter le nom, et je le lui laisse. Après l'entretien que j'ai rapporte, son père et sa mère, jugeant que les partis ne viendraient pas s'offrir dans le hameau qu'ils habitaient, l'envoyèrent passer un hiver à la ville, chez une tante qu'on instruisit en secret du sujet de ce voyage; car la fière Sophie portait au fond de son c&#156;ur le noble orgueil de savoir triompher d'elle; et, quelque besoin qu'elle eût d'un mari, elle fût morte fille plutôt que de se résoudre à l'aller chercher.

[1409:] Pour répondre aux vues de ses parents, sa tante la présenta dans les maisons, la mena dans les sociétés, dans les fêtes, lui fit voir le monde, ou plutôt l'y fit voir, car Sophie se souciait peu de tout ce fracas. On remarqua pourtant qu'elle ne fuyait pas les jeunes gens d'une figure agréable qui paraissaient décents et modestes. Elle avait dans sa réserve même un certain art de les attirer, qui ressemblait assez à de la coquetterie; mais après s'être entretenue avec eux deux ou trois fois, elle s'en rebutait. Bientôt, à cet air d'autorité qui semblait accepter les hommages, elle substituait un maintien plus humble et une politesse plus repoussante. Toujours attentive sur elle-même, elle ne leur laissait plus l'occasion de lui rendre le moindre service: c'était dire qu'elle ne voulait pas être leur maîtresse.

[1410:] Jamais les c&#156;urs sensibles n'aimèrent les plaisirs bruyants, vain et stérile bonheur des gens qui ne sentent rien, et qui croient qu'étourdir sa vie c'est en jouir. Sophie, ne trouvant point ce qu'elle cherchait, et désespérant de le trouver ainsi, s'ennuya de la ville. Elle aimait tendrement ses parents, rien ne la dédommageait d'eux, rien n'était propre à les lui faire oublier; elle retourna les joindre longtemps avant le terme fixé pour son retour.

[1411:] A peine eut-elle repris ses fonctions dans la maison paternelle, qu'on vit qu'en gardant la même conduite elle avait changé d'humeur. Elle avait des distractions, de l'impatience, elle était triste et rêveuse, elle se cachait pour pleurer. On crut d'abord qu'elle aimait et qu'elle en avait honte: on lui en parla, elle s'en défendit. Elle protesta n'avoir vu personne qui pût toucher son c&#156;ur, et Sophie ne mentait point.

[1412:] Cependant, sa langueur augmentait sans cesse, et sa santé commençait à s'altérer. Sa mère, inquiète de ce changement, résolut enfin d'en savoir la cause. Elle la prit en particulier, et mit en &#156;uvre auprès d'elle ce langage insinuant et ces caresses invincibles que la seule tendresse maternelle sait employer. Ma fille, toi que j'ai portée dans mes entrailles et que je porte incessamment dans mon c&#156;ur, verse les secrets du tien dans le sein de ta mère. Quels sont donc ces secrets qu'une mère ne peut savoir? Qui est-ce qui plaint tes peines, qui est-ce qui les partage, qui est-ce qui veut les soulager, si ce n'est ton père et moi? Ah! mon enfant, veux-tu que je meure de ta douleur sans la connaître?

[1413:] Loin de cacher ses chagrins à sa mère, la jeune fille ne demandait pas mieux que de l'avoir pour consolatrice et pour confidente; mais la honte l'empêchait de parler, et sa modestie ne trouvait point de langage pour décrire un état si peu digne d'elle que l'émotion qui troublait ses sens malgré qu'elle en eût. Enfin, sa honte même servant d'indice à sa mère, elle lui arracha ces humiliants aveux. Loin de l'affliger par d'injustes réprimandes, elle la consola, la plaignit, pleura sur elle; elle était trop sage pour lui faire un crime d'un mal que sa vertu seule rendait si cruel. Mais pourquoi supporter sans nécessité un mal dont le remède était si facile et si légitime? Que n'usait-elle de la liberté qu'on lui avait donnée? Que n'acceptait-elle un mari? que ne le choisissait-elle? Ne savait-elle pas que son sort dépendait d'elle seule, et que, quel que fût son choix, il serait confirmé, puisqu'elle n'en pouvait faire un qui ne fût honnête? On l'avait envoyée à la ville, elle n'y avait point voulu rester; plusieurs partis s'étaient présentés, elle les avait tous rebutés. Qu'attendait-elle donc? que voulait-elle? Quelle inexplicable contradiction!

[1414:] La réponse était simple. S'il ne s'agissait que d'un secours pour la jeunesse, le choix serait bientôt fait; mais un maître pour toute la vie n'est pas si facile à choisir; et, puisqu'on ne peut séparer ces deux choix, il faut bien attendre, et souvent perdre sa jeunesse, avant de trouver l'homme avec qui l'on veut passer ses jours. Tel était le cas de Sophie: elle avait besoin d'un amant, mais cet amant devait être son mari; et, pour le c&#156;ur qu'il fallait au sien, l'un était presque aussi difficile à trouver que l'autre. Tous ces jeunes gens si brillants n'avaient avec elle que la convenance de l'âge, les autres leur manquaient toujours; leur esprit superficiel, leur vanité, leur jargon, leurs m&#156;urs sans règle, leurs frivoles imitations, la dégoûtaient d'eux. Elle cherchait un homme et ne trouvait que des singes; elle cherchait une âme et n'en trouvait point.

[1415:] Que je suis malheureuse! disait-elle à sa mère; j'ai besoin d'aimer, et je ne vois rien qui me plaise. Mon c&#156;ur repousse tous ceux qu'attirent mes sens. Je n'en vois pas un qui n'excite mes désirs, et pas un qui ne les réprime; un goût sans estime ne peut durer. Ah! ce n'est pas là l'homme qu'il faut à votre Sophie! son charmant modèle est empreint trop avant dans son âme. Elle ne peut aimer que lui, elle ne peut rendre heureux que lui, elle ne peut être heureuse qu'avec lui seul. Elle aime mieux se consumer et combattre sans cesse, elle aime mieux mourir malheureuse et libre, que désespérée auprès d'un homme qu'elle n'aimerait pas et qu'elle rendrait malheureux lui-même; il vaut mieux n'être plus, que de n'être que pour souffrir.

[1416:] Frappée de ces singularités, sa mère les trouva trop bizarres pour n'y pas soupçonner quelque mystère. Sophie n'était ni précieuse, ni ridicule. Comment cette délicatesse outrée avait-elle pu lui convenir, à elle à qui l'on n'avait rien tant appris dès son enfance, qu'à s'accommoder des gens avec qui elle avait à vivre, et à faire de nécessité vertu? Ce modèle de l'homme aimable duquel elle était si enchantée, et qui revenait si souvent dans tous ses entretiens, fit conjecturer à sa mère que ce caprice avait quelque autre fondement qu'elle ignorait encore et que Sophie n'avait pas tout dit. L'infortunée, surchargée de sa peine secrète, ne cherchait qu'à s'épancher. Sa mère la presse, elle hésite, elle se rend enfin, et sortant sans rien dire, elle entre un moment après, un livre à la main: Plaignez votre malheureuse fille, sa tristesse est sans remède, ses pleurs ne peuvent tarir. Vous en voulez savoir la cause: eh bien! la voilà, dit-elle en jetant le livre sur la table. La mère prend le livre et l'ouvre: c'étaient les Aventures de Télémaque. Elle ne comprend rien d'abord à cette énigme; à force de questions et de réponses obscures, elle voit enfin, avec une surprise facile à concevoir, que sa fille est la rivale d'Eucharis.

[1417:] Sophie aimait Télémaque, et l'aimait avec une passion dont rien ne put la guérir. Sitôt que son père et sa mère connurent sa manie, ils en rirent, et crurent la ramener par la raison. Ils se trompèrent: la raison n'était pas toute de leur côté; Sophie avait aussi la sienne et savait la faire valoir. Combien de fois elle les réduisit au silence en se servant contre eux de leurs propres raisonnements, en leur montrant qu'ils avaient fait tout le mal eux-mêmes, qu'ils ne l'avaient point formée pour un homme de son siècle; qu'il faudrait nécessairement qu'elle adoptât les manières de penser de son mari, ou qu'elle lui donnât les siennes; qu'ils lui avaient rendu le premier moyen impossible par la manière dont ils l'avaient élevée, et que l'autre était précisément ce qu'elle cherchait. Donnez-moi, disait-elle, un homme imbu de mes maximes, ou que j'y puisse amener, et je l'épouse; mais jusque-là pourquoi me grondez-vous? Plaignez-moi. Je suis malheureuse et non pas folle. Le c&#156;ur dépend-il de la volonté? Mon père ne l'a-t-il pas dit lui-même? Est-ce ma faute si j'aime ce qui n'est pas? Je ne suis point visionnaire; je ne veux point un prince, je ne cherche point Télémaque, je sais qu'il n'est qu'une fiction: je cherche quelqu'un qui lui ressemble. Et pourquoi ce quelqu'un ne peut-il exister, puisque j'existe, moi qui me sens un c&#156;ur si semblable au sien? Non, ne déshonorons pas ainsi l'humanité; ne pensons pas qu'un homme aimable et vertueux ne soit qu'une chimère. Il existe, il vit, il me cherche peut-être; il cherche une âme qui le sache aimer. Mais quel est-il? où est-il? Je l'ignore: il n'est aucun de ceux que j'ai vus; sans doute il n'est aucun de ceux que je verrai. O ma mère! pourquoi m avez-vous rendu la vertu trop aimable? Si je ne puis aimer qu'elle, le tort en est moins à moi qu'à vous.

[1418:] Amènerai-je ce triste récit jusqu'à sa catastrophe? Dirai-je les longs débats qui la précédèrent? Représenterai-je une mère impatientée changeant en rigueur ses premières caresses? Montrerai-je un père irrité oubliant ses premiers engagements, et traitant comme une folle la plus vertueuse des filles ? Peindrai-je enfin l'infortunée, encore plus attachée à sa chimère par la persécution qu'elle lui fait souffrir, marchant à pas lents vers la mort, et descendant dans la tombe au moment qu'on croit l'entraîner à l'autel? Non, j'écarte ces objets funestes. Je n'ai pas besoin d'aller si loin pour montrer par un exemple assez frappant, ce me semble, que, malgré les préjugés qui naissent des m&#156;urs du siècle, l'enthousiasme de l'honnête et du beau n'est pas plus étranger aux femmes qu'aux hommes, et qu'il n'y a rien que, sous la direction de la nature, on ne puisse obtenir d'elles comme de nous.

[1419:] On m'arrête ici pour me demander si c'est la nature qui nous prescrit de prendre tant de peine pour réprimer des désirs immodérés. Je réponds que non, mais qu'aussi ce n'est point la nature qui nous donne tant de désirs immodérés. Or, tout ce qui n'est pas elle est contre elle: j'ai prouvé cela mille fois.

[1420:] Rendons à notre Emile sa Sophie: ressuscitons cette aimable fille pour lui donner une imagination moins vive et un destin plus heureux. Je voulais peindre une femme ordinaire; et à force de lui élever l'âme j'ai troublé sa raison; je me suis égaré moi-même. Revenons sur nos pas. Sophie n'a qu'un bon naturel dans une âme commune: tout ce qu'elle a de plus que les autres femmes est l'effet de son éducation.

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[1421:] Je me suis proposé dans ce livre de dire tout ce qui se pouvait faire, laissant à chacun le choix de ce qui est à sa portée dans ce que je puis avoir dit de bien. J'avais pensé dès le commencement à former de loin la compagne d'Emile, et à les élever l'un pour l'autre et l'un avec l'autre. Mais, en y réfléchissant, j'ai trouvé que tous ces arrangements trop prématurés étaient mal entendus, et qu'il était absurde de destiner deux enfants à s'unir avant de pouvoir connaître si cette union était dans l'ordre de la nature, et s'ils auraient entre eux les rapports convenables pour la former. Il ne faut pas confondre ce qui est naturel à l'état sauvage, et ce qui est naturel à l'état civil. Dans le premier état, toutes les femmes conviennent à tous les hommes, parce que les uns et les autres n'ont encore que la forme primitive et commune; dans le second, chaque caractère étant développé par les institutions sociales, et chaque esprit ayant reçu sa forme propre et déterminée, non de l'éducation seule, mais du concours bien ou mal ordonné du naturel et de l'éducation, on ne peut plus les assortir qu'en les présentant l'un à l'autre pour voir s'ils se conviennent à tous égards, ou pour préférer au moins le choix qui donne le plus de ces convenances.

[1422:] Le mal est qu'en développant les caractères l'état social distingue les rangs, et que l'un de ces deux ordres n'étant point semblable à l'autre, plus on distingue les conditions, plus on confond les caractères. De là les mariages mal assortis et tous les désordres qui en dérivent; d'où l'on voit, par une conséquence évidente, que, plus on s'éloigne de l'égalité, plus les sentiments naturels s'altèrent; plus l'intervalle des grands aux petits s'accroît, plus le lien conjugal se relâche; plus il y a de riches et de pauvres, moins il y a de pères et de maris. Le maître ni l'esclave n'ont plus de famille, chacun des deux ne voit que son état.

[1423:] Voulez-vous prévenir les abus et faire d'heureux mariages, étouffez les préjugés, oubliez les institutions humaines, et consultez la nature. N'unissez pas des gens qui ne se conviennent que dans une condition donnée, et qui ne se conviendront plus, cette condition venant à changer, mais des gens qui se conviendront dans quelque situation qu'ils se trouvent, dans quelque pays qu'ils habitent, dans quelque rang qu'ils puissent tomber. Je ne dis pas que les rapports conventionnels soient indifférents dans le mariage, mais je dis que l'influence des rapports naturels l'emporte tellement sur la leur, que c'est elle seule qui décide du sort de la vie, et qu'il y a telle convenance de goûts, d'humeurs, de sentiments, de caractères, qui devrait engager un père sage, fût-il prince, fût-il monarque, à donner sans balancer à son fils la fille avec laquelle il aurait toutes ces convenances, fût-elle née dans une famille déshonnête, fût-elle la fille du bourreau. Oui, je soutiens que, tous les malheurs imaginables dussent-ils tomber sur deux époux bien unis, ils jouiront d'un plus vrai bonheur à pleurer ensemble, qu'ils n'en auraient dans toutes les fortunes de la terre, empoisonnées par la désunion des c&#156;urs.

[1424:] Au lieu donc de destiner dès l'enfance une épouse à mon Emile, j'ai attendu de connaître celle qui lui convient. Ce n'est point moi qui fais cette destination, c'est la nature; mon affaire est de trouver le choix qu'elle a fait. Mon affaire, je dis la mienne et non celle du père; car en me confiant son fils, il me cède sa place, il substitue mon droit au sien; c'est moi qui suis le vrai père d'Emile, c'est moi qui l'ai fait homme. J'aurais refusé de l'élever si je n'avais pas été le maître de le marier à son choix, c est à dire au mien. Il n'y a que le plaisir de faire un heureux qui puisse payer ce qu'il en coûte pour mettre un homme en état de le devenir.

[1425:] Mais ne croyez pas non plus que j'aie attendu, pour trouver l'épouse d'Emile, que je le misse en devoir de la chercher. Cette feinte recherche n'est qu'un prétexte pour lui faire connaître les femmes, afin qu'il sente le prix de celle qui lui convient. Dès longtemps Sophie est trouvée; peut-être Emile l'a-t-il déjà vue; mais il ne la reconnaîtra que quand il en sera temps.

[1426:] Quoique l'égalité des conditions ne soit pas nécessaire au mariage, quand cette égalité se joint aux autres convenances, elle leur donne un nouveau prix; elle n'entre en balance avec aucune, mais la fait pencher quand tout est égal

[1427:] Un homme, à moins qu'il ne soit monarque, ne peut pas chercher une femme dans tous les états; car les préjugés qu'il n'aura pas, il les trouvera dans les autres; et telle fille lui conviendrait peut-être, qu'il ne l'obtiendrait pas pour cela. Il y a donc des maximes de prudence qui doivent borner les recherches d'un père judicieux. Il ne doit point vouloir donner à son élève un établissement au-dessus de son rang, car cela ne dépend pas de lui. Quand il le pourrait, il ne devrait pas le vouloir encore; car qu'importe le rang au jeune homme, du moins au mien? Et cependant, en montant, il s'expose à mille maux réels qu'il sentira toute sa vie. Je dis même qu'il ne doit pas vouloir compenser des biens de différentes natures, comme la noblesse et l'argent, parce que chacun des deux ajoute moins de prix à l'autre qu'il n'en reçoit d'altération; que de plus on ne s'accorde jamais sur l'estimation commune; qu'enfin la préférence que chacun donne à sa mise prépare la discorde entre deux familles, et souvent entre deux époux.

[1428:] Il est encore fort différent pour l'ordre du mariage que l'homme s'allie au-dessus ou au-dessous de lui. Le premier cas est tout à fait contraire à la raison; le second y est plus conforme. Comme la famille ne tient à la société que par son chef, c'est l'état de ce chef qui règle celui de la famille entière. Quand il s'allie dans un rang plus bas, il ne descend point, il élève son épouse; au contraire, en prenant une femme au-dessus de lui, il l'abaisse sans s'élever. Ainsi, dans le premier cas, il y a du bien sans mal, et dans le second, du mal sans bien. De plus, il est dans l'ordre de la nature que la femme obéisse à l'homme. Quand donc il la prend dans un rang inférieur, l'ordre naturel et l'ordre civil s'accordent, et tout va bien. C'est le contraire quand, s'alliant au-dessus de lui, l'homme se met dans l'alternative de blesser son droit ou sa reconnaissance, et d'être ingrat ou méprisé. Alors la femme, prétendant à l'autorité, se rend le tyran de son chef; et le maître, devenu l'esclave, se trouve la plus ridicule et la plus misérable des créatures. Tels sont ces malheureux favoris que les rois de l'Asie honorent et tourmentent de leur alliance, et qui, dit-on, pour coucher avec leurs femmes, n'osent entrer dans le lit que par le pied.

[1429:] J e m'attends que beaucoup de lecteurs, se souvenant que je donne à la femme un talent naturel pour gouverner l'homme, m'accuseront ici de contradiction: ils se tromperont pourtant. Il y a bien de la différence entre s'arroger le droit de commander, et gouverner celui qui commande. L'empire de la femme est un empire de douceur, d'adresse et de complaisance; ses ordres sont des caresses, ses menaces sont des pleurs. Elle doit régner dans la maison comme un ministre dans l'Etat, en se faisant commander ce qu'elle veut faire. En ce sens il est constant que les meilleurs ménages sont ceux où la femme a le plus d'autorité: mais quand elle méconnaît la voix du chef, qu'elle veut usurper ses droits et commander elle-même, il ne résulte jamais de ce désordre que misère, scandale et déshonneur.

[1430:] Reste le choix entre ses égales et ses inférieures; et je crois qu'il y a encore quelque restriction à faire pour ces dernières; car il est difficile de trouver dans la lie du peuple une épouse capable de faire le bonheur d'un honnête homme: non qu'on soit plus vicieux dans les derniers rangs que dans les premiers, mais parce qu'on y a peu d'idée de ce qui est beau et honnête, et que l'injustice des autres états fait voir à celui-ci la justice dans ses vices mêmes.

[1431:] Naturellement l'homme ne pense guère. Penser est un art qu'il apprend comme tous les autres, et même plus difficilement. Je ne connais pour les deux sexes que deux classes réellement distinguées: l'une des gens qui pensent, l'autre des gens qui ne pensent point; et cette différence vient presque uniquement de l'éducation. Un homme de la première de ces deux classes ne doit point s'allier dans l'autre; car le plus grand charme de la société manque à la sienne lorsque, ayant une femme, il est réduit à penser seul. Les gens qui passent exactement la vie entière à travailler pour vivre n'ont d'autre idée que celle de leur travail ou de leur intérêt, et tout leur esprit semble être au bout de leurs bras. Cette ignorance ne nuit ni à la probité ni aux m&#156;urs; souvent même elle y sert; souvent on compose avec ses devoirs à force d'y réfléchir, et l'on finit par mettre un jargon à la place des choses. La conscience est le plus éclairé des philosophes: on n'a pas besoin de savoir les Offices de Cicéron pour être homme de bien; et la femme du monde la plus honnête sait peut-être le moins ce que c'est qu'honnêteté. Mais il n'en est pas moins vrai qu'un esprit cultivé rend seul le commerce agréable; et c'est une triste chose pour un père de famille qui se plaît dans sa maison, d'être forcé de s'y renfermer en lui-même, et de ne pouvoir s'y faire entendre à personne.

[1432:] D'ailleurs, comment une femme qui n'a nulle habitude de réfléchir élèvera-t-elle ses enfants ? Comment discernera-t-elle ce qui leur convient? Comment les disposera-t-elle aux vertus qu'elle ne connaît pas, au mérite dont elle n'a nulle idée? Elle ne saura que les flatter ou les menacer, les rendre insolents ou craintifs; elle en fera des singes maniérés ou d'étourdis polissons, jamais de bons esprits ni des enfants aimables.

[1433:] Il ne convient donc pas à un homme qui a de l'éducation de prendre une femme qui n'en ait point, ni par conséquent dans un rang où l'on ne saurait en avoir. Mais j'aimerais encore cent fois mieux une fille simple et grossièrement élevée, qu'une fille savante et bel esprit, qui viendrait établir dans ma maison un tribunal de littérature dont elle se ferait la présidente. Une femme bel esprit est le fléau de son mari, de ses enfants, de ses amis, de ses valets, de tout le monde. De la sublime élévation de son beau génie, elle dédaigne tous ses devoirs de femme, et commence toujours par se faire homme à la manière de mademoiselle de l'Enclos. Au dehors, elle est toujours ridicule et très justement critiquée, parce qu'on ne peut manquer de l'être aussitôt qu'on sort de son état et qu'on n'est point fait pour celui qu'on veut prendre. Toutes ces femmes à grands talents n'en imposent jamais qu'aux sots. On sait toujours quel est l'artiste ou l'ami qui tient la plume ou le pinceau quand elles travaillent; on sait quel est le discret homme de lettres qui leur dicte en secret leurs oracles. Toute cette charlatanerie est indigne d'une honnête femme. Quand elle aurait de vrais talents, sa prétention les avilirait. Sa dignité est d'être ignorée; sa gloire est dans l'estime de son mari: ses plaisirs sont dans le bonheur de sa famille. Lecteurs, je m'en rapporte à vous-mêmes, soyez de bonne foi: lequel vous donne meilleure opinion d'une femme en entrant dans sa chambre, lequel vous la fait aborder avec plus de respect, de la voir occupée des travaux de son sexe, des soins de son ménage, environnée des hardes de ses enfants, ou de la trouver écrivant des vers sur sa toilette, entourée de brochures de toutes les sortes et de petits billets peints de toutes les couleurs? Toute fille lettrée restera fille toute sa vie quand il n'y aura que des hommes sensés sur la terre.

Qu&aelig;ris cur nolim te ducere, Galla? diserta es.

[1434:] Après ces considérations vient celle de la figure; c'est la première qui frappe et la dernière qu'on doit faire, mais encore ne la faut-il pas compter pour rien. La grande beauté me paraît plutôt à fuir qu'à rechercher dans le mariage. La beauté s'use promptement par la possession; au bout de six semaines, elle n'est plus rien pour le possesseur, mais ses dangers durent autant qu'elle. A moins qu'une belle femme ne soit un ange, son mari est le plus malheureux des hommes; et quand elle serait un ange, comment empêchera-t-elle qu'il ne soit sans cesse entouré d'ennemis ? Si l'extrême laideur n'était pas dégoûtante, je la préférerais à l'extrême beauté; car en peu de temps l'une et l'autre étant nulle pour le mari, la beauté devient un inconvénient et la laideur un avantage. Mais la laideur qui produit le dégoût est le plus grand des malheurs; ce sentiment, loin de s'effacer, augmente sans cesse et se tourne en haine. C'est un enfer qu'un pareil mariage; il vaudrait mieux être morts qu'unis ainsi.

[1435:] Désirez en tout la médiocrité, sans en excepter la beauté même. Une figure agréable et prévenante, qui n inspire pas l'amour, mais la bienveillance, est ce qu'on doit préférer; elle est sans préjudice pour le mari, et l'avantage en tourne au profit commun: les grâces ne s'usent pas comme la beauté; elles ont de la vie, elles se renouvellent sans cesse, et au bout de trente ans de mariage, une honnête femme avec des grâces plaît à son mari comme le premier jour.

[1436:] Telles sont les réflexions qui m'ont déterminé dans le choix de Sophie. Elève de la nature ainsi qu'Emile, elle est faite pour lui plus qu'aucune autre; elle sera la femme de l'homme. Elle est son égale par la naissance et par le mérite, son inférieure par la fortune. Elle n'enchante pas au premier coup d'&#156;il, mais elle plaît chaque jour davantage. Son plus grand charme n'agit que par degrés; il ne se déploie que dans l'intimité du commerce; et son mari le sentira plus que personne au monde. Son éducation n'est ni brillante ni négligée; elle a du goût sans étude, des talents sans art, du jugement sans connaissances. Son esprit ne sait pas, mais il est cultivé pour apprendre; c'est une terre bien préparée qui n'attend que le grain pour rapporter. Elle n'a jamais lu de livre que Barrême et Télémaque, qui lui tomba par hasard dans les mains; mais une fille capable de se passionner pour Télémaque a-t-elle un c&#156;ur sans sentiment et un esprit sans délicatesse? O l'aimable ignorance! Heureux celui qu'on destine à l'instruire! Elle ne sera point le professeur de son mari, mais son disciple; loin de vouloir l'assujettir à ses goûts, elle prendra les siens. Elle vaudra mieux pour lui que si elle était savante; il aura le plaisir de lui tout enseigner. Il est temps enfin qu'ils se voient; travaillons à les rapprocher.

[1437:] Nous partons de Paris tristes et rêveurs. Ce lieu de babil n'est pas notre centre. Emile tourne un &#156;il de dédain vers cette grande ville, et dit avec dépit: Que de jours perdus en vaines recherches! Ah! ce n'est pas là qu'est l'épouse de mon c&#156;ur. Mon ami, vous le saviez bien, mais mon temps ne vous coûte guère, et mes maux vous font peu souffrir. Je le regarde fixement, et je lui dis sans m'émouvoir: Emile, croyez-vous ce que vous dites? A l'instant, il me saute au cou tout confus, et me serre dans ses bras sans répondre. C'est toujours sa réponse quand il a tort.

[1438:] Nous voici par les champs en vrais chevaliers errants; non pas comme ceux cherchant les aventures, nous les fuyons au contraire en quittant Paris; mais imitant assez leur allure errante, inégale, tantôt piquant des deux, et tantôt marchant à petits pas. A force de suivre ma pratique, on en aura pris enfin l'esprit; et je n'imagine aucun lecteur encore assez prévenu par les usages pour nous supposer tous deux endormis dans une bonne chaise de poste bien fermée, marchant sans rien voir, sans rien observer, rendant nul pour nous l'intervalle du départ à l'arrivée, et, dans la vitesse de notre marche, perdant le temps pour le ménager.

[1439:] Les hommes disent que la vie est courte, et je vois qu'ils s'efforcent de la rendre telle. Ne sachant pas l'employer, ils se plaignent de la rapidité du temps, et je vois qu'il coule trop lentement à leur gré. Toujours pleins de l'objet auquel ils tendent, ils voient à regret l'intervalle qui les en sépare: l'un voudrait être à demain, l'autre au mois prochain, l'autre à dix ans de là; nul ne veut vivre aujourd'hui; nul n'est content de l'heure présente, tous la trouvent trop lente à passer. Quand ils se plaignent que le temps coule trop vite, ils mentent; ils payeraient volontiers le pouvoir de l'accélérer; ils emploieraient volontiers leur fortune à consumer leur vie entière; et il n'y en a peut-être pas un qui n'eût réduit ses ans à très peu d'heures s'il eût été le maître d'en ôter au gré de son ennui celles qui lui étaient à charge, et au gré de son impatience celles qui le séparaient du moment désiré. Tel passe la moitié de sa vie à se rendre de Paris à Versailles, de Versailles à Paris, de la ville à la campagne, de la campagne à la ville, et d'un quartier à l'autre, qui serait fort embarrassé de ses heures s'il n'avait le secret de les perdre ainsi, et qui s'éloigne exprès de ses affaires pour s'occuper à les aller chercher: il croit gagner le temps qu'il y met de plus, et dont autrement il ne saurait que faire; ou bien, au contraire, il court pour courir, et vient en poste sans autre objet que de retourner de même. Mortels, ne cesserez-vous jamais de calomnier la nature? Pourquoi vous plaindre que la vie est courte puisqu'elle ne l'est pas encore assez à votre gré? S'il est un seul d'entre vous qui sache mettre assez de tempérance à ses désirs pour ne jamais souhaiter que le temps s'écoule, celui-là ne l'estimera point trop courte; vivre et jouir seront pour lui la même chose; et, dût-il mourir jeune, il ne mourra que rassasié de jours.

[1440:] Quand je n'aurais que cet avantage dans ma méthode, par cela seul il la faudrait préférer à toute autre. Je n'ai point élevé mon Emile pour désirer ni pour attendre, mais pour jouir; et quand il porte ses désirs au delà du présent, ce n'est point avec une ardeur assez impétueuse pour être importuné de la lenteur du temps. Il ne jouira pas seulement du plaisir de désirer, mais de celui d'aller à l'objet qu'il désire; et ses passions sont tellement modérées qu'il est toujours plus où il est qu'où il sera.

[1441:] Nous ne voyageons donc point en courriers, mais en voyageurs. Nous ne songeons pas seulement aux deux termes, mais à l'intervalle qui les sépare. Le voyage même est un plaisir pour nous. Nous ne le faisons point tristement assis et comme emprisonnés dans une petite cage bien fermée. Nous ne voyageons point dans la mollesse et dans le repos des femmes. Nous ne nous ôtons ni le grand air, ni la vue des objets qui nous environnent, ni la commodité de les contempler à notre gré quand il nous plaît. Emile n'entra jamais dans une chaise de poste, et ne court guère en poste s'il n'est pressé. Mais de quoi jamais Emile peut-il être pressé? D'une seule chose, de jouir de la vie. Ajouterai-je et de faire du bien quand il le peut? Non, car cela même est jouir de la vie.

[1442:] Je ne conçois qu'une manière de voyager plus agréable que d'aller à cheval; c'est d'aller à pied. On part à son moment, on s'arrête à sa volonté, on fait tant et si peu d'exercice qu'on veut. On observe tout le pays; on se détourne à droite, à gauche; on examine tout ce qui nous flatte; on s'arrête à tous les points de vue. Aperçois-je une rivière, je la côtoie; un bois touffu, je vais sous son ombre; une grotte, je la visite; une carrière, j &#145;examine les minéraux. Partout où je me plais. j'y reste. A l'instant que je m'ennuie, je m'en vais. Je ne dépends ni des chevaux ni du postillon. Je n'ai pas besoin de choisir des chemins tout faits, des routes commodes; je passe partout où un homme peut passer; je vois tout ce qu'un homme peut voir; et, ne dépendant que de moi-même, je jouis de toute la liberté dont un homme peut jouir. Si le mauvais temps m'arrête et que l'ennui me gagne, alors je prends des chevaux. Si je suis las... Mais Emile ne se lasse guère; il est robuste; et pourquoi se lasserait-il? Il n'est point pressé. S'il s'arrête, comment peut-il s'ennuyer? Il porte partout de quoi s'amuser. Il entre chez un maître, il travaille; il exerce ses bras pour reposer ses pieds.

[1443:] Voyager à pied, c'est voyager comme Thalès, Platon et Pythagore. J'ai peine à comprendre comment un philosophe peut se résoudre à voyager autrement, et s'arracher à l'examen des richesses qu'il foule aux pieds et que la terre prodigue à sa vue. Qui est-ce qui, aimant un peu l'agriculture, ne veut pas connaître les productions particulières au climat des lieux qu'il traverse, et la manière de les cultiver ? Qui est-ce qui, ayant un peu de goût pour l'histoire naturelle, peut se résoudre à passer un terrain sans l'examiner, un rocher sans l'écorner, des montagnes sans herboriser, des cailloux sans chercher des fossiles? Vos philosophes de ruelles étudient l'histoire naturelle dans des cabinets; ils ont des colifichets; ils savent des noms, et n'ont aucune idée de la nature. Mais le cabinet d'Emile est plus riche que ceux des rois; ce cabinet est la terre entière. Chaque chose y est à sa place: le naturaliste qui en prend soin a rangé le tout dans un fort bel ordre: Daubenton ne ferait pas mieux.

[1444:] Combien de plaisirs différents on rassemble par cette agréable manière de voyager! sans compter la santé qui s'affermit, l'humeur qui s'égaye. J'ai toujours vu ceux qui voyageaient dans de bonnes voitures bien douces, rêveurs, tristes, grondants ou souffrants; et les piétons toujours gais, légers et contents de tout. Combien le c&#156;ur rit quand on approche du gîte! Combien un repas grossier paraît savoureux! Avec quel plaisir on se repose à table! Quel bon sommeil on fait dans un mauvais lit! Quand on ne veut qu'arriver, on peut courir en chaise de poste; mais quand on veut voyager, il faut aller à pied.

[1445:] Si, avant que nous ayons fait cinquante lieues de la manière que j'imagine, Sophie n'est pas oubliée, il faut que je ne sois guère adroit, ou qu'Emile soit bien peu curieux; car, avec tant de connaissances élémentaires, il est difficile qu'il ne soit pas tenté d'en acquérir davantage. On n'est curieux qu'à proportion qu'on est instruit; il sait précisément assez pour vouloir apprendre.

[1446:] Cependant, un objet en attire un autre, et nous avançons toujours. J'ai mis à notre première course un terme éloigné: le prétexte en est facile; en sortant de Paris, il faut aller chercher une femme au loin.

[1447:] Quelque jour, après nous être égarés plus qu'à l'ordinaire dans des vallons, dans des montagnes où l'on n'aperçoit aucun chemin, nous ne savons plus retrouver le nôtre. Peu nous importe, tous chemins sont bons, pourvu qu'on arrive: mais encore faut-il arriver quelque part quand on a faim. Heureusement nous trouvons un paysan qui nous mène dans sa chaumière; nous mangeons de grand appétit son maigre dîner. En nous voyant si fatigués, si affamés, il nous dit: Si le bon Dieu vous eût conduits de l'autre côté de la colline, vous eussiez été mieux reçus... vous auriez trouvé une maison de paix... des gens si charitables.., de si bonnes gens!... Ils n'ont pas meilleur c&#156;ur que moi, mais ils sont plus riches, quoiqu'on dise qu'ils l'étaient bien plus autrefois... Ils ne pâtissent pas, Dieu merci; et tout le pays se sent de ce qui leur reste.

[1448:] A ce mot de bonnes gens, le c&#156;ur du bon Emile s'épanouit. Mon ami, dit-il en me regardant, allons à cette maison dont les maîtres sont bénis dans le voisinage: je serais bien aise de les voir; peut-être seront-ils bien aises de nous voir aussi. Je suis sûr qu'ils nous recevront bien: s'ils sont des nôtres, nous serons des leurs.

[1449:] La maison bien indiquée, on part, on erre dans les bois, une grande pluie nous surprend en chemin; elle nous retarde sans nous arrêter. Enfin l'on se retrouve, et le soir nous arrivons à la maison désignée. Dans le hameau qui l'entoure, cette seule maison, quoique simple, a quelque apparence. Nous nous présentons, nous demandons l'hospitalité. L'on nous fait parler au maître; il nous questionne, mais poliment: sans dire le sujet de notre voyage, nous disons celui de notre détour. Il a gardé de son ancienne opulence la facilité de connaître l'état des gens dans leurs manières; quiconque a vécu dans le grand monde se trompe rarement là-dessus: sur ce passeport nous sommes admis.

[1450:] On nous montre un appartement fort petit, mais propre et commode; on y fait du feu, nous y trouvons du linge, des nippes, tout ce qu'il nous faut. Quoi! dit Emile tout surpris, on dirait que nous étions attendus! O que le paysan avait bien raison! quelle attention! quelle bonté! quelle prévoyance! et pour des inconnus! Je crois être au temps d'Homère. Soyez sensible à tout cela, lui dis-je, mais ne vous en étonnez pas; partout où les étrangers sont rares, ils sont bienvenus: rien ne rend plus hospitalier que de n'avoir pas souvent besoin de l'être: c'est l'affluence des hôtes qui détruit l'hospitalité. Du temps d'Homère on ne voyageait guère, et les voyageurs étaient bien reçus partout. Nous sommes peut-être les seuls passagers qu'on ait vus ici de toute l'année. N'importe, reprend-il, cela même est un éloge de savoir se passer d'hôtes, et de les recevoir toujours bien.

[1451:] Séchés et rajustés, nous allons rejoindre le maître de la maison; il nous présente à sa femme; elle nous reçoit, non pas seulement avec politesse, mais avec bonté. L'honneur de ses coups d'&#156;il est pour Emile. Une mère, dans le cas où elle est, voit rarement sans inquiétude, ou du moins sans curiosité, entrer chez elle un homme de cet âge.

[1452:] On fait hâter le souper pour l'amour de nous. En entrant dans la salle à manger, nous voyons cinq couverts: nous nous plaçons, il en reste un vide. Une jeune personne entre, fait une grande révérence, et s'assied modestement sans parler. Emile, occupé de sa faim ou de ses réponses, la salue, parle, et mange. Le principal objet de son voyage est aussi loin de sa pensée qu'il se croit lui-même encore loin du terme. L entretien roule sur l'égarement des voyageurs. Monsieur, lui dit le maître de la maison, vous me paraissez un jeune homme aimable et sage; et cela me fait songer que vous êtes arrivés ici, votre gouverneur et vous, las et mouillés, comme Télémaque et Mentor dans l'île de Calypso. Il est vrai, répond Emile, que nous trouvons ici l'hospitalité de Calypso. Son Mentor ajoute: Et les charmes d'Eucharis. Mais Emile connaît l'Odyssée et n'a point lu Télémaque; il ne sait ce que c'est qu'Eucharis. Pour la jeune personne, je la vois rougir jusqu'aux yeux, les baisser sur son assiette, et n'oser souffler. La mère, qui remarque son embarras, fait signe au père, et celui-ci change de conversation. En parlant de sa solitude, il s'engage insensiblement dans le récit des événements qui l'y ont confiné; les malheurs de sa vie, la constance de son épouse, les consolations qu'ils ont trouvées dans leur union, la vie douce et paisible qu'ils mènent dans leur retraite, et toujours sans dire un mot de la jeune personne; tout cela forme un récit agréable et touchant qu'on ne peut entendre sans intérêt. Emile, ému, attendri, cesse de manger pour écouter. Enfin, à l'endroit où le plus honnête des hommes s'étend avec plus de plaisir sur l'attachement de la plus digne des femmes, le jeune voyageur, hors de lui, serre une main du mari, qu'il a saisie, et de l'autre prend aussi la main de la femme, sur laquelle il se penche avec transport en l'arrosant de pleurs. La naïve vivacité du jeune homme touche tout le monde; mais la fille, plus sensible que personne à cette marque de son bon c&#156;ur, croit voir Télémaque affecté des malheurs de Philoctète. Elle porte à la dérobée les yeux sur lui pour mieux examiner sa figure; elle n'y trouve rien qui démente la comparaison. Son air aisé a de la liberté sans arrogance; ses manières sont vives sans étourderie; sa sensibilité rend son regard plus doux, sa physionomie plus touchante: la jeune personne le voyant pleurer est près de mêler ses larmes aux siennes. Dans un si beau prétexte, une honte secrète la retient: elle se reproche déjà les pleurs prêts à s'échapper de ses yeux, comme s'il était mal d'en verser pour sa famille.

[1453:] La mère, qui dès le commencement du souper n'a cessé de veiller sur elle, voit sa contrainte, et l'en délivre en l'envoyant faire une commission. Une minute après, la jeune fille rentre, mais si mal remise, que son désordre est visible à tous les yeux. La mère lui dit avec douceur: Sophie, remettez-vous; ne cesserez-vous point de pleurer les malheurs de vos parents. Vous qui les en consolez, n'y soyez pas plus sensible qu'eux-mêmes.

[1454:] A ce nom de Sophie, vous eussiez vu tressaillir Emile. Frappé d'un nom si cher, il se réveille en sursaut, et jette un regard avide sur celle qui l'ose porter. Sophie, ô Sophie! est-ce vous que mon c&#156;ur cherche? est-ce vous que mon c&#156;ur aime? Il l'observe, il la contemple avec une sorte de crainte et de défiance. Il ne voit pas exactement la figure qu'il s'était peinte; il ne sait si celle qu'il voit vaut mieux ou moins. Il étudie chaque trait, il épie chaque mouvement, chaque geste; il trouve à tout mille interprétations confuses; il donnerait la moitié de sa vie pour qu'elle voulût dire un seul mot. Il me regarde, inquiet et troublé; ses yeux me font à la fois cent questions, cent reproches. Il semble me dire à chaque regard: Guidez-moi tandis qu'il est temps; si mon c&#156;ur se livre et se trompe, je n'en reviendrai de mes jours.

[1455:] Emile est l'homme du monde qui sait le moins se déguiser. Comment se déguiserait-il dans le plus grand trouble de sa vie, entre quatre spectateurs qui l'examinent, et dont le plus distrait en apparence est en effet le plus attentif? Son désordre n'échappe point aux yeux pénétrants de Sophie; les siens l'instruisent de reste qu'elle en est l'objet: elle voit que cette inquiétude n'est pas de l'amour encore; mais qu'importe? il s'occupe d'elle, et cela suffit: elle sera bien malheureuse s'il s'en occupe impunément.

[1456:] Les mères ont des yeux comme leurs filles, et l'expérience de plus. La mère de Sophie sourit du succès de nos projets. Elle lit dans les c&#156;urs des deux jeunes gens; elle voit qu'il est temps de fixer celui du nouveau Télémaque; elle fait parler sa fille. Sa fille, avec sa douceur naturelle, répond d'un ton timide qui ne fait que mieux son effet. Au premier son de cette voix, Emile est rendu; c'est Sophie, il n'en doute plus. Ce ne la serait pas, qu'il serait trop tard pour s'en dédire.

[1457:] C'est alors que les charmes de cette fille enchanteresse vont par torrents à son c&#156;ur, et qu'il commence d'avaler à longs traits le poison dont elle l'enivre. Il ne parle plus, il ne répond plus; il ne voit que Sophie; il n'entend que Sophie: si elle dit un mot, il ouvre la bouche; si elle baisse les yeux, il les baisse; s'il la voit soupirer, il soupire: c'est l'âme de Sophie qui paraît l'animer. Que la sienne a changé dans peu d'instants! Ce n'est plus le tour de Sophie de trembler, c'est celui d'Emile. Adieu la liberté, la naïveté, la franchise. Confus, embarrassé, craintif, il n'ose plus regarder autour de lui, de peur de voir qu'on le regarde. Honteux de se laisser pénétrer, il voudrait se rendre invisible à tout le monde pour se rassasier de la contempler sans être observé. Sophie, au contraire, se rassure de la crainte d'Emile; elle voit son triomphe, elle en jouit.

No'l mostra già, ben che in suo cor ne rida.

[1458:] Elle n'a pas changé de contenance; mais, malgré cet air modeste et ces yeux baissés, son tendre c&#156;ur palpite de joie, et lui dit que Télémaque est trouvé.

[1459:] Si j'entre ici dans l'histoire trop naïve et trop simple peut-être de leurs innocentes amours, on regardera ces détails comme un jeu frivole, et l'on aura tort. On ne considère pas assez l'influence que doit avoir la première liaison d'un homme avec une femme dans le cours de la vie de l'un et de l'autre. On ne voit pas qu'une première impression, aussi vive que celle de l'amour ou du penchant qui tient sa place, a de longs effets dont on n'aperçoit point la chaîne dans le progrès des ans, mais qui ne cessent d'agir jusqu'à la mort. On nous donne, dans les traités d'éducation, de grands verbiages inutiles et pédantesques sur les chimériques devoirs des enfants; et l'on ne nous dit pas un mot de la partie la plus importante et la plus difficile de toute l'éducation, savoir la crise qui sert de passage de l'enfance à l'état d'homme. Si j'ai pu rendre ces essais utiles par quelque endroit, ce sera surtout pour m'y être étendu fort au long sur cette partie essentielle, omise par tous les autres, et pour ne m'être point laissé rebuter dans cette entreprise par de fausses délicatesses, ni effrayer par des difficultés de langue. Si j'ai dit ce qu'il faut faire, j'ai dit ce que j'ai dû dire: il m'importe fort peu d'avoir écrit un roman. C'est un assez beau roman que celui de la nature humaine. S'il ne se trouve que dans cet écrit, est-ce ma faute? Ce devrait être l'histoire de mon espèce? Vous qui la dépravez, c'est vous qui faites un roman de mon livre.

[1460:] Une autre considération, qui renforce la première, est qu'il ne s'agit pas ici d'un jeune homme livré dès l'enfance à la crainte, à la convoitise, à l'envie, à l'orgueil, et à toutes les passions qui servent d'instruments aux éducations communes; qu'il s'agit d'un jeune homme dont c'est ici, non seulement le premier amour, mais la première passion de toute espèce; que de cette passion, l'unique peut-être qu'il sentira vivement dans toute sa vie, dépend la dernière forme que doit prendre son caractère. Ses manières de penser, ses sentiments, ses goûts, fixés par une passion durable, vont acquérir une consistance qui ne leur permettra plus de s'altérer.

[1461:] On conçoit qu'entre Emile et moi la nuit qui suit une pareille soirée ne se passe pas toute à dormir. Quoi donc! la seule conformité d'un nom doit-elle avoir tant de pouvoir sur un homme sage? N'y a-t-il qu'une Sophie au monde? Se ressemblent-elles toutes d'âme comme de nom? Toutes celles qu'il verra sont-elles la sienne? Est-il fou de se passionner ainsi pour une inconnue à laquelle il n'a jamais parlé? Attendez, jeune homme, examinez, observez. Vous ne savez pas même encore chez qui vous êtes; et, à vous entendre, on vous croirait déjà dans votre maison.

[1462:] Ce n'est pas le temps des leçons, et celles-ci ne sont pas faites pour être écoutées. Elles ne font que donner au jeune homme un nouvel intérêt pour Sophie par le désir de justifier son penchant. Ce rapport des noms, cette rencontre qu'il croit fortuite, ma réserve même, ne font qu'irriter sa vivacité: déjà Sophie lui paraît trop estimable pour qu'il ne soit pas sûr de me la faire aimer.

[1463:] Le matin, je me doute bien que, dans son mauvais habit de voyage, Emile tâchera de se mettre avec plus de soin. Il n'y manque pas; mais je ris de son empressement a s accommoder du linge de la maison. Je pénètre sa pensée; je lis avec plaisir qu'il cherche, en se préparant des restitutions, des échanges, à s'établir une espèce de correspondance qui le mette en droit d'y renvoyer et d'y revenir.

[1464:] Je m'étais attendu de trouver Sophie un peu plus ajustée aussi de son côté: je me suis trompé. Cette vulgaire coquetterie est bonne pour ceux à qui l'on ne veut que plaire. Celle du véritable amour est plus raffinée; elle a bien d'autres prétentions. Sophie est mise encore plus simplement que la veille, et même plus négligemment, quoique avec une propreté toujours scrupuleuse. Je ne vois de la coquetterie dans cette négligence que parce que j'y vois de l'affectation. Sophie sait bien qu'une parure plus recherchée est une déclaration; mais elle ne sait pas qu'une parure plus négligée en est une autre; elle montre qu'on ne se contente pas de plaire par l'ajustement, qu'on veut plaire aussi par la personne. Eh! qu'importe à l'amant comment on soit mise, pourvu qu'il voie qu'on s'occupe de lui? Déjà sûre de son empire, Sophie ne se borne pas à frapper par ses charmes les yeux d'Emile, si son c&#156;ur ne va les chercher; il ne lui suffit plus qu'il les voie, elle veut qu'il les suppose. N'en a-t-il pas assez vu pour être obligé de deviner le reste?

[1465:] Il est à croire que, durant nos entretiens de cette nuit, Sophie et sa mère n'ont pas non plus resté muettes; il y a eu des aveux arrachés, des instructions données. Le lendemain on se rassemble bien préparés. Il n'y a pas douze heures que nos jeunes gens se sont vus; ils ne se sont pas dit encore un seul mot, et déjà l'on voit qu'ils s'entendent. Leur abord n'est pas familier; il est embarrassé, timide; ils ne se parlent point; leurs yeux baissés semblent s'éviter, et cela même est un signe d'intelligence; ils s'évitent, mais de concert; ils sentent déjà le besoin du mystère avant de s'être rien dit. En partant nous demandons la permission de venir nous-mêmes rapporter ce que nous emportons. La bouche d'Emile demande cette permission au père, à la mère, tandis que ses yeux inquiets, tournés sur la fille, la lui demandent beaucoup plus instamment. Sophie ne dit rien, ne fait aucun signe, ne paraît rien voir, rien entendre; mais elle rougit; et cette rougeur est une réponse encore plus claire que celle de ses parents.

[1466:] On nous permet de revenir sans nous inviter à rester. Cette conduite est convenable; on donne le couvert à des passants embarrassés de leur gîte, mais il n'est pas décent qu'un amant couche dans la maison de sa maîtresse.

[1467:] A peine sommes-nous hors de cette maison chérie, qu'Emile songe à nous établir aux environs: la chaumière la plus voisine lui semble déjà trop éloignée; il voudrait coucher dans les fossés du château. Jeune étourdi! lui dis-je d'un ton de pitié, quoi! déjà la passion vous aveugle! Vous ne voyez déjà plus ni les bienséances ni la raison! Malheureux! vous croyez aimer, et vous voulez déshonorer votre maîtresse! Que dira-t-on d'elle quand on saura qu'un jeune homme qui sort de sa maison couche aux environs? Vous l'aimez, dites-vous! Est-ce donc à vous de la perdre de réputation? Est-ce là le prix de l'hospitalité que ses parents vous ont accordée! Ferez-vous l'opprobre de celle dont vous attendez votre bonheur? Eh! qu'importent, répond-il avec vivacité, les vains discours des hommes et leurs injustes soupçons? Ne m'avez-vous pas appris vous-même a n en faire aucun cas? Qui sait mieux que moi combien j'honore Sophie, combien je la veux respecter? Mon attachement ne fera point sa honte, il fera sa gloire, il sera digne d'elle. Quand mon c&#156;ur et mes soins lui rendront partout l'hommage qu'elle mérite, en quoi puis-je l'outrager? Cher Emile, reprends-je en l'embrassant, vous raisonnez pour vous: apprenez à raisonner pour elle. Ne comparez point l'honneur d'un sexe à celui de l'autre: ils ont des principes tout différents. Ces principes sont également solides et raisonnables, parce qu'ils dérivent également de la nature, et que la même vertu qui vous fait mépriser pour vous les discours des hommes vous oblige à les respecter pour votre maîtresse. Votre honneur est en vous seul, et le sien dépend d'autrui. Le négliger serait blesser le vôtre même, et vous ne vous rendez point ce que vous vous devez, si vous êtes cause qu'on ne lui rende pas ce qui lui est dû.

[1468:] Alors, lui expliquant les raisons de ces différences, je lui fais sentir quelle injustice il y aurait à vouloir les compter pour rien. Qui est-ce qui lui a dit qu'il sera l'époux de Sophie, elle dont il ignore les sentiments, elle dont le c&#156;ur ou les parents ont peut-être des engagements antérieurs, elle qu'il ne connaît point, et qui n'a peut-être avec lui pas une des convenances qui peuvent rendre un mariage heureux? Ignore-t-il que tout scandale est pour une fille une tache indélébile, que n'efface pas même son mariage avec celui qui l'a causé? Eh! quel est l'homme sensible qui veut perdre celle qu'il aime? Quel est l'honnête homme qui veut faire pleurer à jamais à une infortunée le malheur de lui avoir plu?

[1469:] Le jeune homme, effrayé des conséquences que je lui fais envisager, et toujours extrême dans ses idées, croit déjà n'être jamais assez loin du séjour de Sophie: il double le pas pour fuir plus promptement; il regarde autour de nous si nous ne sommes point écoutés; il sacrifierait mille fois son bonheur à l'honneur de celle qu'il aime; il aimerait mieux ne la revoir de sa vie que de lui causer un seul déplaisir. C'est le premier fruit des soins que j'ai pris dès sa jeunesse de lui former un c&#156;ur qui sache aimer.

[1470:] Il s'agit donc de trouver un asile éloigné, mais à portée. Nous cherchons, nous nous informons: nous apprenons qu'à deux grandes lieues est une ville; nous allons chercher à nous y loger, plutôt que dans les villages plus proches, où notre séjour deviendrait suspect. C'est là qu'arrive enfin le nouvel amant, plein d'amour, d'espoir, de joie et surtout de bons sentiments; et voilà comment, dirigeant peu à peu sa passion naissante vers ce qui est bon et honnête, je dispose insensiblement tous ses penchants à prendre le même pli.

[1471:] J'approche du terme de ma carrière; je l'aperçois déjà de loin. Toutes les grandes difficultés sont vaincues, tous les grands obstacles sont surmontés; il ne me reste plus rien de pénible à faire que de ne pas gâter mon ouvrage en me hâtant de le consommer. Dans l'incertitude de la vie humaine, évitons surtout la fausse prudence d'immoler le présent à l'avenir; c'est souvent immoler ce qui est à ce qui ne sera point. Rendons l'homme heureux dans tous les âges, de peur qu'après bien des soins il ne meure avant de l'avoir été. Or, s'il est un temps pour jouir de la vie, c'est assurément la fin de l'adolescence, où les facultés du corps et de l'âme ont acquis leur plus grande vigueur, et où l'homme, au milieu de sa course, voit de plus loin les deux termes qui lui en font sentir la brièveté. Si l'imprudente jeunesse se trompe, ce n'est pas en ce qu'elle veut jouir, c'est en ce qu'elle cherche la jouissance où elle n'est point, et qu'en s'apprêtant un avenir misérable, elle ne sait pas même user du moment présent.

[1472:] Considérez mon Emile, à vingt ans passés, bien formé, bien constitué d'esprit et de corps, fort, sain, dispos, adroit, robuste, plein de sens, de raison, de bonté, d'humanité, ayant des m&#156;urs, du goût, aimant le beau, faisant le bien, libre de l'empire des passions cruelles, exempt du joug de l'opinion, mais soumis à la loi de la sagesse, et docile à la voix de l'amitié; possédant tous les talents utiles et plusieurs talents agréables, se souciant peu des richesses, portant sa ressource au bout de ses bras, et n'ayant pas peur de manquer de pain, quoi qu'il arrive. Le voilà maintenant enivré d'une passion naissante, son c&#156;ur s ouvre aux premiers feux de l'amour: ses douces illusions lui font un nouvel univers de délices et de jouissance; il aime un objet aimable, et plus aimable encore par son caractère que par sa personne; il espère, il attend un retour qu'il sent lui être dû.

[1473:] C'est du rapport des c&#156;urs, c'est du concours des sentiments honnêtes, que s'est formé leur premier penchant: ce penchant doit être durable. Il se livre avec confiance, avec raison même, au plus charmant délire, sans crainte, sans regret, sans remords, sans autre inquiétude que celle dont le sentiment du bonheur est inséparable. Que peut-il manquer au sien? Voyez, cherchez, imaginez ce qu'il lui faut encore, et qu'on puisse accorder avec ce qu'il a. Il réunit tous les biens qu'on peut obtenir à la fois; on n'y en peut ajouter aucun qu'aux dépens d'un autre; il est heureux autant qu'un homme peut l'être. Irai-je en ce moment abréger un destin si doux? Irai-j e troubler une volupté si pure? Ah! tout le prix de la vie est dans la félicité qu'il goûte. Que pourrais-je lui rendre qui valût ce que je lui aurais ôté ? Même en mettant le comble à son bonheur, j'en détruirais le plus grand charme. Ce bonheur suprême est cent fois plus doux à espérer qu'à obtenir; on en jouit mieux quand on l'attend que quand on le goûte. O bon Emile, aime et sois aimé! jouis longtemps avant que de posséder; jouis à la fois de l'amour et de l'innocence; fais ton paradis sur la terre en attendant l'autre: je n'abrégerai point cet heureux temps de ta vie; j'en filerai pour toi l'enchantement; je le prolongerai le plus qu'il sera possible. Hélas! il faut qu'il finisse et qu'il finisse en peu de temps; mais je ferai du moins qu'il dure toujours dans ta mémoire, et que tu ne te repentes jamais de l'avoir goûté.

[1474:] Emile n'oublie pas que nous avons des restitutions à faire. Sitôt qu'elles sont prêtes, nous prenons des chevaux, nous allons grand train; pour cette fois, en partant il voudrait être arrivé. Quand le c&#156;ur s'ouvre aux passions, il s'ouvre à l'ennui de la vie. Si je n'ai pas perdu mon temps, la sienne entière ne se passera pas ainsi.

[1475:] Malheureusement la route est fort coupée et le pays difficile. Nous nous égarons; il s'en aper&cccedil;oit le premier, et, sans s'impatienter, sans se plaindre, il met toute son attention à retrouver son chemin; il erre longtemps avant de se reconnaître, et toujours avec le même sang-froid. Ceci n'est rien pour vous, mais c'est beaucoup pour moi qui connais son naturel emporté: je vois le fruit des soins que j'ai mis dès son enfance à l'endurcir aux coups de la nécessité.

[1476:] Nous arrivons enfin. La réception qu'on nous fait est bien plus simple et plus obligeante que la première fois; nous sommes déjà d'anciennes connaissances. Emile et Sophie se saluent avec un peu d'embarras, et ne se parlent toujours point: que se diraient-ils en notre présence? L'entretien qu'il leur faut n'a pas besoin de témoins. L'on se promène dans le jardin: ce jardin a pour parterre un potager très bien entendu; pour parc, un verger couvert de grands et beaux arbres fruitiers de toute espèce, coupé en divers sens de jolis ruisseaux, et de plates-bandes pleines de fleurs. Le beau lieu! s'écrie Emile plein de son Homère et toujours dans l'enthousiasme; je crois voir le jardin d'Alcino&uuml;s. La fille voudrait savoir ce que c'est qu'Alcino&uuml;s, et la mère le demande. Alcino&uuml;s, leur dis-je, était un roi de Corcyre, dont le jardin, décrit par Homère, est critiqué par les gens de goût comme trop simple et trop peu paré. Cet Alcino&uuml;s avait une fille aimable, qui, la veille qu'un étranger reçut l'hospitalité chez son père, songea qu'elle aurait bientôt un mari. Sophie, interdite, rougit, baisse les yeux, se mord la langue; on ne peut imaginer une pareille confusion. Le père, qui se plaît à l'augmenter, prend la parole, et dit que la jeune princesse allait elle-même laver le linge à la rivière. Croyez-vous, poursuit-il, qu'elle eût dédaigné de toucher aux serviettes sales, en disant qu'elles sentaient le graillon? Sophie, sur qui le coup porte, oubliant sa timidité naturelle, s'excuse avec vivacité. Son papa sait bien que tout le menu linge n'eût point eu d'autre blanchisseuse qu'elle, si on l'avait laissée faire, et qu'elle en eût fait davantage avec plaisir, si on le lui eût ordonné. Durant ces mots, elle me regarde à la dérobée avec une inquiétude dont je ne puis m'empêcher de rire en lisant dans son c&#156;ur ingénu les alarmes qui la font parler. Son père a la cruauté de relever cette étourderie en lui demandant d'un ton railleur à quel propos elle parle ici pour elle, et ce qu'elle a de commun avec la fille d'Alcino&uuml;s. Honteuse et tremblante, elle n'ose plus souffler, ni regarder personne. Fille charmante! Il n'est plus temps de feindre: vous voilà déclarée en dépit de vous.

[1477:] Bientôt cette petite scène est oubliée ou paraît l'être; très heureusement pour Sophie, Emile est le seul qui n'y a rien compris. La promenade se continue, et nos jeunes gens, qui d'abord étaient à nos côtés, ont peine à se régler sur la lenteur de notre marche; insensiblement ils nous précèdent, ils s'approchent, ils s'accostent à la fin, et nous les voyons assez loin devant nous. Sophie semble attentive et posée; Emile parle et gesticule avec feu: il ne paraît pas que l'entretien les ennuie. Au bout d'une grande heure on retourne, on les rappelle, ils reviennent, mais lentement à leur tour, et l'on voit qu'ils mettent le temps à profit. Enfin, tout à coup, leur entretien cesse avant qu'on soit à portée de les entendre, et ils doublent le pas pour nous rejoindre. Emile nous aborde avec un air ouvert et caressant; ses yeux pétillent de joie; il les tourne pourtant avec un peu d'inquiétude vers la mère de Sophie pour voir la réception qu'elle lui fera. Sophie n'a pas, à beaucoup près, un maintien si dégage; en approchant, elle semble toute confuse de se voir tête à tête avec un jeune homme, elle qui s'y est si souvent trouvée avec d'autres sans être embarrassée, et sans qu'on l'ait jamais trouvé mauvais. Elle se hâte d'accourir à sa mère, un peu essoufflée, en disant quelques mots qui ne signifient pas grand-chose, comme pour avoir l'air d'être là depuis longtemps.

[1478:] A la sérénité qui se peint sur le visage de ces aimables enfants, on voit que cet entretien a soulagé leurs jeunes c&#156;urs d'un grand poids. Ils ne sont pas moins réservés l'un avec l'autre, mais leur réserve est moins embarrassée; elle ne vient plus que du respect d'Emile, de la modestie de Sophie, et de l'honnêteté de tous deux. Emile ose lui adresser quelques mots, quelquefois elle ose répondre, mais jamais elle n'ouvre la bouche pour cela sans jeter les yeux sur ceux de sa mère. Le changement qui paraît le plus sensible en elle est envers moi. Elle me témoigne une considération plus empressée, elle me regarde avec intérêt, elle me parle affectueusement, elle est attentive à ce qui peut me plaire; je vois qu'elle m'honore de son estime, et qu'il ne lui est pas indifférent d'obtenir la mienne. Je comprends qu'Emile lui a parlé de moi; on dirait qu'ils ont déjà comploté de me gagner: il n'en est rien pourtant, et Sophie elle-même ne se gagne pas si vite. Il aura peut-être plus besoin de ma faveur auprès d'elle, que de la sienne auprès de moi. Couple charmant!... En songeant que le c&#156;ur sensible de mon jeune ami m'a fait entrer pour beaucoup dans son premier entretien avec sa maîtresse, je jouis du prix de ma peine; son amitié m'a tout payé.

[1479:] Les visites se réitèrent. Les conversations entre nos jeunes gens deviennent plus fréquentes. Emile, enivré d'amour, croit déjà toucher à son bonheur. Cependant, il n'obtient point d'aveu formel de Sophie: elle l'écoute et ne lui dit rien. Emile connaît toute sa modestie; tant de retenue l'étonne peu; il sent qu'il n'est pas mal auprès d'elle; il sait que ce sont les pères qui marient les enfants; il suppose que Sophie attend un ordre de ses parents, il lui demande la permission de le solliciter; elle ne s'y oppose pas. Il m'en parle; j'en parle en son nom, même en sa présence. Quelle surprise pour lui d'apprendre que Sophie dépend d'elle seule, et que pour le rendre heureux elle n'a qu'à le vouloir! Il commence à ne plus rien comprendre à sa conduite. Sa confiance diminue. Il s'alarme, il se voit moins avancé qu'il ne pensait l'être, et c'est alors que l'amour le plus tendre emploie son langage le plus touchant pour la fléchir.

[1480:] Emile n'est pas fait pour deviner ce qui lui nuit: si on ne le lui dit, il ne le saura de ses jours, et Sophie est trop fière pour le lui dire. Les difficultés qui l'arrêtent feraient l'empressement d'une autre. Elle n'a pas oublié les leçons de ses parents. Elle est pauvre, Emile est riche, elle le sait. Combien il a besoin de se faire estimer d'elle! Quel mérite ne lui faut-il point pour effacer cette inégalité! Mais comment songerait-il à ces obstacles ? Emile sait-il s'il est riche? Daigne-t-il même s'en informer? Grâce au ciel, il n'a nul besoin de l'être, il sait être bienfaisant sans cela. Il tire le bien qu'il fait de son c&#156;ur, et non de sa bourse. Il donne aux malheureux son temps, ses soins, ses affections, sa personne; et, dans l'estimation de ses bienfaits, à peine ose-t-il compter pour quelque chose l'argent qu'il répand sur les indigents.

[1481:] Ne sachant à quoi s'en prendre de sa disgrâce, il l'attribue à sa propre faute: car qui oserait accuser de caprice l'objet de ses adorations? L'humiliation de l'amour-propre augmente les regrets de l'amour éconduit. Il n'approche plus de Sophie avec cette aimable confiance d'un c&#156;ur qui se sent digne du sien; il est craintif et tremblant devant elle. Il n'espère plus la toucher par la tendresse, il cherche à la fléchir par la pitié. Quelquefois sa patience se lasse, le dépit est prêt à lui succéder. Sophie semble pressentir ses emportements, et le regarde. Ce seul regard le désarme et l'intimide: il est plus soumis qu'auparavant.

[1482:] Troublé de cette résistance obstinée et de ce silence invincible, il épanche son c&#156;ur dans celui de son ami. Il y dépose les douleurs de ce c&#156;ur navré de tristesse; il implore son assistance et ses conseils. Quel impénétrable mystère! Elle s'intéresse à mon sort, je n'en puis douter: loin de m'éviter, elle se plaît avec moi; quand j'arrive, elle marque de la joie, et du regret quand je pars; elle reçoit mes soins avec bonté; mes services paraissent lui plaire; elle daigne me donner des avis, quelquefois même des ordres. Cependant, elle rejette mes sollicitations, mes prières. Quand j'ose parler d'union, elle m'impose impérieusement silence; et, si j'ajoute un mot, elle me quitte à l'instant. Par quelle étrange raison veut-elle bien que je sois à elle sans vouloir entendre parler d'être à moi? Vous qu'elle honore, vous qu'elle aime et qu'elle n'osera faire taire, parlez, faites-la parler; servez votre ami, couronnez votre ouvrage; ne rendez pas vos soins funestes à votre élève: ah! ce qu'il tient de vous fera sa misère, si vous n'achevez son bonheur.

[1483:] Je parle à Sophie, et j'en arrache avec peu de peine un secret que je savais avant qu'elle me l'eût dit. J'obtiens plus difficilement la permission d'en instruire Emile: je l'obtiens enfin, et j'en use. Cette explication le jette dans un étonnement dont il ne peut revenir. Il n'entend rien à cette délicatesse; il n'imagine pas ce que des écus de plus ou de moins font au caractère et au mérite. Quand je lui fais entendre ce qu'ils font aux préjugés, il se met à rire, et, transporté de joie, il veut partir à l'instant, aller tout déchirer, tout jeter, renoncer à tout, pour avoir l'honneur d'être aussi pauvre que Sophie, et revenir digne d'être son époux.

[1484:] Hé quoi! dis-je en l'arrêtant, et riant à mon tour de son impétuosité, cette jeune tête ne mûrira-t-elle point? et, après avoir philosophé toute votre vie, n'apprendrez-vous jamais à raisonner? Comment ne voyez-vous pas qu'en suivant votre insensé projet, vous allez empirer votre situation et rendre Sophie plus intraitable? C'est un petit avantage d'avoir quelques biens de plus qu'elle, c en serait un très grand de les lui avoir tous sacrifiés; et si sa fierté ne peut se résoudre à vous avoir la première obligation, comment se résoudrait-elle à vous avoir l'autre? Si elle ne peut souffrir qu'un mari puisse lui reprocher de l'avoir enrichie, souffrira-t-elle qu'il puisse lui reprocher de s'être appauvri pour elle? Eh malheureux! tremblez qu'elle ne vous soupçonne d'avoir eu ce projet. Devenez au contraire économe et soigneux pour l'amour d'elle, de peur qu'elle ne vous accuse de vouloir la gagner par adresse, et de lui sacrifier volontairement ce que vous perdez par négligence.

[1485:] Croyez-vous au fond que de grands biens lui fassent peur, et que ses oppositions viennent précisément des richesses? Non, cher Emile; elles ont une cause plus solide et plus grave dans l'effet que produisent ces richesses dans l'âme du possesseur. Elle sait que les biens de la fortune sont toujours préférés à tout par ceux qui les ont. Tous les riches comptent l'or avant le mérite. Dans la mise commune de l'argent et des services, ils trouvent toujours que ceux-ci n'acquittent jamais l'autre, et pensent qu'on leur en doit de reste quand on a passé sa vie à les servir en mangeant leur pain. Qu'avez-vous donc à faire, ô Emile! pour la rassurer sur ses craintes? Faites-vous bien connaître à elle; ce n'est pas l'affaire d'un jour. Montrez-lui dans les trésors de votre âme noble de quoi racheter ceux dont vous avez le malheur d'être partagé. A force de constance et de temps, surmontez sa résistance; à force de sentiments grands et généreux, forcez-la d'oublier vos richesses. Aimez-la, servez-la, servez ses respectables parents. Prouvez-lui que ces soins ne sont pas l'effet d'une passion folle et passagère, mais des principes ineffaçables gravés au fond de votre c&#156;ur. Honorez dignement le mérite outragé par la fortune: c'est le seul moyen de le réconcilier avec le mérite qu'elle a favorisé.

[1486:] On conçoit quels transports de joie ce discours donne au jeune homme, combien il lui rend de confiance et d'espoir, combien son honnête c&#156;ur se félicite d'avoir à faire, pour plaire à Sophie, tout ce qu'il ferait de lui-même quand Sophie n'existerait pas, ou qu'il ne serait pas amoureux d'elle. Pour peu qu'on ait compris son caractère, qui est-ce qui n'imaginera pas sa conduite en cette occasion?

[1487:] Me voilà donc le confident de mes deux bonnes gens et le médiateur de leurs amours! Bel emploi pour un gouverneur! Si beau que je ne fis de ma vie rien qui m'élevât tant à mes propres yeux, et qui me rendît si content de moi-même. Au reste, cet emploi ne laisse pas d'avoir ses agréments: je ne suis pas mal venu dans la maison; l'on s'y fie à moi du soin d'y tenir les deux amants dans l'ordre: Emile, toujours tremblant de déplaire, ne fut jamais si docile. La petite personne m'accable d'amitiés dont je ne suis pas la dupe, et dont je ne prends pour moi que ce qui m'en revient. C'est ainsi qu'elle se dédommage indirectement du respect dans lequel elle tient Emile. Elle lui fait en moi mille tendres caresses, qu'elle aimerait mieux mourir que de lui faire à lui-même; et lui qui sait que je ne veux pas nuire à ses intérêts, est charmé de ma bonne intelligence avec elle. Il se console quand elle refuse son bras à la promenade et que c'est pour lui préférer le mien. Il s'éloigne sans murmure en me serrant la main, et me disant tout bas de la voix et de l'&#156;il: Ami, parlez pour moi. Il nous suit des yeux avec intérêt; il tâche de lire nos sentiments sur nos visages, et d'interpréter nos discours par nos gestes; il sait que rien de ce qui se dit entre nous ne lui est indifférent. Bonne Sophie, combien votre c&#156;ur sincère est à son aise, quand, sans être entendue de Télémaque, vous pouvez vous entretenir avec son Mentor! Avec quelle aimable franchise vous lui laissez lire dans ce tendre c&#156;ur tout ce qui s'y passe! Avec quel plaisir vous lui montrez toute votre estime pour son élève! Avec quelle ingénuité touchante vous lui laissez pénétrer des sentiments plus doux! Avec quelle feinte colère vous renvoyez l'importun quand l'impatience le force à vous interrompre! Avec quel charmant dépit vous lui reprochez son indiscrétion quand il vient vous empêcher de dire du bien de lui, d'en entendre, et de tirer toujours de mes réponses quelque nouvelle raison de l'aimer!

[1488:] Ainsi parvenu à se faire souffrir comme amant déclaré, Emile en fait valoir tous les droits; il parle, il presse, il sollicite, il importune. Qu'on lui parle durement, qu'on le maltraite, peu lui importe, pourvu qu'il se fasse écouter. Enfin il obtient, non sans peine, que Sophie de son côté veuille bien prendre ouvertement sur lui l'autorité d'une maîtresse, qu'elle lui prescrive ce qu'il doit faire, qu'elle commande au lieu de prier, qu'elle accepte au lieu de remercier, qu'elle règle le nombre et le temps des visites, qu'elle lui défende de venir jusqu'à tel jour et de rester passé telle heure. Tout cela ne se fait point par jeu, mais très sérieusement, et si elle accepta ces droits avec peine, elle en use avec une rigueur qui réduit souvent le pauvre Emile au regret de les lui avoir donnés. Mais, quoi qu'elle ordonne, il ne réplique point; et souvent, en partant pour obéir, il me regarde avec des yeux pleins de joie qui me disent: Vous voyez qu'elle a pris possession de moi. Cependant, l'orgueilleuse l'observe en dessous, et sourit en secret de la fierté de son esclave.

[1489:] Albane et Raphael, prêtez-moi le pinceau de la volupté! Divin Milton, apprends à ma plume grossière à décrire les plaisirs de l'amour et de l'innocence! Mais non, cachez vos arts mensongers devant la sainte vérité de la nature. Ayez seulement des c&#156;urs sensibles, des âmes honnêtes; puis laissez errer votre imagination sans contrainte sur les transports de deux jeunes amants qui, sous les yeux de leurs parents et de leurs guides, se livrent sans trouble à la douce illusion qui les flatte, et, dans l'ivresse des désirs, s'avançant lentement vers le terme, entrelacent de fleurs et de guirlandes l'heureux lien qui doit les unir jusqu'au tombeau. Tant d'images charmantes m'enivrent moi-même; je les rassemble sans ordre et sans suite; le délire qu'elles me causent m'empêche de les lier. Oh! qui est-ce qui a un c&#156;ur, et qui ne saura pas faire en lui-même le tableau délicieux des situations diverses du père, de la mère, de la fille, du gouverneur, de l'élève, et du concours des uns et des autres à l'union du plus charmant couple dont l'amour et la vertu puissent faire le bonheur?

[1490:] C'est à présent que, devenu véritablement empressé de plaire, Emile commence à sentir le prix des talents agréables qu'il s'est donnés. Sophie aime à chanter, il chante avec elle; il fait plus, il lui apprend la musique. Elle est vive et légère, elle aime à sauter, il danse avec elle; il change ses sauts en pas, il la perfectionne. Ces leçons sont charmantes, la gaieté folâtre les anime, elle adoucit le timide respect de l'amour: il est permis à un amant de donner ces leçons avec volupté; il est permis d'être le maître de sa maîtresse.

[1491:] On a un vieux clavecin tout dérangé; Emile l'accommode et l'accorde; il est facteur, il est luthier aussi bien que menuisier; il eut toujours pour maxime d'apprendre à se passer du secours d'autrui dans tout ce qu'il pouvait faire lui-même. La maison est dans une situation pittoresque, il en tire différentes vues auxquelles Sophie a quelquefois mis la main, et dont elle orne le cabinet de son père. Les cadres n'en sont point dorés et n'ont pas besoin de l'être. En voyant dessiner Emile, en l'imitant, elle se perfectionne à son exemple; elle cultive tous les talents, et son charme les embellit tous. Son père et sa mère se rappellent leur ancienne opulence en revoyant briller autour d'eux les beaux-arts, qui seuls la leur rendaient chère; l'amour a paré toute leur maison; lui seul y fait régner sans frais et sans peine les mêmes plaisirs qu'ils n'y rassemblaient autrefois qu'à force d'argent et d'ennui

[1492:] Comme l'idolâtre enrichit des trésors qu'il estime l'objet de son culte, et pare sur l'autel le dieu qu'il adore, l'amant a beau voir sa maîtresse parfaite, il lui veut sans cesse ajouter de nouveaux ornements. Elle n'en a pas besoin pour lui plaire; mais il a besoin, lui, de la parer: c'est un nouvel hommage qu'il croit lui rendre, c'est un nouvel intérêt qu'il donne au plaisir de la contempler. Il lui semble que rien de beau n'est à sa place quand il n'orne pas la suprême beauté. C'est un spectacle à la fois touchant et risible, de voir Emile empressé d'apprendre à Sophie tout ce qu'il sait, sans consulter si ce qu'il lui veut apprendre est de son goût ou lui convient. Il lui parle de tout, il lui explique tout avec un empressement puéril; il croit qu'il n'a qu'à dire et qu'à l'instant elle l'entendra; il se figure d'avance le plaisir qu'il aura de raisonner, de philosopher avec elle; il regarde comme inutile tout l'acquis qu'il ne peut point étaler à ses yeux; il rougit presque de savoir quelque chose qu'elle ne sait pas.

[1493:] Le voilà donc lui donnant une leçon de philosophie, de physique, de mathématiques, d'histoire, de tout en un mot. Sophie se prête avec plaisir à son zèle, et tâche d'en profiter. Quand il peut obtenir de donner ses leçons à genoux devant elle, qu'Emile est content! Il croit voir les cieux ouverts. Cependant, cette situation, plus gênante pour l'écolière que pour le maître, n'est pas la plus favorable à l'instruction. L'on ne sait pas trop alors que faire de ses yeux pour éviter ceux qui les poursuivent, et quand ils se rencontrent la leçon n'en va pas mieux.

[1494:] L'art de penser n'est pas étranger aux femmes, mais elles ne doivent faire qu'effleurer les sciences de raisonnement. Sophie conçoit tout et ne retient pas grand-chose. Ses plus grands progrès sont dans la morale et les choses du goût; pour la physique, elle n'en retient que quelque idée des lois générales et du système du monde. Quelquefois, dans leurs promenades, en contemplant les merveilles de la nature, leurs c&#156;urs innocents et purs osent s'élever jusqu'à son auteur: ils ne craignent pas sa présence, ils s'épanchent conjointement devant lui.

[1495:] Quoi! deux amants dans la fleur de l'âge emploient leur tête-à-tête à parler de religion! Ils passent leur temps à dire leur catéchisme! Que sert d'avilir ce qui est sublime? Oui, sans doute, ils le disent dans l'illusion qui les charme: ils se voient parfaits, ils s'aiment, ils s'entretiennent avec enthousiasme de ce qui donne un prix à la vertu. Les sacrifices qu'ils lui font la leur rendent chère. Dans des transports qu'il faut vaincre, ils versent quelquefois ensemble des larmes plus pures que la rosée du ciel, et ces douces larmes font l'enchantement de leur vie: ils sont dans le plus charmant délire qu'aient jamais éprouvé des âmes humaines. Les privations mêmes ajoutent à leur bonheur et les honorent à leurs propres yeux de leurs sacrifices. Hommes sensuels, corps sans âme, ils connaîtront un jour vos plaisirs, et regretteront toute leur vie l'heureux temps où ils se les sont refusés!

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[1496:] Malgré cette bonne intelligence, il ne laisse pas d'y avoir quelquefois des dissensions, même des querelles; la maîtresse n'est pas sans caprice, ni l'amant sans emportement; mais ces petits orages passent rapidement et ne font que raffermir l'union; l'expérience même apprend à Emile à ne les plus tant craindre; les raccommodements lui sont toujours plus avantageux que les brouilleries ne lui sont nuisibles. Le fruit de la première lui en a fait espérer autant des autres; il s'est trompé: mais enfin, s'il n'en rapporte pas toujours un profit aussi sensible, il y gagne toujours de voir confirmé par Sophie l'intérêt sincère qu'elle prend à son c&#156;ur. On veut savoir quel est donc ce profit. J'y consens d'autant plus volontiers que cet exemple me donnera lieu d'exposer une maxime très utile et d'en combattre une très funeste.

[1497:] Emile aime, il n'est donc pas téméraire; et l'on conçoit encore mieux que l'impérieuse Sophie n'est pas fille à lui passer des familiarités. Comme la sagesse a son terme en toute chose, on la taxerait bien plutôt de trop de dureté que de trop d'indulgence; et son père lui-même craint quelquefois que son extrême fierté ne dégénère en hauteur. Dans les tête-à-tête les plus secrets, Emile n'oserait solliciter la moindre faveur, pas même y paraître aspirer; et quand elle veut bien passer son bras sous le sien à la promenade, grâce qu'elle ne laisse pas changer en droit, à peine ose-t-il quelquefois, en soupirant, presser ce bras contre sa poitrine. Cependant, après une longue contrainte, il se hasarde à baiser furtivement sa robe; et plusieurs fois il est assez heureux pour qu'elle veuille bien ne pas s'en apercevoir. Un jour qu'il veut prendre un peu plus ouvertement la même liberté, elle s'avise de le trouver très mauvais. Il s'obstine, elle s'irrite, le dépit lui dicte quelques mots piquants; Emile ne les endure pas sans réplique: le reste du jour se passe en bouderie, et l'on se sépare très mécontents.

[1498:] Sophie est mal à son aise. Sa mère est sa confidente; comment lui cacherait-elle son chagrin? C'est sa première brouillerie; et une brouillerie d'une heure est une si grande affaire! Elle se repent de sa faute: sa mère lui permet de la réparer, son père le lui ordonne.

[1499:] Le lendemain, Emile, inquiet, revient plus tôt qu'à l'ordinaire. Sophie est à la toilette de sa mère, le père est aussi dans la même chambre: Emile entre avec respect, mais d'un air triste. A peine le père et la mère l'ont-ils salué, que Sophie se retourne, et, lui présentant la main, lui demande, d'un ton caressant, comment il se porte. Il est clair que cette jolie main ne s'avance ainsi que pour être baisée: il la reçoit et ne la baise pas. Sophie, un peu honteuse, la retire d'aussi bonne grâce qu'il lui est possible. Emile, qui n'est pas fait aux manières des femmes, et qui ne sait à quoi le caprice est bon, ne l'oublie pas aisément et ne s'apaise pas si vite. Le père de Sophie, la voyant embarrassée, achève de la déconcerter par des railleries. La pauvre fille, confuse, humiliée, ne sait plus ce qu'elle fait, et donnerait tout au monde pour oser pleurer. Plus elle se contraint, plus son c&#156;ur se gonfle; une larme s'échappe enfin malgré qu'elle en ait. Emile voit cette larme, se précipite à ses genoux, lui prend la main, la baise plusieurs fois avec saisissement. Ma foi, vous être trop bon, dit le père en éclatant de rire; j'aurais moins d'indulgence pour toutes ces folles, et je punirais la bouche qui m'aurait offensé. Emile, enhardi par ce discours, tourne un &#156;il suppliant vers la mère, et, croyant voir un signe de consentement, s'approche en tremblant du visage de Sophie, qui détourne la tête, et, pour sauver la bouche, expose une joue de roses. L'indiscret ne s'en contente pas; on résiste faiblement. Quel baiser, s'il n'était pas pris sous les yeux d'une mère! Sévère Sophie, prenez garde à vous; on vous demandera souvent votre robe à baiser, à condition que vous la refuserez quelquefois.

[1500:] Après cette exemplaire punition, le père sort pour quelque affaire; la mère envoie Sophie sous quelque prétexte, puis elle adresse la parole à Emile et lui dit d'un ton sérieux :

[1501:] Ç Monsieur, je crois qu'un jeune homme aussi bien né, aussi bien élevé que vous, qui a des sentiments et des m&#156;urs, ne voudrait pas payer du déshonneur d'une famille l'amitié qu'elle lui témoigne. Je ne suis ni farouche ni prude; je sais ce qu'il faut passer à la jeunesse folâtre; et ce que j'ai souffert sous mes yeux vous le prouve assez. Consultez votre ami sur vos devoirs; il vous dira quelle différence il y a entre les jeux que la présence d'un père et d'une mère autorise et les libertés qu'on prend loin d'eux en abusant de leur confiance, et tournant en pièges les mêmes faveurs qui, sous leurs yeux, ne sont qu'innocentes. Il vous dira, Monsieur, que ma fille n'a eu d'autre tort avec vous que celui de ne pas voir, dès la première fois, ce qu'elle ne devait jamais souffrir; il vous dira que tout ce qu'on prend pour faveur en devient une, et qu'il est indigne d'un homme d'honneur d'abuser de la simplicité d'une jeune fille pour usurper en secret les mêmes libertés qu'elle peut souffrir devant tout le monde. Car on sait ce que la bienséance peut tolérer en public; mais on ignore où s'arrête, dans l'ombre du mystère, celui qui se fait seul juge de ses fantaisies.È

[1502:] Après cette juste réprimande, bien plus adressée à moi qu'à mon élève, cette sage mère nous quitte, et me laisse dans l'admiration de sa rare prudence, qui compte pour peu qu'on baise devant elle la bouche de sa fille, et qui s'effraye qu'on ose baiser sa robe en particulier. En réfléchissant à la folie de nos maximes, qui sacrifient toujours à la décence la véritable honnêteté, je comprends pourquoi le langage est d'autant plus chaste que les c&#156;urs sont plus corrompus, et pourquoi les procédés sont d'autant plus exacts que ceux qui les ont sont plus malhonnêtes.

[1503:] En pénétrant, à cette occasion, le c&#156;ur d'Emile des devoirs que j'aurais dû plus tôt lui dicter, il me vient une réflexion nouvelle, qui fait peut-être le plus d'honneur à Sophie, et que je me garde pourtant bien de communiquer à son amant; c'est qu'il est clair que cette prétendue fierté qu'on lui reproche n'est qu'une précaution très sage pour se garantir d'elle-même. Ayant le malheur de se sentir un tempérament combustible, elle redoute la première étincelle et l'éloigne de tout son pouvoir. Ce n'est pas par fierté qu'elle est sévère, c'est par humilité. Elle prend sur Emile l'empire qu'elle craint de n'avoir pas sur Sophie; elle se sert de l'un pour combattre l'autre. Si elle était plus confiante, elle serait bien moins fière. Otez ce seul point, quelle fille au monde est plus facile et plus douce? qui est-ce qui supporte plus patiemment une offense ? qui est-ce qui craint plus d'en faire à autrui? qui est-ce qui a moins de prétentions en tout genre, hors la vertu? Encore n'est-ce pas de sa vertu qu'elle est fière, elle ne l'est que pour la conserver; et quand elle peut se livrer sans risque au penchant de son c&#156;ur, elle caresse jusqu'à son amant. Mais sa discrète mère ne fait pas tous ces détails à son père même: les hommes ne doivent pas tout savoir.

[1504:] Loin même qu'elle semble s'enorgueillir de sa conquête, Sophie en est devenue encore plus affable et moins exigeante avec tout le monde, hors peut-être le seul qui produit ce changement. Le sentiment de l'indépendance n'enfle plus son noble c&#156;ur. Elle triomphe avec modestie d'une victoire qui lui coûte sa liberté. Elle a le maintien moins libre et le parler plus timide depuis qu'elle n'entend plus le mot d'amant sans rougir; mais le contentement perce à travers son embarras, et cette honte elle-même n'est pas un sentiment fâcheux. C'est surtout avec les jeunes survenants que la différence de sa conduite est le plus sensible. Depuis qu'elle ne les craint plus, l'extrême réserve qu'elle avait avec eux s'est beaucoup relâchée. Décidée dans son choix, elle se montre sans scrupule gracieuse aux indifférents; moins difficile sur leur mérite depuis qu'elle n'y prend plus d'intérêt, elle les trouve toujours assez aimables pour des gens qui ne lui seront jamais rien.

[1505:] Si le véritable amour pouvait user de coquetterie, j'en croirais même voir quelques traces dans la manière dont Sophie se comporte avec eux en présence de son amant. On dirait que non contente de l'ardente passion dont elle l'embrase par un mélange exquis de réserve et de caresse, elle n'est pas fâchée encore d'irriter cette même passion par un peu d'inquiétude; on dirait qu'égayant à dessein ses jeunes hôtes, elle destine au tourment d'Emile les grâces d'un enjouement qu'elle n'ose avoir avec lui: mais Sophie est trop attentive, trop bonne, trop judicieuse, pour le tourmenter en effet. Pour tempérer ce dangereux stimulant, l'amour et l'honnêteté lui tiennent lieu de prudence: elle sait l'alarmer et le rassurer précisément quand il faut; et si quelquefois elle l'inquiète, elle ne l'attriste jamais. Pardonnons le souci qu'elle donne à ce qu'elle aime à la peur qu'elle a qu'il ne soit jamais assez enlacé.

[1506:] Mais quel effet ce petit manège fera-t-il sur Emile? sera-t-il jaloux? ne le sera-t-il pas ? C'est ce qu'il faut examiner: car de telles digressions entrent aussi dans l'objet de mon livre et m'éloignent peu de mon sujet.

[1507:] J'ai fait voir précédemment comment, dans les choses qui ne tiennent qu'à l'opinion, cette passion s'introduit dans le c&#156;ur de l'homme. Mais en amour c'est autre chose; la jalousie paraît alors tenir de si près à la nature, qu on a bien de la peine à croire qu'elle n'en vienne pas; et l'exemple même des animaux, dont plusieurs sont jaloux jusqu'à la fureur, semble établir le sentiment opposé sans réplique. Est-ce l'opinion des hommes qui apprend aux coqs à se mettre en pièces, et aux taureaux à se battre jusqu'à la mort?

[1508:] L'aversion contre tout ce qui trouble et combat nos plaisirs est un mouvement naturel, cela est incontestable. Jusqu'à certain point le désir de posséder exclusivement ce qui nous plaît est encore dans le même cas. Mais quand ce désir, devenu passion, se transforme en fureur ou en une fantaisie ombrageuse et chagrine appelée jalousie, alors c'est autre chose; cette passion peut être naturelle, ou ne l'être pas; il faut distinguer.

[1509:] L'exemple tiré des animaux a été ci-devant examiné dans le Discours sur l'Inégalité; et maintenant que j'y réfléchis de nouveau, cet examen me paraît assez solide pour oser y renvoyer les lecteurs. J'ajouterai seulement aux distinctions que j'ai faites dans cet écrit que la jalousie qui vient de la nature tient beaucoup à la puissance du sexe, et que, quand cette puissance est ou parait être illimitée, cette jalousie est à son comble; car le mâle alors, mesurant ses droits sur ses besoins, ne peut jamais voir un autre mâle que comme un importun concurrent. Dans ces mêmes espèces, les femelles, obéissant toujours au premier venu, n'appartiennent aux mâles que par le droit de conquête, et causent entre eux des combats éternels.

[1510:] Au contraire, dans les espèces où un s'unit avec une, où l'accouplement produit une sorte de lien moral, une sorte de mariage, la femelle, appartenant par son choix au mâle qu'elle s'est donné, se refuse communément à tout autre; et le mâle, ayant pour garant de sa fidélité cette affection de préférence, s'inquiète aussi moins de la vue des autres mâles, et vit plus paisiblement avec eux. Dans ces espèces, le mâle partage le soin des petits; et par une de ces lois de la nature qu'on n'observe point sans attendrissement, il semble que la femelle rende au père l'attachement qu'il a pour ses enfants.

[1511:] Or, à considérer l'espèce humaine dans sa simplicité primitive, il est aisé de voir, par la puissance bornée du mâle et par la tempérance de ses désirs, qu'il est destiné par la nature à se contenter d'une seule femelle; ce qui se confirme par l'égalité numérique des individus des deux sexes, au moins dans nos climats; égalité qui n'a pas lieu, à beaucoup près, dans les espèces où la plus grande force des mâles réunit plusieurs femelles à un seul. Et bien que l'homme ne couve pas comme le pigeon, et que n'ayant pas non plus des mamelles pour allaiter, il soit à cet égard dans la classe des quadrupèdes, les enfants sont si longtemps rampants et faibles, que la mère et eux se passeraient difficilement de l'attachement du père, et des soins qui en sont l'effet.

[1512:] Toutes les observations concourent donc à prouver que la fureur jalouse des mâles, dans quelques espèces d'animaux, ne conclut point du tout pour l'homme; et l'exception même des climats méridionaux, où la polygamie est établie, ne fait que mieux confirmer le principe, puisque c'est de la pluralité des femmes que vient la tyrannique précaution des maris, et que le sentiment de sa propre faiblesse porte l'homme à recourir à la contrainte pour éluder les lois de la nature.

[1513:] Parmi nous, où ces mêmes lois, en cela moins éludées, le sont dans un sens contraire et plus odieux, la jalousie a son motif dans les passions sociales plus que dans l'instinct primitif. Dans la plupart des liaisons de galanterie, l'amant hait bien plus ses rivaux qu'il n'aime sa maîtresse; s'il craint de n'être pas seul écouté, c'est l'effet de cet amour-propre dont j'ai montré l'origine, et la vanité pâtit en lui bien plus que l'amour. D'ailleurs nos maladroites institutions ont rendu les femmes si dissimulées, et ont si fort allumé leurs appétits, qu'on peut à peine compter sur leur attachement le mieux prouvé, et qu'elles ne peuvent plus marquer de préférences qui rassurent sur la crainte des concurrents.

[1514:] Pour l'amour véritable, c'est autre chose. J'ai fait voir, dans l'écrit déjà cité, que ce sentiment n'est pas aussi naturel que l'on pense; et il y a bien de la différence entre la douce habitude qui affectionne l'homme à sa compagne, et cette ardeur effrénée qui l'enivre des chimériques attraits d'un objet qu'il ne voit plus tel qu'il est. Cette passion, qui ne respire qu'exclusions et préférences, ne diffère en ceci de la vanité, qu'en ce que la vanité, exigeant tout et n'accordant tien, est toujours inique; au lieu que l'amour, donnant autant qu'il exige, est par lui-même un sentiment rempli d'équité. D'ailleurs plus il est exigeant, plus il est crédule: la même illusion qui le cause le rend facile à persuader. Si l'amour est inquiet, l'estime est confiante; et jamais l'amour sans estime n'exista dans un c&#156;ur honnête, parce que nul n'aime dans ce qu'il aime que les qualités dont il fait cas.

[1515:] Tout ceci bien éclairci, l'on peut dire à coup sûr de quelle sorte de jalousie Emile sera capable; car, puisqu'à peine cette passion a-t-elle un germe dans le c&#156;ur humain, sa forme est déterminée uniquement par l'éducation. Emile amoureux et jaloux ne sera point colère, ombrageux, méfiant, mais délicat, sensible et craintif; il sera plus alarmé qu'irrité; il s'attachera bien plus à gagner sa maîtresse qu'à menacer son rival; il l'écartera, s'il peut, comme un obstacle, sans le haïr comme un ennemi; s'il le hait, ce ne sera pas pour l'audace de lui disputer un c&#156;ur auquel il prétend, mais pour le danger réel qu'il lui fait courir de le perdre; son injuste orgueil ne s'offensera point sottement qu'on ose entrer en concurrence avec lui; comprenant que le droit de préférence est uniquement fondé sur le mérite, et que l'honneur est dans le succès, il redoublera de soins pour se rendre aimable, et probablement il réussira. La généreuse Sophie, en irritant son amour par quelques alarmes, saura bien les régler, l'en dédommager; et les concurrents, qui n'étaient soufferts que pour le mettre à l'épreuve, ne tarderont pas d'être écartés.

[1516:] Mais où me sens-je insensiblement entraîné? O Emile, qu'es-tu devenu? Puis-je reconnaître en toi mon élève? Combien je te vois déchu! Où est ce jeune homme formé si durement, qui bravait les rigueurs des saisons, qui livrait son corps aux plus rudes travaux et son âme aux seules lois de la sagesse; inaccessible aux préjugés, aux passions; qui n'aimait que la vérité, qui ne cédait qu'à la raison, et ne tenait à rien de ce qui n'était pas lui ? Maintenant, amolli dans une vie oisive, il se laisse gouverner par des femmes; leurs amusements sont ses occupations, leurs volontés sont ses lois; une jeune fille est l'arbitre de sa destinée; il rampe et fléchit devant elle; le grave Emile est le jouet d'un enfant!

[1517:] Tel est le changement des scènes de la vie: chaque âge a ses ressorts qui le font mouvoir; mais l'homme est toujours le même. A dix ans, il est mené par des gâteaux, à vingt par une maîtresse, à trente par les plaisirs, à quarante par l'ambition, à cinquante par l'avarice: quand ne court-il qu'après la sagesse? Heureux celui qu'on y conduit malgré lui! Qu'importe de quel guide on se serve, pourvu qu'il le mène au but? Les héros, les sages eux-mêmes, ont payé ce tribut à la faiblesse humaine; et tel dont les doigts ont cassé des fuseaux n'en fut pas pour cela moins grand homme.

[1518:] Voulez-vous étendre sur la vie entière l'effet d'une heureuse éducation, prolongez durant la jeunesse les bonnes habitudes de l'enfance; et, quand votre élève est ce qu'il doit être, faites qu'il soit le même dans tous les temps. Voilà la dernière perfection qu'il vous reste à donner à votre ouvrage. C'est pour cela surtout qu'il importe de laisser un gouverneur aux jeunes hommes; car d'ailleurs il est peu à craindre qu'ils ne sachent pas faire l'amour sans lui. Ce qui trompe les instituteurs, et surtout les pères, c'est qu'ils croient qu'une manière de vivre en exclut une autre, et qu'aussitôt qu'on est grand on doit renoncer à tout ce qu'on faisait étant petit. Si cela était, à quoi servirait de soigner l'enfance, puisque le bon ou le mauvais usage qu'on en ferait s'évanouirait avec elle, et qu'en prenant des manières de vivre absolument différentes, on prendrait nécessairement d'autres façons de penser.

[1519:] Comme il n'y a que de grandes maladies qui fassent solution de continuité dans la mémoire, il n'y a guère que de grandes passions qui la fassent dans les m&#156;urs. Bien que nos goûts et nos inclinations changent, ce changement, quelquefois assez brusque, est adouci par les habitudes. Dans la succession de nos penchants, comme dans une bonne dégradation de couleurs, l'habile artiste doit rendre les passages imperceptibles, confondre et mêler les teintes, et, pour qu'aucune ne tranche, en étendre plusieurs sur tout son travail. Cette règle est confirmée par l'expérience; les gens immodérés changent tous les jours d'affections, de goûts, de sentiments, et n'ont pour toute constance que l'habitude du changement; mais l'homme réglé revient toujours à ses anciennes pratiques, et ne perd pas même dans sa vieillesse le goût des plaisirs qu'il aimait enfant.

[1520:] Si vous faites qu'en passant dans un nouvel âge les jeunes gens ne prennent point en mépris celui qui l'a précédé, qu'en contractant de nouvelles habitudes ils n abandonnent point les anciennes, et qu'ils aiment toujours à faire ce qui est bien, sans égard au temps où ils ont commencé, alors seulement vous aurez sauvé votre ouvrage, et vous serez sûrs d'eux jusqu'à la fin de leurs jours; car la révolution la plus à craindre est celle de l'âge sur lequel vous veillez maintenant. Comme on le regrette toujours, on perd difficilement dans la suite les goûts qu'on y a conservés; au lieu que, quand ils sont interrompus, on ne les reprend de la vie.

[1521:] La plupart des habitudes que vous croyez faire contracter aux enfants et aux jeunes gens ne sont point de véritables habitudes, parce qu'ils ne les ont prises que par force, et que, les suivant malgré eux, ils n'attendent que l'occasion de s'en délivrer. On ne prend point le goût d'être en prison à force d'y demeurer; l'habitude alors, loin de diminuer l'aversion, l'augmente. Il n'en est pas ainsi d'Emile, qui, n'ayant rien fait dans son enfance que volontairement et avec plaisir, ne fait, en continuant d'agir de même étant homme, qu'ajouter l'empire de l'habitude aux douceurs de la liberté. La vie active, le travail des bras, l'exercice, le mouvement, lui sont tellement devenus nécessaires, qu'il n'y pourrait renoncer sans souffrir. Le réduire tout à coup à une vie molle et sédentaire serait l'emprisonner, l'enchaîner, le tenir dans un état violent et contraint; je ne doute pas que son humeur et sa santé n'en fussent également altérées. A peine peut-il respirer à son aise dans une chambre bien fermée; il lui faut le grand air, le mouvement, la fatigue. Aux genoux même de Sophie, il ne peut s'empêcher de regarder quelquefois la campagne du coin de l'&#156;il, et de désirer de la parcourir avec elle. Il reste pourtant quand il faut rester; mais il est inquiet, agité; il semble se débattre; il reste parce qu'il est dans les fers. Voilà donc, allez-vous dire, des besoins auxquels je l'ai soumis, des assujettissements que je lui ai donnés: et tout cela est vrai; je l'ai assujetti à l'état d'homme.

[1522:] Emile aime Sophie; mais quels sont les premiers charmes qui l'ont attaché? La sensibilité, la vertu, l'amour des choses honnêtes. En aimant cet amour dans sa maîtresse, l'aurait-il perdu pour lui-même? A quel prix à son tour Sophie s'est-elle mise? A celui de tous les sentiments qui sont naturels au c&#156;ur de son amant: l'estime des vrais biens, la frugalité, la simplicité, le généreux désintéressement, le mépris du faste et des richesses. Emile avait ces vertus avant que l'amour les lui eût imposées. En quoi donc Emile est-il véritablement changé? Il a de nouvelles raisons d'être lui-même; c'est le seul point où il soit différent de ce qu'il était.

[1523:] Je n'imagine pas qu'en lisant ce livre avec quelque attention, personne puisse croire que toutes les circonstances de la situation où il se trouve se soient ainsi rassemblées autour de lui par hasard. Est-ce par hasard que, les villes fournissant tant de filles aimables, celle qui lui plaît ne se trouve qu'au fond d'une retraite éloignée? Est-ce par hasard qu'il la rencontre? Est-ce par hasard qu'ils se conviennent? Est-ce par hasard qu'ils ne peuvent loger dans le même lieu? Est-ce par hasard qu'il ne trouve un asile que si loin d'elle? Est-ce par hasard qu'il la voit si rarement, et qu'il est forcé d'acheter par tant de fatigues le plaisir de la voir quelquefois? Il s'effémine, dites-vous. Il s'endurcit, au contraire; il faut qu'il soit aussi robuste que je l'ai fait pour résister aux fatigues que Sophie lui fait supporter.

[1524:] Il loge à deux grandes lieues d'elle. Cette distance est le soufflet de la forge; c'est par elle que je trempe les traits de l'amour. S'ils logeaient porte à porte, ou qu'il pût l'aller voir mollement assis dans un bon carrosse, il l'aimerait à son aise, il l'aimerait en Parisien. Léandre eût-il voulu mourir pour Héro, si la mer ne l'eût séparé d'elle? Lecteur, épargnez-moi des paroles; si vous êtes fait pour m'entendre, vous suivrez assez mes règles dans mes détails.

[1525:] Les premières fois que nous sommes allés voir Sophie, nous avons pris des chevaux pour aller plus vite. Nous trouvons cet expédient commode, et à la cinquième fois nous continuons de prendre des chevaux. Nous étions attendus; à plus d'une demi-lieue de la maison, nous apercevons du monde sur le chemin. Emile observe, le c&#156;ur lui bat; il approche, il reconnaît Sophie, il se précipite à bas de son cheval, il part, il vole, il est aux pieds de l'aimable famille. Emile aime les beaux chevaux; le sien est vif, il se sent libre, il s'échappe à travers champs: je le suis, je l'atteins avec peine, je le ramène. Malheureusement Sophie a peur des chevaux, je n'ose approcher d'elle. Emile ne voit rien; mais Sophie l'avertit à l'oreille de la peine qu'il a laissé prendre à son ami. Emile accourt tout honteux, prend les chevaux, reste en arrière: il est juste que chacun ait son tour. Il part le premier pour se débarrasser de nos montures. En laissant ainsi Sophie derrière lui, il ne trouve plus le cheval une voiture aussi commode. Il revient essoufflé, et nous rencontre à moitié chemin.

[1526:] Au voyage suivant Emile ne veut plus de chevaux. Pourquoi? lui dis-je; nous n'avons qu'à prendre un laquais pour en avoir soin. Ah! dit-il, surchargerons-nous ainsi la respectable famille ? Vous voyez bien qu'elle veut tout nourrir, hommes et chevaux. Il est vrai, reprends-je, qu'ils ont la noble hospitalité de l'indigence. Les riches, avares dans leur faste, ne logent que leurs amis; mais les pauvres logent aussi les chevaux de leurs amis. Allons à pied, dit-il; n'en avez-vous pas le courage, vous qui partagez de si bon c&#156;ur les fatigants plaisirs de votre enfant? Très volontiers, reprends-je à l'instant: aussi bien l'amour, à ce qu'il me semble, ne veut pas être fait avec tant de bruit.

[1527:] En approchant, nous trouvons la mère et la fille plus loin encore que la première fois. Nous sommes venus comme un trait. Emile est tout en nage: une main chérie daigne lui passer un mouchoir sur les joues. Il y aurait bien des chevaux au monde, avant que nous fussions désormais tentés de nous en servir.

[1528:] Cependant, il est assez cruel de ne pouvoir jamais passer la soirée ensemble. L'été s'avance, les jours commencent à diminuer. Quoi que nous puissions dire, on ne nous permet jamais de nous en retourner de nuit; et, quand nous ne venons pas dès le matin, il faut presque repartir aussitôt qu'on est arrivé. A force de nous plaindre et de s inquiéter de nous, la mère pense enfin qu'à la vérité l'on ne peut nous loger décemment dans la maison, mais qu'on peut nous trouver un gîte au village pour y coucher quelquefois. A ces mots Emile frappe des mains, tressaillit de joie; et Sophie, sans y songer, baise un peu plus souvent sa mère le jour qu'elle a trouvé cet expédient.

[1529:] Peu à peu la douceur de l'amitié, la familiarité de l'innocence s'établissent et s'affermissent entre nous. Les jours prescrits par Sophie ou par sa mère, je viens ordinairement avec mon ami, quelquefois aussi je le laisse aller seul. La confiance élève l'âme, et l'on ne doit plus traiter un homme en enfant; et qu'aurais-je avancé jusque-là, si mon élève ne méritait pas mon estime? Il m'arrive aussi d'aller sans lui; alors il est triste et ne murmure point: que serviraient ses murmures? Et puis il sait bien que je ne vais pas nuire à ses intérêts. Au reste, que nous allions ensemble ou séparément, on conçoit qu'aucun temps ne nous arrête, tout fiers d'arriver dans un état à pouvoir être plaints. Malheureusement, Sophie nous interdit cet honneur, et défend qu'on vienne par le mauvais temps. C'est la seule fois que je la trouve rebelle aux règles que je lui dicte en secret.

[1530:] Un jour qu'il est allé seul, et que je ne l'attends que le lendemain, je le vois arriver le soir même, et je lui dis en l'embrassant: Quoi! cher Emile, tu reviens à ton ami! Mais, au lieu de répondre à mes caresses, il me dit avec un peu d'humeur: Ne croyez pas que je revienne sitôt de mon gré, je viens malgré moi. Elle a voulu que je vinsse; je viens pour elle et non pas pour vous. Touché de cette naïveté, je l'embrasse derechef, en lui disant: Ame franche, ami sincère, ne me dérobe pas ce qui m'appartient. Si tu viens pour elle, c'est pour moi que tu le dis: ton retour est son ouvrage, mais ta franchise est le mien. Garde à jamais cette noble candeur des belles âmes. On peut laisser penser aux indifférents ce qu'ils veulent; mais c'est un crime de souffrir qu'un ami nous fasse un mérite de ce que nous n'avons pas fait pour lui.

[1531:] Je me garde bien d'avilir à ses yeux le prix de cet aveu, en y trouvant plus d'amour que de générosité, et en lui disant qu'il veut moins s'ôter le mérite de ce retour que le donner à Sophie. Mais voici comment il me dévoile le fond de son c&#156;ur sans y songer: s'il est venu à son aise, à petits pas, et rêvant à ses amours, Emile n'est que l'amant de Sophie; s'il arrive à grands pas, échauffé, quoique un peu grondeur, Emile est l'ami de son Mentor.

[1532:] On voit par ces arrangements que mon jeune homme est bien éloigné de passer sa vie auprès de Sophie et de la voir autant qu'il voudrait. Un voyage ou deux par semaine bornent les permissions qu'il reçoit; et ses visites, souvent d'une seule demi-journée, s'étendent rarement au lendemain. Il emploie bien plus de temps à espérer de la voir, ou à se féliciter de l'avoir vue, qu'à la voir en effet. Dans celui même qu'il donne à ses voyages, il en passe moins auprès d'elle qu'à s'en approcher ou s'en éloigner. Ses plaisirs vrais, purs, délicieux, mais moins réels qu'imaginaires, irritent son amour sans efféminer son c&#156;ur.

[1533:] Les jours qu'il ne la voit point, il n'est pas oisif et sédentaire. Ces jours-là c'est Emile encore: il n'est point du tout transformé. Le plus souvent, il court les campagnes des environs, il suit son histoire naturelle; il observe, il examine les terres, leurs productions, leur culture; il compare les travaux qu'il voit à ceux qu'il connaît; il cherche les raisons des différences: quand il juge d'autres méthodes préférables à celles du lieu, il les donne aux cultivateurs; s'il propose une meilleure forme de charrue, il en fait faire sur ses dessins: s'il trouve une carrière de marne, il leur en apprend l'usage inconnu dans le pays; souvent il met lui-même la main à l'&#156;uvre; ils sont tout étonnés de lui voir manier leurs outils plus aisément qu'ils ne font eux-mêmes, tracer des sillons plus profonds et plus droits que les leurs, semer avec plus d'égalité, diriger des ados avec plus d'intelligence. Ils ne se moquent pas de lui comme d'un beau diseur d'agriculture: ils voient qu'il la sait en effet. En un mot, il étend son zèle et ses soins à tout ce qui est d'utilité première et générale; même il ne s'y borne pas: il visite les maisons des paysans, s'informe de leur état, de leurs familles, du nombre de leurs enfants, de la quantité de leurs terres, de la nature du produit, de leurs débouchés, de leurs facultés, de leurs charges, de leurs dettes, etc. Il donne peu d'argent, sachant que, pour l'ordinaire, il est mal employé, mais il en dirige l'emploi lui-même, et le leur rend utile malgré qu'ils en aient. Il leur fournit des ouvriers, et souvent leur paye leurs propres journées pour les travaux dont ils ont besoin. A l'un il fait relever ou couvrir sa chaumière à demi-tombée; à l'autre il fait défricher sa terre abandonnée faute de moyens; à l'autre il fournit une vache, un cheval, du bétail de toute espèce à la place de celui qu'il a perdu; deux voisins sont près d'entrer en procès, il les gagne, il les accommode; un paysan tombe malade, il le fait soigner, il le soigne lui-même; un autre est vexé par un voisin puissant, il le protège et le recommande; de pauvres jeunes gens se recherchent, il aide à les marier; une bonne femme a perdu son enfant chéri, il va la voir, il la console, il ne sort point aussitôt qu'il est entré; il ne dédaigne point les indigents, il n'est point pressé de quitter les malheureux, il prend souvent son repas chez les paysans qu'il assiste, il l'accepte aussi chez ceux qui n'ont pas besoin de lui; en devenant le bienfaiteur des uns et l'ami des autres, il ne cesse point d'être leur égal. Enfin, il fait toujours de sa personne autant de bien que de son argent.

[1534:] Quelquefois, il dirige ses tournées du côté de l'heureux séjour: il pourrait espérer d'apercevoir Sophie à la dérobée, de la voir à la promenade sans en être vu; mais Emile est toujours sans détour dans sa conduite, il ne sait et ne veut rien éluder. Il a cette aimable délicatesse qui flatte et nourrit l'amour-propre du bon témoignage de soi. Il garde à la rigueur son ban, et n'approche jamais assez pour tenir du hasard ce qu'il ne veut devoir qu'à Sophie. En revanche, il erre avec plaisir dans les environs, recherchant les traces des pas de sa maîtresse, s'attendrissant sur les peines qu'elle a prises et sur les courses qu'elle a bien voulu faire par complaisance pour lui. La veille des jours qu'il doit la voir, il ira dans quelque ferme voisine ordonner une collation pour le lendemain. La promenade se dirige de ce côté sans qu'il y paraisse; on entre comme par hasard; on trouve des fruits, des gâteux, de la crème. La friande Sophie n'est pas insensible à ces attentions, et fait volontiers honneur à notre prévoyance; car j'ai toujours ma part au compliment, n'en eussé-je eu aucune au soin qui l'attire: c'est un détour de petite fille pour être moins embarrassée en remerciant. Le père et moi mangeons des gâteaux et buvons du vin: mais Emile est de l'écot des femmes, toujours au guet pour voler quelque assiette de crème où la cuillère de Sophie ait trempé.

[1535:] A propos de gâteaux, je parle à Emile de ses anciennes courses. On veut savoir ce que c'est que ces courses; je l'explique, on en rit; on lui demande s'il sait courir encore. Mieux que jamais, répond-il; je serais bien fâché de l'avoir oublié. Quelqu'un de la compagnie aurait grande envie de b voir, et n'ose le dire; quelque autre se charge de la proposition; il accepte: on fait rassembler deux ou trois jeunes gens des environs; on décerne un prix, et, pour mieux imiter les anciens jeux, on met un gâteau sur le but. Chacun se tient prêt, le papa donne le signal en frappant des mains. L'agile Emile fend l'air, et se trouve au bout de la carrière qu'à peine mes trois lourdauds sont partis. Emile reçoit le prix des mains de Sophie, et, non moins généreux qu'Enée, fait des présents à tous les vaincus.

[1536:] Au milieu de l'éclat du triomphe, Sophie ose défier le vainqueur, et se vante de courir aussi bien que lui. Il ne refuse point d'entrer en lice avec elle; et, tandis qu'elle s'apprête à l'entrée de la carrière, qu'elle retrousse sa robe des deux côtés, et que, plus curieuse d'étaler une jambe fine aux yeux d'Emile que de le vaincre à ce combat, elle regarde si ses jupes sont assez courtes, il dit un mot à l'oreille de la mère; elle sourit et fait un signe d'approbation. Il vient alors se placer à côté de sa concurrente; et le signal n'est pas plus tôt donné, qu'on la voit partir comme un oiseau.

[1537:] Les femmes ne sont pas faites pour courir; quand elles fuient, c'est pour être atteintes. La course n'est pas la seule chose qu'elles fassent maladroitement, mais c'est la seule qu'elles fassent de mauvaise grâce: leurs coudes en arrière et collés contre leur corps leur donnent une attitude risible, et les hauts talons sur lesquels elles sont juchées les font paraître autant de sauterelles qui voudraient courir sans sauter.

[1538:] Emile, n'imaginant point que Sophie coure mieux qu'une autre femme, ne daigne pas sortir de sa place, et la voit partir avec un sourire moqueur. Mais Sophie est légère et porte des talons bas; elle n'a pas besoin d'artifice pour paraître avoir le pied petit; elle prend les devants d'une telle rapidité, que, pour atteindre cette nouvelle Atalante, il n'a que le temps qu'il lui faut quand il l'aperçoit si loin devant lui. Il part donc à son tour, semblable à l'aigle qui fond sur sa proie; il la poursuit, la talonne, l'atteint enfin tout essoufflée, passe doucement son bras gauche autour d'elle, l'enlève comme une plume, et, pressant sur son c&#156;ur cette douce charge, il achève ainsi la course, lui fait toucher le but la première, puis, criant Victoire à Sophie! met devant elle un genou en terre, et se reconnaît le vaincu.

[1539:] A ses occupations diverses se joint celle du métier que nous avons appris. Au moins un jour par semaine, et tous ceux où le mauvais temps ne nous permet pas de tenir la campagne, nous allons, Emile et moi, travailler chez un maître. Nous n'y travaillons pas pour la forme, en gens au-dessus de cet état, mais tout de bon et en vrais ouvriers. Le père de Sophie nous venant voir nous trouve tout de bon à l'ouvrage, et ne manque pas de rapporter avec admiration à sa femme et à sa fille ce qu'il a vu. Allez voir, dit-il, ce jeune homme à l'atelier, et vous verrez s'il méprise la condition du pauvre! On peut imaginer si Sophie entend ce discours avec plaisir! On en reparle, on voudrait le surprendre à l'ouvrage. On me questionne sans faire semblant de rien; et, après s'être assurées d'un de nos jours, la mère et la fille prennent une calèche, et viennent à la ville le même jour.

[1540:] En entrant dans l'atelier, Sophie aperçoit à l'autre bout un jeune homme en veste, les cheveux négligemment rattachés, et si occupé de ce qu'il fait qu'il ne la voit point: elle s'arrête et fait signe à sa mère. Emile, un ciseau d'une main et le maillet de l'autre, achève une mortaise; puis il scie une planche et en met une pièce sous le valet pour la polir. Ce spectacle ne fait point rire Sophie; il la touche, il est respectable. Femme, honore ton chef; c'est lui qui travaille pour toi, qui te gagne ton pain, qui te nourrit: voilà l'homme.

[1541:] Tandis qu'elles sont attentives à l'observer, je les aperçois, je tire Emile par la manche; il se retourne, les voit, jette ses outils, et s'élance avec un cri de joie. Après s &#145;être livré à ses premiers transports, il les fait asseoir et reprend son travail. Mais Sophie ne peut rester assise; elle se lève avec vivacité, parcourt l'atelier, examine les outils, touche le poli des planches, ramasse des copeaux par terre, regarde à nos mains, et puis dit qu'elle aime ce métier, parce qu'il est propre. La folâtre essaye même d'imiter Emile. De sa blanche et débile main, elle pousse un rabot sur la planche; le rabot glisse et ne mord point. Je crois voir l'Amour dans les airs rire et battre des ailes; je crois l'entendre pousser des cris d'allégresse, et dire: Hercule est vengé.

[1542:] Cependant, la mère questionne le maître. Monsieur, combien payez-vous ces garçons-là? Madame, je leur donne à chacun vingt sous par jour, et je les nourris; mais si ce jeune homme voulait, il gagnerait bien davantage, car c'est le meilleur ouvrier du pays. Vingt sous par jour, et vous les nourrissez! dit la mère en nous regardant avec attendrissement. Madame, il en est ainsi, reprend le maître. A ces mots, elle court à Emile, l'embrasse, le presse contre son sein en versant sur lui des larmes, et sans pouvoir dire autre chose que de répéter plusieurs fois: Mon fils! ô mon fils!

[1543:] Après avoir passé quelque temps à causer avec nous, mais sans nous détourner: Allons-nous-en, dit la mère à sa fille; il se fait tard, il ne faut pas nous faire attendre. Puis, s'approchant d'Emile, elle lui donne un petit coup sur la joue en lui disant: Eh bien! bon ouvrier, ne voulez-vous pas venir avec nous? Il lui répond d'un ton fort triste: Je suis engagé, demandez au maître. On demande au maître s'il veut bien se passer de nous. Il répond qu'il ne peut. J'ai, dit-il, de l'ouvrage qui presse et qu'il faut rendre après-demain. Comptant sur ces messieurs, j'ai refusé des ouvriers qui se sont présentés; si ceux-ci me manquent, je ne sais plus où en prendre d'autres, et je ne pourrai rendre l'ouvrage au jour promis. La mère ne réplique rien; elle attend qu'Emile parle. Emile baisse la tête et se tait. Monsieur, lui dit-elle un peu surprise de ce silence, n'avez-vous rien à dire à cela ? Emile regarde tendrement la fille et ne répond que ces mots: Vous voyez bien qu'il faut que je reste. Là-dessus les dames partent et nous laissent. Emile les accompagne jusqu'à la porte, les suit des yeux autant qu'il peut, soupire, et revient se mettre au travail sans parler.

[1544:] En chemin, la mère, piquée, parle à sa fille de la bizarrerie de ce procédé! Quoi! dit-elle, était-il si difficile de contenter le maître sans être obligé de rester? Et ce jeune homme si prodigue, qui verse l'argent sans nécessité, n'en sait-il plus trouver dans les occasions convenables? O maman! répond Sophie, à Dieu ne plaise qu'Emile donne tant de force à l'argent, qu'il s'en serve pour rompre un engagement personnel, pour violer impunément sa parole, et faire violer celle d'autrui! Je sais qu'il dédommagerait aisément l'ouvrier du léger préjudice que lui causerait son absence; mais cependant il asservirait son âme aux richesses, il s'accoutumerait à les mettre à la place de ses devoirs, et à croire qu'on est dispensé de tout, pourvu qu'on paye. Emile a d'autres manières de penser, et j'espère n'être pas cause qu'il en change. Croyez-vous qu'il ne lui en ait rien coûté de rester? Maman, ne vous y trompez pas, c'est pour moi qu'il reste; je l'ai bien vu dans ses yeux.

[1545:] Ce n'est pas que Sophie soit indulgente sur les vrais soins de l'amour; au contraire, elle est impérieuse, exigeante; elle aimerait mieux n'être point aimée que de l'être modérément. Elle a le noble orgueil du mérite qui se sent, qui s'estime et qui veut être honoré comme il s'honore. Elle dédaignerait un c&#156;ur qui ne sentirait pas tout le prix du sien, qui ne l'aimerait pas pour ses vertus autant et plus que pour ses charmes; un c&#156;ur qui ne lui préférerait pas son propre devoir, et qui ne la préférerait pas à toute autre chose. Elle n'a point voulu d'amant qui ne connût de loi que la sienne; elle veut régner sur un homme qu'elle n'ait point défiguré. C'est ainsi qu'ayant avili les compagnons d'Ulysse, Circé les dédaigne, et se donne à lui seul, qu'elle n'a pu changer.

[1546:] Mais ce droit inviolable et sacré mis à part, jalouse à l'excès de tous les siens, Sophie épie avec quel scrupule Emile les respecte, avec quel zèle il accomplit ses volontés, avec quelle adresse il les devine, avec quelle vigilance il arrive au moment prescrit; elle ne veut ni qu'il retarde ni qu'il anticipe; elle veut qu'il soit exact. Anticiper, c'est se préférer à elle; retarder, c'est la négliger. Négliger Sophie! cela &#145;n'arriverait pas deux fois. L'injuste soupçon d'une a failli tout perdre; mais Sophie est équitable et sait bien réparer ses torts.

[1547:] Un soir nous sommes attendus; Emile a reçu l'ordre. On vient au-devant de nous; nous n'arrivons point. Que sont-ils devenus? Quel malheur leur est arrivé? Personne de leur part? La soirée s'écoule à nous attendre. La pauvre Sophie nous croit morts; elle se désole, elle se tourmente; elle passe la nuit à pleurer. Dès le soir on a expédié un messager pour s'informer de nous et rapporter de nos nouvelles le lendemain matin. Le messager revient accompagné d'un autre de notre part, qui fait nos excuses de bouche et dit que nous nous portons bien. Un moment après, nous paraissons nous-mêmes. Alors la scène change; Sophie essuie ses pleurs, ou, si elle en verse, ils sont de rage. Son c&#156;ur altier n'a pas gagné à se rassurer sur notre vie: Emile vit, et s'est fait attendre inutilement.

[1548:] A notre arrivée, elle veut s'enfermer. On veut qu'elle reste; il faut rester: mais, prenant à l'instant son parti, elle affecte un air tranquille et content qui en imposerait à d'autres. Le père vient au-devant de nous et nous dit: Vous avez tenu vos amis en peine; il y a ici des gens qui ne vous le pardonneront pas aisément. Qui donc, mon papa? dit Sophie avec une manière de sourire le plus gracieux qu'elle puisse affecter. Que vous importe, répond le père, pourvu que ce ne soit pas vous? Sophie ne réplique point, et baisse les yeux sur son ouvrage. La mère nous reçoit d'un air froid et composé. Emile embarrassé n'ose aborder Sophie. Elle lui parle la première, lui demande comment il se porte, l'invite à s'asseoir, et se contrefait si bien que le pauvre jeune homme, qui n'entend rien encore au langage des passions violentes, est la dupe de ce sang-froid, et presque sur le point d'en être piqué lui-même.

[1549:] Pour le désabuser je vais prendre la main de Sophie, j'y veux porter mes lèvres comme je fais quelquefois: elle la retire brusquement, avec un mot de Monsieur si singulièrement prononcé, que ce mouvement involontaire la décèle à l'instant aux yeux d'Emile.

[1550:] Sophie elle-même, voyant qu'elle s'est trahie, se contraint moins. Son sang-froid apparent se change en un mépris ironique. Elle répond à tout ce qu'on lui dit par des monosyllabes prononcés d'une voix lente et mal assurée, comme craignant d'y laisser trop percer l'accent de l'indignation. Emile, demi-mort d'effroi, la regarde avec douleur, et tâche de l'engager à jeter les yeux sur les siens pour y mieux lire ses vrais sentiments. Sophie, plus irritée de sa confiance, lui lance un regard qui lui ôte l'envie d'en solliciter un second. Emile, interdit et tremblant, n'ose plus, très heureusement pour lui, ni lui parler ni la regarder, car, n'eût-il pas été coupable, s'il eût pu supporter sa colère, elle ne lui eût jamais pardonné.

[1551:] Voyant alors que c'est mon tour, et qu'il est temps de s'expliquer, je reviens à Sophie. Je reprends sa main, qu'elle ne retire plus, car elle est prête à se trouver mal. Je lui dis avec douceur: Chère Sophie, nous sommes malheureux; mais vous êtes raisonnable et juste, vous ne nous jugerez pas sans nous entendre: écoutez-nous. Elle ne répond rien, et je parle ainsi :

[1552:] Ç Nous sommes partis hier à quatre heures; il nous était prescrit d'arriver à sept, et nous prenons toujours plus de temps qu'il ne nous est nécessaire afin de nous reposer en approchant d'ici. Nous avions déjà fait les trois quarts du chemin, quand des lamentations douloureuses nous frappent l'oreille; elles partaient d'une gorge de la colline à quelque distance de nous. Nous accourons aux cris: nous trouvons un malheureux paysan qui, revenant de la ville un peu pris de vin sur son cheval, en était tombé si lourdement qu'il s'était cassé la jambe. Nous crions, nous appelons du secours; personne ne répond; nous essayons de remettre le blessé sur son cheval, nous n'en pouvons venir à bout: au moindre mouvement le malheureux souffre des douleurs horribles. Nous prenons le parti d'attacher le cheval dans le bois à l'écart; puis, faisant un brancard de nos bras, nous y posons le blessé, et le portons le plus doucement qu'il est possible, en suivant ses indications sur la route qu'il fallait tenir pour aller chez lui. Le trajet était long; il fallut nous reposer plusieurs fois. Nous arrivons enfin, rendus de fatigue; nous trouvons avec une surprise amère que nous connaissions déjà la maison, et que ce misérable que nous rapportions avec tant de peine était le même qui nous avait si cordialement reçus le jour de notre première arrivée ici. Dans le trouble où nous étions tous, nous ne nous étions point reconnus jusqu'à ce moment.

[1553:] Ç Il n'avait que deux petits enfants. Prête à lui en donner un troisième, sa femme fut si saisie en le voyant arriver, qu'elle sentit des douleurs aiguës et accoucha peu d'heures après. Que faire en cet état dans une chaumière écartée où l'on ne pouvait espérer aucun secours? Emile prit le parti d'aller prendre le cheval que nous avions laissé dans le bois, de le monter, de courir à toute bride chercher un chirurgien à la ville. Il donna le cheval au chirurgien; et, n'ayant pu trouver assez tôt une garde, il revint à pied avec un domestique, après vous avoir expédié un exprès, tandis qu'embarrassé, comme vous pouvez croire, entre un homme ayant une jambe cassée et une femme en travail, je préparais dans la maison tout ce que je pouvais prévoir être nécessaire pour le secours de tous les deux.

[1554:] Ç Je ne vous ferai point le détail du reste; ce n'est pas de cela qu'il est question. Il était deux heures après minuit avant que nous ayons eu ni l'un ni l'autre un moment de relâche. Enfin nous sommes revenus avant le jour dans notre asile ici proche, où nous avons attendu l'heure de votre réveil pour vous rendre compte de notre accident.È

[1555:] Je me tais sans rien ajouter. Mais, avant que personne parle, Emile s'approche de sa maîtresse, élève la voix et lui dit avec plus de fermeté que je ne m'y serais attendu: Sophie, vous êtes l'arbitre de mon sort, vous le savez bien. Vous pouvez me faire mourir de douleur; mais n'espérez pas me faire oublier les droits de l'humanité: ils me sont plus sacrés que les vôtres, je n'y renoncerai jamais pour vous.

[1556:] Sophie, à ces mots, au lieu de répondre, se lève, lui passe un bras autour du cou, lui donne un baiser sur la joue; puis, lui tendant la main avec une grâce inimitable, elle lui dit: Emile, prends cette main: elle est à toi. Sois, quand tu voudras, mon époux et mon maître; je tâcherai de mériter cet honneur.

[1557:] A peine l'a-t-elle embrassé, que le père, enchanté, frappe des mains, en criant bis, bis, et Sophie, sans se faire presser, lui donne aussitôt deux baisers sur l'autre joue; mais, presque au même instant, effrayée de tout ce qu'elle vient de faire, elle se sauve dans les bras de sa mère et cache dans ce sein maternel son visage enflammé de honte.

[1558:] Je ne décrirai point la commune joie; tout le monde la doit sentir. Après le dîner, Sophie demande s'il y aurait trop loin pour aller voir ces pauvres malades. Sophie le désire et c'est une bonne &#156;uvre. On y va: on les trouve dans deux lits séparés; Emile en avait fait apporter un: on trouve autour d'eux du monde pour les soulager: Emile y avait pourvu. Mais au surplus tous deux sont si mal en ordre, qu'ils souffrent autant du malaise que de leur état. Sophie se fait donner un tablier de la bonne femme, et va la ranger dans son lit; elle en fait ensuite autant à l'homme; sa main douce et légère sait aller chercher tout ce qui les blesse, et faire poser plus mollement leurs membres endoloris. Ils se sentent déjà soulagés à son approche; on dirait qu'elle devine tout ce qui fait leur mal. Cette fille si délicate ne se rebute ni de la malpropreté ni de la mauvaise odeur, et sait faire disparaître l'une et l'autre sans mettre personne en &#156;uvre, et sans que les malades soient tourmentés. Elle qu'on voit toujours si modeste et quelquefois si dédaigneuse, elle qui, pour tout au monde, n'aurait pas touché du bout du doigt le lit d'un homme, retourne et change le blessé sans aucun scrupule, et le met dans une situation plus commode pour y pouvoir rester longtemps. Le zèle de la charité vaut bien la modestie; ce qu'elle fait, elle le fait si légèrement et avec tant d'adresse, qu'il se sent soulagé sans presque s'être aperçu qu'on l'ait touché. La femme et le mari bénissent de concert l'aimable fille qui les sert, qui les plaint, qui les console. C'est un ange du ciel que Dieu leur envoie, elle en a la figure et la bonne grâce, elle en a la douceur et la bonté. Emile attendri la contemple en silence. Homme, aime ta compagne. Dieu te la donne pour te consoler dans tes peines, pour te soulager dans tes maux: voilà la femme.

[1559:] On fait baptiser le nouveau-né. Les deux amants le présentent, brûlant au fond de leurs c&#156;urs d'en donner bientôt autant à faire à d'autres. Ils aspirent au moment désiré; ils croient y toucher: tous les scrupules de Sophie sont levés, mais les miens viennent. Ils n'en sont pas encore où ils pensent: il faut que chacun ait son tour.

[1560:] Un matin qu'ils ne se sont vus depuis deux jours, j'entre dans la chambre d'Emile une lettre à la main, et je lui dis en le regardant fixement: Que feriez-vous si l'on vous apprenait que Sophie est morte? Il fait un grand cri, se lève en frappant des mains, et, sans dire un seul mot, me regarde d'un &#156;il égaré. Répondez donc, poursuis-je avec la même tranquillité. Alors, irrité de mon sang-froid, il s'approche, les yeux enflammés de colère; et, s'arrêtant dans une attitude presque menaçante: Ce que je ferais ?... je n'en sais rien; mais ce que je sais, c'est que je ne reverrais de ma vie celui qui me l'aurait appris. Rassurez-vous, répondis-je en souriant: elle vit, elle se porte bien, elle pense à vous, et nous sommes attendus ce soir. Mais allons faire un tour de promenade, et nous causerons.

[1561:] La passion dont il est préoccupé ne lui permet plus de se livrer, comme auparavant, à des entretiens purement raisonnés: il faut l'intéresser par cette passion même à se rendre attentif à mes leçons. C'est ce que j'ai fait par ce terrible préambule; je suis bien sûr maintenant qu'il m'écoutera.

[1562:] Ç Il faut être heureux, cher Emile: c'est la fin de tout être sensible; c'est le premier désir que nous imprima la nature, et le seul qui ne nous quitte jamais. Mais où est le bonheur? qui le sait? Chacun le cherche, et nul ne le trouve. On use la vie à le poursuivre et l'on meurt sans l'avoir atteint. Mon jeune ami, quand à ta naissance je te pris dans mes bras, et qu'attestant l'Etre suprême de l'engagement que j'osai contracter, je vouai mes jours au bonheur des tiens, savais-je moi-même à quoi je m'engageais? Non: je savais seulement qu'en te rendant heureux j'étais sûr de l'être. En faisant pour toi cette utile recherche, je la rendais commune à tous deux.

[1563:] Ç Tant que nous ignorons ce que nous devons faire, la sagesse consiste à rester dans l'inaction. C'est de toutes les maximes celle dont l'homme a le plus grand besoin, et celle qu'il sait le moins suivre. Chercher le bonheur sans savoir où il est, c'est s'exposer à le fuir, c'est courir autant de risques contraires qu'il y a de routes pour s'égarer. Mais il n'appartient pas à tout le monde de savoir ne point agir. Dans l'inquiétude où nous tient l'ardeur du bien-être, nous aimons mieux nous tromper à le poursuivre, que de ne rien faire pour le chercher: et, sortis une fois de la place où nous pouvons le connaître, nous n'y savons plus revenir.

[1564:] Ç Avec la même ignorance j'essayai d'éviter la même faute. En prenant soin de toi, je résolus de ne pas faire un pas inutile et de t'empêcher d'en faire. Je me tins dans la route de la nature, en attendant qu'elle me montrât celle du bonheur. Il s'est trouvé qu'elle était la même, et qu'en n'y pensant pas je l'avais suivie.

[1565:] Ç Sois mon témoin, sois mon juge; je ne te récuserai jamais. Tes premiers ans n'ont pas été sacrifiés à ceux qui les doivent suivre; tu as joui de tous les biens que la nature t'avait donnés. Des maux auxquels elle t'assujettit, et dont j'ai pu te garantir, tu n'as senti que ceux qui pouvaient t'endurcir aux autres. Tu n'en as jamais souffert aucun que pour en éviter un plus grand. Tu n'as connu ni la haine, ni l'esclavage. Libre et content, tu es resté juste et bon; car la peine et le vice sont inséparables, et jamais l'homme ne devient méchant que lorsqu'il est malheureux. Puisse le souvenir de ton enfance se prolonger jusqu'à tes vieux jours! Je ne crains pas que jamais ton bon c&#156;ur se la rappelle sans donner quelques bénédictions à la main qui la gouverna.

[1566:] Ç Quand tu es entré dans l'âge de raison, je t'ai garanti de l'opinion des hommes; quand ton c&#156;ur est devenu sensible, je t'ai préservé de l'empire des passions. Si j'avais pu prolonger ce calme intérieur jusqu'à la fin de ta vie, j'aurais mis mon ouvrage en sûreté, et tu serais toujours heureux autant qu'un homme peut l'être; mais, cher Emile, j'ai eu beau tremper ton âme dans le Styx, je n'ai pu la rendre partout invulnérable; il s'élève un nouvel ennemi que tu n'as pas encore appris à vaincre, et dont je n'ai pu te sauver. Cet ennemi, c'est toi-même. La nature et la fortune t'avaient laissé libre. Tu pouvais endurer la misère; tu pouvais supporter les douleurs du corps, celles de l'âme t'étaient inconnues; tu ne tenais à rien qu'à la condition humaine, et maintenant tu tiens à tous les attachements que tu t'es donnés; en apprenant à désirer, tu t'es rendu l'esclave de tes désirs. Sans que rien change en toi, sans que rien t'offense, sans que rien touche à ton être, que de douleurs peuvent attaquer ton âme! que de maux tu peux sentir sans être malade! que de morts tu peux souffrir sans mourir! Un mensonge, une erreur, un doute peut te mettre au désespoir.

[1567:] Ç Tu voyais au théâtre les héros, livrés à des douleurs extrêmes, faire retentir la scène de leurs cris insensés, s'affliger comme des femmes, pleurer comme des enfants, et mériter ainsi les applaudissements publics. Souviens-toi du scandale que te causaient ces lamentations, ces cris, ces plaintes, dans des hommes dont on ne devait attendre que des actes de constance et de fermeté. Quoi !&#145; disais-tu tout indigné, ce sont là les exemples qu'on nous donne à suivre, les modèles qu'on nous offre à imiter! A-t-on peur que l'homme ne soit pas assez petit, assez malheureux, assez faible, si l'on ne vient encore encenser sa faiblesse sous la fausse image de la vertu? Mon jeune ami, sois plus indulgent désormais pour la scène: te voilà devenu l'un de ses héros.

[1568:] Ç Tu sais souffrir et mourir: tu sais endurer la loi de la nécessité dans les maux physiques; mais tu n as point encore imposé de lois aux appétits de ton c&#156;ur; et c'est de nos affections, bien plus que de nos besoins, que naît le trouble de notre vie. Nos désirs sont étendus, notre force est presque nulle. L'homme tient par ses v&#156;ux à mille choses, et par lui-même il ne tient à rien, pas même à sa propre vie; plus il augmente ses attachements, plus il multiplie ses peines. Tout ne fait que passer sur la terre: tout ce que nous aimons nous échappera tôt ou tard, et nous y tenons comme s'il devait durer éternellement. Quel effroi sur le seul soupçon de la mort de Sophie! As-tu donc compté qu'elle vivrait toujours? Ne meurt-il personne à son âge? Elle doit mourir, mon enfant, et peut-être avant toi. Qui sait si elle est vivante à présent même? La nature ne t'avait asservi qu'à une seule mort, ru t'asservis à une seconde; te voilà dans le cas de mourir deux fois.

[1569:] Ç Ainsi soumis à tes passions déréglées, que tu vas rester à plaindre! Toujours des privations, toujours des pertes, toujours des alarmes; tu ne jouiras pas même de ce qui te sera laissé. La crainte de tout perdre t'empêchera de rien posséder; pour n'avoir voulu suivre que tes passions, jamais tu ne les pourras satisfaire. Tu chercheras toujours le repos, il fuira toujours devant toi, tu seras misérable, et tu deviendras méchant. Et comment pourrais-tu ne pas l'être, n'ayant de loi que tes désirs effrénés! Si tu ne peux supporter des privations involontaires, comment t'en imposeras-tu volontairement? comment sauras-tu sacrifier le penchant au devoir et résister à ton c&#156;ur pour écouter ta raison? Toi qui ne veux déjà plus voir celui qui t'apprendra la mort de ta maîtresse, comment verrais-tu celui qui voudrait te l'ôter vivante, celui qui t'oserait dire: Elle est morte pour toi, la vertu te sépare d'elle ? S'il faut vivre avec elle quoi qu'il arrive, que Sophie soit mariée ou non, que tu sois libre ou ne le sois pas, qu'elle t'aime ou te haïsse, qu'on te l'accorde ou qu'on te la refuse, n'importe, tu la veux, il la faut posséder à quelque prix que ce soit. Apprends-moi donc à quel crime s'arrête celui qui n'a de lois que les v&#156;ux de son c&#156;ur, et ne sait résister à rien de ce qu'il désire.

[1570:] Ç Mon enfant, il n'y a point de bonheur sans courage, ni de vertu sans combat. Le mot de vertu vient de force; la force est la base de toute vertu. La vertu n'appartient qu'à un être faible par sa nature, et fort par sa volonté; c est en cela seul que consiste le mérite de l'homme juste; et quoique nous appelions Dieu bon, nous ne l'appelons pas vertueux, parce qu'il n'a pas besoin d'efforts pour bien faire. Pour t'expliquer ce mot si profané, j'ai attendu que tu fusses en état de m'entendre. Tant que la vertu ne coûte rien à pratiquer, on a peu besoin de la connaître. Ce besoin vient quand les passions s'éveillent: il est déjà venu pour toi.

[1571:] Ç En t'élevant dans toute la simplicité de la nature, au lieu de te prêcher de pénibles devoirs, je t'ai garanti des vices qui rendent ces devoirs pénibles; je t'ai moins rendu le mensonge odieux qu'inutile; je t'ai moins appris à rendre à chacun ce qui lui appartient, qu'à ne te soucier que de ce qui est à toi; je t'ai fait plutôt bon que vertueux. Mais celui qui n'est que bon ne demeure tel qu'autant qu'il a du plaisir à l'être: la bonté se brise et périt sous le choc des passions humaines; l'homme qui n'est que bon n'est bon que pour lui.

[1572:] Ç Qu'est-ce donc que l'homme vertueux? C'est celui qui sait vaincre ses affections; car alors il suit sa raison, sa conscience; il fait son devoir; il se tient dans l'ordre, et rien ne l'en peut écarter. Jusqu'ici tu n'étais libre qu'en apparence; tu n'avais que la liberté précaire d'un esclave à qui l'on n'a rien commandé. Maintenant sois libre en effet; apprends à devenir ton propre maître; commande à ton c&#156;ur, ô Emile, et tu seras vertueux.

[1573:] Ç Voilà donc un autre apprentissage à faire, et cet apprentissage est plus pénible que le premier: car la nature nous délivre des maux qu'elle nous impose ou nous apprend à les supporter; mais elle ne nous dit rien pour ceux qui nous viennent de nous; elle nous abandonne à nous-mêmes; elle nous laisse, victimes de nos passions, succomber à nos vaines douleurs, et nous glorifier encore des pleurs dont nous aurions dû rougir.

[1574:] Ç C'est ici la première passion. C'est la seule peut-être qui soit digne de toi. Si tu la sais régir en homme, elle sera la dernière; tu subjugueras toutes les autres, et tu n &#145;obéiras qu'à celle de la vertu.

[1575:] Ç Cette passion n'est pas criminelle, je le sais bien; elle est aussi pure que les âmes qui la ressentent. L'honnêteté la forma, l'innocence l'a nourrie. Heureux amants! les charmes de la vertu ne font qu'ajouter pour vous à ceux de l'amour; et le doux lien qui vous attend n'est pas moins le prix de votre sagesse que celui de votre attachement. Mais dis-moi, homme sincère, cette passion si pure t'en a-t-elle moins subjugué? t'en es-tu moins rendu l'esclave? et si demain elle cessait d'être innocente, l'étoufferais-tu dès demain? C'est à présent le moment d'essayer tes forces; il n'est plus temps quand il les faut employer. Ces dangereux essais doivent se faire loin du péril. On ne s'exerce point au combat devant l'ennemi, on s'y prépare avant la guerre; on s'y présente déjà tout préparé.

[1576:] Ç C'est une erreur de distinguer les passions en permises et défendues, pour se livrer aux premières et se refuser aux autres. Toutes sont bonnes quand on en reste le maître; toutes sont mauvaises quand on s'y laisse assujettir. Ce qui nous est défendu par la nature, c'est d'étendre nos attachements plus loin que nos forces: ce qui nous est défendu par la raison, c'est de vouloir ce que nous ne pouvons obtenir; ce qui nous est défendu par la conscience n'est pas d'être tentés, mais de nous laisser vaincre aux tentations. Il ne dépend pas de nous d'avoir ou de n'avoir pas des passions, mais il dépend de nous de régner sur elles. Tous sentiments que nous dominons sont légitimes; tous ceux qui nous dominent sont criminels. Un homme n'est pas coupable d'aimer la femme d'autrui, s'il tient cette passion malheureuse asservie à la loi du devoir; il est coupable d'aimer sa propre femme au point d'immoler tout à son amour.

[1577:] Ç N'attends pas de moi de longs préceptes de morale; je n'en ai qu'un seul à te donner, et celui-là comprend tous les autres. Sois homme; retire ton c&#156;ur dans les bornes de ta condition. Etudie et connais ces bornes; quelque étroites qu'elles soient, on n'est point malheureux tant qu'on s'y renferme; on ne l'est que quand on veut les passer; on l'est quand dans ses désirs insensés, on met au rang des possibles ce qui ne l'est pas; on l'est quand on oublie son état d'homme pour s'en forger d'imaginaires, desquels on retombe toujours dans le sien. Les seuls biens dont la privation coûte sont ceux auxquels on croît avoir droit. L'évidente impossibilité de les obtenir en détache; les souhaits sans espoir ne tourmentent point. Un gueux n'est point tourmenté du désir d'être roi; un roi ne veut être dieu que quand il croit n &#145;être plus homme.

[1578:] Ç Les illusions de l'orgueil sont la source de nos plus grands maux; mais la contemplation de la misère humaine rend le sage toujours modéré. Il se tient à sa place, il ne s'agite point pour en sortir; il n'use point inutilement ses forces pour jouir de ce qu'il ne peut conserver; et, les employant toutes à bien posséder ce qu'il a, il est en effet plus puissant et plus riche de tout ce qu'il désire de moins que nous. Etre mortel et périssable, irai-je me former des n&#156;uds éternels sur cette terre, où tout change, où tout passe, et dont je disparaîtrai demain? O Emile, ô mon fils! en te perdant, que me resterait-il de moi? Et pourtant il faut que j'apprenne à te perdre: car qui sait quand tu me seras ôté?

[1579:] Ç Veux-tu donc vivre heureux et sage, n'attache ton c&#156;ur qu'à la beauté qui ne périt point: que ta condition borne tes désirs, que tes devoirs aillent avant tes penchants: étends la loi de la nécessité aux choses morales; apprends à perdre ce qui peut t'être enlevé; apprends à tout quitter quand la vertu l'ordonne, à te mettre au-dessus des événements, à détacher ton c&#156;ur sans qu'ils le déchirent, à être courageux dans l'adversité, afin de n'être jamais misérable, à être ferme dans ton devoir, afin de n'être jamais criminel. Alors tu seras heureux malgré la fortune, et sage malgré les passions. Alors tu trouveras dans la possession même des biens fragiles une volupté que rien ne pourra troubler; tu les posséderas sans qu'ils te possèdent, et tu sentiras que l'homme, à qui tout échappe, ne jouit que de ce qu'il sait perdre. Tu n'auras point, il est vrai, l'illusion des plaisirs imaginaires; tu n'auras point aussi les douleurs qui en sont le fruit. Tu gagneras beaucoup à cet échange; car ces douleurs sont fréquentes et réelles, et ces plaisirs sont rares et vains. Vainqueur de tant d'opinions trompeuses, tu le seras encore de celle qui donne un si grand prix à la vie. Tu passeras la tienne sans trouble et la termineras sans effroi; tu t'en détacheras, comme de toutes choses. Que d'autres, saisis d'horreur, pensent en la quittant cesser d'être; instruit de son néant, tu croiras commencer. La mort est la fin de la vie du méchant, et le commencement de celle du juste.È

[1580:] Emile m'écoute avec une attention mêlée d'inquiétude. Il craint à ce préambule quelque conclusion sinistre. Il pressent qu'en lui montrant la nécessité d'exercer la force de l'âme, je veux le soumettre à ce dur exercice; et, comme un blessé qui frémit en voyant approcher le chirurgien, il croit déjà sentir sur sa plaie la main douloureuse, mais salutaire, qui l'empêche de tomber en corruption.

[1581:] Incertain, troublé, pressé de savoir où j'en veux venir, au lieu de répondre, il m'interroge, mais avec crainte. Que faut-il faire? me dit-il presque en tremblant et sans oser lever les yeux. Ce qu'il faut faire, réponds-je d'un ton ferme, il faut quitter Sophie. Que dites-vous ? s &#145;écrie-t-il avec emportement: quitter Sophie! la quitter, la tromper, être un traître, un fourbe, un parjure ! ... Quoi! reprends-je en l'interrompant, c'est de moi qu'Emile craint d'apprendre à mériter de pareils noms? Non, continue-t-il avec la même impétuosité, ni de vous ni d'un autre; je saurai, malgré vous, conserver votre ouvrage; je saurai ne les pas mériter.

[1582:] Je me suis attendu à cette première furie; je la laisse passer sans m'émouvoir. Si je n'avais pas la modération que je lui prêche, j'aurais bonne grâce à la lui prêcher! Emile me connaît trop pour me croire capable d'exiger de lui rien qui soit mal, et il sait bien qu'il ferait mal de quitter Sophie, dans le sens qu'il donne à ce mot. Il attend donc enfin que je m'explique. Alors je reprends mon discours.

[1583:] Ç Croyez-vous, cher Emile, qu'un homme, en quelque situation qu'il se trouve, puisse être plus heureux que vous l'êtes depuis trois mois ? Si vous le croyez, détrompez-vous. Avant de goûter les plaisirs de la vie, vous en avez épuisé le bonheur. Il n'y a rien au delà de ce que vous avez senti. La félicité des sens est passagère; l'état habituel du c&#156;ur y perd toujours. Vous avez plus joui par l'espérance que vous ne jouirez jamais en réalité. L'imagination qui pare ce qu'on désire l'abandonne dans la possession. Hors le seul être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas. Si cet état eût pu durer toujours, vous auriez trouvé le bonheur suprême. Mais tout ce qui tient à l'homme se sent de sa caducité; tout est fini, tout est passager dans la vie humaine: et quand l'état qui nous rend heureux durerait sans cesse, l'habitude d'en jouir nous en ôterait le goût. Si rien ne change au dehors, le c&#156;ur change; le bonheur nous quitte, ou nous le quittons.

[1584:] Ç Le temps que vous ne mesuriez pas s'écoulait durant votre délire. L'été finit, l'hiver s'approche. Quand nous pourrions continuer nos courses dans une saison si rude, on ne le souffrirait jamais. Il faut bien, malgré nous, changer de manière de vivre; celle-ci ne peut plus durer. Je vois dans vos yeux impatients que cette difficulté ne vous embarrasse guère: l'aveu de Sophie et vos propres désirs vous suggèrent un moyen facile d'éviter la neige et de n'avoir plus de voyage à faire pour l'aller voir. L'expédient est commode sans doute: mais le printemps venu, la neige fond et le mariage reste; il y- faut penser pour toutes les saisons.

[1585:] Ç Vous voulez épouser Sophie, et il n'y a pas cinq mois que vous la connaissez! Vous voulez l'épouser, non parce qu'elle vous convient, mais parce qu'elle vous plaît; comme si l'amour ne se trompait jamais sur les convenances, et que ceux qui commencent par s'aimer ne finissent jamais par se haïr! Elle est vertueuse, je le sais; mais en est-ce assez ? suffit-il d'être honnêtes gens pour se convenir? ce n'est pas sa vertu que je mets en doute, c'est son caractère. Celui d'une femme se montre-t-il en un jour ? Savez-vous en combien de situations il faut l'avoir vue pour connaître à fond son humeur? Quatre mois d'attachement vous répondent-ils de toute la vie? Peut-être deux mois d'absence vous feront-ils oublier d'elle; peut-être un autre n'attend-il que votre éloignement pour vous effacer de son c&#156;ur; peut-être, à votre retour, la trouverez-vous aussi indifférente que vous l'avez trouvée sensible jusqu'à présent. Les sentiments ne dépendent pas des principes; elle peut rester fort honnête et cesser de vous aimer. Elle sera constante et fidèle, je penche à le croire; mais qui vous répond d'elle et qui lui répond de vous, tant que vous ne vous êtes point mis à l'épreuve? Attendrez-vous, pour cette épreuve, qu'elle vous devienne inutile? Attendrez-vous, pour vous connaître, que vous ne puissiez plus vous séparer;

[1586:] Ç Sophie n'a pas dix huit ans; à peine en passez-vous vingt-deux; cet âge est celui de l'amour, mais non celui du mariage. Quel père et quelle mère de famille! Eh! pour savoir élever des enfants, attendez au moins de cesser de l'être. Savez-vous à combien de jeunes personnes les fatigues de la grossesse supportées avant l'âge ont affaibli la constitution, ruiné la santé, abrégé la vie ? Savez-vous combien d'enfants sont restés languissants et faibles, faute d'avoir été nourris dans un corps assez formé? Quand la mère et l'enfant croissent à la fois, et que la substance nécessaire à l'accroissement de chacun des deux se partage, ni l'un ni l'autre n'a ce que lui destinait la nature: comment se peut-il que tous deux n'en souffrent pas? Ou je connais fort mal Emile, ou il aimera mieux avoir plus tard une femme et des enfants robustes, que de contenter son impatience aux dépens de leur vie et de leur santé.

[1587:] Ç Parlons de vous. En aspirant à l'état d'époux et de père, en avez-vous bien médité les devoirs? En devenant chef de famille, vous allez devenir membre de l'Etat. Et qu'est-ce qu'être membre de l'Etat? le savez-vous ? Vous avez étudié vos devoirs d'homme, mais ceux de citoyen, les connaissez-vous? savez-vous ce que c'est que gouvernement, lois, patrie? Savez-vous à quel prix il vous est permis de vivre, et pour qui vous devez mourir? Vous croyez avoir tout appris, et vous ne savez rien encore. Avant de prendre une place dans l'ordre civil, apprenez à le connaître et à savoir quel rang vous y convient.

[1588:] Ç Emile, il faut quitter Sophie: je ne dis pas l'abandonner; si vous en étiez capable, elle serait trop heureuse de ne vous avoir point épousé: il la faut quitter pour revenir digne d'elle. Ne soyez pas assez vain pour croire déjà la mériter. O combien il vous reste à faire! Venez remplir cette noble tâche; venez apprendre à supporter l'absence; venez gagner le prix de la fidélité, afin qu'à votre retour vous puissiez vous honorer de quelque chose auprès d'elle, et demander sa main, non comme une grâce, mais comme une récompense.È

[1589:] Non encore exercé à lutter contre lui-même, non encore accoutumé à désirer une chose et à en vouloir une autre, le jeune homme ne se rend pas; il résiste, il dispute. Pourquoi se refuserait-il au bonheur qui l'attend ? Ne serait-ce pas dédaigner la main qui lui est offerte que de tarder à l'accepter? Qu'est-il besoin de s'éloigner d'elle pour s'instruire de ce qu'il doit savoir? Et quand cela serait nécessaire, pourquoi ne lui laisserait-il pas, dans des n&#156;uds indissolubles, le gage assuré de son retour? Qu'il soit son époux, et il est prêt à me suivre; qu'ils soient unis, et il la quitte sans crainte... Vous unir pour vous quitter, cher Emile, quelle contradiction! Il est beau qu'un amant puisse vivre sans sa maîtresse; mais un mari ne doit jamais quitter sa femme sans nécessité. Pour guérir vos scrupules, je vois que vos délais doivent être involontaires: il faut que vous puissiez dire à Sophie que vous la quittez malgré vous. Eh bien! soyez content, et, puisque vous n'obéissez pas à la raison, reconnaissez un autre maître. Vous n'avez pas oublié l'engagement que vous avez pris avec moi. Emile, il faut quitter Sophie; je le veux.

[1590:] A ce mot il baisse la tête, se tait, rêve un moment, et puis, me regardant avec assurance, il me dit: Quand partons-nous? Dans huit jours, lui dis-je; il faut préparer Sophie à ce départ. Les femmes sont plus faibles, on leur doit des ménagements; et cette absence n'étant pas un devoir pour elle comme pour vous, il lui est permis de la supporter avec moins de courage.

[1591:] Je ne suis que trop tenté de prolonger jusqu'à la séparation de mes jeunes gens le journal de leurs amours; mais j'abuse depuis longtemps de l'indulgence des lecteurs; abrégeons pour finir une fois. Emile osera-t-il porter aux pieds de sa maîtresse la même assurance qu'il vient de montrer à son ami ? Pour moi, je le crois; c'est de la vérité même de son amour qu'il doit tirer cette assurance. Il serait plus confus devant elle s'il lui en coûtait moins de la quitter; il la quitterait en coupable, et ce rôle est toujours embarrassant pour un c&#156;ur honnête: mais plus le sacrifice lui coûte, plus il s'en honore aux yeux de celle qui le lui rend pénible. Il n'a pas peur qu'elle prenne le change sur le motif qui le détermine. Il semble lui dire à chaque regard: O Sophie! lis dans mon c&#156;ur, et sois fidèle; tu n'as pas un amant sans vertu.

[1592:] La fière Sophie, de son côté, tâche de supporter avec dignité le coup imprévu qui la frappe. Elle s'efforce d'y paraître insensible; mais, comme elle n'a pas, ainsi qu'Emile, l'honneur du combat et de la victoire, sa fermeté se soutient moins. Elle pleure, elle gémit en dépit d'elle, et la frayeur d'être oubliée aigrit la douleur de la séparation. Ce n'est pas devant son amant qu'elle pleure, ce n'est pas à lui qu'elle montre ses frayeurs; elle étoufferait plutôt que de laisser échapper un soupir en sa présence: c'est moi qui reçois ses plaintes, qui vois ses larmes, qu'elle affecte de prendre pour confident. Les femmes sont adroites et savent se déguiser: plus elle murmure en secret contre ma tyrannie, plus elle est attentive à me flatter; elle sent que son sort est dans mes mains.

[1593:] Je la console, je la rassure, je lui réponds de son amant, ou plutôt de son époux: qu'elle lui garde la même fidélité qu'il aura pour elle, et dans deux ans il le sera, je le jure. Elle m'estime assez pour croire que je ne veux pas la tromper. Je suis garant de chacun des deux envers l'autre. Leurs c&#156;urs, leur vertu, ma probité, la confiance de leurs parents, tout les rassure. Mais que sert la raison contre la faiblesse? Ils se séparent comme s'ils ne devaient plus se voir.

[1594:] C'est alors que Sophie se rappelle les regrets d'Eucharis et se croit réellement à sa place. Ne laissons point durant l'absence réveiller ces fantasques amours. Sophie, lui dis-je un jour, faites avec Emile un échange de livres. Donnez-lui votre Télémaque, afin qu'il apprenne à lui ressembler; et qu'il vous donne le Spectateur, dont vous aimez la lecture. Etudiez-y les devoirs des honnêtes femmes, et songez que dans deux ans ces devoirs seront les vôtres. Cet échange plaît à tous deux, et leur donne de la confiance. Enfin vient le triste jour, il faut se séparer.

[1595:] Le digne père de Sophie, avec lequel j'ai tout concerté, m'embrasse en recevant mes adieux; puis, me prenant à part, il me dit ces mots d'un ton grave et d'un accent un peu appuyé: Ç J'ai tout fait pour vous complaire; je savais que je traitais avec un homme d'honneur. Il ne me reste qu'un mot à vous dire: Souvenez-vous que votre élève a signé son contrat de mariage sur la bouche de ma fille.è

[1596:] Quelle différence dans la contenance des deux amants! Emile, impétueux, ardent, agité, hors de lui, pousse des cris, verse des torrents de pleurs sur les mains du père, de la mère, de la fille, embrasse en sanglotant tous les gens de la maison, et répète mille fois les mêmes choses avec un désordre qui ferait rire en toute autre occasion. Sophie, morne, pâle, l'&#156;il éteint, le regard sombre, reste en repos, ne dit rien, ne pleure point, ne voit personne, pas même Emile. Il a beau lui prendre les mains, la presser dans ses bras; elle reste immobile, insensible à ses pleurs, à ses caresses, à tout ce qu'il fait; il est déjà parti pour elle. Combien cet objet est plus touchant que la plainte importune et les regrets bruyants de son amant! Il le voit, il le sent, il en est navré: je l'entraîne avec peine; si je le laisse encore un moment, il ne voudra plus partir. Je suis charmé qu'il emporte avec lui cette triste image. Si jamais il est tenté d'oublier ce qu'il doit à Sophie, en la lui rappelant telle qu'il la vit au moment de son départ, il faudra qu'il ait le c&#156;ur bien aliéné si je ne le ramène pas à elle.

[1597:] DES VOYAGES

[1598:] On demande s'il est bon que les jeunes gens voyagent, et l'on dispute beaucoup là-dessus. Si l'on proposait autrement la question, et qu'on demandât s'il est bon que les hommes aient voyagé, peut-être ne disputerait-on pas tant.

[1599:] L'abus des livres tue la science. Croyant savoir ce qu'on a lu, on se croit dispensé de l'apprendre. Trop de lecture ne sert qu'à faire de présomptueux ignorants. De tous les siècles de littérature, il n'y en a point où l'on lût tant que dans celui-ci, et point où l'on fût moins savant; de tous les pays de l'Europe, il n'y en a point où l'on imprime tant d'histoires, de relations de voyages qu'en France, et point où l'on connaisse moins le génie et les m&#156;urs des autres nations! Tant de livres nous font négliger le livre du monde; ou, si nous y lisons encore, chacun s'en tient à son feuillet. Quand le mot Peut-on être Persan? me serait inconnu, je devinerais, à l'entendre dire, qu'il vient du pays où les préjugés nationaux sont le plus en règne, et du sexe qui les propage le plus.

[1600:] Un Parisien croit connaître les hommes, et ne connaît que les Français; dans sa ville, toujours pleine d'étrangers, il regarde chaque étranger comme un phénomène extraordinaire qui n'a rien d'égal dans le reste de l'univers. Il faut avoir vu de près les bourgeois de cette grande ville, il faut avoir vécu chez eux, pour croire qu'avec tant d'esprit on puisse être aussi stupide. Ce qu'il y a de bizarre est que chacun d'eux a lu dix fois peut-être la description du pays dont un habitant va si fort l'émerveiller.

[1601:] C'est trop d'avoir à percer à la fois les préjugés des auteurs et les nôtres pour arriver à la vérité. J'ai passé ma vie à lire des relations de voyages, et je n'en ai jamais trouvé deux qui m'aient donné la même idée du même peuple. En comparant le peu que je pouvais observer avec ce que j'avais lu, j'ai fini par laisser là les voyageurs, et regretter le temps que j'avais donné pour m'instruire à leur lecture, bien convaincu qu'en fait d'observations de toute espèce il ne faut pas lire, il faut voir. Cela serait vrai dans cette occasion, quand tous les voyageurs seraient sincères, qu'ils ne diraient que ce qu'ils ont vu ou ce qu'ils croient, et qu'ils ne déguiseraient la vérité que par les fausses couleurs qu'elle prend à leurs yeux. Que doit-ce être quand il la faut démêler encore à travers leurs mensonges et leur mauvaise foi!

[1602:] Laissons donc la ressource des livres qu'on vous vante à ceux qui sont faits pour s'en contenter. Elle est bonne, ainsi que l'art de Raymond Lulle, pour apprendre à babiller de ce qu'on ne sait point. Elle est bonne pour dresser des Platons de quinze ans à philosopher dans des cercles, et à instruire une compagnie des usages de l'Egypte et des Indes, sur la foi de Paul Lucas ou de Tavermer.

[1603:] Je tiens pour maxime incontestable que quiconque a vu qu'un peuple, au lieu de connaître les hommes, connaît que les gens avec lesquels il a vécu. Voici donc encore une autre manière de poser la même question des voyages: Suffit-il qu'un homme bien élevé ne connaisse que ses compatriotes, ou s'il lui importe de connaître les hommes en général? Il ne reste plus ici ni dispute ni doute. Voyez combien la solution d'une question difficile dépend quelquefois de la manière de la poser.

[1604:] Mais, pour étudier les hommes, faut-il parcourir la terre entière? Faut-il aller au Japon observer les Européens? Pour connaître l'espèce, faut-il connaître tous les individus ? Non; il y a des hommes qui se ressemblent si fort, que ce n'est pas la peine de les étudier séparément. Qui a vu dix Français les a vus tous. Quoiqu'on n'en puisse pas dire autant des Anglais et de quelques autres peuples, il est pourtant certain que chaque nation a son caractère propre et spécifique, qui se tire par induction, non de l'observation d'un seul de ses membres, mais de plusieurs. Celui qui a comparé dix peuples connaît les hommes, comme celui qui a vu dix Français connaît les Français.

[1605:] Il ne suffit pas pour s'instruire de courir les pays; il faut savoir voyager. Pour observer il faut avoir des yeux, et les tourner vers l'objet qu'on veut connaître. Il y a beaucoup de gens que les voyages instruisent encore moins que les livres, parce qu'ils ignorent l'art de penser, que, dans la lecture, leur esprit est au moins guidé par l'auteur, et que, dans leurs voyages, ils ne savent rien voir d'eux-mêmes. D'autres ne s'instruisent point, parce qu'ils ne veulent pas s'instruire. Leur objet est si différent que celui-là ne les frappe guère; c'est grand hasard si l'on voit exactement ce que l'on ne se soucie point de regarder. De tous les peuples du monde, le Français est celui qui voyage le plus; mais, plein de ses usages, il confond tout ce qui n'y ressemble pas. Il y a des Français dans tous les coins du monde. Il n'y a point de pays où l'on trouve plus de gens qui aient voyagé qu'on n'en trouve en France. Avec cela pourtant, de tous les peuples de l'Europe, celui qui en voit le plus les connaît le moins.

[1606:] L'Anglais voyage aussi, mais d'une autre manière; il faut que ces deux peuples soient contraires en tout. La noblesse anglaise voyage, la noblesse française ne voyage point; le peuple français voyage, le peuple anglais ne voyage point. Cette différence me paraît honorable au dernier. Les Français ont presque toujours quelque vue d'intérêt dans leur voyage; mais les Anglais ne vont point chercher fortune chez les autres nations, si ce n'est par le commerce et les mains pleines; quand ils voyagent, c'est pour y verser leur argent, non pour vivre d'industrie; ils sont trop fiers pour aller ramper hors de chez eux. Cela fait aussi qu'ils s'instruisent mieux chez l'étranger que ne font les Français, qui ont un tout autre objet en tête. Les Anglais ont pourtant aussi leurs préjugés nationaux, ils en ont même plus que personne; mais ces préjugés tiennent moins à l'ignorance qu'à la passion. L'Anglais a les préjugés de l'orgueil, et le Français ceux de la vanité.

[1607:] Comme les peuples les moins cultivés sont généralement les plus sages, ceux qui voyagent le moins voyagent le mieux; parce qu'étant moins avancés que nous dans nos recherches frivoles, et moins occupés des objets de notre vaine curiosité, ils donnent toute leur attention à ce qui est véritablement utile. Je ne connais guère que les Espagnols qui voyagent de cette manière. Tandis qu'un Français court chez les artistes d'un pays, qu'un Anglais en fait dessiner quelque antique, et qu'un Allemand porte son album chez tous les savants, l'Espagnol étudie en silence le gouvernement, les m&#156;urs, la police, et il est le seul des quatre qui, de retour chez lui, rapporte de ce qu'il a vu quelque remarque utile à son pays.

[1608:] Les anciens voyageaient peu, lisaient peu, faisaient peu de livres; et pourtant on voit, dans ceux qui nous restent d'eux, qu'ils observaient mieux les uns les autres que nous n'observons nos contemporains. Sans remonter aux écrits d'Homère, le seul poète qui nous transporte dans les pays qu'il décrit, on ne peut refuser à Hérodote l'honneur d'avoir peint les m&#156;urs dans son histoire, quoiqu elle soit plus en narrations qu'en réflexions, mieux que ne font tous nos historiens en chargeant leurs livres de portraits et de caractères. Tacite a mieux décrit les Germains de son temps qu'aucun écrivain n'a décrit les Allemands d'aujourd'hui. Incontestablement ceux qui sont versés dans l'histoire ancienne connaissent mieux les Grecs, les Carthaginois, les Romains, les Gaulois, les Perses, qu'aucun peuple de nos jours ne connaît ses voisins.

[1609:] Il faut avouer aussi que les caractères originaux des peuples, s'effaçant de jour en jour, deviennent en même raison plus difficiles à saisir. A mesure que les races se mêlent, et que les peuples se confondent, on voit peu à peu disparaître ces différences nationales qui frappaient jadis au premier coup d'&#156;il. Autrefois chaque nation restait plus enfermée en elle-même; il y avait moins de communications, moins de voyages, moins d'intérêts communs ou contraires, moins de liaisons politiques et civiles de peuple à peuple, point tant de ces tracasseries royales appelées négociations, point d'ambassadeurs ordinaires ou résidant continuellement; les grandes navigations étaient rares; il y avait peu de commerce éloigné; et le peu qu'il y en avait était fait ou par le prince même, qui s'y servait d'étrangers ou par des gens méprisés, qui ne donnaient le ton à personne et ne rapprochaient point les nations. Il y a cent fois plus de liaisons maintenant entre l'Europe et l'Asie qu'il n'y en avait jadis entre la Gaule et l'Espagne: l'Europe seule était plus éparse que la terre entière ne l'est aujourd'hui.

[1610:] Ajoutez à cela que les anciens peuples, se regardant la plupart comme autochtones ou originaires de leur propre pays, l'occupaient depuis assez longtemps pour avoir perdu la mémoire des siècles reculés où leurs ancêtres s'y étaient établis, et pour avoir laissé le temps au climat de faire sur eux des impressions durables: au lieu que, parmi nous, après les invasions des Romains, les récentes émigrations des barbares ont tout mêlé, tout confondu. Les Français d'aujourd'hui ne sont plus ces grands corps blonds et blancs d'autrefois; les Grecs ne sont plus ces beaux hommes faits pour servir de modèles à l'art; la figure des Romains eux-mêmes a changé de caractère, ainsi que leur naturel; les Persans, originaires de Tartarie, perdent chaque jour de leur laideur primitive par le mélange du sang circassien; les Européens ne sont plus Gaulois, Germains, Ibériens, Allobroges; ils ne sont tous que des Scythes diversement dégénérés quant à la figure, et encore plus quant aux m&#156;urs.

[1611:] Voilà pourquoi les antiques distinctions des races, les qualités de l'air et du terroir marquaient plus fortement de peuple à peuple les tempéraments, les figures, les m&#156;urs, les caractères, que tout cela ne peut se marquer de nos jours, où l'inconstance européenne ne laisse à nulle cause naturelle le temps de faire ses impressions, et où les forêts abattues, les marais desséchés, la terre plus uniformément, quoique plus mal cultivée, ne laisse plus, même au physique, la même différence de terre à terre et de pays à pays.

[1612:] Peut-être, avec de semblables réflexions, se presserait-on moins de tourner en ridicule Hérodote, Ctésias, Pluie, pour avoir représenté les habitants de divers pays avec des traits originaux et des différences marquées que nous ne leur voyons plus. Il faudrait retrouver les mêmes hommes pour reconnaître en eux les mêmes figures; il faudrait que rien ne les eût changés pour qu'ils fussent restés les mêmes. Si nous pouvions considérer à la fois tous les hommes qui ont été, peut-on douter que nous ne les trouvassions plus variés de siècle à siècle, qu'on ne les trouve aujourd'hui de nation à nation?

[1613:] En même temps que les observations deviennent plus difficiles, elles se font plus négligemment et plus mal; c'est une autre raison du peu de succès de nos recherches dans l'histoire naturelle du genre humain. L'instruction qu'on retire des voyages se rapporte à l'objet qui les fait entreprendre. Quand cet objet est un système de philosophie, le voyageur ne voit jamais que ce qu'il veut voir; quand cet objet est l'intérêt, il absorbe toute l'attention de ceux qui s'y livrent. Le commerce et les arts, qui mêlent et confondent les peuples, les empêchent aussi de s'étudier. Quand ils savent le profit qu'ils peuvent faire l'un avec l'autre, qu'ont-ils de plus à savoir?

[1614:] Il est utile à l'homme de connaître tous les lieux où l'on peut vivre, afin de choisir ensuite ceux où l'on peut vivre le plus commodément. Si chacun se suffisait à lui-même, il ne lui importerait de connaître que l'étendue du pays qui peut le nourrir. Le sauvage, qui n'a besoin dé personne et ne convoite rien au monde, ne connaît et ne cherche à connaître d'autres pays que le sien. S'il est forcé de s'étendre pour subsister, il fuit les lieux habités par les hommes; il n'en veut qu'aux bêtes, et n'a besoin que d'elles pour se nourrir. Mais pour nous, à qui la vie civile est nécessaire, et qui ne pouvons plus nous passer de manger des hommes, l'intérêt de chacun de nous est de fréquenter les pays où l'on en trouve le plus à dévorer. Voilà pourquoi tout afflue à Rome, à Paris, à Londres. C'est toujours dans les capitales que le sang humain se vend à meilleur marché. Ainsi l'on ne connaît que les grands peuples, et les grands peuples se ressemblent tous.

[1615:] Nous avons, dit-on, des savants qui voyagent pour s instruire; c'est une erreur; les savants voyagent par intérêt comme les autres. Les Platon, les Pythagore ne se trouvent plus, ou, s'il y en a, c'est bien loin de nous. Nos savants ne voyagent que par ordre de la cour; on les dépêche, on les défraye, on les paye pour voir tel ou tel objet, qui tés sûrement n'est pas un objet moral. Ils doivent tout leur temps à cet objet unique; ils sont trop honnêtes gens pour voler leur argent. Si, dans quelque pays que ce puisse être, des curieux voyagent à leurs dépens, ce n'est jamais pour étudier les hommes, c'est pour les instruire. Ce n'est pas de science qu'ils ont besoin, mais d'ostentation. Comment apprendraient-ils dans leurs voyages à secouer le joug de l'opinion ? ils ne les font que pour elle.

[1616:] Il y a bien de la différence entre voyager pour voir du pays ou pour voir des peuples. Le premier objet est toujours celui des curieux, l'autre n'est pour eux qu'accessoire. Ce doit être tout le contraire pour celui qui veut philosopher. L'enfant observe les choses en attendant qu'il puisse observer les hommes. L'homme doit commencer par observer ses semblables, et puis il observe les choses s'il en a le temps.

[1617:] C'est donc mal raisonner que de conclure que les voyages sont inutiles, de ce que nous voyageons mal. Mais, l'utilité des voyages reconnue, s'ensuivra-t-il qu'ils conviennent à tout le monde? Tant s'en faut; ils ne conviennent au contraire qu'à très peu de gens; ils ne conviennent qu'aux hommes assez fermes sur eux-mêmes pour écouter les leçons de l'erreur sans se laisser séduire, et pour voir l'exemple du vice sans se laisser entraîner. Les voyages poussent le naturel vers sa pente, et achèvent de rendre l'homme bon ou mauvais. Quiconque revient de courir le monde est à son retour ce qu'il sera toute sa vie: il en revient plus de méchants que de bons, parce qu'il en part plus d'enclins au mal qu'au bien. Les jeunes gens mal élevés et mal conduits contractent dans leurs voyages tous les vices des peuples qu'ils fréquentent, et pas une des vertus dont ces vices sont mêlés; mais ceux qui sont heureusement nés, ceux dont on a bien cultivé le bon naturel et qui voyagent dans le vrai dessein de s &#145;instruire, reviennent tous meilleurs et plus sages qu'ils n'étaient partis. Ainsi voyagera mon Emile: ainsi avait voyagé ce jeune homme, digne d'un meilleur siècle, dont l'Europe étonnée admira le mérite, qui mourut pour son pays à la fleur de ses ans, mais qui méritait de vivre, et dont la tombe, ornée de ses seules vertus, attendait pour être honorée qu'une main étrangère y semât des fleurs.

[1618:] Tout ce qui se fait par raison doit avoir ses règles. Les voyages, pris comme une partie de l'éducation, doivent avoir les leurs. Voyager pour voyager, c'est errer, être vagabond; voyager pour s'instruire est encore un objet trop vague: l'instruction qui n'a pas un but déterminé n'est rien. Je voudrais donner au jeune homme un intérêt sensible à s'instruire, et cet intérêt bien choisi fixerait encore la nature de l'instruction. C'est toujours la suite de la méthode que j'ai tâché de pratiquer.

[1619:] Or, après s'être considéré par ses rapports physiques avec les autres êtres, par ses rapports moraux avec les autres hommes, il lui reste à se considérer par ses rapports civils avec ses concitoyens. Il faut pour cela qu'il commence par étudier la nature du gouvernement en général, les diverses formes de gouvernement, et enfin le gouvernement particulier sous lequel il est né, pour savoir s'il lui convient d'y vivre; car, par un droit que rien ne peut abroger, chaque homme, en devenant majeur et maître de lui-même, devient maître aussi de renoncer au contrat par lequel il tient à la communauté, en quittant le pays dans lequel elle est établie. Ce n'est que par le séjour qu'il y fait après l'âge de raison qu'il est censé confirmer tacitement l'engagement qu'ont pris ses ancêtres. Il acquiert le droit de renoncer à sa patrie comme à la succession de son père; encore le lieu de la naissance étant un don de la nature, cède-t-on du sien en y renonçant. Par le droit rigoureux, chaque homme reste libre à ses risques en quelque lieu qu'il naisse, à moins qu'il ne se soumette volontairement aux lois pour acquérir le droit d'en être protégé.

[1620:] Je lui dirais donc par exemple: Jusqu'ici vous avez vécu sous ma direction, vous étiez hors d'état de vous gouverner vous-même. Mais vous approchez de l'âge où les lois, vous laissant la disposition de votre bien, vous rendent maître de votre personne. Vous allez vous trouver seul dans la société, dépendant de tout, même de votre patrimoine. Vous avez en vue un établissement; cette vue est louable, elle est un des devoirs de l'homme; mais, avant de vous marier, il faut savoir quel homme vous voulez être, à quoi vous voulez passer votre vie, quelles mesures vous voulez prendre pour assurer du pain à vous et à votre famille; car, bien qu'il. ne faille pas faire d'un tel soin sa principale affaire, il y faut pourtant songer une fois. Voulez-vous vous engager dans la dépendance des hommes que vous méprisez? Voulez-vous établir votre fortune et fixer votre état par des relations civiles qui vous mettront sans cesse à la discrétion d'autrui, et vous forceront, pour échapper aux fripons, de devenir fripon vous-même?

[1621:] Là-dessus je lui décrirai tous les moyens possibles de faire valoir son bien, soit dans le commerce, soit dans les charges, soit dans la finance; et je lui montrerai qu'il n'y en a pas un qui ne lui laisse des risques à courir, qui ne le mette dans un état précaire et dépendant, et ne le force de régler ses m&#156;urs, ses sentiments, sa conduite, sur l'exemple et les préjugés d'autrui.

[1622:] Il y a, lui dirai-je, un autre moyen d'employer son temps et sa personne, c'est de se mettre au service, c'est-à-dire de se louer à très bon compte pour aller tuer des gens qui ne nous ont point fait de mal. Ce métier est en grande estime parmi les hommes, et ils font un cas extraordinaire de ceux qui ne sont bons qu'à cela. Au surplus, loin de vous dispenser des autres ressources, il ne vous les rend que plus nécessaires; car il entre aussi dans l'honneur de cet état de ruiner ceux qui s'y dévouent. Il est vrai qu'ils ne s'y ruinent pas tous; la mode vient même insensiblement de s'y enrichir comme dans les autres; mais je doute qu'en vous expliquant comment s'y prennent pour cela ceux qui réussissent, je vous rende curieux de les imiter.

[1623:] Vous saurez encore que, dans ce métier même, il ne s'agit plus de courage ni de valeur, si ce n'est peut-être auprès des femmes; qu'au contraire le plus rampant, le plus bas, le plus servile, est toujours le plus honoré: que si vous vous avisez de vouloir faire tout de bon votre métier, vous serez méprisé, hait, chassé peut-être, tout au moins accablé de passe-droits et supplanté par tous vos camarades, pour avoir fait votre service à la tranchée, tandis qu'ils faisaient le leur à la toilette.

[1624:] On se doute bien que tous ces emplois ne seront pas fort du goût d'Emile. Eh quoi! me dira-t-il, ai-je oublié les jeux de mon enfance ? ai-je perdu mes bras ? ma force est-elle épuisée ? ne sais-je plus travailler ? Que m'importe tous vos beaux emplois et toutes les sottes opinions des hommes? Je ne connais point d'autre gloire que d'être bienfaisant et juste; je ne connais point d'autre bonheur que de vivre indépendant avec ce qu'on aime, en gagnant tous les jours de l'appétit et de la santé par son travail. Tous ces embarras dont vous me parlez ne me touchent guère. Je ne veux pour tout bien qu'une petite métairie dans quelque coin du monde. Je mettrai toute mon avarice à la faire valoir, et je vivrai sans inquiétude. Sophie et mon champ, et je serai riche.

[1625:] Oui, mon ami, c'est assez pour le bonheur du sage d'une femme et d'un champ qui soient à lui; mais ces trésors, bien que modestes, ne sont pas si communs que vous pensez. Le plus rare est trouvé par vous; parlons de l'autre.

[1626:] Un champ qui soit à vous, cher Emile! et dans quel lieu le choisirez-vous ? En quel coin de la terre pourrez-vous dire: Je suis ici mon maître et celui du terrain qui m'appartient? On sait en quels lieux il est aisé de se faire riche, mais qui sait où l'on peut se passer de l'être? Qui sait où l'on peut vivre indépendant et libre sans avoir besoin de faire du mal à personne et sans crainte d'en recevoir? Croyez-vous que le pays où il est toujours permis d'être honnête homme soit si facile à trouver? S'il est quelque moyen légitime et sûr de subsister sans intrigue, sans affaire, sans dépendance, c'est, j'en conviens, de vivre du travail de ses mains, en cultivant sa propre terre: mais où est l'Etat où l'on peut se dire: La terre que je foule est à moi? Avant de choisir cette heureuse terre, assurez-vous bien d'y trouver la paix que vous cherchez; gardez qu'un gouvernement violent, qu'une religion persécutant, que des m&#156;urs perverses ne vous y viennent troubler. Mettez-vous à l'abri des impôts sans mesure qui dévoreraient le fruit de vos peines, des procès sans fin qui consumeraient votre fonds. Faites en sorte qu'en vivant justement vous n'ayez point à faire votre cour à des intendants, à leurs substituts, à des juges, à des prêtres, à de puissants voisins, à des fripons de toute espèce, toujours prêts à vous tourmenter si vous les négligez. Mettez-vous surtout à l'abri des vexations des grands et des riches; songez que partout leurs terres peuvent confiner à la vigne de Naboth. Si votre malheur veut qu'un homme en place achète ou bâtisse une maison près de votre chaumière, répondez-vous qu'il ne trouvera pas le moyen, sous quelque prétexte, d'envahir votre héritage pour s'arrondir, ou que vous ne verrez pas, dès demain peut-être, absorber toutes vos ressources dans un large grand chemin? Que si vous vous conservez du crédit pour parer à tous ces inconvénients, autant vaut conserver aussi vos richesses, car elles ne vous coûteront pas plus à garder. La richesse et le crédit s'étayent mutuellement; l'un se soutient toujours mal sans l'autre.

[1627:] J'ai plus d'expérience que vous, cher Emile; je vois mieux la difficulté de votre projet. Il est beau pourtant, il est honnête, il vous rendrait heureux en effet: efforçons-nous de l'exécuter. J'ai une proposition à vous faire: consacrons les deux ans que nous avons pris jusqu'à votre retour à choisir un asile en Europe où vous puissiez vivre heureux avec votre famille, à l'abri de tous les dangers dont je viens de vous parler. Si nous réussissons, vous aurez trouvé le vrai bonheur vainement cherché par tant d'autres, et vous n'aurez pas regret à votre temps. Si nous ne réussissons pas, vous serez guéri d'une chimère; vous vous consolerez d'un malheur inévitable, et vous vous soumettrez à la loi de la nécessité.

[1628:] Je ne sais si tous mes lecteurs apercevront jusqu'où va nous mener cette recherche ainsi proposée; mais je sais bien que si, au retour de ses voyages, commencés et continués dans cette vue, Emile n'en revient pas versé dans toutes les matières de gouvernement, de m&#156;urs publiques, et de maximes d'Etat de toute espèce, il faut que lui ou moi soyons bien dépourvus, l'un d'intelligence, et l'autre de jugement.

[1629:] Le droit politique est encore à naître, et il est à présumer qu'il ne naîtra jamais. Grotius, le maître de tous nos savants en cette partie, n'est qu'un enfant, et, qui pis est, un enfant de mauvaise foi. Quand j'entends élever Grotius jusqu'aux nues et couvrir Hobbes d'exécration, je vois combien d'hommes sensés lisent ou comprennent ces deux auteurs. La vérité est que leurs principes sont exactement semblables; ils ne diffèrent que par les expressions. Ils différent aussi par la méthode. Hobbes s'appuie sur des sophismes, et Grotius sur des poètes; tout le reste leur est commun.

[1630:] Le seul moderne en état de créer cette grande et inutile science eût été l'illustre Montesquieu. Mais il n'eut garde de traiter des principes du droit politique; il se contenta de traiter du droit positif des gouvernements établis; et rien au monde n'est plus différent que ces deux études.

[1631:] Celui pourtant qui veut juger sainement des gouvernements tels qu'ils existent est obligé de les réunir toutes deux: il faut savoir ce qui doit être pour bien juger de ce qui est. La plus grande difficulté pour éclaircir ces importantes matières est d'intéresser un particulier à les discuter, de répondre à ces deux questions: Que m'importe? et: Qu'y puis-je faire? Nous avons mis notre Emile en état de répondre à toutes deux.

[1632:] La deuxième difficulté vient des préjugés de l'enfance, des maximes dans lesquelles on a été nourri, surtout de la partialité des auteurs, qui, parlant toujours de la vérité dont ils ne se soucient guère, ne songent qu'à leur intérêt dont ils ne parlent point. Or le peuple ne donne ni chaires, ni pensions, ni places d'académies: qu'on juge comment ses droits doivent être établis par ces gens-là! J'ai fait en sorte que cette difficulté fût encore nulle pour Emile. A peine sait-il ce que c'est que gouvernement; la seule chose qui lui importe est de trouver le meilleur. Son projet n est point de faire des livres; et si jamais il en fait, ce ne sera point pour faire sa cour aux puissances, mais pour établir les droits de l'humanité.

[1633:] Il reste une troisième difficulté, plus spécieuse que solide, et que je ne veux ni résoudre ni proposer: il me suffit qu'elle n'effraye point mon zèle; bien sûr qu'en des recherches de cette espèce, de grands talents sont moins nécessaires qu'un sincère amour de la justice et un vrai respect pour la vérité. Si donc les matières de gouvernement peuvent être équitablement traitées, en voici, selon moi, le cas ou jamais.

[1634:] Avant d'observer, il faut se faire des règles pour ses observations: il faut se faire une échelle pour y rapporter les mesures qu'on prend. Nos principes de droit politique sont cette échelle. Nos mesures sont les lois politiques de chaque pays.

[1635:] Nos éléments seront clairs, simples, pris immédiatement dans la nature des choses. Ils se formeront des questions discutées entre nous, et que nous ne convertirons en principes que quand elles seront suffisamment résolues.

[1636:] Par exemple, remontant d'abord à l'état de nature, nous examinerons si les hommes naissent esclaves ou libres, associés ou indépendants; s'ils se réunissent volontairement ou par force; si jamais la force qui les réunit peut former un droit permanent, par lequel cette force antérieure oblige, même quand elle est surmontée par une autre, en sorte que, depuis la force du roi Nembrod, qui, dit-on, lui soumit les premiers peuples, toutes les autres forces qui ont détruit celle-là soient devenues iniques et usurpatoires, et qu'il n'y ait plus de légitimes rois que les descendants de Nembrod ou ses ayants cause; ou bien si cette première force venant à cesser, la force qui lui succède oblige à son tour, et détruit l'obligation de l'autre, en sorte qu'on ne soit obligé d'obéir qu'autant qu'on y est forcé, et qu'on en soit dispensé sitôt qu'on peut faire résistance: droit qui, ce semble, n'ajouterait pas grand-chose à la force, et ne serait guère qu'un jeu de mots.

[1637:] Nous examinerons si l'on ne peut pas dire que toute maladie vient de Dieu, et s'il s'ensuit pour cela que ce soit un crime d'appeler le médecin.

[1638:] Nous examinerons encore si l'on est obligé en conscience de donner sa bourse à un bandit qui nous la demande sur le grand chemin, quand même on pourrait la lui cacher; car enfin le pistolet qu'il tient est aussi une puissance.

[1639:] Si ce mot de puissance en cette occasion veut dire autre chose qu'une puissance légitime, et par conséquent soumise aux lois dont elle tient son être.

[1640:] Supposé qu'on rejette ce droit de force, et qu'on admette celui de la nature ou l'autorité paternelle comme principe des sociétés, nous rechercherons la mesure de cette autorité, comment elle est fondée dans la nature, si elle a d'autre raison que l'utilité de l'enfant, sa faiblesse et l'amour naturel que le père a pour lui; si donc, la faiblesse de l'enfant venant à cesser, et sa raison à mûrir, il ne devient pas seul juge naturel de ce qui convient à sa conservation, par conséquent son propre maître, et indépendant de tout autre homme, même de son père; car il est encore plus sûr que le fils s'aime lui-même, qu'il n &#145; est sûr que le père aime le fils.

[1641:] Si, le père mort, les enfants sont tenus d'obéir à leur aîné ou à quelque autre qui n'aura pas pour eux l'attachement naturel d'un père; et si de race en race, il y aura toujours un chef unique, auquel toute la famille soit tenue d'obéir. Auquel cas on chercherait comment l'autorité pourrait jamais être partagée, et de quel droit il y aurait sur la terre entière plus d'un chef qui gouvernât le genre humain.

[1642:] Supposé que les peuples se fussent formés par choix, nous distinguerons alors le droit du fait; et nous demanderons si, s'étant ainsi soumis à leurs frères, oncles ou parents, non qu'ils y fussent obligés, mais parce qu'ils l'ont bien voulu, cette sorte de société ne rentre pas toujours dans l'association libre et volontaire.

[1643:] Passant ensuite au droit d'esclavage, nous examinerons si un homme peut légitimement s'aliéner à un autre, sans restriction, sans réserve, sans aucune espèce de condition; c'est-à-dire s'il peut renoncer à sa personne, à sa vie, à sa raison, à son moi, à toute moralité dans ses actions, et cesser en un mot d'exister avant sa mort, malgré la nature qui le charge immédiatement de sa propre conservation, et malgré sa conscience et sa raison qui lui prescrivent ce qu'il doit faire et ce dont il doit s'abstenir.

[1644:] Que s'il y a quelque réserve, quelque restriction dans l'acte d'esclavage, nous discuterons si cet acte ne devient pas alors un vrai contrat, dans lequel chacun des deux contractants, n'ayant point en cette qualité de supérieur commun, restent leurs propres juges quant aux conditions du contrat, par conséquent libres chacun dans cette partie, et maîtres de le rompre sitôt qu'ils s'estiment lésés.

[1645:] Que si donc un esclave ne peut s'aliéner sans réserve à son maître, comment un peuple peut-il s'aliéner sans réserve à son chef? et si l'esclave reste juge de l'observation du contrat par son maître, comment le peuple ne restera-t-il pas juge de l'observation du contrat par son chef?

[1646:] Forcés de revenir ainsi sur nos pas, et considérant le sens de ce mot collectif de peuple, nous chercherons si, pour l'établir, il ne faut pas un contrat, au moins tacite, antérieur à celui que nous supposons.

[1647:] Puisque avant de s'élire un roi le peuple est un peuple, qu'est-ce qui l'a fait tel sinon le contrat social ? Le contrat social est donc la base de toute société civile, et c'est dans la nature de cet acte qu'il faut chercher celle de la société qu'il forme.

[1648:] Nous rechercherons quelle est la teneur de ce contrat, et si l'on ne peut pas à peu près l'énoncer par cette formule: Chacun de nous met en commun ses biens, sa personne, sa vie, et toute sa puissance, sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.

[1649:] Ceci supposé, pour définir les termes dont nous avons besoin, nous remarquerons qu'au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif, composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix. Cette personne publique prend en général le nom de corps poli tique, lequel est appelé par ses membres Etat quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. A l'égard des membres eux-mêmes, ils prennent le nom de peuple collectivement, et s'appellent en particulier citoyens, comme membres de la cité ou participants à l'autorité souveraine, et sujets, comme soumis à la même autorité.

[1650:] Nous remarquons que cet acte d'association renferme un engagement réciproque du public et des particuliers, et que chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport, savoir comme membre du souverain envers les particuliers, et comme membre de l'Etat envers le souverain.

[1651:] Nous remarquerons encore que nul n'étant tenu aux engagements qu'on n'a pris qu'avec soi, la délibération publique qui peut obliger tous les sujets envers le souverain, à cause des deux différents rapports sous lesquels chacun d'eux est envisagé, ne peut obliger l'Etat envers lui-même. Par où l'on voit qu'il n'y a ni ne peut y avoir d'autre loi fondamentale proprement dite que le seul pacte social. Ce qui ne signifie pas que le corps politique ne puisse, à certains égards, s'engager envers autrui; car, par rapport à l'étranger, il devient un être simple, un individu.

[1652:] Les deux parties contractantes, savoir chaque particulier et le public, n'ayant aucun supérieur commun qui puisse juger leurs différends, nous examinerons si chacun des deux reste le maître de rompre le contrat quand il lui plaît, c'est-à-dire d'y renoncer pour sa part sitôt qu'il se croit lésé.

[1653:] Pour éclaircir cette question, nous observons que, selon le pacte social, le souverain ne pouvant agir que par des volontés communes et générales, ses actes ne doivent de même avoir que des objets généraux et communs; d'où il suit qu'un particulier ne saurait être lésé directement par le souverain qu'ils ne le soient tous, ce qui ne se peut, puisque ce serait vouloir se faire du mal à soi-même. Ainsi le contrat social n'a jamais besoin d'autre garant que la force publique, parce que la lésion ne peut jamais venir que des particuliers; et alors ils ne sont pas pour cela libres de leur engagement, mais punis de l'avoir violé.

[1654:] Pour bien décider toutes les questions semblables, nous aurons soin de nous rappeler toujours que le pacte social est d'une nature particulière, et propre à lui seul, en ce que le peuple ne contracte qu'avec lui-même, c'est-à-dire le peuple en corps comme souverain, avec les particuliers comme sujets: condition qui fait tout l'artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes, raisonnables et sans danger des engagements qui sans cela seraient absurdes, tyranniques et sujets aux plus énormes abus.

[1655:] Les particuliers ne s'étant soumis qu'au souverain, et l'autorité souveraine n &#145;étant autre chose que la volonté générale, nous verrons comment chaque homme, obéissant au souverain, n'obéit qu'à lui-même, et comment on est plus libre dans le pacte social que dans l'état de nature.

[1656:] Après avoir fait la comparaison de la liberté naturelle avec la liberté civile quant aux personnes, nous ferons, quant aux biens, celle du droit de propriété avec le droit de souveraineté, du domaine particulier avec le domaine éminent. Si c'est sur le droit de propriété qu'est fondée l'autorité souveraine, ce droit est celui qu'elle doit le plus respecter; il est inviolable et sacré pour elle tant qu'il demeure un droit particulier et individuel; sitôt qu'il est considéré comme commun à tous les citoyens, il est soumis à la volonté générale, et cette volonté peut l'anéantir. Ainsi le souverain n'a nul droit de toucher au bien d'un particulier, ni de plusieurs; mais il peut légitimement s'emparer du bien de tous, comme cela se fit à Sparte au temps de Lycurgue, au lieu que l'abolition des dettes par Solon fut un acte illégitime.

[1657:] Puisque rien n'oblige les sujets que la volonté générale, nous rechercherons comment se manifeste cette volonté, à quels signes on est sûr de la reconnaître, ce que c'est qu'une loi, et quels sont les vrais caractères de la loi. Ce sujet est tout neuf: la définition de la loi est encore à faire.

[1658:] A l'instant que le peuple considère en particulier un ou plusieurs de ses membres, le peuple se divise. Il se forme entre le tout et sa partie une relation qui en fait deux êtres séparés, dont la partie est l'un, et le tout, moins cette partie, est l'autre. Mais le tout moins une partie n'est pas le tout; tant que ce rapport subsiste, il n'y a donc plus de tout, mais deux parties inégales.

[1659:] Au contraire, quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même; et s'il se forme un rapport, c'est de l'objet entier sous un point de vue à l'objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors l'objet sur, lequel on statue est général, et la volonté qui statue est aussi générale. Nous examinerons s' il y a quelque autre espèce d'acte qui puisse porter le nom de loi.

[1660:] Si le souverain ne peut parler que par des lois, et si la loi ne peut jamais avoir qu'un objet général et relatif également à tous les membres de l'Etat, il s'ensuit que le souverain n'a jamais le pouvoir de rien statuer sur un objet particulier; et, comme il importe cependant à la conservation de l'Etat qu'il soit aussi décidé des choses particulières, nous rechercherons comment cela peut se faire.

[1661:] Les actes du souverain ne peuvent être que des actes de volonté générale, des lois; il faut ensuite des actes déterminants, des actes de force ou de gouvernement, pour l'exécution de ces mêmes lois; et ceux-ci, au contraire, ne peuvent avoir que des objets particuliers. Ainsi l'acte par lequel le souverain statue qu'on élira un chef est une loi, et l'acte par lequel on élit ce chef en exécution de la loi n'est qu'un acte de gouvernement.

[1662:] Voici donc un troisième rapport sous lequel le peuple assemblé peut être considéré, savoir comme magistrat ou exécuteur de la loi qu'il a portée comme souverain.

[1663:] Nous examinerons s'il est possible que le peuple se dépouille de son droit de souveraineté pour en revêtir un homme ou plusieurs; car l'acte d'élection n'étant pas une loi, et dans cet acte le peuple n'étant pas souverain lui-même, on ne voit point comment alors il peut transférer un droit qu'il n'a pas.

[1664:] L'essence de la souveraineté consistant dans la volonté générale, on ne voit point non plus comment on peut s'assurer qu'une volonté particulière sera toujours d'accord avec cette volonté générale. On doit bien plutôt présumer qu'elle y sera souvent contraire; car l'intérêt privé tend toujours aux préférences, et l'intérêt public à l'égalité; et, quand cet accord serait possible, il suffirait qu'il ne fût pas nécessaire et indestructible pour que le droit souverain n en pût résulter.

[1665:] Nous rechercherons si, sans violer le pacte social, les chefs du peuple, sous quelque nom qu'ils soient élus, peuvent jamais être autre chose que les officiers du peuple, auxquels il ordonne de faire exécuter les lois; si ces chefs ne lui doivent pas compte de leur administration, et ne sont pas soumis eux-mêmes aux lois qu'ils sont chargés de faire observer.

[1666:] Si le peuple ne peut aliéner son droit suprême, peut-il le confier pour un temps? s'il ne peut se donner un maître, peut-il se donner des représentants? cette question est importante et mérite discussion.

[1667:] Si le peuple ne peut avoir ni souverain ni représentants, nous examinerons comment il peut porter ses lois lui-même; s'il doit avoir beaucoup de lois; s'il doit les changer souvent; s'il est aisé qu'un grand peuple soit son propre législateur;

[1668:] Si le peuple romain n'était pas un grand peuple;

[1669:] S'il est bon qu'il y ait de grands peuples.

[1670:] Il suit des considérations précédentes qu'il y a dans l'Etat un corps intermédiaire entre les sujets et le souverain; et ce corps intermédiaire, formé d'un ou de plusieurs membres, est chargé de l'administration publique, de l'exécution des lois, et du maintien de la liberté civile et politique.

[1671:] Les membres de ce corps s'appellent magistrats ou rois, c'est-à-dire gouverneurs. Le corps entier, considéré par les hommes qui le composent, s'appelle prince, et, considéré par son action, il s'appelle gouvernement.

[1672:] Si nous considérons l'action du corps entier agissant sur lui-même, c'est-à-dire le rapport du tout au tout, ou du souverain à l'Etat, nous pouvons comparer ce rapport à celui des extrêmes d'une proportion continue, dont le gouvernement donne le moyen terme. Le magistrat reçoit du souverain les ordres qu'il donne au peuple; et, tout compensé, son produit ou sa puissance est au même degré que le produit ou la puissance des citoyens, qui sont sujets d'un côté et souverains de l'autre. On ne saurait altérer aucun des trois termes sans rompre à l'instant la proportion. Si le souverain veut gouverner, ou si le prince veut donner des lois, ou si le sujet refuse d'obéir, le désordre succède à la règle, et l'Etat dissous tombe dans le despotisme ou dans l'anarchie.

[1673:] Supposons que l'Etat soit composé de dix mille citoyens. Le souverain ne peut être considéré que collectivement et en corps; mais chaque particulier a, comme sujet, une existence individuelle et indépendante. Ainsi le souverain est au sujet comme dix mille à un; c'est-à-dire que chaque membre de l'Etat n'a pour sa part que la dix millième partie de l'autorité souveraine, quoiqu'il lui soit soumis tout entier. Que le peuple soit composé de cent mille hommes, l'état des sujets ne change pas et chacun porte toujours tout l'empire des lois, tandis que son suffrage, réduit à un cent millième, a dix fois moins d'influence dans leur rédaction. Ainsi, le sujet restant toujours un, le rapport du souverain augmente en raison du nombre des citoyens. D'où il suit que plus l'Etat s'agrandit, plus la liberté diminue.

[1674:] Or, moins les volontés particulières se rapportent à la volonté générale, c'est-à-dire les m&#156;urs aux lois, plus la force réprimante doit augmenter. D'un autre côté, la grandeur de l'Etat donnant aux dépositaires de l'autorité publique plus de tentations et de moyens d'en abuser, plus le gouvernement a de force pour contenir le peuple, plus le souverain doit en avoir à son tour pour contenir le gouvernement.

[1675:] Il suit de ce double rapport que la proportion continue entre le souverain, le prince et le peuple n'est point une idée arbitraire, mais une conséquence de la nature de l'Etat. Il suit encore que l'un des extrêmes, savoir le peuple, étant fixe, toutes les fois que la raison doublée augmente ou diminue, la raison simple augmente ou diminue à son tour; ce qui ne peut se faire sans que le moyen terme change autant de fois. D'où nous pouvons tirer cette conséquence, qu'il n'y a pas une constitution de gouvernement unique et absolue, mais qu'il doit y avoir autant de gouvernements différents en nature qu'il y a d'Etats différents en grandeur.

[1676:] Si plus le peuple est nombreux, moins les m&#156;urs se rapportent aux lois, nous examinerons si, par une analogie assez évidente, on ne peut pas dire aussi que plus les magistrats sont nombreux, plus le gouvernement est faible.

[1677:] Pour éclaircir cette maxime, nous distinguerons dans la personne de chaque magistrat trois volontés essentiellement différentes: premièrement, la volonté propre de l'individu, qui ne tend qu'à son avantage particulier; secondement, la volonté commune des magistrats, qui se rapporte uniquement au profit du prince; volonté qu'on peut appeler volonté de corps, laquelle est générale par rapport au gouvernement, et particulière par rapport à l'Etat dont le gouvernement fait partie; en troisième lieu, la volonté du peuple ou la volonté souveraine, laquelle est générale, tant par rapport à l'Etat considéré comme le tout, que par rapport au gouvernement considéré comme partie du tout. Dans une législation parfaite, la volonté particulière et individuelle doit être presque nulle; la volonté de corps propre au gouvernement très subordonnée; et par conséquent la volonté générale et souveraine est la règle de toutes les autres. Au contraire, selon l'ordre naturel, ces différentes volontés deviennent plus actives à mesure qu'elles se concentrent; la volonté générale est toujours la plus faible, la volonté de corps a le second rang, et la volonté particulière est préférée à tout; en sorte que chacun est premièrement soi-même, et puis magistrat, et puis citoyen: gradation directement opposée à celle qu'exige l'ordre social.

[1678:] Cela posé, nous supposerons le gouvernement entre les mains d'un seul homme. Voilà la volonté particulière et la volonté de corps parfaitement réunies, et par conséquent celle-ci au plus haut degré d'intensité qu'elle puisse avoir. Or, comme c'est de ce degré que dépend l'usage de la force, et que la force absolue du gouvernement, étant toujours celle du peuple, ne varie point, il s'ensuit que le plus actif des gouvernements est celui d'un seul.

[1679:] Au contraire, unissons le gouvernement à l'autorité suprême, faisons le prince du souverain, et des citoyens autant de magistrats: alors la volonté de corps, parfaitement confondue avec la volonté générale, n'aura pas plus d'activité qu'elle, et laissera la volonté particulière dans toute sa force. Ainsi le gouvernement, toujours avec la même force absolue, sera dans son minimum d'activité.

[1680:] Ces règles sont incontestables, et d'autres considérations servent à les confirmer. On voit, par exemple, que les magistrats sont plus actifs dans leur corps que le citoyen n'est dans le sien, et que par conséquent la volonté particulière y a beaucoup plus d'influence. Car chaque magistrat est presque toujours chargé de quelque fonction particulière du gouvernement; au lieu que chaque citoyen pris à part n'a aucune fonction de la souveraineté. D'ailleurs, plus l'Etat s'étend, plus sa force réelle augmente, quoiqu'elle n'augmente pas en raison de son étendue; mais, l'Etat restant le même, les magistrats ont beau se multiplier, le gouvernement n'en acquiert pas une plus grande force réelle, parce qu'il est dépositaire de celle de l'Etat, que nous supposons toujours égale. Ainsi, par cette pluralité, l'activité du gouvernement diminue sans que sa force puisse augmenter.

[1681:] Après avoir trouvé que le gouvernement se relâche à mesure que les magistrats se multiplient, et que, plus le peuple est nombreux, plus la' force réprimante du gouvernement doit augmenter, nous conclurons que le rapport des magistrats au gouvernement doit être inverse de celui des sujets au souverain; c'est-à-dire que plus l'Etat s'agrandit, plus le gouvernement doit se resserrer, tellement que le nombre des chefs diminue en raison de l'augmentation du peuple.

[1682:] Pour fixer ensuite cette diversité de formes sous des dénominations plus précises, nous remarquerons en premier lieu que le souverain peut commettre le dépôt du gouvernement à tout le peuple ou à la plus grande partie du peuple, en sorte qu'il y ait plus de citoyens magistrats que de citoyens simples particuliers. On donne le nom de démocratie à cette forme de gouvernement.

[1683:] Ou bien il peut resserrer le gouvernement entre les mains d'un nombre moindre, en sorte qu'il y ait plus de simples citoyens que de magistrats; et cette forme porte le nom d'aristocratie.

[1684:] Enfin il peut concentrer tout le gouvernement entre les mains d'un magistrat unique. Cette troisième forme est la plus commune, et s'appelle monarchie ou gouvernement royal.

[1685:] Nous remarquerons que toutes ces formes, ou du moins les deux premières, sont susceptibles de plus et de moins, et ont même une assez grande latitude. Car la démocratie peut embrasser tout le peuple ou se resserrer jusqu'à la moitié. L'aristocratie, à son tour, peut de la moitié du peuple se resserrer indéterminément jusqu'aux plus petits nombres. La royauté même admet quelquefois un partage, soit entre le père et le fils, soit entre deux frères, soit autrement. Il y avait toujours deux rois à Sparte, et l'on a vu dans l'empire romain jusqu'à huit empereurs à la fois, sans qu'on pût dire que l'empire fût divisé. Il y a un point où chaque forme de gouvernement se confond avec la suivante; et, sous trois dénominations spécifiques, le gouvernement est réellement capable d'autant de formes que l'Etat a de citoyens.

[1686:] Il y a plus: chacun de ces gouvernements pouvant à certains égards se subdiviser en diverses parties, l'une administrée d'une manière et l'autre d'une autre, il peut résulter de ces trois formes combinées une multitude de formes mixtes, dont chacune est multipliable par toutes les formes simples.

[1687:] On a de tout temps beaucoup disputé la meilleure forme de gouvernement, sans considérer que chacune est la meilleure en certains cas, et la pire en d'autres. Pour nous, si, dans les différents Etats, le nombre des magistrats doit être inverse de celui des citoyens, nous conclurons qu'en général le gouvernement démocratique convient aux petits Etats, l'aristocratique aux médiocres, et le monarchique aux grands.

[1688:] C'est par le fil de ces recherches que nous parviendrons à savoir quels sont les devoirs et les droits des citoyens, et si l'on peut séparer les uns des autres; ce que c'est que la patrie, en quoi précisément elle consiste, et à quoi chacun peut connaître s'il a une patrie ou s'il n'en a point.

[1689:] Après avoir ainsi considéré chaque espèce de société civile en elle-même, nous les comparerons pour en observer les divers rapports: les unes grandes, les autres petites; les unes fortes, les autres faibles; s'attaquant, s'offensant, s'entre&#150;détruisant; et, dans cette action et réaction continuelle, faisant plus de misérables et coûtant la vie à plus d'hommes que s'ils avaient tous gardé leur première liberté. Nous examinerons si l'on n'en a pas fait trop ou trop peu dans l'institution sociale; si les individus soumis aux lois et aux hommes, tandis que les sociétés gardent entre elles l'indépendance de la nature, ne restent pas exposés aux maux des deux Etats, sans en avoir les avantages, et s'il ne vaudrait pas mieux qu'il n'y eût point de société civile au monde que d'y en avoir plusieurs. N'est-ce pas cet Etat mixte qui participe à tous les deux et n'assure ni l'un ni l'autre, per quem neutrum licet, nec tan quam in bello paratum esse, nec tanquam in pace securum? N'est-ce pas cette association partielle et imparfaite qui produit la tyrannie et la guerre? et la tyrannie et la guerre ne sont-elles pas les plus grands fléaux de l'humanité?

[1690:] Nous examinerons enfin l'espèce de remèdes qu'on a cherchés à ces inconvénients par les ligues et confédérations, qui, laissant chaque Etat son maître au dedans, l'arment au dehors contre tout agresseur injuste. Nous rechercherons comment on peut établir une bonne association fédérative, ce qui peut la rendre durable, et jusqu'à quel point on peut étendre le droit de la confédération sans nuire à celui de la souveraineté.

[1691:] L'abbé de Saint-Pierre avait proposé une association de tous les Etats de l'Europe pour maintenir entre eux une paix perpétuelle. Cette association était-elle praticable? et, supposant qu'elle eût été établie, était-il à présumer qu'elle eût duré ? Ces recherches nous mènent directement à toutes les questions de droit public qui peuvent achever d'éclaircir celles du droit politique.

[1692:] Enfin nous poserons les vrais principes du droit de la guerre, et nous examinerons pourquoi Grotius et les autres n'en ont donné que de faux.

[1693:] Je ne serais pas étonné qu'au milieu de tous nos raisonnements, mon jeune homme, qui a du bon sens, me dît en m'interrompant: On dirait que nous bâtissons notre édifice avec du bois, et non pas avec des hommes, tant nous alignons exactement chaque pièce à la règle! Il est vrai, mon ami; mais songez que le droit ne se plie point aux passions des hommes, et qu'il s'agissait entre nous d'établir les vrais principes du droit politique. A présent que nos fondements sont posés, venez examiner ce que les hommes ont bâti dessus, et vous verrez de belles choses!

[1694:] Alors je lui fais lire Télémaque et poursuivre sa route; nous cherchons l'heureuse Salente, et le bon Idoménée rendu sage à force de malheurs. Chemin faisant, nous trouvons beaucoup de Protésilas, et point de Philoclès. Adraste, roi de Dauniens, n'est pas non plus introuvable. Mais laissons les lecteurs imaginer nos voyages, ou les faire à notre place un Télémaque à la main; et ne leur suggérons point des applications affligeantes que l'auteur même écarte ou fait malgré lui.

[1695:] Au reste, Emile n'étant pas roi, ni moi dieu, nous ne nous tourmentons point de ne pouvoir imiter Télémaque et Mentor dans le bien qu'ils faisaient aux hommes: personne ne sait mieux que nous se tenir à sa place, et ne désire moins d'en sortir. Nous savons que la même tâche est donnée à tous; que quiconque aime le bien de tout son c&#156;ur, et le fait de tout son pouvoir, l'a remplie. Nous savons que Télémaque et Mentor sont des chimères. Emile ne voyage pas en homme oisif, et fait plus de bien que s'il était prince. Si nous étions rois, nous ne serions plus bienfaisants. Si nous étions rois et bienfaisants, nous ferions sans le savoir mille maux réels pour un bien apparent que nous croirions faire. Si nous étions rois et sages, le premier bien que nous voudrions faire à nous-mêmes et aux autres serait d'abdiquer la royauté et de redevenir ce que nous sommes.

[1696:] J'ai dit ce qui rend les voyages infructueux à tout le monde. Ce qui les rend encore plus infructueux à la jeunesse, c'est la manière dont on les lui fait faire. Les gouverneurs, plus curieux de leur amusement que de son instruction, la mènent de ville en ville, de palais en palais, de cercle en cercle; ou, s'ils sont savants et gens de lettres, ils lui font passer son temps à courir des bibliothèques, à visiter des antiquaires, à fouiller de vieux monuments, à transcrire de vieilles inscriptions. Dans chaque pays, ils s'occupent d'un autre siècle; c'est comme s'ils s'occupaient d'un autre pays; en sorte qu'après avoir à grands frais parcouru l'Europe, livrés aux frivolités ou à l'ennui, ils reviennent sans avoir rien vu de ce qui peut les intéresser, ni rien appris de ce qui peut leur être utile.

[1697:] Toutes les capitales se ressemblent, tous les peuples s'y mêlent, toutes les m&#156;urs s'y confondent; ce n'est pas là qu'il faut aller étudier les nations. Paris et Londres ne sont à mes yeux que la même ville. Leurs habitants ont quelques préjugés différents, mais ils n'en ont pas moins les uns que les autres, et toutes leurs maximes pratiques sont les mêmes. On sait quelles espèces d'hommes doivent se rassembler dans les cours. On sait quelles m&#156;urs l'entassement du peuple et l'inégalité des fortunes doit partout produire. Sitôt qu'on me parle d'une ville composée de deux cent mille âmes, je sais d'avance comment on y vit. Ce que je saurais de plus sur les lieux ne vaut pas la peine d'aller l'apprendre.

[1698:] C'est dans les provinces reculées, où il y a moins de mouvement, de commerce, où les étrangers voyagent moins, dont les habitants se déplacent moins, changent moins de fortune et d'état, qu'il faut aller étudier le génie et les m&#156;urs d'une nation. Voyez en passant la capitale, mais allez observer au loin le pays. Les Français ne sont pas à Paris, ils sont en Touraine; les Anglais sont plus Anglais en Mercie qu'à Londres et les Espagnols plus Espagnols en Galice qu'à Madrid. C'est à ces grandes distances qu'un peuple se caractérise et se montre tel qu'il est sans mélange; c'est là que les bons et les mauvais effets du gouvernement se font mieux sentir, comme au bout d'un plus grand rayon la mesure des arcs est plus exacte.

[1699:] Les rapports nécessaires des m&#156;urs au gouvernement ont été si bien exposés dans le livre de l'Esprit des Lois, qu'on ne peut mieux faire que de recourir à cet ouvrage pour étudier ces rapports. Mais, en général, il y a deux règles faciles et simples pour juger de la bonté relative des gouvernements. L'une est la population. Dans tout pays qui se dépeuple, l'Etat tend à sa ruine; et le pays qui peuple le plus, fût-il le plus pauvre, est infailliblement le mieux gouverné.

[1700:] Mais il faut pour cela que cette population soit un effet naturel du gouvernement et des m&#156;urs; car, si elle se faisait par des colonies, ou par d'autres voies accidentelles et passagères, alors elles prouveraient le mal par le remède. Quand Auguste porta des lois contre le célibat, ces lois montraient déjà le déclin de l'empire romain. Il faut que la bonté du gouvernement porte les citoyens à se marier, et non pas que la loi les y contraigne; il ne faut pas examiner ce qui se fait par force, car la loi qui combat la constitution s'élude et devient vaine, mais ce qui se fait par l'influence des m&#156;urs et par la pente naturelle du gouvernement; car ces moyens ont seuls un effet constant. C'était la politique du bon abbé de Saint-Pierre de chercher toujours un petit remède à chaque mal particulier, au lieu de remonter à leur source commune, et de voir qu'on ne les pouvait guérir que tous à la fois. Il ne s'agit pas de traiter séparément chaque ulcère qui vient sur le corps d'un malade, mais d'épurer la masse du sang qui les produit tous. On dit qu'il y a des prix en Angleterre pour l'agriculture; je n'en veux pas davantage: cela me prouve qu'elle n'y brillera pas longtemps.

[1701:] La seconde marque de la bonté relative du gouvernement et des lois se tire aussi de la population, mais d'une autre manière, c'est-à-dire de sa distribution, et non pas de sa quantité. Deux Etats égaux en grandeur et en nombre d'hommes peuvent être fort inégaux en force; et le plus puissant des deux est toujours celui dont les habitants sont le plus également répandus sur le territoire; celui qui n'a pas de si grandes villes, et qui par conséquent brille le moins, battra toujours l'autre. Ce sont les grandes villes qui épuisent un Etat et font sa faiblesse: la richesse qu'elles produisent est une richesse apparente et illusoire; c'est beaucoup d'argent et peu d'effet. On dit que la ville de Paris vaut une province au roi de France; mais je crois qu'elle lui en coûte plusieurs; que c'est à plus d'un égard que Paris est nourri par les provinces, et que la plupart de leurs revenus se versent dans cette ville et y restent, sans jamais retourner au peuple ni au roi. Il est inconcevable que, dans ce siècle de calculateurs, il n'y en ait pas un qui sache voir que la France serait beaucoup plus puissante si Paris était anéanti. Non seulement le peuple mal distribué n'est pas avantageux à l'Etat, mais il est plus ruineux que la dépopulation même, en ce que la dépopulation ne donne qu'un produit nul, et que la consommation mal entendue donne un produit négatif. Quand j'entends un Français et un Anglais, tout fiers de la grandeur de leurs capitales, disputer entre eux lequel de Paris ou de Londres contient le plus d'habitants, c'est pour moi comme s'ils disputaient ensemble lequel des deux peuples a l'honneur d'être le plus mal gouverné.

[1702:] Etudiez un peuple hors de ses villes, ce n'est qu'ainsi que vous le connaîtrez. Ce n'est rien de voir la forme apparente d'un gouvernement, fardée par l'appareil de l'administration et par le jargon des administrateurs, si l'on n'en étudie aussi la nature par les effets qu'il produit sur le peuple et dans tous les degrés de l'administration. La différence de la forme au fond se trouvant partagée entre tous ces degrés, ce n'est qu'en les embrassant tous qu'on connaît cette différence. Dans tel pays, c'est par les man&#156;uvres des subdélégués qu'on commence à sentir l'esprit du ministère; dans tel autre, il faut voir élire les membres du parlement pour juger s'il est vrai que la nation soit libre; dans quelque pays que ce soit, il est impossible que qui n'a vu que les villes connaisse le gouvernement, attendu que l'esprit n'en est jamais le même pour la ville et pour la campagne. Or, c'est la campagne qui fait le pays, et c'est le peuple de la campagne qui fait la nation.

[1703:] Cette étude des divers peuples dans leurs provinces reculées, et dans la simplicité de leur génie originel, donne une observation générale bien favorable à mon épigraphe, et bien consolante pour le c&#156;ur humain; c'est que toutes les nations, ainsi observées, paraissent en valoir beaucoup mieux; plus elles se rapprochent de la nature, plus la bonté domine dans leur caractère; ce n'est qu'en se renfermant dans les villes, ce n'est qu'en s'altérant à force de culture, qu'elles se dépravent, et qu'elles changent en vices agréables et pernicieux quelques défauts plus grossiers que malfaisants.

[1704:] De cette observation résulte un nouvel avantage dans la manière de voyager que je propose, en ce que les jeunes gens, séjournant peu dans les grandes villes où règne une horrible corruption, sont moins exposés à la contracter, et conservent parmi des hommes plus simples, et dans des sociétés moins nombreuses, un jugement plus sûr, un goût plus sain, des m&#156;urs plus honnêtes. Mais, au reste, cette contagion n'est guère à craindre pour mon Emile; il a tout ce qu'il faut pour s'en garantir. Parmi toutes les précautions que j'ai prises pour cela, je compte pour beaucoup l'attachement qu'il a dans le c&#156;ur.

[1705:] On ne sait plus ce que peut le véritable amour sur les inclinations des jeunes gens, parce que, ne le connaissant pas mieux qu'eux, ceux qui les gouvernent les en détournent. Il faut pourtant qu'un jeune homme aimé ou qu'il soit débauché. Il est aisé d'en imposer par les apparences. On me citera mille jeunes gens qui, dit-on, vivent fort chastement sans amour; mais qu'on me cite un homme fait, un véritable homme qui dise avoir ainsi passé sa jeunesse, et qui soit de bonne foi. Dans toutes les vertus, dans tous les devoirs, on ne cherche que l'apparence; moi, je cherche la réalité, et je suis trompé s'il y a, pour y parvenir, d'autres moyens que ceux que je donne.

[1706:] L'idée de rendre Emile amoureux avant de le faire voyager n'est pas de mon invention. Voici le trait qui me l'a suggérée.

[1707:] J'étais à Venise en visite chez le gouverneur d'un jeune Anglais. C'était en hiver, nous étions autour du feu. Le gouverneur reçoit ses lettres de la poste. Il les lit, et puis en relit une tout haut à son élève. Elle était en anglais: je n'y compris rien; mais, durant la lecture, je vis le jeune homme déchirer de très belles manchettes de point qu'il portait, et les jeter au feu l'une après l'autre, le plus doucement qu'il put, afin qu'on ne s'en aperçût pas. Surpris de ce caprice, je le regarde au visage, et je crois y voir de l'émotion; mais les signes extérieurs des passions, quoique assez semblables chez tous les hommes, ont des différences nationales sur lesquelles il est facile de se tromper. Les peuples ont divers langages sur le visage, aussi bien que dans la bouche. J'attends la fin de la lecture, et puis montrant au gouverneur les poignets nus de son élève, qu'il cachait pourtant de son mieux, je lui dis: Peut-on savoir ce que cela signifie?

[1708:] Le gouverneur, voyant ce qui s'était passé, se mit à rire, embrassa son élève d'un air de satisfaction; et, après avoir obtenu son consentement, il me donna l'explication que je souhaitais.

[1709:] Les manchettes, me dit-il, que M. John vient de déchirer sont un présent qu'une dame de cette ville lui a fait il n'y a pas longtemps. Or vous saurez que M. John est promis dans son pays à une jeune demoiselle pour laquelle il a beaucoup d'amour, et qui en mérite encore davantage. Cette lettre est de la mère de sa maîtresse, et je vais vous en traduire l'endroit qui a causé le dégât dont vous avez été le témoin.

[1710:] Ç Lucy ne quitte point les manchettes de lord John. Miss Betty Roldham vint hier passer l'après-midi avec elle, et voulut à toute force travailler à son ouvrage. Sachant que Lucy s'était levée aujourd'hui plus tôt qu'à l'ordinaire, j'ai voulu voir ce qu'elle faisait, et je l'ai trouvée occupée à défaire tout ce qu'avait fait hier miss Betty. Elle ne veut pas qu'il y ait dans son présent un seul point d'une autre main que la sienne.È

[1711:] M. John sortit un moment après pour prendre d'autres manchettes, et je dis à son gouverneur: Vous avez un élève d'un excellent naturel; mais parlez-moi vrai, la lettre de la mère de miss Lucy n'est-elle point arrangée? N'est-ce point un expédient de votre façon contre la dame aux manchettes ? Non, me dit-il, la chose est réelle; je n'ai pas mis tant d'art à mes soins; j'y ai mis de la simplicité, du zèle, et Dieu a béni mon travail.

[1712:] Le trait de ce jeune homme n'est point sorti de ma mémoire: il n'était pas propre à ne rien produire dans la tête d'un rêveur comme moi.

[1713:] Il est temps de finir. Ramenons lord John à miss Lucy, c'est-à-dire Emile à Sophie. Il lui rapporte, avec un c&#156;ur non moins tendre qu'avant son départ, un esprit plus éclairé, et il rapporte dans son pays l'avantage d'avoir connu les gouvernements par tous leurs vices, et les peuples par toutes leurs vertus. J'ai même pris soin qu'il se liât dans chaque nation avec quelque homme de mérite par un traité d'hospitalité à la manière des anciens, et je ne serai pas fâché qu'il cultive ces connaissances par un commerce de lettres. Outre qu'il peut être utile et qu'il est toujours agréable d'avoir des correspondances dans les pays éloignés, c'est une excellente précaution contre l'empire des préjugés nationaux, qui, nous attaquant toute la vie, ont tôt ou tard quelque prise sur nous. Rien n'est plus propre à leur ôter cette prise que le commerce désintéressé de gens sensés qu'on estime, lesquels, n'ayant point ces préjugés et les combattant par les leurs, nous donnent les moyens d'opposer sans cesse les uns aux autres, et de nous garantir ainsi de tous. Ce n'est point la même chose de commercer avec les étrangers chez nous ou chez eux. Dans le premier cas, ils ont toujours pour le pays où ils vivent un ménagement qui leur fait déguiser ce qu'ils en pensent, ou qui leur en fait penser favorablement tandis qu'ils y sont; de retour chez eux, ils en rabattent, et ne sont que justes. Je serais bien aise que l'étranger que je consulte eût vu mon pays, mais je ne lui en demanderai son avis que dans le sien.

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[1714:] Après avoir presque employé deux ans à parcourir quelques-uns des grands Etats de l'Europe et beaucoup plus des petits; après en avoir appris les deux ou trois principales langues; après y avoir vu ce qu'il y a de vraiment curieux, soit en histoire naturelle, soit en gouvernement, soit en arts, soit en hommes, Emile, dévoré d'impatience, m'avertit que notre terme approche. Alors je lui dis: Eh bien! mon ami, vous vous souvenez du principal objet de nos voyages; vous avez vu, vous avez observé: quel est enfin le résultat de vos observations ? A quoi vous fixez-vous? Ou je me suis trompé dans ma méthode, ou il doit me répondre à peu près ainsi :

[1715:] Ç A quoi je me fixe? à rester tel que vous m'avez fait être, et à n'ajouter volontairement aucune autre chaîne à celle dont me chargent la nature et les lois. Plus j'examine l'ouvrage des hommes dans leurs institutions, plus je vois qu'à force de vouloir être indépendants, ils se font esclaves, et qu'ils usent leur liberté même en vains efforts pour l'assurer. Pour ne pas céder au torrent des choses, ils se font mille attachements; puis, sitôt qu'ils veulent faire un pas, ils ne peuvent, et sont étonnés de tenir à tout. Il me semble que pour se rendre libre on n'a rien à faire; il suffit de ne pas vouloir cesser de l'être. C'est vous, ô mon maître, qui m'avez fait libre en m'apprenant à céder à la nécessité. Qu'elle vienne quand il lui plait, je m'y laisse entraîner sans contrainte; et comme je ne veux pas la combattre, je ne m'attache à rien pour me retenir. J'ai cherché dans nos voyages si je trouverais quelque coin de terre où je pusse être absolument mien; mais en quel lieu parmi les hommes ne dépend-on plus de leurs passions? Tout bien examiné, j'ai trouvé que mon souhait même était contradictoire; car, dussé-je ne tenir à nulle autre chose, je tiendrais au moins à la terre où je me serais fixé; ma vie serait attachée à cette terre comme celle des dryades l'était à leurs arbres; j'ai trouvé qu'empire et liberté étant deux mots incompatibles, je ne pouvais être maître d'une chaumière qu'en cessant de l'être de moi.

Hoc erat in votis: modus agri non ita magnus.

[1716:] Ç Je me souviens que mes biens furent la cause de nos recherches. Vous prouviez très solidement que je ne pouvais garder à la fois ma richesse et ma liberté; mais quand vous vouliez que je fusse à la fois libre et sans besoins, vous vouliez deux choses incompatibles, car je ne saurais me tirer de la dépendance des hommes qu'en rentrant sous celle de la nature. Que ferai-je donc avec la fortune que mes parents m'ont laissée? Je commencerai par n'en point dépendre; je relâcherai tous les liens qui m'y attachent. Si on me la laisse, elle me restera; si on me l'ôte, on ne m'entraînera point avec elle. Je ne me tourmenterai point pour la retenir, mais je resterai ferme à ma place. Riche ou pauvre, je serai libre. Je ne le serai point seulement en tel pays, en telle contrée; je le serai par toute la terre. Pour moi toutes les chaînes de l'opinion sont brisées; je ne connais que celle de la nécessité. J'appris à les porter dès ma naissance, et je les porterai jusqu'à la mort, car je suis homme; et pourquoi ne saurais-je pas les porter étant libre, puisque étant esclave il les faudrait bien porter encore, et celle de l'esclavage pour surcroît?

[1717:] Ç Que m'importe ma condition sur la terre? que m'importe où que je sois ? Partout où il y a des hommes, je suis chez mes frères; partout où il n'y en a pas, je suis chez moi. Tant que je pourrai rester indépendant et riche, j'ai du bien pour vivre, et je vivrai. Quand mon bien m'assujettira, je l'abandonnerai sans peine; j &#145;ai des bras pour travailler, et je vivrai. Quand mes bras me manqueront, je vivrai si l'on me nourrit, je mourrai si l'on m'abandonne; je mourrai bien aussi quoiqu'on ne m'abandonne pas; car la mort n'est pas une peine de la pauvreté, mais une loi de la nature. Dans quelque temps que la mort vienne, je la défie, elle ne me surprendra jamais faisant des préparatifs pour vivre; elle ne m'empêchera jamais d'avoir vécu.

[1718:] Ç Voilà, mon père, à quoi je me fixe. Si j'étais sans passions, je serais, dans mon état d'homme, indépendant comme Dieu même, puisque, ne voulant que ce qui est, je n'aurais jamais à lutter contre la destinée. Au moins je n'ai qu'une chaîne, c'est la seule que je porterai jamais, et je puis m'en glorifier. Venez donc, donnez-moi Sophie, et je suis libre.

[1719:] Ç &#150; Cher Emile, je suis bien aise d'entendre sortir de ta bouche des discours d'homme, et d'en voir les sentiments dans ton c&#156;ur. Ce désintéressement outré ne me déplaît pas à ton âge. Il diminuera quand tu auras des enfants, et tu seras alors précisément ce que doit être un bon père de famille et un homme sage. Avant tes voyages je savais quel en serait l'effet; je savais qu'en regardant de prés nos institutions, tu serais bien éloigné d'y prendre la confiance qu'elles ne méritent pas. C'est en vain qu'on aspire à la liberté sous la sauvegarde des lois. Des lois! où est-ce qu'il y en a, et où est-ce qu'elles sont respectées ? Partout tu n'as vu régner sous ce nom que l'intérêt particulier et les passions des hommes. Mais les lois éternelles de la nature et de l'ordre existent. Elles tiennent lieu de loi positive au sage; elles sont écrites au fond de son c&#156;ur par la conscience et par la raison; c'est à celles-là qu'il doit s'asservir pour être libre; et il n'y a d'esclave que celui qui fait mal, car il le fait toujours malgré lui. La liberté n'est dans aucune forme de gouvernement, elle est dans le c&#156;ur de l'homme libre; il la porte partout avec lui. L'homme vil porte partout la servitude. L'un serait esclave à Genève, et l'autre libre à Paris.

[1720:] Ç Si je te parlais des devoirs du citoyen, tu me demanderais peut-être où est la patrie, et tu croirais m avoir confondu. Tu te tromperais pourtant, cher Emile; car qui n'a pas une patrie a du moins un pays. Il y a toujours un gouvernement et des simulacres de lois sous lesquels il a vécu tranquille. Que le contrat social n'ait point été observé, qu'importe, si l'intérêt particulier l'a protégé comme aurait fait la volonté générale, si la violence publique l'a garanti des violences particulières, si le mal qu'il a vu faire lui a fait aimer ce qui était bien, et si nos institutions mêmes lui ont fait connaître et haïr leurs propres iniquités? O Emile! où est l'homme de bien qui ne doit rien à son pays? Quel qu'il soit, il lui doit ce qu'il y a de plus précieux pour l'homme, la moralité de ses actions et l'amour de la vertu. Né dans le fond d'un bois, il eût vécu plus heureux et plus libre; mais n'ayant rien à combattre pour suivre ses penchants, il eût été bon sans mérite, il n'eût point été vertueux, et maintenant il sait l'être malgré ses passions. La seule apparence de l'ordre le porte à le connaître, à l'aimer. Le bien public, qui ne sert que de prétexte aux autres, est pour lui seul un motif réel. Il apprend à se combattre, à se vaincre, à sacrifier son intérêt à l'intérêt commun. Il n'est pas vrai qu'il ne tire aucun profit des lois; elles lui donnent le courage d'être juste, même parmi les méchants. Il n'est pas vrai qu'elles ne l'ont pas rendu libre, elles lui ont appris à régner sur lui.

[1721:] Ç Ne dis donc pas: que m'importe ou je sois? Il t'importe d'être où tu peux remplir tous tes devoirs; et l'un de ces devoirs est l'attachement pour le lieu de ta naissance. Tes compatriotes te protégèrent enfant, tu dois les aimer étant homme. Tu dois vivre au milieu d'eux, ou du moins en lieu d'où tu puisses leur être utile autant que tu peux l'être, et où ils sachent où te prendre si jamais ils ont besoin de toi. Il y a telle circonstance où un homme peut être plus utile à ses concitoyens hors de sa patrie que s'il vivait sans son sein. Alors il doit n &#145;écouter que son zèle et supporter son exil sans murmure; cet exil même est un de ses devoirs. Mais toi, bon Emile, à qui rien n'impose ces douloureux sacrifices, toi qui n'as pas pris le triste emploi de dire la vérité aux hommes, va vivre au milieu d'eux, cultive leur amitié dans un doux commerce, sois leur bienfaiteur, leur modèle: ton exemple leur servira plus que tous nos livres, et le bien qu'ils te verront faire les touchera plus que tous nos vains discours.

[1722:] Ç Je ne t'exhorte pas pour cela d'aller vivre dans les grandes villes; au contraire, un des exemples que les bons doivent donner aux autres est celui de la vie patriarcale et champêtre, la première vie de l'homme, la plus paisible, la plus naturelle et la plus douce à qui n'a pas le c&#156;ur corrompu. Heureux, mon jeune ami, le pays où l'on n'a pas besoin d'aller chercher la paix dans un désert! Mais où est ce pays? Un homme bienfaisant satisfait mal son penchant au milieu des villes, où il ne trouve presque à exercer son zèle que pour des intrigants ou pour des fripons. L'accueil qu'on y fait aux fainéants qui viennent y chercher fortune ne fait qu'achever de dévaster le pays, qu'au contraire il faudrait repeupler aux dépens des villes. Tous les hommes qui se retirent de la grande société sont utiles précisément parce qu'ils s'en retirent, puisque tous ses vices lui viennent d'être trop nombreuse. Ils sont encore utiles lorsqu'ils peuvent ramener dans les lieux déserts de la vie la culture et l'amour de leur premier état. Je m'attendris en songeant combien, de leur simple retraite, Emile et Sophie peuvent répandre de bienfaits autour d'eux, combien ils peuvent vivifier la campagne et ranimer le zèle éteint de l'infortuné villageois. Je crois voir le peuple se multiplier, les champs se fertiliser, la terre prendre une nouvelle parure, la multitude et l'abondance transformer les travaux en fêtes, les cris de joie et les bénédictions s'élever du milieu des jeux rustiques autour du couple aimable qui les a ranimés. On traite l'âge d'or de chimère, et c'en sera toujours une pour quiconque a le c&#156;ur et le goût gâtés. Il n'est pas même vrai qu'on le regrette, puisque ces regrets sont toujours vains. Que faudrait-il donc pour le faire renaître? une seule chose, mais impossible, ce serait de l'aimer.

[1723:] Ç Il semble déjà renaître autour de l'habitation de Sophie; vous ne ferez qu'achever ensemble ce que ses dignes parents ont commencé. Mais, cher Emile, qu'une vie si douce ne te dégoûte pas des devoirs pénibles, si jamais ils te sont imposés: souviens-toi que les Romains passaient de la charrue au consulat. Si le prince ou l'Etat t'appelle au service de la patrie, quitte tout pour aller remplir, dans le poste qu'on t'assigne, l'honorable fonction de citoyen. Si cette fonction t'est onéreuse, il est un moyen honnête et sûr de t'en affranchir, c'est de la remplir avec assez d'intégrité pour qu'elle ne te soit pas longtemps laissée. Au reste, crains peu l'embarras d'une pareille charge; tant qu'il y aura des hommes de ce siècle, ce n'est pas toi qu'on viendra chercher pour servir l'Etat.È

[1724:] Que ne m'est-il permis de peindre le retour d'Emile auprès de Sophie et la fin de leurs amours, ou plutôt le commencement de l'amour conjugal qui les unit! amour fondé sur l'estime qui dure autant que la vie, sur les vertus qui ne s'effacent point avec la beauté, sur les convenances des caractères qui rendent le commerce aimable et prolongent dans la vieillesse le charme de la première union. Mais tous ces détails pourraient plaire sans être utiles; et jusqu'ici je me suis permis de détails agréables que ceux dont j'ai cru voir l'utilité. Quitterais-je cette règle à la fin de ma tâche ? Non; je sens aussi bien que ma plume est lassée. Trop faible pour des travaux de si longue haleine, j'abandonnerais celui-ci s'il était moins avancé; pour ne pas le laisser imparfait, il est temps que j'achève.

[1725:] Enfin je vois naître le plus charmant des jours d'Emile, et le plus heureux des miens; je vois couronner mes soins, et je commence d'en goûter le fruit. Le digne couple s'unit d'une chaîne indissoluble; leur bouche prononce et leur c&#156;ur confirme des serments qui ne seront point vains: ils sont époux. En revenant du temple, ils se laissent conduire; ils ne savent où ils sont, où ils vont, ce qu'on fait autour d'eux. Ils n'entendent point, ils ne répondent que des mots confus, leurs yeux troublés ne voient plus rien. O délire! ô faiblesse humaine! le sentiment du bonheur écrase l'homme, il n'est pas assez fort pour le supporter.

[1726:] Il y a bien peu de gens qui sachent, un jour de mariage, prendre un ton convenable avec les nouveaux époux. La morne décence des uns et le propos léger des autres me semblent également déplacés. J'aimerais mieux qu'on laissât ces jeunes c&#156;urs se replier sur eux-mêmes, et se livrer à une agitation qui n'est pas sans charme, que de les en distraire si cruellement pour les attrister par une fausse bienséance, ou pour les embarrasser par de mauvaises plaisanteries, qui, dussent-elles leur plaire en tout autre temps, leur sont très sûrement importunes un pareil jour.

[1727:] Je vois mes deux jeunes gens, dans la douce langueur qui les trouble, n'écouter aucun des discours qu'on leur tient. Moi, qui veux qu'on jouisse de tous les jours de la vie, leur en laisserai-je perdre un si précieux? Non, je veux qu'ils le goûtent, qu'ils le savourent, qu'il ait pour eux ses voluptés. Je les arrache à la foule indiscrète qui les accable, et, les menant promener à l'écart, je les rappelle à eux-mêmes en leur parlant d'eux. Ce n'est pas seulement à leurs oreilles que je veux parler, c'est à leurs c&#156;urs; et je n'ignore pas quel est le sujet unique dont ils peuvent s'occuper ce jour-là.

[1728:] Ç Mes enfants, leur dis-je en les prenant tous deux par la main, il y a trois ans que j'ai vu naître cette flamme vive et pure qui fait votre bonheur aujourd'hui. Elle n'a fait qu'augmenter sans cesse; je vois dans vos yeux qu'elle est à son dernier degré de véhémence; elle ne peut plus que s'affaiblir. Lecteurs, ne voyez-vous pas les transports, les emportements, les serments d'Emile, l'air dédaigneux dont Sophie dégage sa main de la mienne, et les tendres protestations que leurs yeux se font mutuellement de s'adorer jusqu'au dernier soupir? Je les laisse faire, et puis je reprends.

[1729:] Ç J'ai souvent pensé que si l'on pouvait prolonger le bonheur de l'amour dans le mariage, on aurait le paradis sur la terre. Cela ne s'est jamais vu jusqu'ici. Mais si la chose n'est pas tout à fait impossible, vous êtes bien dignes l'un et l'autre de donner un exemple que vous n'aurez reçu de personne, et que peu d'époux sauront imiter. Voulez-vous, mes enfants, que je vous dise un moyen que j'imagine pour cela, et que je crois être le seul possible?È

[1730:] Ils se regardent en souriant et se moquent de ma simplicité. Emile me remercie nettement de ma recette, en me disant qu'il croit que Sophie en a une meilleure, et que, quant à lui, celle-là lui suffit. Sophie approuve, et parait tout aussi confiante. Cependant, à travers son air de raillerie, je crois démêler un peu de curiosité. J'examine Emile; ses yeux ardents dévorent les charmes de son épouse; c'est la seule chose dont il soit curieux, et tous mes propos ne l'embarrassent guère. Je souris à mon tour en disant en moi-même: Je saurai bientôt te rendre attentif.

[1731:] La différence presque imperceptible de ces mouvements secrets en marque une bien caractéristique dans les deux sexes, et bien contraire aux préjugés reçus; c'est que généralement les hommes sont moins constants que les femmes, et se rebutent plus tôt qu'elles de l'amour heureux. La femme pressent de loin l'inconstance de l'homme, et s'en inquiète; c'est ce qui la rend aussi plus jalouse. Quand il commence à s'attiédir, forcée lui rendre pour le garder tous les soins qu'il prit autrefois pour lui plaire, elle pleure, elle s'humilie à son tour, et rarement avec le même succès. L'attachement et les soins gagnent les c&#156;urs, mais ils ne les recouvrent guère. Je reviens à ma recette contre le refroidissement de l'amour dans le mariage.

[1732:] Ç Elle est simple et facile, reprends-je; c'est de continuer d'être amants quand on est époux. &#150; En effet, dit Emile en riant du secret, elle ne nous sera pas pénible. Ç &#150; Plus pénible à vous qui parlez que vous ne pensez peut-être. Laissez-moi, je vous prie, le temps de m'expliquer.

[1733:] Ç Les n&#156;uds qu'on veut trop serrer rompent. Voilà ce qui arrive à celui du mariage quand on veut lui donner plus de force qu'il n'en doit avoir. La fidélité qu'il impose aux deux époux est le plus saint de tous les droits; mais le pouvoir qu'il donne à chacun des deux sur l'autre est de trop. La contrainte et l'amour vont mal ensemble, et le plaisir ne se commande pas. Ne rougissez point, ô Sophie! et ne songez pas à fuir. A Dieu ne plaise que je veuille offenser votre modestie! mais il s'agit du destin de vos jours. Pour un si grand objet, souffrez, entre un époux et un père, des discours que vous ne supporteriez pas ailleurs.

[1734:] Ç Ce n'est pas tant la possession que l'assujettissement qui rassasie, et l'on garde pour une fille entretenue un bien plus long attachement que pour une femme. Comment a-t-on pu faire un devoir des plus tendres caresses, et un droit des plus doux témoignages de l'amour? C'est le désir mutuel qui fait le droit, la nature n'en connaît point d'autre. La loi peut restreindre ce droit, mais elle ne saurait l'étendre. La volupté est si douce par elle-même! doit-elle recevoir de la triste gêne la force qu'elle n'aura pu tirer de ses propres attraits? Non, mes enfants, dans le mariage les c&#156;urs sont liés, mais les corps ne sont point asservis. Vous vous devez la fidélité, non la complaisance. Chacun des deux ne peut être qu'à l'autre, mais nul des deux ne doit être à l'autre qu'autant qu'il lui plaît.

[1735:] Ç S'il est donc vrai, cher Emile, que vous vouliez être l'amant de votre femme, qu'elle soit toujours votre maîtresse et la sienne; soyez amant heureux, mais respectueux; obtenez tout de l'amour sans rien exiger du devoir, et que les moindres faveurs ne soient jamais pour vous des droits, mais des grâces. Je sais que la pudeur fuit les aveux formels et demande d'être vaincue; mais avec de la délicatesse et du véritable amour, l'amant se trompe-t-il sur la volonté secrète? Ignore-t-il quand le c&#156;ur et les yeux accordent ce que la bouche feint de refuser? Que chacun des deux, toujours maître de sa personne et de ses caresses, ait droit de ne les dispenser à l'autre qu'à sa propre volonté. Souvenez-vous toujours que, même dans le mariage, le plaisir n'est légitime que quand le désir est partagé. Ne craignez pas, mes enfants, que cette loi vous tienne éloignés; au contraire, elle vous rendra tous deux plus attentifs à vous plaire, et préviendra la satiété. Bornés uniquement l'un à l'autre, la nature et l'amour vous rapprocheront assez.È

[1736:] A ces propos et d'autres semblables, Emile se fâche, se récrie; Sophie, honteuse, tient son éventail sur ses yeux, et ne dit rien. Le plus mécontent des deux, peut-être, n'est pas celui qui se plaint le plus. J'insiste impitoyablement: je fais rougir Emile de son peu de délicatesse; je me rends caution pour Sophie qu'elle accepte pour sa part le traité. Je la provoque à parler; on se doute bien qu'elle n'ose me démentir. Emile, inquiet, consulte les yeux de sa jeune épouse; il les voit, à travers leur embarras, pleins d'un trouble voluptueux qui le rassure contre le risque de la confiance. Il se jette à ses pieds, baise avec transport la main qu'elle lui tend, et jure que, hors la fidélité promise, il renonce à tout autre droit sur elle. Sois, lui dit-il, chère épouse, l'arbitre de mes plaisirs comme tu l'es de mes jours et de ma destinée. Dût ta cruauté me coûter la vie, je te rends mes droits les plus chers. Je ne veux rien devoir à ta complaisance, je veux tout tenir de ton c&#156;ur.

[1737:] Bon Emile, rassure-toi: Sophie est trop généreuse elle-même pour te laisser mourir victime de ta. générosité.

[1738:] Le soir, prêt à les quitter, je leur dis du ton le plus grave qu'il m'est possible: Souvenez-vous tous deux que vous êtes libres, et qu'il n'est pas ici question des devoirs d'époux; croyez-moi, point de fausse déférence. Emile, veux-tu venir? Sophie le permet. Emile, en fureur, voudra me battre. Et vous, Sophie, qu'en dites-vous ? faut-il que je l'emmène? La menteuse, en rougissant, dira que oui. Charmant et doux mensonge, qui vaut mieux que la vérité!

[1739:] Le lendemain... L'image de la félicité ne flatte plus les hommes: la corruption du vice n'a pas moins dépravé leur goût que leurs c&#156;urs. Ils ne savent plus sentir ce qui est touchant ni voir ce qui est aimable. Vous qui, pour peindre la volupté, n'imaginez jamais que d'heureux amants nageant dans le sein des délices, que vos tableaux sont encore imparfaits! vous n'en avez que la moitié la plus grossière; les plus doux attraits de la volupté n'y sont point. O qui de vous n'a jamais vu deux jeunes époux, unis sous d'heureux auspices, sortant du lit nuptial, et portant à la fois dans leurs regards languissants et chastes l'ivresse des doux plaisirs qu'ils viennent de goûter, l'aimable sécurité de l'innocence, et la certitude alors si charmante de couler ensemble le reste de leurs jours? Voici l'objet le plus ravissant qui puisse être offert au c&#156;ur de l'homme; voilà le vrai tableau de la volupté: vous l'avez vu cent fois sans le reconnaître; vos c&#156;urs endurcis ne sont plus faits pour l'aimer. Sophie, heureuse et paisible, passe le jour dans les bras de sa tendre mère; c'est un repos bien doux à prendre après avoir passé la nuit dans ceux d'un époux.

[1740:] Le surlendemain, j'aperçois déjà quelque changement de scène. Emile veut paraître un peu mécontent; mais, à travers cette affectation, je remarque un empressement si tendre, et même tant de soumission, que je n'en augure rien de bien fâcheux. Pour Sophie, elle est plus gaie que la veille, je vois briller dans ses yeux un air satisfait; elle est charmante avec Emile; elle lui fait presque des agaceries dont il n'est plus dépité.

[1741:] Ces changements sont peu sensibles; mais ils ne m'échappent pas: je m'en inquiète, j'interroge Emile en particulier; j'apprends qu'à son grand regret, et malgré toutes ses instances, il a fallu faire lit à part la nuit précédente. L'impérieuse s'est hâtée d'user de son droit. On a un éclaircissement: Emile se plaint amèrement, Sophie plaisante; mais enfin, le voyant prêt à se fâcher tout de bon, elle lui jette un regard plein de douceur et d'amour, et, me serrant la main, ne prononce que ce seul mot, mais d'un ton qui va chercher l'âme: L'ingrat! Emile est si bête qu'il n'entend rien à cela. Moi, je l'entends; j'écarte Emile, et je prends à son tour Sophie en particulier.

[1742:] Je vois, lui dis-je, la raison de ce caprice. On ne saurait avoir plus de délicatesse ni l'employer plus mal à propos. Chère Sophie, rassurez-vous; c'est un homme que je vous ai donné, ne craignez pas de le prendre pour tel: vous avez eu les prémices de sa jeunesse; il ne l'a prodiguée à personne, il la conservera longtemps pour vous.

[1743:] Ç Il faut, ma chère enfant, que je vous explique mes vues dans la conversation que nous eûmes tous trois avant hier. Vous n'y avez peut-être aperçu qu'un art de ménager vos plaisirs pour les rendre durables. O Sophie! elle eut un autre objet plus digne de mes soins. En devenant votre époux, Emile est devenu votre chef; c'est à vous d'obéir, ainsi l'a voulu la nature. Quand la femme ressemble à Sophie, il est pourtant bon que l'homme soit conduit par elle; c'est encore la loi de la nature; et c'est pour vous rendre autant d'autorité sur son c&#156;ur que son sexe lui en donne sur votre personne, que je vous ai faite l'arbitre de ses plaisirs. Il vous en coûtera des privations pénibles; mais vous régnerez sur lui si vous savez régner sur vous; et ce qui s'est déjà passé me montre que cet art si difficile n'est pas au-dessus de votre courage. Vous régnerez longtemps par l'amour, si vous rendez vos faveurs rares et précieuses, si vous savez les faire valoir. Voulez-vous voir votre mari sans cesse à vos pieds, tenez-le toujours à quelque distance de votre personne. Mais, dans votre sévérité, mettez de la modestie, et non du caprice; qu'il vous voie réservée, et non pas fantasque; gardez qu'en ménageant son amour vous ne le fassiez douter du vôtre. Faites-vous chérir par vos faveurs et respecter par vos refus; qu'il honore la chasteté de sa femme sans avoir à se plaindre de sa froideur.

[1744:] Ç C'est ainsi, mon enfant, qu'il vous donnera sa confiance, qu il écoutera vos avis, qu'il vous consultera dans ses affaires, et ne résoudra rien sans en délibérer avec vous. C'est ainsi que vous pouvez le rappeler à la sagesse quand il s'égare, le ramener par une douce persuasion, vous rendre aimable pour vous rendre utile, employer la coquetterie aux intérêts de la vertu, et l'amour au profit de la raison.

[1745:] Ç Ne croyez pas avec tout cela que cet art même puisse vous servir toujours. Quelque précaution qu'on puisse prendre, la jouissance use les plaisirs, et l'amour avant tous les autres. Mais, quand l'amour a duré longtemps, une douce habitude en remplit le vide, et l'attrait de la confiance succède aux transports de la passion. Les enfants forment entre ceux qui leur ont donné l'être une liaison non moins douce et souvent plus forte que l'amour même. Quand vous cesserez d'être la maîtresse d'Emile, vous serez sa femme et son amie; vous serez la mère de ses enfants. Alors, au lieu de votre première réserve, établissez entre vous la plus grande intimité; plus de lit à part, plus de refus, plus de caprice. Devenez tellement sa moitié, qu'il ne puisse plus se passer de vous, et que, sitôt qu'il vous quitte, il se sente loin de lui-même. Vous qui fîtes si bien régner les charmes de la vie domestique dans la maison paternelle, faites-les régner ainsi dans la vôtre. Tout homme qui se plaît dans sa maison aime sa femme. Souvenez-vous que si votre époux vit heureux chez lui, vous serez une femme heureuse.

[1746:] Ç Quant à présent, ne soyez pas si sévère à votre amant; il a mérité plus de complaisance; il s'offenserait de vos alarmes; ne ménagez plus si fort sa santé aux dépens de son bonheur, et jouissez du vôtre. Il ne faut point attendre le dégoût ni rebuter le désir; il ne faut point refuser pour refuser, mais pour faire valoir ce qu'on accorde.È

[1747:] Ensuite, les réunissant, je dis devant elle à son jeune époux: Il faut bien supporter le joug qu'on s'est imposé. Méritez qu'il vous soit rendu léger. Surtout sacrifiez aux grâces, et n'imaginez pas vous rendre plus aimable en boudant. La paix n'est pas difficile à faire, et chacun se doute aisément des conditions. Le traité se signe par un baiser. Après quoi je dis à mon élève: Cher Emile, un homme a besoin toute sa vie de conseil et de guide. J'ai fait de mon mieux pour remplir jusqu'à présent ce devoir envers vous; ici finit ma longue tâche et commence celle d'un autre. J'abdique aujourd'hui l'autorité que vous m avez confiée, et voici désormais votre gouverneur.

[1748:] Peu à peu le premier délire se calme, et leur laisse goûter en paix les charmes de leur nouvel état. Heureux amants! dignes époux! pour honorer leurs vertus, pour peindre leur félicité, il faudrait faire l'histoire de leur vie. Combien de fois, contemplant en eux mon ouvrage, je me sens saisi d'un ravissement qui fait palpiter mon c&#156;ur! Combien de fois je joins leurs mains dans les miennes en bénissant la Providence et poussant d'ardents soupirs! Que de baisers j'applique sur ces deux mains qui se serrent! de combien de larmes de joie ils me les sentent arroser! Ils s'attendrissent à leur tour en partageant mes transports. Leurs respectables parents jouissent encore une fois de leur jeunesse dans celle de leurs enfants; ils recommencent pour ainsi dire de vivre en eux, ou plutôt ils connaissent pour la première fois le prix de la vie: ils maudissent leurs anciennes richesses qui les empêchèrent au même âge de goûter un sort si charmant. S'il y a du bonheur sur la terre, c'est dans l'asile où nous vivons qu'il faut le chercher.

[1749:] Au bout de quelques mois, Emile entre un matin dans ma chambre, et me dit en m'embrassant: Mon maître, félicitez votre enfant; il espère avoir bientôt l'honneur d'être père. Oh! quels soins vont être imposés à notre zèle, et que nous allons avoir besoin de vous! A Dieu ne plaise que je vous laisse encore élever le fils après avoir élevé le père. A Dieu ne plaise qu'un devoir si saint et si doux soit jamais rempli par un autre que moi, dussé-je aussi bien choisir pour lui qu'on a choisi pour moi-même! Mais restez le maître des jeunes maîtres. Conseillez-nous, gouvernez-nous, nous serons dociles: tant que je vivrai, j'aurai besoin de vous. J'en ai plus besoin que jamais, maintenant que mes fonctions d'homme commencent. Vous avez rempli les vôtres; guidez-moi pour vous imiter; et reposez-vous, il en est temps.

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<title>Texts:Rousseau/Emile-fr/préface</title>

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Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou de l'éducation

Emile-fr

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Title page of Volume 1 of Emile. Note the epigraph, centered so unmistakably. Seneca's Latin, which Rousseau's readers would understand, succinctly delivered his message:

"The evils from which we suffer are curable, and since we were born with a natural bias towards good, nature herself will help us if we try to amend our lives." (Seneca. Of Anger, Book II:XIII. Aubrey Stewart, trans.)

PRÉFACE

[1:] Ce recueil de réflexions et d'observations, sans ordre et presque sans suite, fut commencé pour complaire àune bonne mère qui sait penser. Je n'avais d'abord pro-jeté qu'un mémoire de quelques pages; mon sujet m'entraînant malgré moi, ce mémoire devint insensiblement une espèce d'ouvrage trop gros, sans doute, pour ce qu'il contient, mais trop petit pour la matière qu'il traite. J'ai balancé longtemps à le publier; et souvent il m'a fait sentir, en y travaillant, qu'il ne suffit pas d'avoir écrit quelques brochures pour savoir composer un livre. Après de vains efforts pour mieux faire, je crois devoir le donner tel qu'il est, jugeant qu'il importe de tourner l'auention publique de ce côté4à; et que, quand mes idées seraient mauvaises, Si j'en fais naître de bonnes à d'autres, je n'aurai pas tout à fait perdu mon temps. Un homme qui, de sa retraite, jette ses feuilles dans le public, sans prôneurs, sans parti qui les défende, sans savoir même ce qu'on en pense ou ce qu'on en dit, ne doit pas craindre que, s'il se trompe, on admette ses erreurs sans examen.

[2:] Je parlerai peu de l'importance d'une bonne éducation; je ne m'arrêterai pas non plus à prouver que celle qui est en usage est mauvaise; mille autres l'ont fait avant moi, et je n'aime point à remplir un livre de choses que tout le monde sait. Je remarquerai seulement que, depuis des temps infinis, il n'y a qu'un cri contre la pratique établie, sans que personne s'avise d'en proposer une meilleure. La littérature et le savoir de notre siècle tendent beaucoup plus à détruire qu'à édifier. On censure d'un ton de maître; pour proposer, il en faut prendre un autre, auquel la hauteur philosophique se complaît moins. Mal-gré tant d'écrits, qui n'ont, dit-on, pour but que l'utilité publique, la première de toutes les utilités, qui est l'art de former des hommes, est encore oubliée. Mon sujet était tout neuf après le livre de Locke, et je crains fort qu'il ne le soit encore après le mien.

[3:] On ne connaît point l'enfance: sur les fausses idées qu'on en a, plus on va, plus on s'égare. Les plus sages s'attachent à ce qu'il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d'apprendre. Ils cherchent toujours l'homme dans l'enfant, sans penser à ce qu'il est avant que d'être homme. Voilà l'étude à laquelle je me suis le plus appliqué, afin que, quand toute ma méthode serait chimérique et fausse, on pût toujours profiter de mes observations. Je puis avoir très mal vu ce qu'il faut faire; mais je crois avoir bien vu le sujet sur lequel on doit opérer. Commencez donc par mieux étudier vos élèves; car très assurément vous ne les connaissez point; or, Si vous lisez ce livre dans cette vue, je ne le crois pas sans utilité pour vous.

[4:] A l'égard de ce qu'on appellera la partie systématique, qui n'est autre chose ici que la marche de la nature, c'est là ce qui déroutera le plus le lecteur; c'est aussi par là qu'on m'attaquera sans doute, et peut-être n' aura-t-on pas tort. On croira moins lire un traité d'éducatiôn que les rêveries d'un visionnaire sur l'éducation. Qu'y faire? Ce n'est pas sur les idées d'autrui que j'écris; c'est sur les miennes. Je ne vois point comme les autres hommes; il y a longtemps qu'on me l'a reproché. Mais dépend4l de moi de me donner d'autres yeux, et de m'affecter d'autres idées? non. Il dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire être seul plus &age que tout le monde; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais de me défier du mien: voilà tout ce que je puis faire, et ce que je fais. Que Si je prends quelquefois le ton afimatif, ce n'est point pour en imposer au lecteur; c'est pour lui parler comme je pense. Pourquoi proposerais-je par forme de doute ce dont, quant à moi, je ne doute point? Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit.

[5:] En exposant avec liberté mon sentiment, j'entends Si peu qu'il fasse autorité, que j'y joins toujours mes raisons, afin qu'on les pèse et qu'on me juge: mais, quoique je ne veuille point m'obstiner à défendre mes idées, je ne me crois pas moins obligé de les proposer; car les maximes sur lesquelles je suis d'un avis contraire à celui des autres ne sont point indifférentes. Ce sont de celles dont la vérité ou la fausseté importe à connaître, et qui font le bonheur ou le malheur du genre humain.

[6:] Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on de me répéter. C'est comme Si l'on me disait: Proposez de faire ce qu'on fait; ou du moins proposez quelque bien qui s'allie avec le mal existant. Un tel projet, sur certaines matières, est beaucoup plus chimérique que les miens; car, dans oet alliage, le bien se gâte, et le mal ne se guérit pas. J'aimerais mieux suivre en tout la pratique établie, que d'en prendre une bonne à demi; il y aurait moins de contradiction dans l'homme; il ne peut tendre à la fois à deux buts opposés. Pères et mères, ce qui est faisable est ce que vous voulez faire. Dois-je répondre de votre volonté?

[7:] En toute espèce de projet, il y a deux choses à considérer: premièrement, la bonté absolue du projet; en second lieu, la facilité de l'exécution.

[8:] Au premier égard, il suffit, pour que le projet soit admissible et praticable en lui-même, que ce qu'il a de bon soit dans la nature de la chose; ici, par exemple, que l'éducation proposée soit convenable à l'homme, et bien adaptée au coeur humain.

[9:] La seconde considération dépend de rapports donnés dans certaines situations; rapports accidentels à la chose, lesquels, par conséquent, ne sont point nécessaires, et peuvent varier à l'infini. Ainsi telle éducation peut être praticable en Suisse, et ne l'être pas en France; telle autre peut l'être chez les bourgeois, et telle autre parmi les grands. La facilité plus ou moins grande de l'exécution dépend de mille circonstances qu'il est impossible de déterminer autrement que dans une application particulière de la méthode à tel ou tel pays, à telle ou telle condition. Or, toutes ces applications particulières, n'étant pas essentielles à mon sujet, n'entrent point dans mon plan. D'autres pourront s'en occuper s'ils veulent, chacun pour le pays où l'Etat qu'il aura en vue. Il me suffit que, partout où naîtront des hommes, on puisse en faire ce que je propose; et qu'ayant fait d'eux ce que je propose, on ait fait ce qu'il y a de meilleur et pour eux-mêmes et pour autrui. Si je ne remplis pas cet engagement, j'ai tort sans doute; mais Si je le remplis, on aurait tort aussi d'exiger de moi davantage; car je ne promets que cela.</text>

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